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VI


La vieille Reutner, dont l’imagination avait une tendance si décidée pour le merveilleux, ne put se défendre, en contemplant les jeunes époux, d’une admiration mêlée d’attendrissement.

— Ils sont beaux et fiers comme les amans de nos anciennes légendes, murmura-t-elle en soupirant, ils semblent faits l’un pour l’autre… Oui, on croirait voir les âmes dt Bertha de Steinberg, la vierge aux yeux pers, et de Carl de Stoffensels, surnommé le bel écuyer… Mais quel horrible souvenir vais-je rappeler ! ajouta Madeleine avec une sorte de terreur. Pour les punir de leur amour, le baron Emmanuel les condamna à mourir de faim dans ce souterrain redoutable qui existe encore aujourd’hui sous nos pieds, et que nos chroniques désignent sous le nom de Flucht-veg (Chemin de fuite). Pauvres enfans, que Dieu vous préserve du sort de Carl et de Bertha !

Wilhelmine n’avait’pas compris le sens de ces paroles ; mais Madeleine pleurait et lui tendait les bras ; la jeune femme s’y précipita,

— Tu m’aimes donc encore, ma chère Madeleine ? s’écria-t-elle avec transport ; tu me pardonnes donc de l’avoir caché mes projets, de m’être défiée de toi ?

— Je n’ai rien à vous pardonner, ma noble maîtresse ; que suis-je pour oser vous adresser un reproche ? Mais il est une autre personne…

— Ne parle pas de mon frère en ce moment, interrompit Wilhelmine avec une vivacité charmante, en posant un de ses jolis doigts sur la bouche de la gouvernante ; laisse-moi tout entière à la joie d’être près de Frantz, Pourquoi tant s’effrayer d’un danger encore éloigné ?… Espérons, chère Madeleine ; as-tu déjà oublié, ajouta-t-elle en souriant, l’augure favorable que tu croyais trouver dans la présence de ces cigognes ?

Prenant Frantz par la main, elle le conduisit au parapet, ot lui montra les deux oiseaux endormis sur le massif de ia tourelle ; puis, avec une malice assez fine pour ne pas fâcher la bonne dame, elle expliqua au jeune étudiant quelle importanceMadeleine attachait à leur retour. Frantz sourit :

— Wilhelmine, répondit-il, je préfère une croyance poétique et gracieuse à une sèche et froide réalité ; d’ailleurs, pourquoi nier aveuglément ce qu’on ne peut comprendre ?… Mais la croyance de madame Reutner se rapporte sans doute à quelqu’un de ces’vieux souvenirs dont sa mémoire est remplie… Eh bien ! Madeleine, ajouta-t-il d’un ton affectueux, la soirée est calme, le vent s’est apaisé ; dites-nous comment les cigognes sont devenues les oiseaux protecteurs des barons de Steinberg ; vous savez combien je prends plaisir à ces naïfs récits du temps passé ?

Les traits austères de la gouvernante se déridèrent aussitôt.

— C’est ainsi que vous avez endormi la vigilance d’une pauvre vieille, femme qui aime à se souvenir et à conter, dit-elle en soupirant ; mais encore cette fois je me rendrai à vos vœux. Ne vous importe-t-il pas maintenant de connaître les traditions de la famille où vous venez d’entrer ?

Frantz et’Wilhelmine, pour qui ces récits d’ordinaire étaient une occasion de se trouver près l’un de l’autre et de se contempler sans gêne, s’assirent en face de madame Reutner. Ils se taisaient, mais leurs mains se pressaient toujours et leurs regards se cherchaient dans l’ombre.

La nuit était tout à fait venue ; cependant les nuages, se déchirant çà et là, découvraient quelques parties du ciel bleu marqueté d’étoiles. Par l’échancrure des créneaux on apercevait le Rhin comme au fond d’un abîme ; il présentait en ce moment une vaste et brillante surface à peine ternie par de légères vapeurs. Le plus profond silence régnait partout ; les cris faibles des oiseaux de nuit cachés dans les fentes et les crevasses de la tour retentissaient seuls au-dessus des ruines.

— « Au temps de l’empereur Barberousse, dit Madeleine d’une voix grave, vivait ici le bon seigneur Robert de Steinberg, dont vous pourriez voir encore là statue de pierre mutilée et brisée dans l’ancienne cour d’honneur… Le baron Robert était un brave chevalier, pas pillard et plein de justice. Il n’avait de guerre avec ses voisins que lorsqu’ils lui avaient fait une injure. Alors il montait à cheval, et, suivi de ses gens, il allait se venger à grands coups d’épée et de lance ; il brûlait, saccageait tout, et donnait le butin aux églises, d’où il passait pour un homme sage et craignant Dieu. Aussi était-il redouté de ses ennemis et chéri de ses amis ; les barons de Stoffensels, seigneurs d’un manoir en ruines situé en face du Steinberg, de l’autre côté du Rhin, n’osaient venir l’attaquer, quoiqu’ils en eussent bonne envie.

