Charpentier (p. 182-200).

X
mémoires d’un garçon de bureau — les domestiques

Vraiment la fortune à Paris a des tours de roue vertigineux !

Avoir vu la Caisse territoriale comme je l’ai vue, des pièces sans feu, jamais balayées, le désert avec sa poussière, haut de ça de protêts sur les bureaux, tous les huit jours une affiche de vente à la porte, mon fricot répandant là-dessus l’odeur d’une cuisine de pauvre ; puis assister maintenant à la reconstitution de notre société dans ses salons meublés à neuf, où je suis chargé d’allumer des feux de ministère, au milieu d’une foule affairée, des coups de sifflet, des sonnettes électriques, des piles d’écus qui s’écroulent, cela tient du prodige. Il faut que je me regarde moi-même pour y croire, que j’aperçoive dans une glace mon habit gris de fer, rehaussé d’argent, ma cravate blanche, ma chaîne d’huissier comme j’en avais une à la Faculté les jours de séance… Et dire que pour opérer cette transformation, pour ramener sur nos fronts la gaieté mère de la concorde, rendre à notre papier sa valeur décuplée, à notre cher gouverneur l’estime et la confiance dont il était si injustement privé, il a suffi d’un homme, de ce richard surnaturel que les cent voix de la renommée désignent sous le nom du Nabab.

Oh ! la première fois qu’il est venu dans les bureaux, avec sa belle prestance, sa figure un peu chiffonnée peut-être, mais si distinguée, ses manières d’un habitué des cours, à tu et à toi avec tous les princes d’Orient, enfin ce je ne sais pas quoi d’assuré et de grand que donne l’immense fortune, j’ai senti mon cœur se fondre dans mon gilet à deux rangs de boutons. Ils auront beau dire avec leurs grands mots d’égalité, de fraternité, il y a des hommes qui sont tellement au-dessus des autres qu’on voudrait s’aplatir devant eux, trouver des formules d’adoration nouvelles pour les forcer à s’occuper de vous. Hâtons-nous d’ajouter que je n’ai eu besoin de rien de semblable pour attirer l’attention du Nabab. Comme je m’étais levé sur son passage, — ému, mais toujours digne, on peut se fier à Passajon, — il m’a regardé en souriant et il a dit à demi-voix au jeune homme qui l’accompagnait : « Quelle bonne tête de… » puis un mot après que je n’ai pas bien entendu, un mot en art, comme léopard. Pourtant non, ça ne doit pas être cela, je ne me sache pas une tête de léopard. Peut-être Jean Bart, quoique cependant je ne voie pas le rapport… Enfin, il a toujours dit : « Quelle bonne tête… » et cette bienveillance m’a rendu fier. Du reste, tous ces messieurs sont avec moi d’une bonté, d’une politesse. Il paraît qu’il y a eu une discussion à mon sujet dans le conseil pour savoir si on me garderait ou si l’on me renverrait comme notre caissier, cette espèce de grincheux qui parlait toujours de « faire fiche » le monde aux galères et qu’on a prié d’aller fabriquer ailleurs ses devants de chemises économiques. Bien fait ! Ça lui apprendra à être grossier avec les gens.

Pour moi, M. le gouverneur a bien voulu oublier mes paroles un peu vives en souvenir de mes états de services à la Territoriale et ailleurs ; et à la sortie du conseil, il m’a dit avec son accent musical : « Passajon, vous nous restez. » On se figure si j’ai été heureux, si je me suis confondu en marques de reconnaissance. Songez donc ! Je serais parti avec mes quatre sous sans espoir d’en gagner jamais d’autres, obligé d’aller cultiver ma vigne dans ce petit pays de Montbars, bien étroit pour un homme qui a vécu au milieu de toute l’aristocratie financière de Paris et des coups de banque qui font les fortunes. Au lieu de cela, me voilà établi à nouveau dans une place magnifique, ma garde-robe renouvelée, et mes économies, que j’ai palpées tout un jour, confiées aux bons soins du gouverneur qui s’est chargé de les faire fructifier. Je crois qu’il s’y entend à la manœuvre, celui-là. Et pas la moindre inquiétude à avoir. Toutes les craintes s’évanouissent devant le mot à la mode en ce moment dans tous les conseils d’administration, dans toutes les réunions d’actionnaires, à la Bourse, sur les boulevards et partout : « Le Nabab est dans l’affaire… » C’est-à-dire l’or déborde, les pires combinazione sont excellentes…

Il est si riche cet homme-là !

