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XXIII


Revenons maintenant à l’auberge du village où nous avons laissé Frantz se débattant entre les mains de Ritter et de ses estafiers.

Sa résistance fut courte, car il sentait qu’elle était inutile ; il se laissa donc entraîner dans la salle commune, où déjà se trouvait Albert Schwartz, prisonnier comme lui. Albert, assis entre deux hommes de police chargé de veiller sur lui, fumait philosophiquement sa pipe, et ne semblait pas s’effrayer beaucoup de sa position. Cette arrestation était si subite, elle avait lieu dans un moment où sa liberté lui était si nécessaire, que Frantz fut sur le point de s’abandonner au désespoir.


Les égards que lui témoignèrent le chevalier Ritter et ses gens, quand il cessa de résister, ne lui laissaient aucun doute : il était reconnu ; on allait le ramener à son père irrité, le replacer sous l’autorité d’un frère orgueilleux et jaloux. Cependant la vue d’Albert prisonnier lui donna la pensée qu’Une erreur ayant été commise, il serait possible d’en tirer parti.

— Que signifie ceci, messieurs ? demanda-t-il avec dignité. Pourquoi m’arrêtez-vous ? De quoi suis-je accusé ?

— Si nous nous méprenons, monsieur, dit le chevalier Ritter avec une politesse un peu goguenarde, en dépliant une grande pancarte qu’il tenait à la main, nous le saurons bientôt ; mais cette fois je ne me laisserai duper ni par vous ni par votre camarade Sigismond Muller… S’il était ici, je l’arrêterais de même, jusqu’à ce que je sache lequel de vous trois est le comte Frédéric de Hohenzollern.

Un secret espoir se glissa dans le cœur de Frantz, car Ritter lui semblait bien moins instruit qu’il ne l’avait cru d’abord. L’imminence du péril lui rendit sa présence d’esprit.

— Et lors même que l’un de nous serait la personne dont vous parlez, reprit-il, de quel droit… ?

— Mon droit est clair, monsieur, dit le chambellan en consultant le papier qu’il venait de dérouler ; il repose sur un ordre dont je suis porteur, émanant de Son Altesse le grand-duc de Bade, sur la demande de Son Altesse le prince de Hohenzollern, mon souverain… Cet ordre, écrit en entier de la main du grand-duc, m’autorise à faire arrêter le comte Frédéric de Hohenzollern.

— Eh bien ! monsieur, comment se fait-il que mon ami ou moi… ?

— Je veux bien consentir à vous donner quelques explications, dit le chambellan en interrompant sa lecture, et le véritable comte Frédéric me saura gré, je l’espère, de ma condescendance. J’attendais à Baden le résultat des promesses de votre ami Sigismond, quand je reçus une lettre d’un ancien serviteur de la famille de Hohenzollern, actuellement établi à Heidelberg. Il annonçait qu’il avait positivement reconnu, il y a quelque mois, le jeune comte Frédéric parmi les étudians de l’Université de cette ville. Il l’avait suivi et il l’avait vu entrer dans une maison dont il donnait l’adresse. La lettre était déjà d’une date assez ancienne, car elle avait dû d’abord aller à la résidence de Hohenzollern avant de me parvenir. D’un autre côté, je commençais à me défier un peu de monsieur Sigismond. Je me suis donc décidé à partir sur-le-champ pour Heidelberg et je me suis rendu à la maison indiquée. Mais trois étudians occupaient le même logis, et tous les trois étaient absens en ce moment. Je demandai leurs noms, on vous nomma vous et vos amis… L’un de vous trois est le comte Frédéric d’Hohenzollern ; mais lequel ? c’est ce que j’ignore encore.

Frantz conservait peu d’espoir de donner le change au chevalier, afin de gagner du temps et de profiler de la première occasion favorable pour s’évader ; cependant il essaya de payer d’audace.

— Monsieur, dit-il avec un calme affecté, puisque vous venez d’Heidelberg, il a dû vous être facile de vous informer de ma famille… elle est obscure, mais…

— Si obscure, répliqua Ritter en souriant dédaigneusement, que je n’ai pu me décider à prendre des renseignemens sur elle. Voyez-vous le premier chambellan de Son Altesse le prince de Hohenzollern allant chercher le tonnelier Stopfel dans les ruelles d’Heidelberg ! J’ai joué un jeu plus sûr. Sachant que je vous rencontrerais inévitablement ici tous les trois, je suis parti pour Manheim ; là je me suis fait accompagner de ces messieurs de la police, et nous sommes venus à l’improviste… Maintenant, grâce au signalement que voici, et qui est, dit-on, d’une parfaite exactitude, je reconnaîtrai aisément le fils de mon auguste maître, en dépit de ses efforts pour se cacher.

