◄  IX
XI  ►

X


Le chevalier Ritter hésita ; il semblait chercher à combiner certains élémens de son récit ou à modifier des circonstances dont il ne voulait pas faire un aveu complet.

— Comme je vous l’ai dit, messieurs, reprit-il, je suis chargé par mon souverain, Son Altesse le prince de Hohenzollern, d’une importante mission… Il s’agit de trouver un jeune homme de famille qui a quitté la résidence pour aller vivre indépendant ; on le croit réfugié dans une de nos universités allemandes… J’ai déjà visité la plupart d’entre elles, mais inutilement ; j’espère être plus heureux à Heidelberg, et j’ai compté sur vous pour faciliter mes recherches.

— Je vous servirais volontiers, monsieur, dit Muller avec réserve, mais vous savez quelles lois régissent les associations universitaires : nous nous défendons mutuellement, nous ne pouvons trahir un de nos camarades…

Monsieur Ritter jeta un regard inquiet sur Albert.

— Il dort enfin ! dit-il à voix basse ; je vous l’avouerai, monsieur, je me défie de votre compagnon ; il est étourdi, léger, et sans doute indiscret… Vous, au contraire, vous êtes un jeune homme convenable, réservé, prudent ; je vous dirai donc franchement quelle est ma position. Si par votre secours j’atteignais le but de ma mission, je me ferais fort d’obtenir pour vous un poste important dans la principauté…

— Je ne suis pas ambitieux, monsieur le chambellan, interrompit Sigismond avec son sang-froid ordinaire mais expliquez-vous avec franchise, je suis obligeant.

— Eh bien donc ! reprit le chevalier Ritter en se penchant encore davantage vers son auditeur, le jeune gentilhomme dont je suis chargé de découvrir les traces est le fils cadet de Son Altesse, le jeune comte Frédéric de Hohenzollern…

Il est bon de dire ici que la principauté de Hohenzollern, dont Ritter faisait si grand bruit, est la plus petite de toute la Confédération, puisqu’elle a seulement quelques milles carrés.

Soit qu’il connût cette circonstance, soit tout autre motif, Sigismond ne parut nullement impressionné par le haut rang du jeune homme perdu.

— Et quelle raison, demanda-t-il, a pu décider le comte Frédéric à quitter sa famille ?

— Je ne vous en ferai pas mystère, car aussi bien cette histoire est connue de tout le monde. Le prince régnant a deux fils : l’aîné, le prince Guillaume, qui doit succéder à son père, et le cadet, le comte Frédéric. Il est d’usage antique, dans l’auguste famille de mon souverain, que le second fils soit toujours chanoine du chapitre noble de Munster, jusqu’à ce qu’il se trouve un évêché vacant ; et ce vieil usage, aucun cadet de cette illustre maison n’a jamais songé à s’y soustraire. Le comte Frédéric a donc été destiné au canonicat, et il a suivi docilement ses cours de théologie ; mais lorsqu’il a fallu entrer dans les ordres, il s’y est refusé obstinément, malgré les instances de son noble père. On croit que certaines discussions survenues entre le comte et le prince Guillaume ne sont pas étrangères à ce coup de tête ; car, s’il est permis à d’humbles sujets de s’ingérer en de pareilles matières, les deux frères ne s’accordaient pas toujours… Quoi qu’il en soit, Son Altesse, irritée de la désobéissance de son fils, le chassa de sa présence. Depuis ce temps, le comte Frédéric a disparu sans qu’on ait su précisément le lieu de sa retraite. Cependant, il y a un an environ, l’on recueillit de vagues renseignemens sur lui ; il s’était réfugié dans une université, où, confondu parmi les jeunes gens de son âge, sous un nom supposé, il comptait échapper à toutes les recherches. Lá vente de ses bijoux, certaines valeurs à lui appartenant qu’il avait emportées, le mettaient à même de vivre modestement dans l’obscurité. En apprenant ces nouvelles, Son Altesse m’a ordonné de me mettre à la recherche de ce fils rebelle…

— Son père a donc l’intention de lui pardonner ?