Riche à un point qu’on ne peut pas croire. Est-ce qu’il ne vient pas de prêter de la main à la main quinze millions au bey de Tunis… Je dis bien, quinze millions… Histoire de faire une niche aux Hemerlingue, qui voulaient le brouiller avec ce monarque et lui couper l’herbe sous le pied dans ces beaux pays d’Orient où elle pousse dorée, haute et drue… C’est un vieux Turc que je connais, le colonel Brahim, un de nos conseils à la Territoriale, qui a arrangé cette affaire. Naturellement, le bey qui se trouvait, paraît-il, à court d’argent de poche, a été très touché de l’empressement du Nabab à l’obliger, et il vient de lui envoyer par Brahim une lettre de remerciement dans laquelle il lui annonce qu’à son prochain voyage à Vichy il passera deux jours chez lui à ce beau château de Saint-Romans, que l’ancien bey, le frère de celui-ci, a déjà honoré de sa visite. Vous pensez, quel honneur ! Recevoir un prince régnant. Les Hemerlingue sont dans une rage. Eux qui avaient si bien manœuvré, le fils à Tunis, le père à Paris, pour mettre le Nabab en défaveur… C’est vrai aussi que quinze millions sont une grosse somme. Et ne dites pas : « Passajon nous en conte. » La personne qui m’a mis au courant de l’histoire a tenu entre ses mains le papier envoyé par le bey dans une enveloppe de soie verte timbrée du sceau royal. Si elle ne l’a pas lu, c’est que ce papier était écrit en lettres arabes, sans quoi elle en aurait pris connaissance comme de toute la correspondance du Nabab. Cette personne c’est son valet de chambre, M. Noël, auquel j’ai eu l’honneur d’être présenté vendredi dernier à une petite soirée de gens en condition qu’il offrait à tout son entourage. Je consigne le récit de cette fête dans mes mémoires, comme une des choses les plus curieuses que j’aie vues pendant mes quatre ans passés de séjour à Paris.

J’avais cru d’abord quand M. Francis, le valet de chambre de Monpavon, me parla de la chose, qu’il s’agissait d’une de ces petites boustifailles clandestines comme on en fait quelquefois dans les mansardes de notre boulevard avec les restes montés par mademoiselle Séraphine et les autres cuisinières de la maison, où l’on boit du vin volé, où l’on s’empiffre, assis sur des malles avec le tremblement de la peur et deux bougies qu’on éteint au moindre craquement dans les couloirs. Ces cachotteries répugnent à mon caractère… Mais quand je reçus, comme pour le bal des gens de maison, une invitation sur papier rose écrite d’une très-belle main :

M. Noël pri M… de se randre à sa soire du 25 couran.

On soupra.

Je vis bien, malgré l’orthographe défectueuse, qu’il s’agissait de quelque chose de sérieux et d’autorisé ; je m’habillai donc de ma plus neuve redingote, de mon linge le plus fin, et me rendis place Vendôme, à l’adresse indiquée par l’invitation.

M. Noël avait profité pour donner sa fête d’une première représentation à l’Opéra où la belle société se rendait en masse, ce qui mettait jusqu’à minuit la bride sur le cou à tout le service et la baraque entière à notre disposition. Nonobstant, l’amphitryon avait préféré nous recevoir en haut dans sa chambre, et je l’approuvai fort, étant en cela de l’avis du bonhomme :

Fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre !
Mais parlez-moi des combles de la place Vendôme. Un tapis-feutre sur le carreau, le lit caché dans une alcôve, des rideaux d’algérienne à raies rouges, une pendule à sujet en marbre vert, le tout éclairé par des lampes modérateurs. Notre doyen M. Chalmette n’est pas mieux logé que cela à Dijon. J’arrivai sur les neuf heures avec le vieux Francis à Monpavon, et je dois avouer que mon entrée fit sensation, précédé que j’étais par mon passé académique, ma réputation de civilité et de grand savoir. Ma belle mine fit le reste, car il faut bien dire qu’on sait se présenter. M. Noël, en habit noir, très brun de peau, favoris en côtelette, vint au-devant de nous :

— Soyez le bienvenu, monsieur Passajon, me dit-il ; et prenant ma casquette à galons d’argent que j’avais gardée, pour entrer, à la main droite, selon l’usage, il la donna à un nègre gigantesque en livrée rouge et or.

— Tiens, Lakdar, accroche ça… et ça…, ajouta-t-il par manière de risée en lui allongeant un coup de pied en un certain endroit du dos.

On rit beaucoup de cette saillie, et nous nous mîmes à causer d’amitié. Un excellent garçon, ce M. Noël, avec son accent du Midi, sa tournure décidée, la rondeur et la simplicité de ses manières. Il m’a fait penser au Nabab moins la distinction toutefois. J’ai remarqué d’ailleurs ce soir-là que ces ressemblances sont fréquentes chez les valets de chambre qui, vivant en commun avec leurs maîtres, dont ils sont toujours un peu éblouis, finissent par prendre de leur genre et de leurs façons. Ainsi M. Francis a un certain redressement du corps en étalant son plastron de linge, une manie de lever les bras pour tirer ses manchettes, c’est le Monpavon tout craché. Quelqu’un, par exemple, qui ne ressemble pas à son maître, c’est Joë, le cocher du docteur Jenkins. Je l’appelle Joë, mais à la soirée tout le monde l’appelait Jenkins ; car dans ce monde-là, les gens d’écurie se donnent entre eux le nom de leurs patrons, se traitent de Bois-Landry, de Monpavon et de Jenkins, tout court. Est-ce pour avilir les supérieurs, relever la domesticité ? Chaque pays a ses usages ; il n’y a qu’un sot qui doive s’en étonner. Pour en revenir à Joë Jenkins, comment le docteur si affable, si parfait de tout point, peut-il garder à son service cette brute gonflée de porter et de gin qui reste silencieuse pendant des heures, puis, au premier coup de boisson dans la tête, se met à hurler, à vouloir boxer tout le monde, à preuve la scène scandaleuse qui venait d’avoir lieu quand nous sommes entrés.

Le petit groom du marquis, Tom Bois-Landry comme on l’appelle ici, avait voulu rire avec ce malotru d’Irlandais qui — sur une raillerie de gamin parisien — lui avait riposté par un terrible coup de poing de Belfast au milieu de la figure.

— Saucisson à pattes, moâ !… Saucisson à pattes, moâ !… » répétait le cocher en suffoquant, tandis qu’on emportait son innocente victime dans la pièce à côté où ces dames et demoiselles étaient en train de lui bassiner le nez. L’agitation s’apaisa bientôt grâce à notre arrivée, grâce aussi aux sages paroles de M. Barreau, un homme d’âge, posé et majestueux, dans mon genre. C’est le cuisinier du Nabab, un ancien chef du café Anglais que Cardailhac, le directeur des Nouveautés, a procuré à son ami. À le voir en habit, cravate blanche, sa belle figure pleine et rasée, vous l’auriez pris pour un des grands fonctionnaires de l’Empire. Il est vrai qu’un cuisinier dans une maison où l’on a tous les matins la table mise pour trente personnes, plus le couvert de madame, tout cela se nourrissant de fin et de surfin, n’est pas un fricoteur ordinaire. Il touche des appointements de colonel, logé, nourri, et puis la gratte ! On ne s’imagine pas ce que c’est que la gratte dans une boîte comme celle-ci. Aussi chacun lui parlait-il respectueusement, avec les égards dus à un homme de son importance : « Monsieur Barreau » par-ci, « Mon cher monsieur Barreau » par-là. C’est qu’il ne faut pas s’imaginer que les gens de maison entre eux soient tous compères et compagnons. Nulle part plus que chez eux on n’observe la hiérarchie. Ainsi j’ai bien vu à la soirée de M. Noël que les cochers ne frayaient pas avec leurs palefreniers, ni les valets de chambre avec les valets de pied et les chasseurs, pas plus que l’argentier, le maître d’hôtel ne se mêlaient au bas office ; et lorsque M. Barreau faisait une petite plaisanterie quelconque, c’était plaisir de voir comme ses sous-ordres avaient l’air de s’amuser. Je ne suis pas contre ces choses-là. Bien au contraire. Comme disait notre doyen : « Une société sans hiérarchie, c’est une maison sans escalier. » Seulement le fait m’a paru bon à relater dans ces mémoires.

