Le Naufrage de Sepulveda



LE
NAUFRAGE DE SEPULVEDA
POÈME DE CORTE REAL[1]

On n’a jamais plus disserté en France sur la théorie du drame et de l’épopée qu’à l’époque où l’on était le plus insoucieux des monumens poétiques. Nous suivons aujourd’hui, grace à Dieu, une route toute contraire : nous étudions avec une curiosité soutenue les productions poétiques de toutes les contrées et de tous les temps. C’est à ce mode judicieux d’investigations patientes que sont dus en partie les progrès que la critique a faits depuis vingt ans parmi nous. On peut dire même que cette marche a produit, de nos jours, une science en quelque sorte nouvelle, une science à la formation de laquelle ont plus ou moins concouru tous les bons esprits de notre âge, je veux dire la littérature comparée. Le pouvoir lui-même s’est associé depuis quelques années à ce mouvement général. Des chaires au Collége de France, à la Sorbonne, et dans les principaux centres universitaires ont été ouvertes à l’enseignement des littératures étrangères et fondées comme une récompense ou comme un attrait. Ce n’est pas tout, aux travaux de la critique s’est associée la plume active des traducteurs ; chaque jour, on voit notre langue prêter sa flexibilité et sa transparence à l’interprétation de quelques lointains chefs-d’œuvre, chants slaves, poèmes indiens, comédies espagnoles, romans et drames de la Chine. Aujourd’hui même nous avons à faire connaître une nouvelle et remarquable importation de l’étranger. On n’apprendra sûrement pas sans plaisir qu’une intéressante épopée maritime, traduite de Corte Real, un des plus célèbres émules de Camoens, vient d’accroître le nombre des rares compositions épiques entre lesquelles se balance depuis tant de siècles l’admiration trop restreinte des amateurs de la grande poésie.

Quoique la littérature portugaise ne soit pas encore, à beaucoup près, aussi connue et aussi bien appréciée en France qu’elle mérite de l’être, nous sommes loin pourtant du temps où Voltaire pouvait imprimer sans scandale que Luis de Camoens naquit en Espagne dans les dernières années du règne de Ferdinand et d’Isabelle, lorsque dom Jean II régnait en Portugal ! Le général Dumouriez ne pourrait plus écrire aujourd’hui sans être sifflé que Camoens, brave spadassin, a composé le poème le plus estimé de sa nation, et l’a intitulé assez mal à propos Os Lusiadas, parce qu’il s’appelait Louis ! Grace à M. Sané et aux articles instructifs insérés par lui en 1813 dans le Mercure étranger, grace à M. Simonde de Sismondi, qui a consacré au Portugal presque un demi-volume de son histoire des littératures du midi de l’Europe, et à M. Ferdinand Denis, à qui l’on doit, entre plusieurs autres publications, un résumé de l’histoire littéraire du Portugal et du Brésil, la génération actuelle possède des moyens suffisans pour se faire une idée passablement exacte de cette littérature aussi étonnante que la fortune de la petite et glorieuse nation d’où elle émane. De leur côté, les traducteurs commencent à répandre dans toutes les classes la connaissance des principaux chefs-d’œuvre portugais. Pour ne parler que de la poésie, les Lusiades ont été plusieurs fois, et tout récemment encore, traduites en prose et en vers ; un charmant petit poème imité du Lutrin, le Goupillon de Diniz da Cruz e Silva, a été mis autrefois dans un français exquis par notre plus habile helléniste, M. Boissonade, qui sait tant de choses, outre le grec ; le Caramuru, poème médiocre du Brésilien Frei José de Santa Rita Durâo, a été imité plutôt que traduit par M. Eugène de Montglave. Antérieurement M. Sané avait publié, avec une version française en regard, plusieurs morceaux lyriques de Francisco Manoel do Nascimento, une des modernes gloires littéraires du Portugal ; enfin, deux tragédies sur la mort d’Inès de Castro, la première d’Antonio Ferreira, la seconde de Jean-Baptiste Gomès, et deux autres tragédies, la Conquête du Pérou et le Viriate de Manoel Caetano Pimenta de Aguiar ont été insérées par M. Ferdinand Denis dans la collection des Théâtres étrangers et dans le Théâtre européen, ainsi que deux charmantes comédies, l’une du même Ferreira, l’autre d’Antonio Jozé, le Jaloux et la Vie du grand don Quixote. Adressons donc de vifs remerciemens à M. Ortaire Fournier, un des plus récens traducteurs de Camoens, qui vient d’ajouter à cette trop courte liste un poème en dix-sept chants, le Naufrage de Manoel de Sousa de Sepulveda, chef-d’œuvre posthume de Jeronimo Corte Real.

À travers le peu qu’on sait de l’existence de cet écrivain, il est pourtant aisé de voir qu’il a mené la vie aventureuse et guerrière de tout noble Portugais au XVIe siècle. L’année de sa naissance et celle de sa mort sont incertaines : Diogo Barbosa Machado, le Moréri du Portugal, le fait mourir vers 1593, quatorze ans environ après Camoens. Il n’y a pas d’invraisemblance à croire qu’il naquit à peu près à la même époque que ce grand homme, c’est-à-dire vers 1524. Il eut pour père Manoel Corte Real, gentilhomme de la maison du roi et capitaine donataire des îles Tercère et de Saint-George. Lui-même nous apprend dans une épître dédicatoire adressée à Philippe II, qu’il descendait par sa mère des illustres familles espagnoles de Bassan et de Mendoça. Il se plaît, dans le XIIIe chant du poème qui va nous occuper, à raconter comment un de ses vaillans ancêtres paternels, Vasqueanes da Costa, héroïque gardien des frontières de l’Algarve reçut par honneur, du roi dom Jean Ier, le surnom de Corte Real, qu’il transmit à ses descendans. Peintre exercé, musicien habile, poète et guerrier de renom, Jeronimo Corte Real parcourut en artiste et en soldat l’Afrique et l’Inde. En 1571, l’année même où Camoens, rentré dans le nid bien-aimé de sa patrie, donnait ses derniers soins à l’impression des Lusiades, Corte Real remplissait les importantes fonctions de capitaine-général d’une flotte, destinée à agir dans les mers d’Afrique et d’Asie. En 1574, il célébra en vers non rimés un glorieux épisode de l’histoire nationale, la levée du second siége de Diu. Un peu plus tard, il mit au jour l’Austriada, poème écrit en langue espagnole, à la gloire de don Juan d’Autriche, vainqueur des Turcs à Lépante. Le 4 août 1578, jour de deuil ! il combattit, avec toute la noblesse du royaume, à la déplorable journée d’Alcacer-Quebir, où vint s’abattre, selon l’énergique expression de Camoens, toute la grandeur du Portugal. Fait prisonnier dans cette déroute, il vit tomber sous le fer des Maures le jeune et unique héritier de sa race, probablement le fils de l’un de ses deux frères aînés. Rentré en Portugal après le rachat général des prisonniers, il se retira dans une maison de plaisance dépendante de son majorat de Palma, aux environs de la ville d’Evora, renommée entre toutes pour ses antiquités et les beaux sites qui l’environnent. Ce fut au sein de cette poétique solitude, dans la compagnie de sa fille unique et de son gendre, dom Antonio de Sousa, qu’il composa la plus belle de ses productions, le Naufrage de Sepulveda. Ce poème, qui tient dans la poésie portugaise un des premiers rangs après les Lusiades, fut imprimé et dédié au duc de Bragance, dom Theodosio, après la mort de l’auteur, en 1594, par les soins religieux d’Antonio de Sousa qui trouva cet ouvrage dans un bureau où son beau-père recueillait ce qu’il avait de plus précieux, parmi quelques autres manuscrits dont Barbosa Machado a donné les titres, mais qui n’ont pas été publiés. Le Naufrage de Sepulveda était, en effet, l’œuvre de prédilection de Jeronimo Corte-Real, celle que, par une juste appréciation, il regardait comme étant la plus réellement fille de son génie, et comme devant former un jour son plus beau titre de gloire.

Le triste évènement qui fait le sujet du poème de Corte Réal est, comme le titre l’indique, le naufrage d’un noble portugais, Manoel de Sousa de Sepulveda et de dona Lianor de Sa, son épouse, qui, en 1552, revenant des Indes, après avoir vu leur galion le Saint Jean se perdre contre les rochers du cap de Bonne-Espérance, furent jetés sur la côte et réduits à errer dans les solitudes de la Cafrerie avec leurs deux petits enfans et les gens de leur suite, qui presque tous, succombant à des souffrances inouies, trouvèrent la mort dans ces déserts. Déjà Camoens avait fait une touchante allusion à cette tragique aventure dans quelques octaves admirables du cinquième chant des Lusiades, à la fin des prédictions d’Adamastor :

« Un autre chevalier viendra aussi sur ces plages, généreux, honoré, le cœur épris ; avec lui, il amènera une jeune beauté, doux présent de l’amour. Un triste sort, une noire destinée les appelle dans cette mer, mon domaine. Ils survivront au plus affreux naufrage, mais pour souffrir d’inexprimables douleurs.

« Ils verront mourir leurs enfans chéris, fruits de leur tendre union ; ils verront les Cafres, avares et féroces, dépouiller de ses vêtemens la ravissante beauté ; ils verront ses membres purs et éblouissans exposés nus aux ardeurs du jour et à la fraîcheur des nuits, et elle, hélas ! forcée de fouler de ses pieds délicats une plaine ardente et sablonneuse.

« Les yeux de ceux qui survivront à tant de maux, à de si grandes infortunes, verront ces deux malheureux amans s’enfoncer dans l’épaisseur de l’implacable forêt, et là, dans les bras l’un de l’autre, après avoir attendri de leurs larmes les rochers eux-mêmes, ils affranchiront leurs ames de leur belle et infortunée prison. »

Cette catastrophe, qui parle presque autant au cœur et à l’imagination que la mort d’Inès, a fourni encore un pathétique épisode à un poème portugais en dix-huit chants, intitulé Elegiada, dans lequel un auteur contemporain de Corte Real, Luis Pereira Brandâo, a décrit et déploré la désastreuse bataille d’Alcacer-Quebir, où il assistait, et la disparition du jeune roi, dom Sébastien. Mais dans la mort lamentable de dona Lianor et de Sepulveda, Corte Real pensa qu’il y avait plus que la matière de quelques strophes, plus même que l’occasion d’un simple épisode ; il crut y voir un sujet capable de suffire à l’intérêt d’un long poème, et il eut raison. J’ajouterai que ce qui rend si beau le sujet choisi par Corte Real, c’est que ce n’est pas seulement le récit d’une grande infortune, mais encore, comme on le verra, l’exemple d’une mémorable expiation, d’un grand châtiment.