» Robert aimait beaucoup la chasse au faucon, d’où on l’avait nommé l’Oiseleur, comme un empereur de l’ancien temps. Il s’y livrait sans cesse, en toutes saisons ; pour rien au monde il n’eût manqué de satisfaire cette passion dominante. Accompagné seulement de son fauconnier, il parcourait souvent à cheval une grande partie du pays, ce qui n’était pas sûr, car il y avait alors de grandes guerres, et des bandes de malfaiteurs infestaient le Palatinat.

» Un jour, le bon chevalier partit, selon sa coutume, avec son fauconnier et une couple de chiens pour rabattre le gibier. La noble dame Marguerite, son épouse, qui l’adorait, voulut le retenir, car le seigneur de Stoffensels, furieux de ses précédentes défaites, comptait, disait-on, profiter de l’absence du baron, pour surprendre le Steinberg. Mais Robert ne s’inquiéta pas ; il laissait la garde du manoir à son vieux sénéchal et à une bonne garnison ; aussi ne fit-il que rire des terreurs de sa femme. Après l’avoir embrassée et lui avoir recommandé de prier saint Hubert, il quitta le château en annonçant qu’il reviendrait le lendemain.

» Le baron et son fauconnier chevauchèrent toute la journée, mais si malheureusement qu’ils ne rencontrèrent pas une seule pièce de gibier. Le pays avait été ravagé par des armées de bandits ; les arbres avaient été coupés par le pied, les maisons brûlées ; partout la solitude et la désolation. Les oiseaux comme les hommes avaient fui cette terre maudite. Cependant la nuit approchait, et les chasseurs, mourant de faim, s’inquiétaient fort d’un gîte et d’un souper.

» Enfin ils arrivèrent sur les bords du Neckar, dans un endroit où croissaient d’épais roseaux :

» — Par les trois rois de Cologne ! fauconnier, dit Robert à son compagnon, voici le moment de montrer ton adresse… il doit y avoir poule d’eau, bécasse ou héron dans ce marais… Or çà ! prépare tes faucons ; moi, je vais lancer mes chiens pour battre les roseaux… Vrai Dieu ! nous aurons de quoi souper.

» — Ainsi soit, monseigneur, répliqua le fauconnier.

» Et il se tint prêt à donner l’essor aux oiseaux qu’il portait sur le poing.

» Les chiens, bien dressés, fouillèrent longtemps le marécage, mais inutilement. Les chasseurs commençaient à croire que leurs recherches seraient vaines encore une fois, lorsqu’une cigogne partit tout à coup avec un grand bruit. Le fauconnier déchaperonna ses faucons, les lança en l’air, et se mit à les encourager du geste et de la voix.

» Mais le bon chevalier avait une grande vénération pour les cigognes, oiseaux bienfaisans et de mœurs douces. En voyant celle-ci harcelée par les faucons, il dit à son serviteur :

» — Rappelle tes faucons, compagnon ; je ne souffrirai pas qu’ils donnent la mort à cette innocente créature.

» — Mais, monseigneur, comment souperons-nous ?

» — Nous ne souperons pas… ça nous porterait malheur si une benoîte cigogne était déchirée par ces sanguinaires oiseaux.

» — Mais, monseigneur, les faucons ne m’écoutent plus, ils sont acharnés sur leur proie, et ils refusent d’obéir.

» — Attends, dit le baron.

» Il prit un petit arc suspendu à sa selle, et, comme il était habile archer, les faucons tombèrent percés de deux flèches au moment où ils allaient atteindre la pauvre cigogne. Celle-ci reprit son vol, monta dans les airs et disparut.

» Le fauconnier était fort mécontent que son maître eût ainsi mis à mort les deux plus beaux oiseaux du perchoir de Steinberg. Cependant il ne dit rien, et comme il n’y avait pas de gîte dans le voisinage, les deux chasseurs, après avoir fait leur prière, s’enveloppèrent dans leurs manteaux et se couchèrent au pied d’un arbre.

» Au milieu de la nuit, Robert rêva que la cigogne dont il avait sauvé la vie était devant lui ; il la reconnaissait à une plume noire qu’elle avait sur la tête, contre l’ordinaire de ces oiseaux ; car, vous le savez, leur tête est toujours d’une entière blancheur. La cigogne dit au bon chevalier :

» — Robert, je te remercie ; tu m’as délivrée des griffes de tes faucons, tu en seras récompensé. Lève-toi, prends ton épée, et occis ton méchant fauconnier, qui a reçu de l’argent du baron de Stoffensels pour t’assassiner. Ensuite tu monteras à cheval et tu retourneras bien vite au Steinberg, où l’on a besoin de toi… N’oublie pas de donner une lampe d’argent à la sainte robe de Trèves, en actions de grâce… Adieu, je te protégerai toi et la race.

» Le baron s’éveilla à demi, doutant encore si ce rêve était une révélation d’en haut ou lè fruit de son imagination malade. Il était encore dans cet état de torpeur quand il sentit une main furtive lui retirer doucement son épée, qu’il avait posée près de lui avant de s’endormir. Il entr’ouvrit les yeux avec précaution ; le traître fauconnier, debout devant lui, se préparait à l’égorger. Robert, reconnaissant alors que la cigogne avait dit vrai, reprit l’épée et en pèrça le scélérat ; puis il le fouilla, et trouva dans sa fauconnière les preuves du crime dont la cigogne l’avait accusé.