La soirée, je n’ai pas besoin de le dire, ne jouit de tout son éclat qu’au retour de son plus bel ornement, les dames et demoiselles qui étaient allées soigner le petit Tom, femmes de chambre aux cheveux luisants et pommadés, femmes de charge en bonnets garnis de rubans, négresses, gouvernantes, brillante assemblée où j’eus tout de suite beaucoup de prestige grâce à ma tenue respectable et au surnom de « mon oncle » que les plus jeunes parmi ces aimables personnes voulurent bien me donner. Je pense qu’il y avait là pas mal de friperie, de la soie, de la dentelle, même du velours assez fané, des gants à huit boutons nettoyés plusieurs fois et de la parfumerie ramassée sur la toilette de madame ; mais les visages étaient contents, les esprits tout à la gaieté, et je sus me faire un petit coin très-animé, toujours à la convenance — cela va sans dire — et comme il sied à un individu dans ma position. Ce fut du reste le ton général de la soirée. Jusque vers la fin du repas je n’entendis aucun de ces propos malséants, aucune de ces histoires scandaleuses qui amusent si fort ces messieurs du conseil ; et je me plais à constater que Bois-Landry le cocher, pour ne citer que celui-là, est autrement bien élevé que Bois-Landry le maître.

M. Noël, seul, tranchait par son ton familier et la vivacité de ses reparties. En voilà un qui ne se gêne pas pour appeler les choses par leur nom. C’est ainsi qu’il disait tout haut à M. Francis, d’un bout à l’autre du salon : « Dis donc, Francis, ton vieux filou nous a encore tiré une carotte cette semaine… » Et comme l’autre se rengorgeait d’un air digne, M. Noël s’est mis à rire : « T’offusque pas, ma vieille… Le coffre est solide… Vous n’en viendrez jamais à bout. » Et c’est alors qu’il nous a raconté le prêt des quinze millions dont j’ai parlé plus haut.

Cependant je m’étonnais de ne voir faire aucun préparatif pour ce souper que mentionnaient les cartes d’invitation, et je manifestais tout bas mon inquiétude à une de mes charmantes nièces qui me répondit :

« On attend M. Louis.

M. Louis ?…

— Comment ! Vous ne connaissez pas M. Louis, le valet de chambre du duc de Mora ? »

On m’apprit alors ce qu’était cet influent personnage dont les préfets, les sénateurs, même les ministres recherchent la protection, et qui doit la leur faire payer salé, puisque avec ses douze cents francs d’appointements chez le duc, il a économisé vingt-cinq mille livres de rente, qu’il a ses demoiselles en pension au Sacré-Cœur, son garçon au collège Bourdaloue, et un châlet en Suisse où toute la famille va s’installer aux vacances.

Le personnage arriva par là-dessus ; mais rien dans son physique n’aurait fait deviner cette position unique à Paris. Pas de majesté dans la tournure, un gilet boutonné jusqu’au col, l’air chafouin et insolent, et une façon de parler sans remuer les lèvres, bien malhonnête pour ceux qui vous écoutent.

Il salua l’assemblée d’un léger mouvement de tête, tendit un doigt à M. Noël, et nous étions là à nous regarder, glacés par ses grandes manières, quand une porte s’ouvrit au fond et le souper nous apparut avec toutes sortes de viandes froides, des pyramides de fruits, des bouteilles de toutes les formes, sous les feux de deux candélabres.