Il se mit à lire avec une attention minutieuse le papier dont il était muni, s’arrêtant de temps en temps pour comparer les traits des deux jeunes gens aux indications du signalement. Frantz tomba sur son siége d’un air accablé.

Albert, qui jusqu’alors avait gardé un silence stoïque et superbe, lui tendit la main par-dessus l’épaule d’un de ses gardiens.

— Courage camarade, dit-il en levant les yeux au ciel ! de l’air d’un martyr, nous ne devons pas nous laisser abattre par l’adversité. La ruse qu’emploie ce lâche émissaire de la tyrannie, pour s’emparer de nos personnes, prouve combien nous sommes redoutables ; montrons nous dignes landsmanschafter ! Pour moi, je ne l’ignore pas, depuis longtemps j’offusquais les ennemis de nos vieilles libertés germaniques. Les veilleurs de nuit d’Heidelberg m’avaient déjà manifesté plus d’une fois leur mauvais vouloir quand je rentrais le soir de la taverne de l’Ours-Noir. On me savait toujours prêt à tirer mon schlæger pour les droits imprescriptibles de l’Allemagne ; on me connaissait pour l’ami du peuple, pour le contempteur du despotisme… Ce qui m’arrive était prévu ; je me résignerai. On pourra verser mon sang, il en fera sortir de nouveaux défenseurs de l’Allemagne. Oui, vils esclaves, ajouta-t-il dans un magnifique mouvement oratoire, en s’adressant à Ritter et à ses acolytes, vous pouvez me plonger dans un sombre cachot, mais ma voix, perçant la voûte, ira réveiller par un cri de liberté le peuple assoupi… Jusqu’au dernier soupir je rêverai la gloire de ma patrie !

Après avoir débité cette tirade tout d’une haleine, il se rassit, et, portant sa pipe à sa bouche, il retomba dans un silence dédaigneux.

Frantz avait écouté distraitement la harangue de son malencontreux compagnon.

— Allons, monsieur, dit-il au chambellan, qui continuait ses investigations, je ne prolongerai pas vos embarras… Il est inutile de tourmenter des personnes étrangères, et puisqu’il le faut…

— Patience, monsieur Frantz, interrompit Ritter, dont un sourire de satisfaction venait éclairer la raide et sèche physionomie, mes hésitations ne seront pas longues. Je crois enfin avoir découvert le véritable fils de Son Altesse : malgré sen amour pour le peuple, son caractère bouillant et fier a trahi son origine… Yeux bleus, continua-t-il en examinant tour à tour le papier et le visage d’Albert ; ses yeux sont-ils bleus ? je les aurais crus gris ; mais, je comprends… le respect pour le fils de Son Altesse ne permettait pas à un simple employé de la résidence… Hum le flatteur Barbe blonde… elle paraît un peu rousse ; mais l’âge et les soins peuvent en changer la couleur…

Pendant que le chambellan marmottait ces paroles, le véritable Frédéric de Hohenzollern ful frappé d’une remarque nouvelle c’était que son signalement, dressé du reste avec l’inexactitude des pièces de ce genre, pouvait à la rigueur convenir à Albert Schwartz comme à lui-même.

La substitution était facile, car Ritter semblait déjà tout disposé à reconnaître dans Albert le modèle de ce signalement.

Frantz, poussé par le désir de voler au secours de Wilhelmine, se hâta de tirer parti de cette circonstance ; il s’approcha de l’étudiant, et lui dit avec un acccent de respectueuse mélancolie :

Allons, mon noble ami, il est inutile de dissimuler plus longtemps ; vous savez fort bien prendre et le ton et les manières des camarades ; mais, vous le voyez, il est impossible de mettre en défaut la sagacité de monsieur le chambellan Ritter.

Albert Schwartz avala la fumée de sa pipe et fut sur le point d’étouffer.

— Ah cà ! de par les oreilles du prorecteur, dit-il en toussant, que voulez-vous de moi ?