C’est dans les traditions populaires, peut-être même dans les confidences émues de quelques-uns des Portugais sortis vivans de ce désastre, que Corte-Real a puisé les principaux traits de son ouvrage. Le plus ancien des historiens nationaux qui ait consigné dans un livre cette lamentable aventure est, si je ne me trompe, le célèbre continuateur de Jean de Barros, Diogo do Couto, dont les Décades imprimées seulement en 1602, ne laissaient pas que d’être lues antérieurement et de circuler manuscrites selon l’usage alors établi en Portugal. Il est permis de croire que Camoens, faisant route en 1569, de Sofala à Lisbonne, sur le navire le Santa-Fé, où le futur historien de l’Inde se trouvait aussi de passage, apprit de ce savant homme, en passant en vue du Cap, les détails de la catastrophe arrivée dix-sept ans auparavant sur ces plages. Le récit étendu des malheurs de Sepulveda que nous lisons dans les chapitres XXI et XXII du livre IX de la sixième décade de Diogo do Couto est d’une admirable beauté. M. Denis, dans une étude intéressante sur le poème de Corte Real, a cru devoir mettre en regard de l’œuvre du poète une naïve et éloquente relation en prose, extraite, par notre vieux Simon Goulard, en partie de l’Histoire des Indes, écrite en latin par le jésuite Jean-Pierre Mafféi de Bergame, en partie des Meditationum historicarum centuriœ du docte Philippe Camerarius de Nuremberg. Nous avons cru plus convenable d’établir le parallèle entre le poème de Corte Real et une source entièrement portugaise ; nous avons donc rapproché le récit primitif de Diogo do Couto des vers de Corte Real, et nous montrerons dans certains passages, notamment dans la peinture des dernières souffrances de Lianor, que les fictions du poète n’atteignent pas toujours, à beaucoup près, à la touchante et terrible vérité du simple chroniqueur.

Le poème s’ouvre par une invocation pleine de convenance et de gravité. Au moment de commencer le récit d’une aussi terrible histoire, Corte Real répudie l’intervention des divinités païennes, et invoque Jésus sur la croix du Calvaire : « Ô vous, Rédempteur, qui avez pris naissance dans les pures entrailles d’une vierge sainte, Dieu, et homme parfait, ô Christ, qui, au sommet du Calvaire, avez été cloué sur la croix, et qui, en mourant pour nous, avez lavé nos péchés dans la fontaine sanglante que fit jaillir de votre côté la lance de Longus[2], c’est à vous, Seigneur, que je demande secours. Je ne veux pas de l’Hélicon, je ne dis pas à Apollon de m’accorder le souffle poétique, ni de me donner une science universelle, un génie brillant ; je ne lui demande point les accords harmonieux de sa lyre ; c’est votre grace seule, ô Jésus, que j’implore[3]… »

Qui ne serait persuadé, en lisant un début aussi chrétien, que l’œuvre nationale et toute moderne de Corte Real ne va nous présenter aucune trace des anciennes fictions mythologiques ? Il n’en sera pas ainsi pourtant. Le poète a beau s’écrier : je ne veux pas de l’Hélicon ! comme tous les épiques du XVIe siècle, comme Camoens lui-même, Corte Real ne fera marcher son action qu’au moyen des vieilles machines empruntées de Virgile et d’Ovide. Cette persistance du paganisme poétique qui nous blesse tant aujourd’hui, et avec raison, avait, il faut bien le dire, des motifs pris dans les opinions de l’époque et dans la nature même de l’art. Nous reviendrons sur ce point, après avoir exposé la marche et fait connaître les plus beaux endroits du poème.

Corte Real semble avoir fait deux parts de son sujet. La première, renfermée dans les cinq premiers chants, est consacrée à la peinture du bonheur et de toutes les prospérités des deux héros ; la seconde, qui remplit les douze autres chants, offre le récit pitoyable de leurs cruelles souffrances. Pour qu’il ne manque rien à la fraîcheur du premier tableau, le poète remonte jusqu’au moment de la naissance de Lianor d’Albuquerque[4], charmante fille de Garcia de Sa, vice-roi de l’Inde. On verra, dans la peinture de cette première scène combien la touche de Corte Real réunit à la fois de naturel et d’éclat. La fiction qui couronne ce morceau me paraît un habile et gracieux mélange des souvenirs de la mythologie grecque et de la féerie orientale.

« Déjà l’heure joyeuse et redoutable approche ; tous, en silence et en prière, demandent au ciel une heureuse délivrance. On se presse, on s’agite sans bruit : les servantes timides ne connaissent pas le repos. Les unes, au moindre cri, s’élancent vers la porte avec inquiétude ; les autres, entendant la voix de celle qui remplit les fonctions de Lucine, sentent naître dans leur esprit incertain un trouble indicible, une grande espérance. Déjà les amies arrivent ; sous une gaîté feinte, sous un rire forcé, elles cachent la peine secrète et les appréhensions qu’excite en elles le dangereux et douloureux état de leur amie. Cependant résonne la voix tremblante et cassée de la matrone pleine d’expérience. Pour tromper le temps, elle raconte de merveilleux récits, des histoires joyeuses. Enfin le moment est venu : l’évènement sera-t-il heureux ou contraire ? Tous les cœurs palpitent de crainte et d’espérance. Prudente et sage, en une telle conjecture, la matrone invoque la divine assistance. De tendres pleurs se mêlent à un cri de triomphe. Aussitôt, les bras en l’air, toutes s’en vont courant çà et là, répandant l’heureuse nouvelle. On se presse ; on veut voir l’objet charmant, le présent presque divin : « Que Dieu te donne, disent-elles, un sort prospère, égal à la beauté dont il t’a dotée ! » Chacun fait le signe de la croix, ce signe révéré qui éloigne le mauvais œil et met en fuite le pervers et mortel ennemi du genre humain. Enveloppée de riches étoffes, la tendre créature s’attache au sein blanc et gonflé de celle qu’on a choisie pour la nourrir… » Mais voici le surnaturel :

« On voit alors entrer, avec une contenance assurée, trois femmes semblablement vêtues et d’une égale beauté ; toutes trois portent une tunique de blanche soie. Bien que leurs corps aient l’apparence de ceux des mortels, ce ne sont pourtant que de vaines et fantastiques images, dont l’air, en se condensant, a formé les contours. Le front serein, le sourire sur les lèvres, elles pénètrent dans l’appartement où repose la jeune Lianor. Elles approchent, et disent : « Que Dieu te garde, charmante et parfaite créature ! que le ciel, qui t’a réparti tant d’avantages, t’accorde de longues années semées de fleurs et de joie ! tu es digne de toutes les prospérités… » La voix fatidique s’interrompt, et voici que se plaint et verse de tendres pleurs celle dont la naissance réjouit le monde. Les trois Graces s’asseyent près de l’enfant, et pour rappeler le sommeil qui s’est enfui, elles agitent doucement le berceau, en murmurant d’une voix suave :

« Fuyez loin d’ici, Heures maudites[5] ! n’apparais jamais ici, Fortune contraire ! accourez toutes, heureuses conjonctions du ciel propice ! venez voir cette beauté, cette merveille, dont la renommée remplira le monde. Image du créateur dans la créature, tu triompheras de tous les cœurs, toi qui viens de naître parée de mille dons et de mille charmes… »

Ces chants harmonieux enlacent de nouveau dans un doux sommeil les membres délicats de Lianor. Alors s’évanouissent les incorporelles et vaporeuses apparitions. Perdues au milieu de l’air, elles s’effacent tout à coup, laissant le vaste palais dans l’allégresse et resplendissant d’une éclatante lumière… Peu d’instans s’écoulent : trois figures lugubres leur succèdent ; elles pénètrent ensemble dans l’appartement. Leur front est d’une pâleur livide, leur tête est hérissée de couleuvres ; toutes trois poussent des cris qui glacent le sang ; ce ne sont plus des chants de fêtes, ce sont des accens lugubres qui ne présagent que des malheurs : « Graces joyeuses, fuyez ! fuis, bonheur, loin de cet enfant qui ne vient au monde que pour être le sujet d’une tragique histoire ! Que la mort cruelle, farouche, inexorable, perce de ses traits ce sein charmant, ce sein d’albâtre ; qu’après une catastrophe horrible, affreuse, irréparable, Lianor succombe misérablement ! Nous voulons qu’entre toutes les femmes qui ont souffert et qui ont bu jusqu’à la lie la coupe de la douleur, celle-ci soit la plus malheureuse… » Après cette imprécation terrible, elles approchent du berceau et en font trois fois le tour, en effeuillant au-dessus les noirs rameaux du cyprès funèbre et de l’if mélancolique ; puis elles fuient toutes trois, laissant la chambre infectée de leur venin.

