◄  XVI
XVIII  ►

XVII


— Je ne vous comprends pas, monsieur, répondit Sigismond, j’étais venu pour m’informer… mademoiselle Wilhelmine…

— Tais-toi, ne prononce pas ce nom ! dit le fougueux baron en frappant du pied : mais vous ne venez donc pas m’apporter un cartel de la part de ce… de cet aventurier ? Serait-il mort, par hasard ? Ce serait là un mauvais tour que m’aurait joué le diable, mon ennemi !

— Si vous voulez parler de monsieur Frantz, major, il ne peut encore se battre contre personne ; et, fût-il en état de le faire, je doute qu’il acceptât un duel contre vous.

— Alors il faudra trouver un autre moyen… nous le trouverons. J’y pense nuit et jour ; c’est ce qui me donne cette maudite fièvre… Mais puisque vous n’avez rien de plus à me dire, allez-vous-en… adieu !

Il voulut fermer la porte ; Sigismond, rappelé à lui-même, la retint de toute sa force.

— Monsieur le major, cria-t-il, je vous supplie instamment de m’entendre… Par respect pour vous-même, par pitié, par humanité, dites-moi si mademoiselle de Steinberg est hors de danger !

Les lèvres flétries du baron se serrèrent.

— Hors de danger ! répéta-t-il. Écoutez, jeune homme, et répétez exactement mes paroles à celui qui vous envoie : la fille deshionorée dés Steinberg serait plus en sûreté si elle était suspendue par un fil au sommet du munster de Strasbourg, qu’elle ne l’est en ce moment dans le manoir : de ses ancêtres.

Sigismond ne put s’empêcher de frissonner.

— Monsieur de Steinberg, dit-il d’un ton ému, vous seriez incapable, j’espère, d’exercer quelque nouvelle vengeance sur votre malheureuse sœur ? Elle est déjà blessée, mourante peut-être…

— Dites à votre ami de venir la défendre ! répliqua le baron avec une ardente énergie ; oh ! qu’il vienne ! qu’il vienne ! Pour l’avoir en mon pouvoir, je donnerais mon âme ; c’est tout ce qui me reste… Mais il viendra, j’en suis sûr, il viendra ; je saurai bien l’attirer ici.

Muller ne savait que répondre à ces paroles obscures.

— Je le vois avec peine, monsieur de Steinberg, reprit-il après une pause, votre fâcheuse exaltation n’a pas diminué depuis le moment terrible où il semble qu’elle eût dû tomber d’elle-même… Vous réfléchirez cependant qu’un acte de violence, soit contre votre sœur, soit contre toute autre personne, pourrait aîtirer sur vous les châtimens de la justice. Un militaire, un homme d’honneur…

— Partez ! interrompit le baron d’un ton dur.

L’étudiant vit bien qu’il n’obliendrait rien par prières ou par menaces de cet homme exalté jusqu’à la frénésie. Il essaya d’un autre moyen.

— Monsieur le baron, un mot. Votre colère est fondée sur une erreur ; cetie erreur, je suis maintenant en mesure de la rectifier. Mon ami Frantz…

— Ne prononcez pas son nom, ou je vous tuerai, gronda le major en brandissant convulsivement sa carabine.

— Vos menaces ne m’empécheront pas d’accomplir un devoir, répliqua courageusement Sigismond ; Franiz n’est pas d’une naissance roturière et obscure, comme il l’a af firmé lui-même ; j’ai des raisons de penser…

— Fût-il prince de sang royal, dit le major, dont les yeux reflétèrent un moment quelque intelligence, l’injure serait toujours la même, je la ressentirais avec la même amertume. Je tombe dans l’abîme, je veux entraîner avec moi celui qui l’a creusé sous mes pas… Mais c’est assez, jeune homme, continua-t-il d’un ton d’autorité ; éloignez-vous, et prenez soin de ne pas reparaître ici désormais. Une tentative pour me voir et me parler serait inutile ; prenez garde d’approcher de la tour à portée de cette carabine… Laissez s’accomplir ce qui arrivera. Satan conduit tout, et Satan est le maître… Adieu !

En même temps il referma la porte, et Sigismond entendit le bruit de ses botles militaires résonner sur les pierres des ruines.

Cette entrevue produisit sur l’étudiant une impression de véritable terreur. Évidemment le baron, aigri par les souffrances et par la solitude, nourissait de sinistres projets. L’égarement de ses discours semblait être le résultat de la fièvre qui le dévorait à la suite de tant de secousses ; cependant Sigismond croyait reconnaître à de certaius signes que le malheureux Henri de Steinberg était déjà dans un état voisin de la démence. Or, n’y avait-il pas de quoi trembler de savoir Wilhelmine enfermée avec ce géant féroce, privé de raison, harcelé incessamment par les plus effrayantes passions de la nature humaine ?