« Allons, Messieurs, la main aux dames… »

En une minute nous voici installés, ces dames assises avec les plus âgés ou les plus conséquents de nous tous, les autres debout, servant, bavardant, buvant dans tous les verres, piquant un morceau dans toutes les assiettes. J’avais M. Francis pour voisin, et je dus entendre ses rancunes contre M. Louis, dont il jalousait la place si belle en comparaison de celle qu’il occupait chez son décavé de la noblesse.

« C’est un parvenu, me disait-il tout bas… Il doit sa fortune à sa femme, à Madame Paul. »

Il paraît que cette Madame Paul est une femme de charge, depuis vingt ans chez le duc, et qui s’entend comme personne à lui fabriquer une certaine pommade pour des incommodités qu’il a. Mora ne peut pas s’en passer. Voyant cela, M. Louis a fait la cour à cette vieille dame, l’a épousée quoique bien plus jeune qu’elle ; et afin de ne pas perdre sa garde-malade aux pommades, l’Excellence a pris le mari pour valet de chambre. Au fond, malgré ce que je disais à M. Francis, moi je trouvais ça très-bien et conforme à la plus saine morale puisque le maire et le curé y ont passé. D’ailleurs, cet excellent repas, composé de nourritures fines et très-chères que je ne connaissais pas même de nom, m’avait bien disposé l’esprit à l’indulgence et à la bonne humeur. Mais tout le monde n’était pas dans les mêmes dispositions, car j’entendais de l’autre côté de la table la voix de basse-taille de M. Barreau qui grondait :

« De quoi se mêle-t-il ? Est-ce que je mets le nez dans son service ? D’abord c’est Bompain que ça regarde et pas lui… Et puis, quoi ! Qu’est-ce qu’on me reproche ? Le boucher m’envoie cinq paniers de viande tous les matins. Je n’en use que deux, je lui revends les trois autres. Quel est le chef qui ne fait pas ça ? Comme si, au lieu de venir espionner dans mon sous-sol, il ne ferait pas mieux de veiller au grand coulage de là-haut. Quand je pense qu’en trois mois la clique du premier a fumé pour vingt-huit mille francs de cigares… Vingt-huit mille francs ! Demandez à Noël si je mens. Et au second, chez madame, c’est là qu’il y en a un beau gâchis de linge, de robes jetées au bout d’une fois, des bijoux à poignée, des perles qu’on écrase en marchant. Oh ! mais, attends un peu, je te le repincerai ce petit monsieur-là. »

Je compris qu’il s’agissait de M.  de Géry, ce jeune secrétaire du Nabab qui vient souvent à la Territoriale, où il est toujours à farfouiller dans les livres. Très poli certainement mais un garçon très fier qui ne sait pas se faire valoir. Ça n’a été autour de la table qu’un concert de malédictions contre lui. M. Louis lui-même a pris la parole à ce sujet avec son grand air :

— Chez nous, mon cher monsieur Barreau, le cuisinier a eu tout récemment une histoire dans le genre de la vôtre avec le chef de cabinet de Son Excellence qui s’était permis de lui faire quelques observations sur la dépense. Le cuisinier est monté chez le duc dare-dare, en tenue d’office, et la main sur le cordon de son tablier : « Que votre Excellence choisisse entre monsieur et moi… » Le duc n’a pas hésité. Des chefs de cabinet on en trouve tant qu’on en veut ; tandis que les bons cuisiniers, on les connaît. Il y en a quatre en tout dans Paris… Je vous compte, mon cher Barreau… Nous avons congédié notre chef de cabinet en lui donnant une préfecture de première classe comme consolation, mais nous avons gardé notre chef de cuisine.

— Ah ! voilà… dit M. Barreau, qui jubilait d’entendre cette histoire… Voilà ce que c’est de servir chez un grand seigneur… Mais les parvenus sont les parvenus, qu’est-ce que vous voulez ?

— Et Jansoulet n’est que ça, ajouta M. Francis en tirant ses manchettes… Un homme qui a été portefaix à Marseille. »

Là-dessus, M. Noël prit la mouche.