Cependant Lianor grandit, et le poète se complaît à décrire sa merveilleuse beauté dans une foule de gracieux détails qui rappellent le pinceau d’Ovide ou de l’Albane. Les plus nobles, les plus vaillans chevaliers aspirent son cœur et ambitionnent sa main. Le plus digne, le plus favorisé est Manoel de Sousa de Sepulveda. L’Amour lui-même a blessé en sa faveur le cœur de la fière Portugaise ; mais le père de Lianor a pris d’autres engagemens pour sa charmante fille ; il l’a promise à un riche et puissant personnage, à dom Luis Falcâo, gouverneur de Diu. Sousa a beau réclamer, au non de la loi divine, la main de celle qui lui a donné son cœur ; Lianor a beau embrasser en rougissant les genoux de son père ; le vieux Garcia de Sa est inflexible : il a engagé sa parole à Luis Falcâo, il la tiendra. Les larmes et la confusion de la jeune fille sont peintes par le poète avec une grace qui ne peut que bien difficilement passer dans une traduction. « Ses yeux laissent échapper des larmes qui, roulant sur ses joues d’albâtre, ajoutent encore, s’il est possible, à sa beauté. Ainsi, par une matinée d’avril, on voit souvent la rose empourprée étaler son calice odorant rempli d’une ondée légère, d’une céleste rosée qu’y a déposée la nuit froide et humide ; les gouttes cristallines recueillies par la feuille embaumée et vermeille ressemblent à des perles transparentes qui embellissent la fleur d’un charme nouveau. »

Le vieux Garcia entoure sa fille d’actifs surveillans, afin d’empêcher toute communication entre elle et Manoel de Sousa ; mais, comme le remarque spirituellement le poète, « bien puissante est la cupidité : tours ni murailles, il n’est rien que l’or n’escalade. » Les mille argus qui ont sans cesse les yeux ouverts sur Lianor ne peuvent empêcher de parvenir jusqu’à la captive celle qui, les mains pleines de dons, apporte la lettre attendue. Non, jamais la mère qui a déjà pleuré la mort de son fils, et qui, en pénétrant dans l’appartement fatal qu’attriste l’absence de son enfant, le retrouve le front riant et radieux, ne sentit son cœur inondé d’une joie semblable à celle qu’éprouve Lianor en recevant la lettre des mains de la confidente. Cette longue lettre de l’amant et la réponse de la maîtresse, que leur étendue m’empêche de transcrire, sont deux charmans morceaux, composés en tercets rimés, qui rappellent les plus fraîches poésies d’amour de Boscan et de Camoens. Sousa, en voyant une aussi persévérante fidélité dans un sexe si enclin au changement, se regarde, avec raison, comme le plus fortuné des hommes ; mais par quels moyens pourra-t-il vaincre les résolutions de ce père obstiné ? Rien ne lui paraît possible tant que son rival verra le jour. Malheur donc à Luis Falcâo !

Ici va commencer l’emploi de ces machines épiques qui nous semblent aujourd’hui si froides et si choquantes, et qui paraissaient ingénieuses et poétiques au XVIe siècle. Une mort violente, un assassinat, dont la rumeur publique accusa Manoel de Sousa, délivre les deux amans de l’obstacle qui s’opposait à leur bonheur. On peut lire dans l’histoire de l’Inde de Diogo do Couto[6], sous la date de 1548, comment, un soir d’été, le gouverneur de la citadelle de Diu, assis dans son cabinet dont la porte était entr’ouverte, ayant sur ses genoux un jeune enfant (son fils naturel), tomba frappé mortellement d’un coup de feu tiré du dehors, sans qu’on ait pu découvrir qui avait été le meurtrier. Pour voiler cette partie délicate de son sujet, Corte Real suppose, à la manière des épiques latins, que l’Amour a décidé la perte de Luis Falcâo. Par le conseil de Vénus, il vole avec son frère, Antéros, dans l’île de la Vengeance où réside Rhamnusie. Ce voyage donne occasion au poète de placer ici une digression assez fastidieuse sur la géographie du globe. Après avoir obtenu de Rhamnusie l’assistance de la Haine, de la Colère et de la Détermination, cette déesse à double visage, dont l’un est héroïque et l’autre atroce, ils retournent à Paphos, où Vénus a disposé pour son fils un foudre que lui a donné Vulcain ; Antéros court à Diu, où il tue Luis Falcâo, à la stupéfaction de l’Inde entière. Dans le récit du meurtre et dans la peinture du désordre qui en est la suite, le poète retrouve la vivacité de couleurs et la naïveté de touche qui sont l’heureux caractère de son talent :

« Messagère de la mort, la foudre part et fend les airs en sifflant ; elle atteint le cœur libre et calme de Falcâo ; elle pénètre à l’endroit d’où l’ame peut le plus facilement sortir. Laissant les entrailles déchirées, elle traverse les côtes et disparaît sans avoir été aperçue. Le noble Falcâo tombe, il pousse un lugubre gémissement, il veut en vain parler : la mort a rompu les liens du corps, et l’ame prisonnière est délivrée. Ce grand désastre est aussitôt connu ; les esclaves et les serviteurs de Falcâo accourent fondant en larmes. Tout à coup s’élèvent mille clameurs ; des cris lamentables fendent les airs ; dans toute la forteresse se répand le bruit de cet événement épouvantable. Le peuple, consterné, à la nouvelle de ce grand et soudain malheur, afflue de toutes parts. Là viennent à la hâte les amis de Falcâo, qui, par leurs larmes, font éclater le chagrin qu’ils ressentent. Les portes s’ouvrent ; une multitude de tout âge, de tout sexe, se précipite. Les braves soldats, exaspérés, arrivent bouillonnant de fureur, munis de leurs armes, et tous, en contemplant le cadavre étendu, baigné dans son sang, crient vengeance. Déjà des flambeaux, des torches enflammées répandent partout la lumière ; dans les recoins les plus cachés, on cherche avec diligence l’auteur secret de cet odieux attentat. Peines inutiles ! vains efforts ! L’enfant ailé, après sa victoire, a pris son vol vers Cypre. On soupçonna, néanmoins, que dans cette conjoncture déplorable l’Amour seul était l’homicide. »

De ville en ville, la fatale nouvelle arrive à Gao, où elle est parmi le peuple et la noblesse un grand sujet de scandale. On demande un châtiment exemplaire pour un forfait aussi audacieux ; mais, comme le remarque le poète dans les premiers vers de son quatrième chant, qui rappellent les moralités piquantes des prologues de l’Arioste, rien ne résiste au temps : il triomphe de tout, il détruit, il efface, il consume tout ; il plonge dans l’oubli les grandes pertes, les grandes passions, les grandes douleurs. À peine quelques jours se sont-ils écoulés, et déjà s’est apaisée la tempête. Ce crime inoui, ce meurtre qui excitait l’horreur, est sorti de toutes les pensées ; il n’est déjà plus gravé que dans la mémoire éternelle du juge souverain. Sousa ose demander au père de Lianor de consentir à ce qu’il ne peut plus refuser. Le vieillard, en effet, voyant ses projets anéantis par la mort de Falcâo, consent à l’union de sa fille et de Sousa, et renferme en son ame sa muette tristesse.

L’histoire confirme de tous points cette avant-scène du drame. On lit dans Diogo do Couto[7], sous la date de 1549, que « le vieux Garcia de Sa, sentant sa fin prochaine (il mourut dans l’année même), accorda la main de dona Lianor d’Albuquerque, sa fille aînée, à Manoel de Sousa de Sepulveda, avec qui, dit-on, elle était déjà mariée à l’insu de son père. » L’historien ajoute que la ville de Goa donna à cette occasion les fêtes les plus splendides. Le poète, de son côté, ne consacre pas moins de deux chants à la description des cérémonies du mariage et au récit des divertissemens offerts aux nobles époux, soit par les habitans portugais de Goa, soit par la population indienne. Dans toute cette peinture des magnificences nuptiales, Corte Real déploie la souple variété de style et la richesse de coloris que l’on a déjà pu reconnaître dans son talent. Ne pouvant reproduire ici la description variée des jeux indiens et des tournois portugais, je me borne à extraire les traits principaux de la peinture des deux jeunes fiancés dans le jour solennel.

« Lianor part de la maison paternelle ; tous la contemplent émerveillés. Les graces embellissent sa marche ; ses blonds cheveux forment autour de sa tête des tresses ondoyantes, auxquelles se marient des perles dont la richesse n’est égalée que par l’art qui a présidé à leur monture. Elle porte des boucles de diamans dont les feux aveuglent les regards. Elle lève les yeux ; les traits qu’ils lancent portent le trouble dans toutes les ames. Sa robe, dont les longs plis traînent jusqu’à terre, selon la mode française, est d’une étoffe de soie dont les nuances font pâlir les teintes de la prairie ; elle dessine les formes et les contours de la taille jusqu’à la ceinture ; de là elle tombe à terre en tournoyant. Ses larges manches, crevées en mille endroits, sont réunies par des perles d’une grosseur extraordinaire… Le jeune époux porte des hauts-de-chausses et un pourpoint brodés d’or ; sur ce dernier est jeté un riche vêtement de cachemire, où resplendissent, en guise de boutons, mille diamans ; sa toque, surmontée d’un gai panache blanc, est, ainsi que son manteau, de la couleur de la neige. Il porte à son cou une médaille sur laquelle est gravée cette devise : Maintenant tout est peu. À son côté brille une épée dont le fourreau est de cristal, ouvrage sur lequel l’art a épuisé tous ses secrets. Son linge et ses gants répandent un parfum délicieux… » Nous avons dit que Corte Real unissait les talens du peintre à ceux du poète ; Barbosa Machado rapporte que de son temps la ville d’Evora conservait, comme preuve de l’habileté pittoresque du poète, un tableau représentant saint-Michel, placé dans la chapelle das Almas de la paroisse Saint-Antoine. Certes, en lisant les gracieux détails de la toilette demi-européenne et demi-orientale des deux époux, détails qui n’excluent pas l’étude plus importante des passions et des sentimens, il est aisé de reconnaître dans Corte Real, ainsi que l’a remarqué avant moi M. Ferdinand Denis, tout à la fois un émule d’Ovide et un élève d’Antonio de Hollanda.

Quelques années s’écoulent, années de bonheur, qui donnent à Sousa et à Lianor deux tendres rejetons, gages charmans de leur amour. Ce fut alors que, poussé par les secrets desseins de la Providence, Sepulveda eut la funeste idée de quitter le port de Cochin, où l’avaient appelé des devoirs militaires, et de rentrer, avec Lianor et ses deux enfans, en Portugal. Ici se termine toute la partie heureuse et riante du poème : nous allons désormais descendre dans une vallée d’expiation, de souffrance et de deuil.

