Le Nez d’un notaire/Chapitre 4


Calmann-Lévy, collection Nelson (p. 131-153).
IV
CHÉBACHTIEN ROMAGNÉ



Il s’appelait Romagné, du nom de son père. Son parrain et sa marraine l’avaient baptisé Sébastien ; mais, comme il était natif de Frognac-lès-Mauriac, département du Cantal, il invoquait son patron sous le nom de chaint Chébachtien. Tout porte à croire qu’il aurait écrit son prénom par un Ch ; mais heureusement il ne savait pas écrire. Cet enfant de l’Auvergne était âgé de vingt-trois ou vingt-quatre ans, et bâti comme un hercule : grand, gros, trapu, ossu, corsu, haut en couleur ; fort comme un bœuf de labour, doux et facile à mener comme un petit agneau blanc. Imaginez la plus solide pâte d’homme, la plus grossière et la meilleure.

Il était l’aîné de dix enfants, garçons et filles, tous vivants, bien portants et grouillants sous le toit paternel. Son père avait une cabane, un bout de champ, quelques châtaigniers dans la montagne, une demi-douzaine de cochons, bon an mal an, et deux bras pour piocher la terre. La mère filait du chanvre, les petits garçons aidaient au père, les petites avaient soin du ménage et s’élevaient les unes les autres, l’aînée servant de bonne à la cadette et ainsi de suite jusqu’au bas de l’échelle.

Le jeune Sébastien ne brilla jamais par l’intelligence, ni par la mémoire, ni par aucun don de l’esprit ; mais il avait du cœur à revendre. On lui apprit quelques chapitres du catéchisme, comme on enseigne aux merles à siffler J’ai du bon tabac ; mais il eut et conserva toujours les sentiments les plus chrétiens. Jamais il n’abusa de sa force contre les gens ni contre les bêtes ; il évitait les querelles et recevait bien souvent des taloches sans les rendre. Si M. le sous-préfet de Mauriac avait voulu lui faire donner une médaille d’argent, il n’aurait eu qu’à écrire à Paris ; car Sébastien sauva plusieurs personnes au péril de sa vie, et notamment deux gendarmes qui se noyaient avec leurs chevaux dans le torrent de la Saumaise. Mais on trouvait ces choses-là toutes naturelles, attendu qu’il les faisait d’instinct, et l’on ne songeait pas plus à le récompenser que s’il eût été un chien de Terre-Neuve.

À l’âge de vingt ans, il satisfit à la loi et tira un bon numéro, grâce à une neuvaine qu’il avait faite en famille. Après quoi, il résolut de s’en aller à Paris, suivant les us et coutumes de l’Auvergne, pour gagner un peu d’argent blanc et venir en aide à ses père et mère. On lui donna un costume de velours et vingt francs, qui sont encore une somme dans l’arrondissement de Mauriac, et il profita de l’occasion d’un camarade qui savait le chemin de Paris. Il fit la route à pied, en dix jours, et arriva frais et dispos avec douze francs cinquante dans la poche et ses souliers neufs à la main.

Deux jours après, il roulait un tonneau dans le faubourg Saint-Germain en compagnie d’un autre camarade qui ne pouvait plus monter les escaliers parce qu’il s’était donné un effort. Il fut, pour prix de ses peines, logé, couché, nourri et blanchi à raison d’une chemise par mois, sans compter qu’on lui donnait trente sous par semaine pour faire le garçon. Sur ses économies, il acheta, au bout de l’année, un tonneau d’occasion et s’établit à son compte

Il réussit au delà de toute espérance. Sa politesse naïve, sa complaisance infatigable et sa probité bien connue lui concilièrent les bonnes grâces de tout le quartier. De deux mille marches d’escalier qu’il montait et descendait tout les jours, il s’éleva graduellement à sept mille. Aussi envoyait-il jusqu’à soixante francs par mois aux bonnes gens de Frognac. La famille bénissait son nom et le recommandait à Dieu soir et matin dans ses prières ; les petits garçons avaient des culottes neuves, et il ne s’agissait de rien moins que d’envoyer les deux derniers à l’école !

L’auteur de tous ces biens n’avait rien changé à sa manière de vivre ; il couchait à côté de son tonneau sous une remise, et renouvelait quatre fois par an la paille de son lit. Le costume de velours était plus rapiécé qu’un habit d’arlequin. En vérité, sa toilette eût coûté bien peu de chose sans les maudits souliers, qui usaient tous les mois un kilogramme de clous. Ses dépenses de table étaient les seules sur lesquelles il ne lésinât point. Il s’octroyait sans marchander quatre livres de pain par jour. Quelquefois même il régalait son estomac d’un morceau de fromage ou d’un oignon, ou d’une demi-douzaine de pommes achetées au tas sur le pont Neuf. Les dimanches et fêtes, il affrontait la soupe et le bœuf, et s’en léchait les doigts toute la semaine. Mais il était trop bon fils et trop bon frère pour s’aventurer jusqu’au verre de vin. « Le vin, l’amour et le tabac » étaient pour lui des denrées fabuleuses ; il ne les connaissait que de réputation. À plus forte raison ignorait-il les plaisirs du théâtre, si chers aux ouvriers de Paris. Mon gaillard aimait mieux se coucher gratis à sept heures que d’applaudir M. Dumaine pour dix sous

Tel était au physique et au moral l’homme que M. Bernier héla dans la rue de Beaune pour qu’il vînt prêter de sa peau à M. L’Ambert.