« Hé ! là-bas vieux Francis, vous êtes tout de même bien content de l’avoir pour payer vos cuites de bouillotte, le portefaix de la Cannebière… On t’en collera des parvenus comme nous, qui prêtent des millions aux rois et que les grands seigneurs comme Mora ne rougissent pas d’admettre à leur table…

— Oh ! à la campagne, » ricana M. Francis en faisant voir sa vieille dent.

L’autre se leva, tout rouge, il allait se fâcher, mais M. Louis fit signe avec la main qu’il avait quelque chose à dire et M. Noël s’assit tout de suite, mettant comme nous tous son oreille en cornet pour ne rien perdre des augustes paroles.

« C’est vrai, disait le personnage, parlant du bout des lèvres et sirotant son vin à petits coups, c’est vrai que nous avons reçu le Nabab à Grand-bois l’autre semaine, Il s’est même passé quelque chose de très amusant… Nous avons beaucoup de champignons dans le second parc, et Son Excellence s’amuse quelquefois à en ramasser. Voilà qu’à dîner on sert un grand plat d’oronges… Il y avait là, chose… machin… comment donc… Marigny, le ministre de l’Intérieur, Monpavon, et votre maître, mon cher Noël. Les champignons font le tour de la table, ils avaient bonne mine, ces messieurs en remplissent leurs assiettes, excepté M.  le duc qui ne les digère pas et croit par politesse devoir dire à ses invités : « Oh ! vous savez, ce n’est pas que je me méfie. Ils sont très-sûrs… C’est moi-même qui les ai cueillis.

— Sapristi ! dit Monpavon en riant, alors, mon cher Auguste, permettez que je n’y goûte pas. » Marigny, moins familier, regardait son assiette de travers.

« Mais si, Monpavon, je vous assure… ils ont l’air très-sains ces champignons. Je regrette vraiment de n’avoir plus faim. »

Le duc restait très sérieux.

« Ah çà ! monsieur Jansoulet, j’espère bien que vous n’allez pas me faire cet affront, vous aussi. Des champignons choisis par moi.

— Oh ! Excellence, comment donc !… Mais les yeux fermés. »

Vous pensez s’il avait de la veine, ce pauvre Nabab, pour la première fois qu’il mangeait chez nous. Duperron, qui servait en face de lui, nous a raconté ça à l’office. Il paraît qu’il n’y avait rien de plus comique que de voir le Jansoulet se bourrer de champignons en roulant des yeux épouvantés, pendant que les autres le regardaient curieusement sans toucher à leurs assiettes. Il en suait, le malheureux ! Et ce qu’il y a de plus fort, c’est qu’il en a repris, il a eu le courage d’en reprendre. Seulement il se fourrait des verrées de vin comme un maçon, entre chaque bouchée… Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ? C’est très-malin ce qu’il a fait là ; et ça ne m’étonne plus maintenant que ce gros bouvier soit devenu le favori des souverains. Il sait où les flatter, dans les petites prétentions qu’on n’avoue pas… Bref, le duc est toqué de lui depuis ce jour. »

Cette historiette fit beaucoup rire, et dissipa les nuages assemblés par quelques paroles imprudentes. Et alors, comme le vin avait délié les langues, que chacun se connaissait mieux, on posa les coudes sur la table et l’on se mit à parler des maîtres, des places où l’on avait servi, de ce qu’on y avait vu de drôle. Ah ! j’en ai entendu de ces aventures, j’en ai vu défiler de ces intérieurs. Naturellement j’ai fait aussi mon petit effet avec l’histoire de mon garde-manger à la Territoriale, l’époque où je mettais mon fricot dans la caisse vide, ce qui n’empêchait pas notre vieux caissier, très formaliste, de changer le mot de la serrure tous les deux jours, comme s’il y avait eu dedans tous les trésors de la Banque de France. M. Louis a paru prendre plaisir à mon anecdote. Mais le plus étonnant, ça été ce que le petit Bois-Landry, avec son accent de voyou parisien, nous a raconté du ménage de ses maîtres…