Un grand concours de peuple, d’amis et de parens, accompagne les jeunes époux sur le rivage ; on les entoure, on échange des paroles de regret et d’adieu. Tous demandent au ciel qu’il les conduise sains et saufs aux rives désirées du Portugal ; mais ces souhaits de l’amitié, ces pieuses prières, ne peuvent arriver jusqu’au trône de l’Éternel : un crime arrêtait leur essor… On voit combien l’auteur reste partout fidèle à la pensée chrétienne. Eh bien ! cependant, les désastres qui vont suivre, juste châtiment d’une action impie, le poète essaiera de leur donner pour moteurs les plus futiles et les plus vieux ressorts de la mythologie classique. Les flots du Cap dont la fureur va briser le puissant galion, ce ne sera point la justice divine qui les soulèvera contre un grand coupable impuni ; c’est le vieux Protée, amoureux des charmes de Lianor et dédaigné par elle, qui excitera contre l’ingrate beauté la colère de Neptune ; c’est la jalousie de Thétis, de Doris et d’Amphitrite, qui forcera l’imbécile Éole à déchaîner les vents contre le vaisseau que commande Sepulveda, et qui porte sa famille, ses amis, ses serviteurs et ses richesses. Dans le tableau de la tempête et des divers incidens de ce mémorable naufrage, tout l’avantage d’un récit clair, concis, pittoresque, appartient à Diogo do Couto. En général, les historiens et les voyageurs portugais excellent dans les relations de mer, simples, vraies, colorées, terribles. Il est pourtant juste de dire qu’en prenant soin, comme nous allons faire, de dégager cette partie de l’œuvre de Corte Real de l’échafaudage mythologique qui la dépare, on peut tirer du poème une peinture inférieure, il est vrai, à celle de Diogo do Couto, mais vive encore et frappante de mouvement et de vérité.

En approchant des funestes parages du cap de Bonne-Espérance, le pilote est assailli par une vision menaçante. Il observe le ciel étoilé ; il y lit des présages effrayans. La lune est sanglante ; des comètes jettent des lueurs funèbres. Ces signes plongent le marin dans la terreur ; un froid mortel parcourt ses veines et lui donne les teintes d’un cadavre. Au retour du soleil, les tristes oiseaux de nuit continuent de voler en cercle au-dessus du navire ; ils s’attaquent avec leurs serres aiguës et tachent les blanches voiles d’une pluie de sang… Le vaisseau s’apprêtait à doubler le cap, quand les vents déchaînés se précipitent sur la mer et la bouleversent. Le ciel se couvre de nuées épaisses et lourdes ; les vagues grossies et enflées se soulèvent. Le navire commence à être en péril : ses flancs gémissent sourdement. Aussitôt le sifflet aigu retentit ; la voix du maître s’élève ; les matelots accourent. Les vents furieux attaquent le vaisseau par l’arrière, par l’avant, par les côtés ; leur violence colle les voiles aux mâts : le navire recule. Le ciel s’ouvre en mille endroits, et laisse échapper les éclairs et la foudre ; une grêle de pierres tombe au milieu d’un torrent d’eau. Toutes les voiles se déchirent au moment qu’on s’efforce de les serrer ; les marins courageux sentent la sueur couvrir leurs membres. Trois des chaînes qui retiennent le gouvernail sont brisées. Le galion révolté n’obéit plus à la barre ; il se penche, il se met en travers. Le maître et le pilote accourent ; les matelots s’élancent, hélas ! en vain : ils tombent les uns sur les autres et se blessent mutuellement. Alors trois vagues formidables tombent en plein sur le vaisseau : elles rompent, elles mettent en pièces les puissans et utiles appareils. « Ô Dieu suprême ! s’écrie le poète (on voit que Corte Réal oublie pour le moment Neptune et Amphitrite, ô Seigneur ! accordez-moi votre assistance, pour que je puisse narrer dans toute leur vérité ces déplorables événemens ! » L’ouragan excité par Éole frappe le grand mât ; dans les cordages, un sifflement horrible se fait entendre : le géant des forêts, transplanté sur le vaisseau, mugit et tombe brisé en mille éclats. La haute mâture, les pointes qui touchent orgueilleusement la nue, s’humilient maintenant au milieu des ondes. En ce moment une lame énorme, irritée, monstrueuse, assaillit le navire déjà affaissé ; elle donne en plein dans la poupe, rompt, brise, disperse le gouvernail, et, franchissant les hautes hunes, retombe sur le pont et y forme un lac dans lequel l’équipage abattu est presque noyé. Tous poussent un cri vers le ciel : « Ô Dieu puissant ! ô père miséricordieux ! ayez pitié de nous ! » Spectacle affreux et déchirant ! entendre les sanglots des femmes, voir le vaisseau englouti reparaître pour recommencer une nouvelle lutte ! Enfin le malheureux galion heurte violemment contre un rocher. Ce choc épouvantable, gros de malheurs, a porté du côté où la belle Lianor presse ses jeunes enfans dans ses bras. La douleur et l’effroi ont glacé le sang dans ses veines : ses yeux, dont l’éclat triomphait de tous les cœurs, se ferment à la lumière. Sur son charmant visage, les couleurs de la rose font place à une pâleur mortelle. Telle une tendre fleur dans la prairie verdoyante, quand le pied d’un farouche animal l’a foulée, languit triste, fanée, sans vigueur. Sousa vole à son secours ; il oublie le danger commun ; il ne craint que celui-là. D’un côté, il prévoit la perte de son équipage ; de l’autre, la mort de celle qui est sa vie. Placé entre ces deux maux, il implore la grace et le secours de Dieu ; il ordonne que la grande chaloupe soit lancée à la mer, car le navire est sans ressource. Il prend dans ses bras le cher fardeau de Lianor évanouie ; il saisit ses deux petits enfans, autrefois gages si doux, aujourd’hui surcroîts de douleur. Aidé de vingt hommes robustes, il s’élance avec eux dans la frêle embarcation. Ceux qui restent sur le navire, poussent un long cri de détresse. La chaloupe à peine arrivée à terre, retourne au vaisseau. Les naufragés s’y précipitent ; c’est la planche de salut que chacun s’efforce de saisir. Diogo do Couto nous apprend que la barque fit ainsi trois heureux voyages. Mais c’en est fait : un violent et dernier effort des vagues triomphe du vaisseau et détruit à la fois la machine superbe et malheureuse et la chaloupe secourable. La mer engloutit tout dans ses abîmes ; elle garde plusieurs cadavres, et montre à sa surface quelques infortunés presque mourans. Ceux-ci s’attachent à quelques débris du navire qui surnagent ; ils implorent la bonté divine pour qu’elle sauve au moins leurs ames. Les flots et les vents poussent à la côte nombre d’hommes froissés et déchirés par les planches garnies de clous que les vagues rejettent, les lourdes ancres elles-mêmes sont lancées du fond des eaux sur le rivage. Le fort capitaine court en aide où le danger est le plus pressant. Le chroniqueur, plus exact encore ici que le poète, n’oublie pas de mentionner l’ordre que donne Sepulveda de sauver surtout les armes.

À terre, son premier soin est de faire entourer de planches le lieu qui sert d’asile aux naufragés. Déjà la pierre laisse échapper le feu qu’elle recèle, déjà la fumée s’élève, déjà ceux qui ont le plus souffert réchauffent leurs nerfs engourdis. Le capitaine décide qu’on n’entreprendra rien avant que les plus abattus soient remis de leurs souffrances. En attendant, il envoie deux Portugais reconnaître la contrée et voir si l’on peut espérer de recevoir des naturels des vivres et des secours. Les éclaireurs reviennent ; ils n’ont rencontré que des huttes misérables et des signes hostiles. Sousa cache à tous et surtout à Lianor les inquiétudes qui le déchirent ; mais elle a deviné sa douleur, car une grande douleur ne se cache jamais. Sept jours s’étaient écoulés, lorsqu’ils aperçurent dix Cafres menant une vache enchaînée. Tous pensent avec joie que c’est un secours que leur envoie le ciel ; mais ce bien, hélas ! n’était qu’un leurre. Au moment où les Cafres allaient céder la vache, non pour de l’or qu’ils méprisent, mais pour du fer, d’autres naturels surviennent et s’écrient : « N’achetez pas de ces hommes faux ce que la mer vous offre pour rien sur le rivage. » Et aussitôt tous se retirent. Sousa, en équitable et prudent capitaine, ne voulut pas qu’on employât contre eux la violence.

Cependant l’état des malades et des blessés s’améliore. Tous enfin peuvent supporter les fatigues du long voyage qu’il faut entreprendre. Il s’agit de regagner les établissemens portugais, ou, au moins, de chercher à l’est la rivière de Lourenço-Marques, où les habitans de Sofala se rendent fréquemment pour trafiquer. Sousa réunit donc tous les naufragés et leur parle ainsi : « Seigneurs et amis, vous voyez le misérable état où nous sommes réduits. J’espère que la miséricorde divine, en qui je mets toute ma confiance, nous réserve un meilleur avenir. Il est certain que c’est par la volonté de Dieu que nous souffrons tous ces maux, car rien ne se meut dans l’univers que par la volonté du Très-Haut. Oui, je le confesse, la cause de nos malheurs ce sont mes péchés. Ô Dieu souverain ! Puisse la punition que je mérite être rachetée par l’innocence de ce jeune enfant ! (Et en parlant ainsi, il élevait un de ses fils dans ses bras et affichait au ciel ses yeux pleins de larmes.) Ô Dieu très clément, puisse cette pure créature, qu’aucune faute n’a jamais souillée, apaiser votre colère !… Par vous, ô divin, nous avons été sauvés de la tempête et déposés sur cette terre secourable, quoique barbare. Compagnons, vous savez quels dangers nous avons courus ; le vaisseau entr’ouvert, la mer furieuse, implacable, les vents mugissans, nous tous exténués, abattus, presque morts. Dieu, cependant, nous a arrachés au péril ; le génie humain, la force d’un bras mortel auraient été impuissans. Si donc le Seigneur nous a préservé des dangers les plus graves, ne redoutons pas ceux qui nous restent à affronter. J’ai une foi entière dans la miséricorde divine : tous ensemble Dieu nous conduira vers les lieux où son saint nom est adoré. Ceux qui succomberont dans le voyage incertain, pénible, que nous entreprenons, ceux-là, par la vertu du sang du Christ, jouiront de la vie éternelle… Amis, je vous ai rassemblés tous, pour prendre une détermination commune. Le moyen de salut auquel nous avions d’abord songé consistait dans la construction d’un radeau ; mais la fureur des vagues a rendu ce projet impraticable. Dans la conjoncture présente, où, pour vous et pour moi, il s’agit de la vie, je ne résoudrai rien, je ne ferai rien, sans prendre vos conseils. Ce que je vous demande, c’est que nous marchions tous ensemble et que vous ne m’abandonniez pas. Le devoir vous ordonne de suivre votre capitaine ; cependant je vous le demande comme une faveur. Je ne pourrai marcher aussi vite que vous qui n’avez pas d’enfans ; dona Lianor, ma femme, n’a pas non plus en partage autant de force que nous. Nous marcherons donc ensemble ; ensemble nous affronterons le sort et surmonterons la cruelle fortune. » Un murmure de compassion accueillit ces dernières paroles. Tous jurèrent de ne point se séparer et de périr ou de se sauver ensemble.

