◄  XII
XIV  ►

XIII


La jeune fille, quirêvait en ce moment au moyen d’apprendre au baron le secret de son amour pour Frantz, se leva en tressaillant.

— Quoi ! murmura le chambellan à l’oreille d’Henri, vous voulez en ma présence, sans l’avoir prévenue…

— Laissez, interrompit brusquement le baron ; ma sœur n’est pas une de vos petites maîtresses de la cour, c’est une simple créature élevée à la campagne ; j’ai l’habitude de lui parler avec la franchise qui nous caractérise, nous autres militaires. Je lui dirai rondement de quoi il s’agit, et elle me répondra de même… Wilhelmine, vous me paraissiez disposée tout à l’heure à vous marier, afin d’avoir un protecteur plus soigneux que moi… Voici le chevalier Ritter qui sollicite votre main.

Le chambellan s’inclina jusqu’à terre.

— Lui s’écria la jeune fille en pâlissant.

— Mademoiselle, reprit Ritter, il ne m’a pas été permis de choisir les circonstances de cette présentation… je les eusse désirées un peu différentes… mais croyez que mon profond respect…

— Au diable interrompit le major, laissez ce jargon de cour, et parlez sans phrases. Ma sœur, je n’ai pas besoin de vous dire de quelle importance sera votre décision ; j’ai commis de grandes fautes, vous pouvez m’aider à les réparer. Le chevalier Ritter se montre animé des intentions les plus généreuses…

— Lui ! lui ! balbutia Wilhelmine épouvantée, et sachant à peine ce qu’elle disait, un joueur !

— Craignez-vous donc qu’il dissipe votre dot ? s’écria Henri avec un sourire amer ; mais rassurez-vous à ce sujet, ma sœur : le chevalier n’est joueur que par circonstance. C’est un homme prudent, calme ; il n’est pas comme moi sujet à des accès de fièvre et d’exaltation… Il m’a fallu presque employer la violence pour le décider à jouer ce jeu excessif qui m’a été si fatal… Ne craignez rien de lui, vous dis-je ; il ne hasardera jamais sur un coup de carte ou de dé la possession de ce vieux manoir, qui, tout misérable qu’il est, peut encore devenir mon orgeuil et ma joie. Bien plus, les droits de Ritter sur le Steinberg me préserveront désormais de l’horrible tentation à laquelle j’ai succombé une seconde fois. Comprenez-vous, ma sœur ? il y va de l’honneur, de l’existence de notre famille… Oui, oui, il le faut ! Je suis votre protecteur naturel, votre maîre… vous obéirez, je le veux !

Le chambellan ne disait mot, car rien ne pouvait produire plus d’effet sur la jeune fille que les instances et les ordres de son frère. Wilhelmine, les yeux baignés de larmes, paraissait en proie à une grande agitation.

— Non, non, Henri, s’écria-t-elle enfin, ne me demandez pas cela… c’est impossible !

— Et pourquoi impossible ?… Ne m’avez-vous pas dit vous-même, ici, tout à l’heure, que vous étiez prête à accepter un mari digne de vous ?

— Il est vrai, mais… Oh ! mon frère, ne m’accablez pas de votre colère, ne me haïssez pas !… Mon choix est déjà fait.

— Quelque amourette de village, répliqua le major avec dédain ; et vous croyez que, dans une conjoncture aussi grave, nous nous arrêterons à des folies de jeune fille ?

— Mon frère, si c’est une folie, elle est plus grande que vous ne pensez… Je ne puis donner ma main à monsieur le chevalier ; elle appartient à un autre…

— Que voulez-vous dire ?

— Je suis… dussiez-vous me tuer… je suis mariée !

Et la pauvre enfant, épuisée par cet effort, tomba mourante sur un siège.

Les pierres des ruines du Steinberg se levant d’elles-mêmes pour se remettre à la place qu’elles occupaient trois siècles auparavant, n’eussent pas causé au major une aussi profonde stupéfaction que ces mots : « Je suis mariée, » sortant de la bouche de Wilhelmine. Il resta comme pétrifié ; puis se tournant vers le chambellan, tout étourdi lui-même de cette révélation inattendue, il lui dit d’un air de tristesse :

— L’entendez-vous ? La raison de la pauvre enfant s’est égarée à la suite des malheurs qui accablent notre maison… Elle délire !