Les gens de la maison, avertis, l’introduisirent en hâte.

Il s’avança timidement, le chapeau à la main, levant les pieds aussi haut qu’il pouvait, et n’osant les reposer sur le tapis. L’orage du matin l’avait crotté jusqu’aux aisselles.

— Chi ch’est pour de l’eau, dit-il en saluant le docteur, je…

M. Bernier lui coupa la parole.

— Non, mon garçon : il ne s’agit pas de votre commerce.

— Alors, mouchu, ch’est donc pour auchtre choge ?

— Pour une tout autre chose. Monsieur que voici a eu le nez coupé ce matin.

— Ah ! chaprichti, le pauvre homme ! Et qui est-che qui lui a fait cha ?

— Un Turc ; mais il n’importe.

— Un chauvage ! On m’avait bien dit que les Turcs étaient des chauvages ; mais je ne chavais pas qu’on les laichait venir à Paris. Attendez cheulement un peu ; je vas charcher le chargent de ville !

M. Bernier arrêta cet élan de zèle du digne Auvergnat et lui expliqua en peu de mots le service qu’on attendait de lui. Il crut d’abord qu’on se moquait, car on peut être un excellent porteur d’eau et n’avoir aucune notion de rhinoplastie. Le docteur lui fit comprendre qu’on voulait lui acheter un mois de son temps et environ cent cinquante centimètres carrés de sa peau.

— L’opération n’est rien, lui dit-il, et vous n’avez que fort peu à souffrir ; mais je vous préviens qu’il vous faudra énormément de patience pour rester immobile un mois durant, le bras cousu au nez de monsieur.

— De la pachienche, répondit-il, j’en ai de rechte ; ch’est pas pour rien qu’on est Oubergnat. Mais chi je pâche un mois chez vous pour rendre cherviche à che pauvre homme, il faudra me payer mon temps che qu’il vaut.

— Bien entendu. Combien voulez-vous ?

Il médita un instant et dit :

— La main chur la conschienche, cha vaut une pièce de quatre francs par jour.

— Non, mon ami, reprit le notaire : cela vaut mille francs pour le mois, ou trente-trois francs par journée.

— Non, répliqua le docteur avec autorité, cela vaut deux mille francs.

M. L’Ambert inclina la tête et ne fit point d’objection.

Romagné demanda la permission de finir sa journée, de ramener son tonneau sous la remise et de chercher un remplaçant pour un mois.

— Du rechte, disait-il, che n’est pas la peine de commencher aujourd’hui, pour une demi-journée.

On lui prouva que la chose était urgente, et il prit ses mesures en conséquence. Un de ses amis fut mandé et promit de le suppléer durant un mois.

— Tu m’apporteras mon pain tous les choirs, dit Romagné.

On lui dit que la précaution était inutile, et qu’il serait nourri dans la maison.

— Cha dépend de che que cha coûtera.

— M. L’Ambert vous nourrira gratis

— Gratiche ! ch’est dans mes prix. Voichi ma peau. Coupez tout de chuite !

Il supporta l’opération comme un brave, sans sourciller.

— Ch’est un plaigir, disait-il. On m’a parlé d’un Oubergnat de mon pays qui che faigeait pétrifier dans une chourche à vingt chous l’heure. J’aime mieux me faire couper par morcheaux. Ch’est moins achujettichant, et cha rapporte pluche.

M. Bernier lui cousit le bras gauche au visage du notaire, et ces deux hommes restèrent, un mois durant, enchaînés l’un à l’autre. Les deux frères siamois qui amusèrent jadis la curiosité de l’Europe n’étaient pas plus indissolubles. Mais ils étaient frères, accoutumés à se supporter dès l’enfance, et ils avaient reçu la même éducation. Si l’un avait été porteur d’eau et l’autre notaire, peut-être auraient-ils donné le spectacle d’une amitié moins fraternelle.

Romagné ne se plaignit jamais de rien, quoique la situation lui parût tout à fait nouvelle. Il obéit en esclave, ou mieux, en chrétien, à toutes les volontés de l’homme qui avait acheté sa peau. Il se levait, s’asseyait, se couchait, se tournait à droite et à gauche, selon le caprice de son seigneur. L’aiguille aimantée n’est pas plus soumise au pôle nord que Romagné n’était soumis à M. L’Ambert.

Cette héroïque mansuétude toucha le cœur du notaire, qui pourtant n’était pas tendre. Pendant trois jours, il eut une sorte de reconnaissance pour les bons soins de sa victime ; mais il ne tarda guère à le prendre en dégoût, puis en horreur.