Aussitôt une lance est arborée ; on y suspend une bannière représentant Jésus sur la croix. À cette vue, une même acclamation sort de toutes les bouches ; tous les bras se tendent vers l’image sacrée. Manoel de Sousa marche à l’avant-garde, à la tête de quatre-vingt-quatre braves Portugais et de cent esclaves indiens qui portent tour à tour dona Lianor et ses jeunes enfans, facile et léger fardeau. Mais combien Lianor a perdu de ses charmes ! Son visage, où naguère s’épanouissaient les roses, offre la pâleur de la neige. Derrière eux s’avance Christophe Fernandez avec une troupe faible, presque incapable de défense. Pantaléon de Sa, jeune et vigoureux chevalier, commande l’arrière-garde, composée de deux cents braves, dont soixante-dix sont Portugais. Pendant douze jours, la troupe chemine dans cet ordre, au travers de stériles solitudes, de durs rochers, de hautes montagnes, de profonds précipices. Ils sont forcés de tourner de larges rivières dont ils ne peuvent passer à gué les eaux pour raccourcir leur route. Ils ont déjà fait cent lieues, et ne se sont approchés que de trente du point qu’ils cherchent à atteindre. Cependant les vivres et l’eau manquent ; les forces de plusieurs diminuent ; quelques-uns, exténués de lassitude, tombent sur la route, où ils seront la proie des tigres et des autres monstres du désert. Parmi ceux qui ne peuvent suivre la caravane, se trouve un noble adolescent, fils du capitaine, né d’une autre femme ; son père le pleure sans pouvoir le sauver. Au milieu de cette marche si pénible, la troupe est entourée tout à coup et attaquée par une bande de Cafres. Le combat est vif et la victoire long-temps disputée ; mais les armes et la valeur des Portugais finissent par mettre en fuite cette horde avide de pillage. De nombreux cadavres, surtout africains, jonchent le sol. Cependant, deux nobles Portugais, Sampayo et Diogo Mendes Dourado trouvèrent là une tombe honorable. Après l’action, Sousa rejoint sa tremblante compagne qui, pendant la bataille, priait la reine du ciel. Lianor prodigue à son époux de douces caresses, craintive encore du péril passé. Avec la blanche et large manche de sa tunique elle rafraîchit le front embrasé du fier capitaine ; elle ne peut se rassasier de le regarder, car elle voit encore les coups d’épée, elle entend encore les cris du combat.

Jusqu’à présent, Corte Real a suivi à peu près à la trace les traditions orales ou écrites ; mais il croirait renoncer à la palme de l’épopée, s’il ne mêlait à son récit, comme il a fait dans la tempête, quelques fictions mythologiques. Il suppose que le courage et la beauté de Lianor inspirent une sorte d’admiration, d’amour même, à la rude et sauvage nature africaine contre laquelle elle est en lutte. C’est dans l’agreste dieu Pan et dans les Faunes et les Sylvains, ses sujets velus, qu’il tente de personnifier le génie monstrueux du sol brûlé de l’Afrique. Cette bizarre imagination, exécutée, par malheur, avec une verve trop bucolique et trop molle, n’est pas parvenue à conserver sa signification cosmogonique. Les plaintes langoureuses du dieu des bergers, écho affaibli des idylles de Diogo Bernades, ne semblent qu’un tribut inopportun payé à la passion des Portugais d’alors pour l’églogue. Il n’aurait fallu rien moins que le génie de Dante ou de Camoens pour rendre palpable et vivante l’idée profonde et bizarre de Corte Real, et faire comprendre cette pitié passionnée que le poète prête au désert pour sa victime.

La triste caravane continue sa route incertaine, exposée continuellement aux attaques des bêtes sauvages et aux embûches des Cafres encore plus féroces. Quel spectacle déchirant pour Sousa et pour dona Lianor, que de voir leurs pauvres petits enfans abattus par les privations et par la fatigue, le regard morne et trouble, enveloppés de la pâleur comme d’un linceul ! Lianor elle-même, ce trésor de beauté, il lui a déjà fallu faire trois cents lieues au travers de rochers et de forêts impraticables, et cependant, malgré la faiblesse de son sexe, c’est elle qui soutient le courage de tous, elle qui relève les forces défaillantes, elle dont la douce voix rappelle la vigueur là où il n’y a plus qu’un souffle. Enfin, après plusieurs mois de marches dangereuses dans un pays stérile et inhabité, les Portugais, décimés par la mort, arrivent dans une aldée où règne un Cafre loyal et compatissant, qui les accueille avec bonté. Ils pourraient attendre là sans péril l’arrivée des négocians européens, car ils ont atteint, sans le savoir, hélas ! la rivière de Lourenço-Marques ; mais tant de fatigues, d’inquiétudes et de misères ont ébranlé et affaibli le jugement du capitaine. Reçu en ami par cette peuplade, il redoute des piéges et craint l’habituelle perfidie de ces sauvages. Le poète suppose ici que deux rêves prophétiques ont ajouté aux perplexités de Sepulveda. Dans un des courts momens de sommeil que lui ont laissé ses chagrins, il a pénétré en songe dans deux vastes enceintes ; l’une est le palais de la Vérité qu’habitent les patriarches, les prophètes, les évangélistes, les apôtres, les saints, les docteurs de l’église, et les principaux théologiens catholiques ; l’autre est le palais du Mensonge, où se pressent les fondateurs de fausses religions, les schismatiques, les hérésiarques et la foule des nouveaux hérétiques. Cette allégorie, dans le goût assez froid du tableau de Cebes, allonge le poème sans grand profit pour l’intérêt. Sousa a bien rencontré dans le palais de la Vérité le chef loyal qui lui prodigue une si cordiale hospitalité et le convie à la prolonger ; mais il confond ce digne chef avec le Cafre perfide qu’il a vu dans le palais du Mensonge. Pour mettre fin à ses incertitudes, Sepulveda assemble ses compagnons et leur expose les bienveillantes propositions de leur hôte. Ce roi ne met d’autres conditions au séjour des Portugais dans ses domaines que leur assistance dans une guerre qu’il soutient contre un cruel voisin. On délibère : quelques-uns pensent qu’il faut accepter ces offres, que pendant cette halte on pourra se refaire de tant et de si longues fatigues. La belle et judicieuse Lianor partage cet avis. D’autres le repoussent, et soutiennent qu’il ne faut s’arrêter qu’après avoir atteint les rives du Lourenço Marques. Cette funeste opinion l’emporte ; le départ est résolu ; seulement le capitaine ne peut refuser le secours que réclame de lui son hôte généreux. Pantaléon de Sa, avec trente Portugais choisis, assure la victoire à leur allié.

Ici Corte Real a introduit une des grandes machines obligées de toute épopée classique, la vision de l’histoire nationale, sorte de grande lanterne magique dont, suivant le sujet, le poète ne fait que changer les verres. Un vieillard, après la victoire, conduit mystérieusement Pantaléon de Sa dans une grotte où apparaît sculptée sur le granit toute l’histoire passée et future du Portugal. Ce qui me frappe surtout dans cette longue digression, semée d’ailleurs de beaux détails, c’est l’habileté particulière avec laquelle Corte Real a su éviter de repasser sur les traces de Camoens. Quel procédé a-t-il employé pour échapper à un si dangereux parallèle ? Il a eu soin d’appuyer légèrement sur les gestes célèbres des rois portugais. Ce qu’il développe avec complaisance et colore avec vigueur, ce sont quelques faits moins connus où éclatent le courage et la loyauté de certains vassaux, légendes naïves, quelquefois plaisantes, toujours héroïques. Mais le poète est surtout admirable, quand dépassant la date où s’est arrêté Camoens, il arrive à la funeste expédition en Afrique du jeune roi dom Sébastien et décrit la dernière grande bataille du Portugal. Le tableau qu’il déroule de la sanglante journée d’Alcacer-Quebir, où l’on s’aperçoit bien qu’il a combattu, est une des plus belles peintures de guerre qui soit sortie de la main d’un poète.