Muller se garda bien de communiquer ses craintes au pauvre Frantz ou même à Schwartz, dont il redoutait la légèreté ; mais il se promit de surveiller, autant que ses devoirs auprès du malade le lui permettraient, les mystères de la vieille tour du Steinberg.

Quelques jours s’écoulèrent encore, et, comme nous l’avons dit, Frantz, à la grande joie de Sigismond, finit par se rétablir tout à fait ; il lui resta seulement de ses souffrances passées un peu de faiblesse, qui devait céder bientôt à la puissante vitalité de la jeunesse.

Un matin, Frantz, appuyé sur le bras de Muller, essayait ses forces en se promenant dans sa modeste chambre.

Albert était parti pour aller pêcher avec un batelier du voisinage ; les deux amis pouvaient causer en toute liberté.

La fenêtre donnait sur un balcon de bois en saillie, d’où l’on apercevait la large nappe du Rhin, et une partie de la tour du Steinberg. Elle était ouverte en ce moment, et laissait pénétrer dans la chambre un air balsamique et pur. Cette atmosphère parfumée semblait réjouir le malade, et rafraîchir son sang brûlé par la fièvre ; une légère rougeur revenait sur ses joues creuses.

— Je suis guéri, je suis bien maintenant, dit-il en refusant l’appui de son ami ; merci de tes soins, mon cher Sigismond, mon bon camarade, mais ils me deviennent inutiles désormais… Nous ne devons plus nous occuper que de Withelmine. Oh ! il faut que je la voie, je veux la voir à tout prix !

— Allons donc ! sois raisonnable, mon pauvre Frantz. Comment ! si faible encore.

— Ne pensons plus à moi, te dis-je, répliqua le jeune homme avec impatience ; mon mal le plus dangereux est cette horrible inquiétude qui me dévore. Je n’y peux plus tenir ; mon amour me donnera de la vigueur, Sigismond, quand ce féroce Steinberg devrait me tuer, je veux pénétrer sans retard jusqu’à Wilhelmine… Mon Dieu ! mon Dieu ! Si elle avait succombé…

À cette pensée, il parut près de s’évanouir.

— Tu vas trop loin, Frantz, répliqua Muller ; on a tout lieu de croire, au contraire, que sa blessure est en voie de guérison complète, Fritz Reutner est toujours taciturne, impénétrable ; mais on remarque depuis peu que les provisions dont il fait emplette à l’auberge sont choisies et délicates, comme il conviendrait pour une convalescente ; cette circonstance donne lieu de penser que la malheureuse enfant est hors de danger. Non ! non ! ce n’est plus l’état de santé de Wilhelmine qui excite mes alarmes.

— Tes alarmes ! tu en éprouves donc anssi ?… Et moi je resterais calme quand Wilhelmine à besoin peut-être de secours, quand je lui dois mon appui, ma protection ! Ami, il faut que je voie Wilhelmine, ou que je meure… Je la verrai, te dis-je, je la verrai ce soir même.

Sigismond resta un moment silencieux ; son front se pencha tristement, et il parut se livrer à une méditation profonde.

— Frantz, reprit-il enfin avec mélancolie, au lieu de et raidir contre des obstacles insurmontables, peut-être devrais-tu céder pour un moment à la nécessité… Tu es sûr de l’amour de Wilhelmine comme elle est sûre du tien ; attendez l’un et l’autre un temps plus favorable pour vous rapprocher ; sachez vous courber sous une inexorable fatalité.

— Moi l’abandonner !… s’écria impétueusement Frantz, Mais je comprends, ajouta-t-il avee un peu d’aigreur en regardant Muller, tu es las de vivre dans cette solitude, de te sacrifier sans cesse à un ami malheureux… C’est juste, je n’ai pas le droit de me plaindre, tu m’as montré un dévouement, une abnégation que je n’aurais pu attendre de personne. Oui, abandonne-moi ; retourne avec Albert à vos études, à votre joyeuse existence d’Heidelberg. Laissez-moi lutter seul contre ma destinée. Aussi bien je suis maudit et je porte malheur à tout ce qui m’approche.

Sigismond lui prit la main et la serra avec force.

— Frantz, Frantz ! dit-il avec un accent de reproche, c’est de l’ingratitude. Après t’avoir donné tant de preuves d’affection, devais-je attendre de toi une pareille injure ?

Il pleurait, Frantz l’attira contre sa poitrine.