» Sans s’occuper davantage du corps du mécréant, Robert sella lui-même son cheval, qui paissait dans la prairie, monta dessus, et se dirigea en toute hâte vers le Steinberg. Il n’arriva qu’au lever du soleil, et fut fort étonné de trouver les environs du château couverts de soldats morts et sanglans. En même temps il entendit de grands cris ; tous les vasseaux de Steinberg sortirent au-devant de lui, précédés par le vieux sénéchal, leur capitaine, et par la baronne Marguerite.

» — Soyez le bienvenu, mon bon seigneur, dit la châtelaine en se jetant dans ses bras ; sans un effet de la protection divine, nous ne vous eussions jamais revu. Les gens de Stoffensels ont tenté cette nuit d’assaillir le manoir ; tout dormait, et nous allions peut-être nous laisser surprendre, quand une cigogne est venue frapper de son bec les vitraux de la chambre où reposait le sénéchal. Eveillé par ce bruit, il s’est levé, a regardé dans la cour, et il a aperçu l’ennemi escaladant déjà les remparts ; aussitôt il a donné l’alarme, nos gens sont accourus ; vous voyez quel grand carnage ils ont fait de nos ennemis.

» Comme elle parlait encore, le baron leva la tête : une cigogne blanche à tête noire s’était posée à l’endroit où vous voyez maintenant ces deux oiseaux. Il raconta alors ce qui lui était arrivé, et tout le monde reconnut le doigt de Dieu dans cette aventure miraculeuse. Robert envoya une lampe d’argent à la sainte robe de Trèves, et depuis ce moment les cigognes ont été les oiseaux protecteurs du manoir.

» En mémoire de cet événement, les barons de Steinberg ont pris pour armoiries une cigogne d’argent sur champ d’azur, et je pourrais vous citer bien des cas où le sort de la maison s’est trouvé uni par un lien mystérieux à l’apparition ou à la disparition de ces oiseaux… Mais, interrompit la vieille femme en secouant la têtė tristement, la jeunesse est incrédule et railleuse ; vous ne voudriez pas croire à ces influences inexplicables… »

— Et pourquoi non, ma bonne dame ? répliqua Frantz, dont un fin sourire éclairait le visage pâle ; quant à moi, je crois à la cigogne à plume noire qui a parlé au baron Robert l’Oiseleur, comme aux cigognes d’Ibicus, dont Hérodote, et après lui notre immortel Schiller, nous ont conté l’histoire.

La pensée du jeune étudiant était trop subtile pour être comprise de Madeleine. Cependant la gouvernante sentit que Frantz ne partageait pas tout à fait son opinion au sujet de la légende du baron Robert l’Oiseleur.

Libre à vous, monsieur, dit-elle un peu sèchement, de révoquer en doute la protection efficace de ces oiseaux bienfaisans sur le Steinberg ; cependant suivez la rive du fleuve, et voyez combien de châteaux plus renommés ont péri sans presque laisser de traces. Liebenstein, Rheinberg, Lahnech, Okenfels, n’existent aujourd’hui que de nom, tandis que cette vieille tour, battue par les vents, minée par la guerre, rongée par le feu, ravagée par les boulets, se tient encore debout, et de jeunes rejetons de l’ancienne race fleurissent encore sur ses ruines… Pour moi, j’attribue cette miraculeuse conservation de la demeure et de la famille de Robert l’Oiseleur, à Dieu d’abord, et puis…

— Silence ! de grâce, interrompit Wilhelmine en étendant la main vers la campagne, j’ai entendu du bruit dans le chemin creux… Qui pourrait venir ici à pareille heure ?

— Que nous importe ! dit Frantz avec l’égoïsme du bonheur.

Cependant tous les trois firent silence et se penchèrent sur le parapet. On entendait distinctement les sabots de deux chevaux résonner sur le basalte, au milieu du calme de la nuit. Bientôt les cavaliers eux-mêmes devinrent visibles, en bas du rocher, dans un endroit où le chemin se divisait en deux parties ; l’une montait directement au château, l’autre conduisait au petit village de pêcheurs dont nous avons parlé. Au point d’intersection, les voyageurs s’arrêtèrent un instant ; après avoir échangé quelques paroles, l’un d’eux se dirigea vers le village, l’autre se mit à gravir de toute la vitesse de son cheval fatigué la pente rapide du Steinberg.

Wilhelmine pâlit.

— C’est mon frère ! murmura-t-elle éperdue.

— Oui, c’est monseigneur ! reprit la vieille femme avec épouvante ; fuyez, monsieur Frantz ; que dirait-il s’il vous rencontrait ici ?

— N’ai-je pas le droit de l’attendre ? répliqua Frantz avec fierté : mais est-ce bien le major de Steinberg qui arrive ainsi à l’improviste ?

— Oui, oui, c’est lui, dit Madeleine.