Marquis et marquise de Bois-Landry, deuxième étage, boulevard Haussmann. Un mobilier comme aux Tuileries, du satin bleu sur tous les murs, des chinoiseries, des tableaux, des curiosités, un vrai musée, quoi ! débordant jusque sur le palier. Service très-calé : six domestiques, l’hiver livrée marron, l’été livrée nankin. On voit ces gens-là partout, aux petits lundis, aux courses, aux premières représentations, aux bals d’ambassade, et toujours leur nom dans les journaux avec une remarque sur les belles toilettes de madame et le chic épatant de monsieur… Eh bien ! tout ça n’est rien du tout que du fla-fla, du plaqué, de l’apparence, et quand il manque cent sous au marquis, personne ne les lui prêterait sur ses possessions… Le mobilier est loué à la quinzaine chez Fitily, le tapissier des cocottes. Les curiosités, les tableaux appartiennent au vieux Schwalbach, qui adresse là ses clients et leur fait payer doublement cher parce qu’on ne marchande pas quand on croit acheter à un marquis, à un amateur. Pour les toilettes de la marquise, la modiste et la couturière les lui fournissent à l’œil chaque saison, lui font porter les modes nouvelles, un peu cocasses parfois, mais que la société adopte ensuite parce que madame est très-belle femme encore et réputée pour l’élégance ; c’est ce qu’on appelle une lanceuse. Enfin, les domestiques ! Provisoires comme le reste, changés tous les huit jours au gré du bureau de placement qui les envoie là faire un stage pour les places sérieuses. Si l’on n’a ni répondants, ni certificats, qu’on tombe de prison ou d’ailleurs, Glanand, le grand placier de la rue de la Paix, vous expédie boulevard Haussmann. On sert une, deux semaines, le temps d’acheter les bons renseignements du marquis, qui, bien entendu, ne vous paye pas et vous nourrit à peine ; car dans cette maison-là les fourneaux de la cuisine restent froids la plupart du temps, Monsieur et Madame s’en allant dîner en ville presque tous les soirs ou dans des bals où l’on soupe. C’est positif qu’il y a des gens à Paris qui prennent le buffet au sérieux et font le premier repas de leur journée passé minuit. Aussi les Bois-Landry sont renseignés sur les maisons à buffet. Ils vous diront qu’on soupe très-bien à l’ambassade d’Autriche, que l’ambassade d’Espagne néglige un peu les vins, et que c’est encore aux Affaires étrangères qu’on trouve les meilleurs chaud-froid de volailles. Et voilà la vie de ce drôle de ménage. Rien de ce qu’ils ont ne tient sur eux, tout est faufilé, attaché avec des épingles. Un coup de vent, et tout s’envole. Mais au moins ils sont sûrs de ne rien perdre. C’est ça qui donne au marquis cet air blagueur de père Tranquille qu’il a en vous regardant, les deux mains dans ses poches, comme pour vous dire « Eh ben, après ? Qu’est-ce qu’on peut me faire ? »

Et le petit groom, dans l’attitude susdite, avec sa tête d’enfant vieillot et vicieux, imitait si bien son patron qu’il me semblait le voir lui-même au milieu de notre conseil d’administration, planté devant le gouverneur et l’accablant de ses plaisanteries cyniques. C’est égal, il faut avouer que Paris est une fièrement grande ville pour qu’on puisse y vivre ainsi quinze ans, vingt ans d’artifices, de ficelles, de poudre aux yeux, sans que tout le monde vous connaisse, et faire encore une entrée triomphante dans un salon derrière son nom crié à toute volée : « Monsieur le marquis de Bois-Landry. »

Non, voyez-vous, ce qu’on apprend de choses dans une soirée de domestiques ; ce que la société parisienne est curieuse à regarder ainsi par le bas, par les sous-sols, il faut y être allé pour le croire. Ainsi, me trouvant entre M. Francis et M. Louis, voici un petit bout de conversation confidentielle que j’ai saisi sur le sire de Monpavon. M. Louis disait :

« Vous avez tort, Francis, vous êtes en fonds en ce moment. Vous devriez en profiter pour rendre cet argent au Trésor.