— Monsieur le major, reprit le chevalier Ritler, en hochant la tête, je croirais plutôt…

— Mariée ! répéta le baron d’une voix tonnante. Eh ! qui oserait soutenir un pareil mensonge… Mariée sans mon consentement à moi, son frère, son tuteur, le chef de sa famille ! Quel prêtre aurait osé consacrer cette union ? quel témoin aurait osé y assister ? Comment les serviteurs qui sont ici, et qui me sont dévoués, ne m’auraient-ils pas averti d’une pareille monstruosité ?… Tenez, j’ai honte de traiter sérieusement ce risible mensonge… Mariée ! Mais où aurait-elle vu un homme dans cette solitude ? Qui aurait pu aspirer à sa main, se faire aimer d’elle, la décider à braver ma colère ?… Par Dieu ! c’est là une plaisante excuse de cette petite fille, et j’en ris de tout mon cœur.

Il fit entendre en effet un rire convulsif. Wilhelmine se leva ; le courage lui était revenu ; un léger incarnat reparaissait sur ses joues.

— Mon frère, reprit-elle, je vous ai dit la vérité… Vous expliquer comment j’ai eu le courage de braver votre colère, hélas ! cela me serait impossible. Je sais seulement que ma volonté n’est plus à moi ; elle est soumise à un autre. Je pourrais commander, et je suis heureuse d’obéir… Mais je suis mariée, je vous le jure, je suis mariée !

Des sentimens tumultueux grondaient dans le cœur de l’impétueux Henri ; cependant il les contenait énergiquement. Il dit avec une amère ironie :

— Le fait est assez curieux, ma sœur, pour nécessiter quelques explications. Vous voyez, je suis calme, très-calme… Je vous prie donc de conter votre joli roman ; j’en suis convaincu, monsieur le chevalier Ritter y prendra plaisir autant que moi-même.

Wilhelmine exposa rapidement et d’une voix tremblante les circonstances de sa liaison avec Frantz, et de son mariage secret. Pendant ce récit, le visage mâle du baron réflétait les passions les plus violentes ; toute sa robuste organisation frémissait de rage.

— Mais le nom de cet homme ! s’écria-t-il avec force ; yous ne m’avez pas encore dit quel est son nom, quel est son rang ?

— Il s’appelle Frantz, mon frère, répliqua Wilhelmine, avec une simplicité qui était sublime en présence du major irrité ; je ne sais rien de lui, sinon qu’il est beau, brave, généreux, et que je l’aime !

— Misérable créature ! s’écria le major au paroxysme de la colère en levant la main sur elle, tu oses te vanter en ma présence… !

— Mon frère, dit la jeune fille avec une douceur angélique, sans s’effrayer de ce geste menaçant, si je ne l’aimais pas, ne serai-je pas plus coupable ?

Le major laissa retomber sa main.

— Que puis-je attendre d’elle ? dit-il d’une voix sourde en reprenant sa promenade ; ce n’est pas sur elle d’abord que doit éclater ma vengeance !… Mais l’autre… l’autre, qui est fort, qui est brave, où est-il ? où se cache-t-il ? Je veux voir cet homme, ce séducteur d’enfer !… C’est lui, lui surtout qui doit me rendre compte de cette exécrable intrigue !

— Le voici, major de Steinberg, dit une voix grave et sonore du côté de la porte ; le voici prêt à vous répondre de tous ses actes, de tous ses torts, s’il est coupable.

En même temps, Frantz entra dans la chambre, suivi de ses deux amis Albert et Sigismond.

En le voyant, Wilhelmine poussa un cri, et s’élança vers lui comme pour le défendre contre son redoutable frère. Mais Frantz lui adressa un sourire, et, écartant doucement la jeune femme tremblante, il s’avança seul vers le major.

Celui-ci avait montré d’abord quelque surprise à l’arrivée subite de ces trois personnes inconnues ; mais ce sentiment fut absorbé aussitôt dans une ardente curiosité.

Il s’était porté en face de Frantz ; il attachait sur lui ce regard terrible dont si peu de personnes pouvaient supporter l’effrayante énergie.

En ce moment, ses prunelles lançaient des jets de feu ; ses narines semblaient se gonfler comme celles du cheval de bataille dans la mêlée, son visage brun était sillonné de rides profondes. Avec sa taille athlétique, sa contenance provocante, il personnifiait la vigueur physique, les passions brutales, tandis que Frantz, mince et pâle, beau et souriant, reproduisait le type le plus poétique de l’énergie morale.

Le baron l’examina près d’une minute en silence : tel était l’effet de la colère sur cette puissante nature, qu’il ne pouvait parler.

— C’est donc vous ? balbutia-t-il enfin ; vous êtes… Je suis le mari de Wilhelmine, répliqua Frantz avec une dignité calme ; baron de Steinberg, je suis votre frère !

Le major bondit en arrière.

— Mon épée ! s’écria-t-il d’une voix rauque ; où est mon épée ?