Un homme jeune, actif et bien portant ne s’accoutume jamais sans effort à l’immobilité absolue. Qu’est-ce donc lorsqu’il doit rester immobile dans le voisinage d’un être inférieur, malpropre et sans éducation ? Mais le sort en était jeté. Il fallait ou vivre sans nez ou supporter l’Auvergnat avec toutes ses conséquences, manger avec lui, dormir avec lui, accomplir auprès de lui, et dans la situation la plus incommode, toutes les fonctions de la vie.

Romagné était un digne et excellent jeune homme ; mais il ronflait comme un orgue. Il adorait sa famille, il aimait son prochain ; mais il ne s’était jamais baigné de sa vie, de peur d’user en vain la marchandise. Il avait les sentiments les plus délicats du monde ; mais il ne savait pas s’imposer les contraintes les plus élémentaires que la civilisation nous recommande. Pauvre M. L’Ambert ! Et pauvre Romagné ! quelles nuits et quelles journées ! quels coups de pied donnés et reçus ! Inutile de dire que Romagné les reçut sans se plaindre : il craignait qu’un faux mouvement ne fît manquer l’expérience de M. Bernier.

Le notaire recevait bon nombre de visites. Il lui vint des compagnons de plaisir qui s’amusèrent de l’Auvergnat. On lui apprit à fumer des cigares, à boire du vin et de l’eau-de-vie. Le pauvre diable s’abandonnait à ces plaisirs nouveaux avec la naïveté d’un Peau-Rouge. On le grisa, on le soûla, on lui fit descendre tous les échelons qui séparent l’homme de la brute. C’était une éducation à refaire ; les beaux messieurs y prirent un plaisir cruel. N’était-il pas agréable et nouveau de démoraliser un Auvergnat ?

Certain jour, on lui demanda comment il pensait employer les cent louis de M. L’Ambert lorsqu’il aurait fini de les gagner :

— Je les placherai à chinq pour chent, répondit-il, et j’aurai chent francs de rente

— Et après ? lui dit un joli millionnaire de vingt-cinq ans. En seras-tu plus riche ? en seras-tu plus heureux ? Tu auras six sous de rente par jour ! Si tu te maries, et c’est inévitable, car tu es du bois dont on fait les imbéciles, tu auras douze enfants, pour le moins.

— Cha, ch’est possible !

— Et, en vertu du code civil, qui est une jolie invention de l’Empire, tu leur laisseras à chacun deux liards à manger par jour. Tandis qu’avec deux mille francs tu peux vivre un mois comme un riche, connaître les plaisirs de la vie et t’élever au-dessus de tes pareils !

Il se défendait comme un beau diable contre ces tentatives de corruption ; mais on frappa tant de petits coups répétés sur son crâne épais, qu’on ouvrit un passage aux idées fausses, et le cerveau fut entamé.

Les dames vinrent aussi. M. L’Ambert en connaissait beaucoup, et de tous les mondes. Romagné assista aux scènes les plus diverses ; il entendit des protestations d’amour et de fidélité qui manquaient de vraisemblance. Non seulement M. L’Ambert ne se privait pas de mentir richement devant lui ; mais il s’amusait quelquefois à lui montrer dans le tête-à-tête toutes les faussetés qui sont, pour ainsi dire, le canevas de la vie élégante.

Et le monde des affaires ! Romagné crut le découvrir comme Christophe Colomb, car il n’en avait aucune idée. Les clients de l’étude ne se gênaient pas plus devant lui qu’on ne se prive de parler en présence d’une douzaine d’huîtres. Il vit des pères de famille qui cherchaient les moyens de dépouiller légalement leurs fils au profit d’une maîtresse ou d’une bonne œuvre ; des jeunes gens à marier qui étudiaient l’art de voler par contrat la dot de leur femme ; des prêteurs qui voulaient dix pour cent sur première hypothèque, des emprunteurs qui donnaient hypothèque sur le néant !

Il n’avait point d’esprit, et son intelligence n’était pas de beaucoup supérieure à celle des caniches ; mais sa conscience se révolta quelquefois. Il crut bien faire, un jour, en disant à M. L’Ambert :

— Vous n’avez pas mon echtime.

Et la répugnance que le notaire avait pour lui se changea en haine déclarée.

Les huit derniers jours de leur intimité forcée furent remplis par une série de tempêtes. Mais enfin M. Bernier constata que le lambeau avait pris racine, malgré des tiraillements sans nombre. On détacha les deux ennemis ; on modela le nez du notaire dans la peau qui n’appartenait plus à Romagné. Et le beau millionnaire de la rue de Verneuil jeta deux billets de mille francs à la figure de son esclave en disant :

— Tiens, scélérat ! L’argent n’est rien ; tu m’as fait dépenser pour cent mille écus de patience. Va-t’en, sors d’ici pour toujours, et fais en sorte que je n’entende jamais parler de toi !

Romagné remercia fièrement, but une bouteille à l’office, deux petits verres avec Singuet et s’en alla titubant vers son ancien domicile.