— Qu’est-ce que vous voulez ? répondait M. Francis d’un air malheureux… Le jeu nous dévore.

— Oui, je sais bien. Mais prenez garde. Nous ne serons pas toujours là. Nous pouvons mourir, descendre du pouvoir. Alors on vous demandera des comptes là-bas. Et ce sera terrible… »

J’avais bien souvent entendu chuchoter cette histoire d’un emprunt forcé de deux cent mille francs que le marquis aurait fait à l’État, du temps qu’il était receveur général ; mais le témoignage de son valet de chambre était pire que tout… Ah ! si les maîtres se doutaient de ce que savent les domestiques, de tout ce qu’on raconte à l’office, s’ils pouvaient voir leur nom traîner au milieu des balayures d’appartement et des détritus de cuisine, jamais ils n’oseraient plus seulement dire : « Fermez la porte » ou « attelez. » Voilà, par exemple, le docteur Jenkins, la plus riche clientèle de Paris, dix ans de ménage avec une femme magnifique, recherchée partout ; il a eu beau tout faire pour dissimuler sa situation, annoncer à l’anglaise son mariage dans les journaux, n’admettre chez lui que des domestiques étrangers sachant à peine trois mots de français. Avec ces trois mots, assaisonnés de jurons de faubourg et de coups de poing sur la table, son cocher Joë, qui le déteste, nous a raconté toute son histoire pendant le souper.

« Elle va claquer, son Irlandaise, sa vraie… Savoir maintenant s’il épousera l’autre. Quarante-cinq ans, mistress Maranne, et pas un schelling… Faut voir comme elle a peur d’être lâchée… L’épousera, l’épousera pas… kss… kss… nous allons rire. » Et plus on le faisait boire, plus il en racontait, traitant sa malheureuse maîtresse comme la dernière des dernières… Moi j’avoue qu’elle m’intéressait, cette fausse madame Jenkins, qui pleure dans tous les coins, supplie son amant comme le bourreau et court le risque d’être plantée là, quand toute la société la croit mariée, respectable, établie. Les autres ne faisaient qu’en rire, les femmes surtout. Dame ! c’est amusant quand on est en condition de voir que ces dames de la haute ont leurs affronts aussi et des tourments qui les empêchent de dormir.

Notre tablée présentait à ce moment le coup d’œil le plus animé, un cercle de figures joyeuses tendues vers cet Irlandais qui avait le pompon pour son anecdote. Cela excitait des envies ; on cherchait, on ramassait dans sa mémoire ce qu’il pouvait y traîner de vieux scandales, d’aventures de maris trompés, de ces faits intimes vidés à la table de cuisine avec les fonds de plats et les fonds de bouteilles. C’est que le champagne commençait à faire des siennes parmi les convives. Joë voulait danser une gigue sur la nappe. Les dames, au moindre mot un peu gai, se renversaient avec des rires aigus de personnes qu’on chatouille, laissant traîner leurs jupons brodés sous la table pleine de débris de victuailles et de graisses répandues. M. Louis s’était retiré discrètement. On remplissait les verres sans les vider ; une femme de charge trempait dans le sien rempli d’eau un mouchoir dont elle se baignait le front, parce que la tête lui tournait, disait-elle. Il était temps que cela finît, et de fait une sonnette électrique, carillonnant dans le couloir, nous avertissait que le valet de pied, de service au théâtre, venait appeler les cochers. Là-dessus Monpavon porta un toast au maître de la maison en le remerciant de sa petite soirée. M. Noël annonça qu’il la recommencerait à Saint-Romans, pour les fêtes du bey, où la plupart des assistants seraient probablement invités. Et j’allais me lever à mon tour, assez habitué aux repas de corps pour savoir qu’en pareille occasion le plus vieux de l’assemblée est tenu de porter une santé aux dames, quand la porte s’ouvrit brusquement, et un grand valet de pied tout crotté, un parapluie ruisselant à la main, suant, essoufflé, nous cria, sans respect pour la compagnie :

« Mais arrivez donc, tas de « mufes… » qu’est-ce que vous fichez là ?… Quand on vous dit que c’est fini. »