Après cette vision, Pantaléon de Sa rejoint ses compagnons, qui se disposent à continuer leur route. Le bon roi cafre leur fournit à regret des barques et des rameurs pour traverser le premier bras du Lourenço-Marques, qu’ils vont chercher et dont ils s’éloignent. Arrivés au milieu du fleuve, où le lit est le plus profond et le plus transparent, l’eau limpide et pure commence à s’agiter par un bouillonnement intérieur. On aperçoit au fond des têtes entourées, non pas de roses ou de fleurs agréables mais de sombres roseaux et d’herbes fanées ; puis, s’élevant davantage, surnagent, à la grande admiration de ceux qui sont témoins d’un tel prodige, des naïades, qui font doucement retentir un concert de plaintifs instrumens. Leurs fronts abattus témoignent de leur tristesse ; elles disent : « Où vas-tu, capitaine, avec ces hommes infortunés ? où t’emporte le malheur dans ta course rapide ? Tu vas au-devant d’un désastre certain. Retourne, ah ! retourne en arrière, malheureux ! Déjà la Parque lève son bras inflexible. Aie pitié de tes jeunes enfans, qui n’ont pas connu le bonheur, aie pitié de celle dont, par une faveur divine, tu es devenu l’époux ! Retourne sur tes pas, si cela t’est possible ; mais tout est possible au libre arbitre : il surmonte l’influence du ciel même… » Inutiles conseils ! les barques ont touché l’autre rive ; la malheureuse caravane rentre dans le désert, dans la famine, dans le désespoir. Bientôt elle atteint un autre bras du fleuve. L’eau, hélas ! en est saumâtre. Ils ne peuvent s’en procurer un peu de douce qu’en la puisant à de rares fontaines où ils la disputent aux lions et au tigres. Ayant aperçu trois embarcations sur le fleuve, ils demandent aux naturels qui les montent de les conduire sur l’autre bord ; ceux-ci y consentent : seulement, à cause de la nuit, le passage est remis au lendemain. Encore une nuit de trouble, d’anxiétés, de pressentimens funèbres pour l’inquiet capitaine. Ses yeux se refusent au sommeil ; il croit entendre la voix menaçante du fleuve. Le matin venu, il se lève, mais non pas tel qu’il était la veille : tant de maux sans espoir ont fini par bouleverser sa raison. Il monte cependant dans une des barques avec Lianor et une partie de la troupe. Les autres bateaux se chargent du reste, tous partent ensemble et marchent de front. Au milieu du fleuve, les rameurs qui conduisent la barque de Sepulveda et de sa famille s’écartent un peu des autres pour éviter un bas fond. Celui-ci, que les chagrins aveuglent, soupçonne un piége. Furieux, il tire son épée et veut punir ce qu’il croit une trahison. La peur court dans les veines des Cafres, qui ne peuvent comprendre la cause de cette brusque attaque. Éperdus à la vue de l’épée qui flamboie, ils s’élancent et plongent dans la paisible rivière, et bientôt reparaissent demi-morts à la surface. Ainsi, quand, au milieu des herbes paisibles, les grenouilles babillardes remplissent l’air de leurs cris discordans, si, par hasard, un bruit se fait entendre, s’il passe à côté d’elles un troupeau qui cherche la prairie, elles cessent leur chant rauque, et, toutes pressées d’éviter le péril inconnu, plongent au fond du marais fangeux ; mais bientôt elles reparaissent craintives et lèvent leurs têtes humides pour voir si elles peuvent reprendre le poste qu’elles occupaient naguère en sûreté. De même les Cafres, cachés au fond de l’eau, se remontrent tremblans et cherchent la cause de cette tempête imprévue. Le capitaine, toujours furieux et bondissant de colère, ne cède qu’aux larmes et aux prières de Lianor. Quiconque, dans un autre temps, eût vu ce noble guerrier, franc, affable, d’un commerce facile, et serait maintenant témoin de ses emportemens désordonnés, ne pourrait (eût-il le cœur aussi dur que le diamant) se défendre d’un sentiment d’amère tristesse et de pitié.

À peine le malheureux capitaine et ses compagnons ont-ils pris terre, qu’ils rencontrent une troupe de deux cents Cafres, conduits par le chef déloyal qui est apparu en songe à Sepulveda dans le palais du Mensonge ; mais le noble seigneur ne le reconnaît pas, parce que sa mémoire est affaiblie. Les Portugais demandent aux Cafres des vivres et de l’eau : on leur en accorde ; mais le chef leur interdit l’entrée de son aldée, sous prétexte qu’il n’est pas permis aux Cafres d’admettre des chrétiens au milieu d’eux. Sepulveda se dispose à aller camper à quelque distance. Le Cafre rusé y consent ; mais il insiste pour qu’ils ne restent pas tous réunis sur un même point, à cause de la sécheresse et de la stérilité du sol. De plus, pour ne pas effrayer les indigènes, il faut que les Portugais déposent leurs armes en un lieu sûr, où ils les reprendront quand l’arrivée d’un navire européen amènera pour eux l’instant du départ. On le voit, l’heure approche où le crime commis sur le noble Luis Falcâo va être expié. Réunis en conseil, les Portugais délibèrent sur la remise de leurs armes. En ce moment, le sang versé crie vengeance, et ces paroles arrivent aux pieds du juge suprême : « La justice humaine est aveugle et timide ; elle est désarmée devant les puissans criminels ; vous seul, Seigneur, vengez ceux qui n’ont de recours qu’en vous. » Le juge souverain est ému ; il envoie sur la terre le terrible exécuteur de ses décrets, le Châtiment divin ; son emploi est de venger les crimes secrets. Ce ministre saint et formidable fend les nues et vient se placer au-dessus du lieu où les Portugais tiennent conseil. Suivant les uns, livrer leurs armes à un tel peuple, ce serait folie ; suivant les autres, résister à l’injonction des Cafres serait périlleux. L’incertitude est extrême. En ce moment, le Châtiment divin, agitant son épée céleste, fait jaillir des éclairs qui éblouissent et qui aveuglent tous ceux sur qui pèse le souvenir d’un crime. Le terrible vengeur n’épargne que Pantaléon de Sa, dont la conscience est pure, et dona Lianor, qui est femme et qui a beaucoup souffert. Préservés de l’aveuglement tous deux s’opposent en vain à la remise des armes L’homicide résolution est prise. À peine exécutée, les Cafres accourent, nombreux, avides. Ils disséminent les Portugais et les poussent par troupes de six ou dix dans des lieux où ils peuvent les dépouiller sans résistance. Les malheureux alors, sans plus d’espoir de salut, se séparent et se dispersent. Quelques-uns seulement réunis et guidés par Pantaléon de Sa, reverront le Portugal ; les autres périront, au milieu des rochers sauvages, sous la dent des lions et des panthères. Le chef perfide s’empare de l’or, de l’argent, des pierreries de Sepulveda, et lui ordonne de partir avec les dix-sept compagnons qui lui restent ; il ne leur laisse que leurs vêtemens, dont il n’ose les dépouiller. Cette troupe misérable chemine vers la mer, qu’elle ne tarde pas à apercevoir ; mais là les attend le dernier coup de la fortune. Du fond des bois s’élance sur eux une horde qui achève de les dépouiller. Lianor elle-même est laissée nue sur le rivage. Ici le poète a voulu embellir ce sombre dénouement par une dernière et malheureuse fiction. Il suppose que le soleil, ou, comme il l’appelle, Apollon, voyant les blanches épaules et le corps charmant de Lianor, s’éprend d’une passion qui lui fait oublier Daphné[8]. Il faut l’avouer, Corte Real se montre, dans ces inventions mesquines, bien inférieur à la simple et touchante beauté du récit de Diogo do Couto. Je ne puis résister au désir de mettre sous les yeux du lecteur la page suivante de l’historien.

« Manoel de Sousa, avec ceux de sa compagnie, suivait le chemin de la rivière de Manheça, dans l’intention d’y faire halte, si le chef de cette contrée voulait le lui permettre. Tout à coup une bande de Cafres fond sur eux. En un instant, ce qui était resté sur leurs corps fut pillé, et on les laissa nus. Quand les Cafres vinrent à vouloir porter la main sur les vêtemens de dona Lianor, celle-ci fit une résistance désespérée, se défendant avec ses mains et avec ses dents, comme une lionne pressée par la douleur. Aussi bien aimait-elle mieux qu’on la tuât que de souffrir qu’on la dépouillât de ses habillemens ; Manoel de Sousa de Sepulveda, voyant sa femme bien-aimée dans cette détresse et ses petits enfans qui pleuraient à terre, recouvra, sans doute par l’excès de sa profonde douleur, un rayon de son intelligence, comme il arrive à la lampe près de s’éteindre, qui jette une vive et dernière clarté. Retrouvant donc quelque peu son jugement, Sousa s’élance vers sa femme, et, la prenant entre ses bras, il lui dit : « Madame, laissez-les faire, et, rappelez-vous que tous nous venons nus en ce monde. Puisque telle est la volonté de Dieu, consolez-vous, car il permettra que ces maux nous soient comptés pour pénitence de nos péchés. » Lianor, entendant ces paroles, cessa de résister. Ces brutes inhumaines ne lui laissèrent pas le moindre vêtement pour se couvrir. Se voyant ainsi nue, elle s’assit à terre et répandit ses beaux cheveux sur son corps, inclinant la tête, afin qu’ils pussent la couvrir. Puis, avec ses mains, elle fit une fosse dans le sable et s’y enfonça jusqu’à la ceinture. Les hommes de la compagnie, voyant dona Lianor en cet état, se retirèrent pleins de tristesse et de pitié ; mais elle, apercevant André Vaz, le pilote, qui s’éloignait avec les autres, l’appela et lui dit : « Vous voyez, pilote, en quel état nous sommes et que nous ne pouvons aller plus loin. Il me paraît que la volonté de Dieu est que nous mourions ici, moi et mes enfans, à cause de mes péchés. Allez en paix, tâchez de vous sauver avec l’aide de Dieu ; et si jamais vous parvenez à revoir l’Inde ou le Portugal, racontez dans quelle situation vous nous avez laissés, Manoel de Sousa et moi, ainsi que nos enfans. » André Vaz, navré de douleur à ce pitoyable spectacle, tourna le dos sans répondre, et s’éloigna baigné de larmes. »

Assurément ce simple récit vaut mieux que tous les enjolivemens mythologique du poète. Cette chaste tombe que la jeune femme chrétienne se creuse elle-même dans le sable, ce geste pudique qui est resté dans toutes les mémoires[9], comme le trait le plus sublime de la légende, sont d’une bien autre poésie que les madrigaux dont Apollon poursuit cette pauvre femme expirante. Heureusement, dans la peinture de la mort et des obsèques de Lianor, le poète a su rester presque aussi simple et aussi touchant que l’historien.