— Il ne m’appartient pas de pénétrer les secrets de mon souverain… J’ai mes instructions, que j’exécuterai fidèlement… Peut-être Son Altesse craint-elle que son fils ne contracte un mariage indigne de l’illustre maison dont il sort. Enfin j’ai reçu l’ordre, dans le cas où je rencontrerais le jeune comte, de le conduire immédiatement à Munster, et de le mettre en possession de sa prébende. À son refus, je solliciterais un ordre d’extradition contre lui, et je le conduirais à Hohenzollern, de force s’il le fallait.

— Je comprends… Mais, avez-vous vu jamais le comte Frédéric ? Vous serait-il possible de le reconnaître, si vous vous trouviez en sa présence ?

— Je n’oserais l’affirmer ; il était tout enfant lorsque je l’ai vu pour la dernière fois, et dix années, vous ne l’ignorez pas, apportent de grands changemens dans l’extérieur d’un jeune homme.

— Comment alors comptez-vous le reconnaître au milieu de cinq cents étudians de son âge ?

Cela ne me sera pas bien difficile, surtout si vous m’accordez un peu d’aide… Vous savez quels sont ceux de ces étudians qui appartiennent à la ville, ou ceux dont le nom et le rang avoués ne donnent prise à aucun soupçon… Les recherches porteront donc seulement sur un petit nombre de jeunes gens dont l’origine et les allures prêteraient tant soit peu au mystère. Je possède un signalement exact du comte ; il me suffira de le consulter pour distinguer aisément le fils de mon auguste maître.

Sigismond resta un moment pensif et silencieux ; le chambellan le regardait fixement.

— Eh bien ! mon jeune ami, dit-il d’un ton caressant, êtes-vous disposé à reconnaître ma confiance en vous, et à m’aider dans mes recherches ?

— Volontiers, monsieur, et ces recherches ne seront pas longues, je l’espère.

— Quoi mon brave jeune homme, s’écria Ritter transporté, vous connaîtriez déjà…

— Je ne puis rien affirmer encore, mais j’ai des soupçons que je compte éclaircir bientôt.

Le chambellan allait se répandre en protestations et en promesses, quand la porte s’ouvrit brusquement ; Frantz, pâle, bouleversé, les vêtemens en désordre, se précipita dans la salle. Il ne s’aperçut pas d’abord que la personne attablée avec Sigismond n’était pas Albert Schwartz.

— Mes amis, mes chers camarades, dit-il avec accablement en se laissant tomber sur un siége, vous ne pouvez partir demain pour Heidelberg, comme nous en étions convenus… Jamais plus qu’en ce moment je n’eus besoin de vos services… Demain, au point du jour, le major de Steinberg va conduire Wilhelmine à Manheim ; Fritz Reutner est allé tout à l’heure retenir une barque… On veut m’enlever Wilhelmine !

Sigismond se leva de table, courut à lui et le prit par la main pour l’entraîner hors de la salle. Frantz se laissait conduire machinalement. Tout à coup, le chevalier Ritter se plaça devant eux, et dit à Muller avec anxiété :

— Quel est ce jeune homme, monsieur ?… Ses traits me rappellent des souvenirs… Je vous ordonne… c’est-à-dire je vous supplie instamment de me dire le nom de ce jeune homme.

Sigismond ne répondait pas ; Frantz regardait d’un air effaré ce personnage inconnu.

— Monsieur, reprit le chambellan de plus en plus ému et agité, je vous somme de me dire…

— Eh pardieu ! messieurs, répliqua Sigismond avec son imperturbable sang-froid, sans lâcher la main de Frantz, j’ai oublié de vous faire faire connaissance… Frantz, monsieur le chevalier Ritter est le nouveau maître du château de Steinberg… de plus il est chambellan de Son Altesse le prince de Hohenzollern, et il vient ici pour…

À ce seul nom de Hohenzollern, la main de Frantz avait reçu comme une secousse électrique. Sigismond se retourna vivement pour regarder son camarade en face ; Frantz détourna les yeux.

— Mais lui, lui ! son nom ? répéta le chevalier.

— Lui, monsieur le chevalier, il s’appelle Frantz Stoppels, il est le fils d’un des plus riches tonneliers d’Heidelberg.

Le chambellan resta un moment stupéfait, puis il partit d’un éclat de rire dédaigneux.

— Le fils d’un tonnelier ! grommela-t-il en retournant à sa place ; où avais-je donc la tête ?… Voiià une méprise qui me perdrait de réputation si elle était connue de mes ennemis à la résidence.

Les deux jeunes gens avaient disparu.