Sepulveda entre dans une épaisse forêt pour y chercher quelques sauvages alimens. L’ombre du jeune fils qu’il a perdu dans la route lui apparaît et lui annonce d’autres morts prochaines. Plein d’angoisses et de cruels pressentimens, il voudrait revoir Lianor, mais il craint de la retrouver les yeux fermés pour jamais ; il voudrait lui parler, mais il a peur que la mort n’ait déjà rendu ses lèvres muettes ; il voudrait contempler encore ses traits, mais il croit déjà la voir enveloppée d’une vapeur froide et mortelle ; il voudrait jouir de ses douces caresses, mais il tremble de trouver tout changé en une horrible et funeste image. Ah ! combien de fois il essaie de retourner sur ses pas ! combien de fois son cœur l’avertit de sa prochaine infortune ! combien de fois, changeant de route, il se décide à aller chercher, pour finir ses maux, la rencontre de quelques bêtes féroces plutôt que d’aller voir mourir celle qu’il a aimée plus que sa vie. Hélas ! des signes évidens lui annoncent ce qu’il redoute. À son oreille arrivent de tristes plaintes ; il tressaille, il se presse…, il arrive au moment où dona Lianor va franchir le dernier passage. Il la voit qui, promenant autour d’elle sa vue trouble et incertaine, ne cherche que lui, ne demande que lui, et, comme elle voit qu’il est arrivé, son ame reprend un peu de force et de calme. Elle voudrait lui dire adieu, mais déjà la mort tient sa langue enchaînée ; ses regards se fixent sur le visage attristé de cet unique ami qu’elle va quitter. Elle voudrait l’embrasser, et, ne le pouvant pas, elle se penche et retombe sur la terre avec une douleur poignante.

Enfin la mort étend son ombre sur cette figure angélique, déjà se sont évanouies pour jamais les roses de ce visage enchanteur ; déjà sa blanche main est glacée et sans mouvement. Son sein d’ivoire ne palpite plus. On dirait la chaste image de Diane sculptée jadis par le ciseau de Phidias. Elle est tombée sous les coups du temps, la belle statue, et elle gît au milieu des décombres ; mais en elle tout encore est beau, quoique inanimé. Ainsi sur la plage déserte gît le corps de Lianor plus éclatant que le marbre et que la neige. Un cri a retenti ; il monte vers le ciel : ce sont les fidèles servantes de Lianor qui gémissent et se meurtrissent le sein et le visage. Anéanti par la douleur, l’infortuné capitaine tombe auprès du corps de sa compagne bien-aimée. Il tient ses yeux attachés sur cette beauté qui n’est plus, il pense au terme fatal où son bonheur s’est brisé ; il songe à ses joies passées qui sont maintenant des tortures ; il reste long-temps dans ce douloureux engourdissement. Enfin il se lève, il marche en silence, il pleure ; puis il cherche sur le rivage la place la plus favorable ; il écarte de ses mains le sable blanc, il ouvre une étroite fosse ; il retourne ensuite à l’endroit qu’il a quitté et prend dans ses bras affaiblis ce corps froid et sans mouvement. Les femmes esclaves l’aident dans ce dernier et funèbre hommage. Avant de laisser Lianor dans son éternelle et sombre demeure, toutes arrosent le sable de leurs larmes amères et poussent en s’éloignant une triste clameur, un suprême adieu.

Lianor ne reposera pas seule dans cette couche silencieuse ; un de ses tendres enfans reste à côté d’elle. Il n’a joui que pendant quatre années de la lumière du jour ; la cinquième a été interrompue par la mort. La mère et l’enfant expirés dorment tous deux sous la même terre Elle ne lui présentera plus son sein si blanc qu’il caressait de ses lèvres, elle ne lui donnera plus le doux baiser maternel ; ils reposeront tous les deux sous la grève solitaire, ensevelis près des vagues irritées, rare et déplorable exemple des coups de la fortune. Je ne sais si je me trompe, mais je ne me rappelle pas avoir vu ailleurs de funérailles plus déchirantes, si l’on excepte celles d’Atala.

Sepulveda promène autour de lui des yeux hagards. Bientôt le pesant nuage qui enveloppe son cœur se fond en un déluge de larmes ; d’une voix étouffée par les sanglots, il prononce des paroles de tristesse et de compassion. Il prend dans ses bras le fils qui lui reste, et par un étroit sentier il entre dans la forêt peuplée de tigres, cherchant la mort que les animaux féroces ne tarderont pas à lui donner. Dans cette dernière course, le poète nous le montre accompagné d’un spectre sorti de l’enfer, le Désespoir ; mais une vision céleste s’approche et vient raffermir son courage, c’est la Résignation. Elle lui parle du Christ et de ses divines souffrances, elle lui montre le pardon éternel, elle lui met sa couronne sur la tête ; l’agonisant a retrouvé le calme ; le Désespoir s’éloigne de lui. Soudain une nuée obscure s’étend sur le bois touffu. Dans l’enceinte qu’entoure la sombre vapeur, on entend les rugissemens aigus des lions et des léopards. Du milieu de cette nuit affreuse, de deux corps inégaux sortent deux ames égales ; délivrées de leur prison mortelle, toutes deux vont se reposer dans la gloire de l’éternité.

On pourrait croire le poème fini ; mais autour de la tombe abandonnée de Lianor, Corte Real a voulu ramener les visions fantastiques qu’il a mêlées aux êtres réels. Il rappelle encore une fois sur la scène Pan, Apollon et le vieux Protée. Ces singulières personnifications de la nature orientale viennent rendre un plaintif et solennel hommage à celle qui fut la gloire et le chef-d’œuvre de la création. On ne peut disconvenir, en se plaçant au point de vue du poète, que ce grand et dernier tableau ne soit d’un effet touchant et majestueux.

Tel est ce poème, qui n’avait trouvé jusqu’ici en France qu’un bien petit nombre de lecteurs, et qui, grace à l’intelligente et fidèle traduction de M. Ortaire Founier, va prendre place dans la galerie, encore trop nue, où s’étalent les grandes toiles épiques. Sans doute nous ne mettrons pas Corte Real sur la même ligne que Dante, Milton, le Tasse, Camoens ; mais nous croyons que par l’heureux choix d’un sujet intéressant, par l’art de tracer et de soutenir les caractères, par le pathétique et le naturel des pensées et des sentimens, par le talent de décrire, et, en quelque sorte, de peindre aux yeux les objets extérieurs, l’auteur du Naufrage de Sepulveda mérite un des premiers rangs parmi les poètes épiques du second ordre.

On ne manquera pas de faire à Corte Real deux objections qui ont été souvent adressées à Camoens lui-même. On dira qu’ayant à reproduire l’originale et majestueuse beauté de la nature sous les tropiques, Corte Real, qui avait visité plusieurs fois ces contrées, n’a cependant guère peint dans son poème que les végétaux, les rivières et le soleil de nos climats. Mme de Staël a fait la même remarque et avec plus d’à-propos encore à l’occasion des Lusiades : « L’imitation des ouvrages classiques, a-t-elle dit dans une notice sur Camoens, nuit à l’originalité des tableaux qu’on s’attend à trouver dans un poème où l’Inde et l’Afrique sont décrites par un poète qui les a lui-même parcourues. Un Portugais devait être moins frappé que nous des beautés de la nature du midi ; mais il y a quelque chose de si merveilleux dans les désordres comme dans les beautés des antiques parties du monde, qu’on en cherche avec avidité les détails, et peut-être Camoens s’est-il trop conformé dans ses descriptions à la théorie reçue des beaux-arts. »

Ce sont, en effet, les sites, les plantes, les animaux, le ciel de l’Europe que Camoens et, après lui Corte Real peignent avec le plus d’habileté et de complaisance. M. Simonde de Sismondi explique cette prédilection, qui diminue, sans doute, un peu l’originalité des Lusiades, par les honorables regrets de l’exil et la pensée de la patrie absente. Pour moi, je crois que, si Camoens et Corte Real décrivent avec plus de succès la nature d’Europe que la nature asiatique ou africaine, c’est que l’un et l’autre sont éminemment des poètes vrais, et qu’ils connaissaient beaucoup mieux l’Europe que l’Inde et l’Afrique. En effet, de ces antiques parties du monde, Corte Real et même Camoens, qui y avait passé ses plus belles années, n’avaient guère habité que les côtes : ils n’avaient que fort peu pénétré dans l’intérieur. Les tableaux, en petit nombre, qu’ils nous offrent de cette puissante et merveilleuse nature, sont frappans de justesse, mais peu développés ; c’est que, comme tous les grands artistes, ils n’ont besoin que d’un trait, d’un mot, pour rendre ce qu’ils veulent peindre. Par malheur, quelquefois ce trait si fin, ce mot si expressif est affaibli par le traducteur ou échappe au lecteur distrait. De là le reproche fondé jusqu’à un certain point, mais trop général, que Mme de Staël adresse à Camoens et la justification un peu subtile qu’a présentée à sa décharge M. de Sismondi.

Camoens et Corte Real ne prodiguent point, il est vrai, la couleur locale ; ils ne l’étalent point à la brosse ; ils ne bariolent point leur style d’expressions étrangères ; on ne trouve en eux rien de ce luxe et de ce charlatanisme de terminologie exotique, que la poésie, et surtout la prose descriptive, ont mis, de nos jours, tant à la mode. Quoique très habiles coloristes, Camoens et Corte Real sont, avant tout, des poètes sobres, des peintres de bonne foi. Ils ne décrivent que ce qu’ils ont vu ; et comme ils n’ont pas pénétré fort avant dans la Cafrerie ni dans l’Hindoustan, ce qu’ils connaissent le mieux de ces régions c’est le littoral et les mers. Aussi, peignent-ils peu le continent indien, parce qu’ils le connaissent peu (voilà tout le mystère), tandis qu’ils excellent, on en conviendra, dans la peinture des côtes et traitent les scènes de marine de main de maître.

La seconde critique que l’on ne manquera pas d’adresser à Real et dont il n’est pas facile de le disculper entièrement, non plus que Camoens, c’est l’emploi, si déplaisant pour nous, qu’ils font l’un et l’autre de la mythologie dans des sujets modernes et chrétiens. Il convient pourtant, avant de passer trop vite condamnation sur ce point, de nous placer un moment dans les opinions de leur siècle et d’étudier dans leur essence les conditions de la poésie épique.

Nous l’avons dit ailleurs, l’épopée est de toutes les formes poétiques la plus compréhensive et la plus complète. Dans son cadre immense, elle embrasse le ciel et la terre, l’homme et la nature, le visible et l’invisible. Tandis que chacun des autres genres de poésie n’a qu’un ou tout au plus deux de ces objets pour matière, la vaste formule épique les comprend et les absorbe tous. L’épopée est, si on l’ose dire, l’océan de la poésie, tandis que les autres genres ne sont que des fleuves d’inégale grandeur qui vont y aboutir et s’y perdre. La tragédie, par exemple, qui peint les passions humaines dans leurs courts momens de crise, n’est qu’un rameau détaché de l’antique et vaste cèdre épique. L’églogue, qui réfléchit, dans son pur miroir les bois, les fleurs, l’azur des lacs, la nature, en un mot, sous les aspects les plus attrayans, et l’homme à l’état de calme ; l’églogue, dis-je, n’est qu’une des faces gracieuses de la poésie épique. En effet, les plus beaux exemples du genre pastoral ne se rencontrent-ils pas dans l’Odyssée, dans l’Énéide, dans le Tasse ? Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de poètes lyriques plus lyriques que Dante ou Milton, ni beaucoup de paysagistes ou de poètes descriptifs qui aient le sentiment des beautés de la nature à un aussi haut degré qu’Homère ou Virgile ; mais (et tous les épiques l’ont bien senti) l’épopée ne reflète pas seulement l’homme et la nature matérielle, elle interprète l’un et l’autre en les liant à une pensée plus haute, à la pensée divine. Il suit de là qu’il n’y a d’épopée véritable qu’à la condition d’être théosophique et religieuse. Un poème épique suppose ou des solutions nouvelles sur le problème de la destinée humaine, ou du moins une foi naïve et entière dans les solutions reçues. Or, les peuples très civilisés adoptent rarement, comme on sait, de nouveaux dogmes religieux, et, qui pis est, n’accordent qu’une foi médiocre aux anciens. Voilà ce qui fait que les âges de civilisation raffinée sont assez peu épiques, et pourquoi il faut toujours remonter au berceau des nations pour trouver dans leur pureté première les sources de l’épopée véritable.

Eh quoi ! dira-t-on, les siècles de brillante civilisation sont-ils déshérités des jouissances épiques ? Non pas dans tous les sens. Outre l’épopée primitive et spontanée, il y a l’épopée secondaire et réfléchie, qui naît aux époques avancées et peu croyantes. Virgile a laissé le type le plus parfait de la poésie épique de seconde époque. Une méprise très grave et très commune de la critique est de demander à l’épopée des premiers temps le fini, l’art, les bienséances, qui ne peuvent appartenir qu’à l’épopée érudite, ou (ce qui est un tort égal) d’exiger de l’épopée savante la naïveté d’inspiration, l’initiative religieuse et l’originalité cosmogonique, qui ne peuvent appartenir qu’à la poésie des premiers âges. À la fin du XVIe siècle, en ce temps de sensualité sceptique et de renaissance presque païenne, où les dogmes du christianisme étaient déjà trop controversés, au moins dans une grande partie de l’Europe, pour être employés naïvement, comme au siècle de Dante, et où ils étaient encore trop vénérés pour être employés comme de purs ornemens, il fallut bien, pour rester fidèle à la grande loi de la poésie épique, qui est de rattacher l’homme au ciel, et pour ne pas tomber dans l’histoire sèche et le prosaïsme, recourir à l’emploi des anciennes formes mythologiques, qui, d’ailleurs, jouissaient alors d’une sorte de vogue et d’autorité plastiques. À la suite de Sannazar et du Trissin, Camoens et Corte Real ont été naturellement conduits à emprunter leur merveilleux à la muse latine. Tous deux expliquent les fortunes diverses et les actions de leurs héros par l’intervention des divinités fabuleuses, c’est-à-dire qu’ils n’expliquent rien pour nous, qui ne croyons pas aux dieux de l’Olympe ; mais ils ornent leur matière, à peu près comme faisaient Primatice, Rubens et Lebrun, lorsqu’ils couvraient de leurs allégories les plafonds de Fontainebleau, la galerie de Catherine de Médicis et les appartemens de Versailles. À vrai dire, dans Camoens, dans Corte Real, comme dans tous les poètes des XVIe et XVIIe siècles, la mythologie n’a guère qu’une valeur de métaphore et, en quelque sorte, d’ornementation.

Au reste, on conçoit aisément que les poètes des deux derniers siècles, dont la langue était presque entièrement moulée sur les chefs-d’œuvre de la Grèce et de l’Italie, tinssent vivement à conserver ce quelque chose peu raisonnable, si l’on veut, mais qui les empêchait de tomber dans la trivialité et dans la prose. Boileau et Jean-Jacques Rousseau ont plaidé cette thèse avec passion. Le grand Corneille, moins intéressé dans le débat, a aussi bravement rompu une lance pour la même cause. On relit toujours avec plaisir, je dirais presque avec une nouvelle surprise, ces beaux vers d’un tour si différent de sa facture ordinaire :

Qu’on fait injure à l’art de lui voler la fable !
C’est interdire aux vers ce qu’ils ont d’agréable,
Anéantir leur pompe ; éteindre leur vigueur,
Et hasarder la Muse à sécher de langueur.
Ô vous qui prétendez qu’à force d’injustices
Le vieil usage cède à de nouveaux caprices,
Donnez-nous par pitié du moins quelques beautés
Qui puissent remplacer ce que vous nous ôtez,
Et ne nous livrez pas aux tons mélancoliques
D’un style estropié par de vaines critiques.
Quoi ! bannir des enfers Proserpine et Pluton !
Dire toujours le Diable et jamais Alecton !
Sacrifier Hécate et Diane à la Lune,
Et dans son propre sein noyer le vieux Neptune !
Un berger chantera ses déplaisirs secrets,
Sans que le triste Écho répète ses regrets !
Les bois autour de lui n’auront pas de Dryades,
L’air sera sans Zéphirs, les fleuves sans Nayades,
Et par nos délicats les Faunes affamés
Rentreront au néant dont on les a formés !
Pourras-tu, dieu des vers, endurer ce blasphème ?
Toi qui fis tous ces dieux, qui fis Jupiter même,
Pourras-tu respecter ces nouveaux souverains,
Jusqu’à laisser périr l’ouvrage de tes mains ?
...............
La fable en nos écrits, disent-ils, n’est pas bien ;
La gloire des païens déshonore un chrétien.
L’Église toutefois que l’Esprit saint gouverne,
Dans ses hymnes sacrés nous chante encore l’Averne,
Et par un vieil abus le Tartare inventé
N’y déshonore point un Dieu ressuscité.
Ces rigides censeurs ont-ils plus d’esprit qu’elle,
Et sont-ils dans l’Église une Église nouvelle ?
...............
Ôtez à Pan sa flûte, adieu les pâturages ;
Ôtez Pomone et Flore, adieu les jardinages.

Des roses et des lis le plus sublime éclat
Sans la Fable en nos vers n’aura rien que de plat.
Qu’on y peigne en savant une plante nourrie
Des impures vapeurs d’une terre pourrie,
Le portrait plaira-t-il, s’il n’a pour agrément
Les larmes d’une amante ou le sang d’un amant ?
Qu’aura de beau la guerre, à moins qu’on ne crayonne
Ici le char de Mars, là celui de Bellone ;
Que la victoire vole et que les grands exploits
Soient portés en tous lieux par la nymphe aux cent voix ?
Qu’ont la terre et la mer, si l’on n’ose décrire,
Ce qu’il faut de Tritons à pousser un navire ?
Cet empire qu’Éole a sur les tourbillons,
Bacchus sur les coteaux, Cérès sur les sillons,
Tous ces vieux ornemens traitez-les d’antiquailles ;
Moi, si je peins jamais Saint-Germain et Versailles,
Les nymphes malgré vous, danseront tout autour ;
Cent demi-dieux follets leur parleront d’amour ;
Du Satyre caché les brusques échappées
Dans les bras des Sylvains feront fuir les Napées ;
Et si je fais ballet pour un de ces beaux lieux,
J’y ferai, malgré vous, trépigner tous les dieux.

On voit que Corneille, comme J.-B. Rousseau et l’auteur de l’Art poétique, aurait, sans difficulté, amnistié Camoens et Corte Real.

Un mot, en finissant, sur la traduction. J’ai déjà félicité M. Ortaire Fournier sur son excellent travail. Sa version me paraît avoir atteint à un bien petit nombre d’endroits près, le but qu’on se propose dans tous les ouvrages de ce genre : elle est française et elle est fidèle. Je ne ferai à l’auteur qu’un reproche, c’est de n’avoir pas éclairci par la moindre note les nombreuses difficultés historiques, géographiques et autres que le texte présente. M. Ortaire Fournier me paraît aussi avoir poussé trop loin les scrupules d’un traducteur fidèle, en reproduisant, sans amendemens, les argumens de l’édition portugaise de 1783, qui sont souvent fautifs, et ne s’appliquent pas toujours exactement au contenu des chants qu’ils précèdent. Dans une seconde édition, que cette intéressante publication mérite à tant d’égards, l’auteur pourra fort aisément, s’il le trouve bon, faire droit à ces légers desiderata de la critique.


Charles Magnin.
  1. Traduit du portugais, par M. Ortaire Fournier — Paris, 1844, 1 vol. in-8o.
  2. Et non pas Longis. Je ne signale cette minutie que parce que les fautes de ce genre, qui viennent de l’imprimeur, fourmillent dans ce volume. L’incurie typographique s’étend aujourd’hui jusqu’aux livres d’élite, que l’on aurait traités autrefois comme des bijoux littéraires.
  3. Je me sers habituellement, dans les extraits qui suivent, de la traduction de M. Ortaire Fournier, dans laquelle je me permets d’introduire çà et là quelques modifications.
  4. Corte Real nomme son héroïne Lianor de Sa, tandis que Diogo do Couto l’appelle Lianor d’Albuquerque.
  5. Ce chant lyrique est écrit en octaves rimées ; le corps du poème, au contraire, est, comme l’Italia liberata du Trissin, en vers blancs hendécasyllabes. Cela prouve que Corte Real suivait beaucoup plus l’influence de l’Italie que l’exemple fort récent de Camoens.
  6. Voyez Décade VI, lib. VII, cap. 2.
  7. Voyez Décade vi, livre VII, chap. 2.
  8. Et non pas Daphnis, comme on l’a écrit très mal à propos.
  9. Ces détails paraissent avoir été donnés par trois femmes esclaves présentes à cette scène, et qui suivant le récit de Diogo do Couto, parvinrent à atteindre le Portugal.