Charpentier (p. 130-143).

VII
jansoulet chez lui

Marié, il l’était depuis douze ans, mais n’en avait parlé à personne de son entourage parisien, par une habitude orientale, ce silence que les gens de là-bas gardent sur le gynécée. Subitement on apprit que madame allait venir, qu’il fallait préparer des appartements pour elle, ses enfants et ses femmes. Le Nabab loua tout le second étage de la maison de la place Vendôme, dont le locataire fut exproprié à des prix de Nabab. On agrandit aussi les écuries, le personnel fut doublé ; puis, un jour, cochers et voitures allèrent chercher à la gare de Lyon madame, qui arrivait emplissant d’une suite de négresses, de gazelles, de négrillons un train chauffé exprès pour elle depuis Marseille.

Elle débarqua dans un état d’affaissement épouvantable, anéantie, ahurie de son long voyage en wagon, le premier de sa vie, car, amenée tout enfant à Tunis, elle ne l’avait jamais quitté. De sa voiture, deux nègres la portèrent dans les appartements, sur un fauteuil qui depuis resta toujours en bas sous le porche, tout prêt pour ces déplacements difficiles. Madame Jansoulet ne pouvait monter l’escalier, qui l’étourdissait ; elle ne voulut pas des ascenseurs que son poids faisait crier, d’ailleurs, elle ne marchait jamais. Énorme, boursouflée au point qu’il était impossible de lui assigner un âge, entre vingt-cinq ans et quarante, la figure assez jolie, mais tous les traits déformés, des yeux morts sous des paupières tombantes et striées comme des coquilles, fagotée dans des toilettes d’exportation, chargée de diamants et de bijoux en manière d’idole hindoue, c’était le plus bel échantillon de ces Européennes transplantées qu’on appelle des Levantines. Race singulière de créoles obèses, que le langage seul et le costume rattachent à notre monde, mais que l’Orient enveloppe de son atmosphère stupéfiante, des poisons subtils de son air opiacé où tout se détend, se relâche, depuis les tissus de la peau jusqu’aux ceintures des vêtements, jusqu’à l’âme même et la pensée.

Celle-ci était fille d’un Belge immensément riche qui faisait à Tunis le commerce du corail, et chez qui Jansoulet, à son arrivée dans le pays, avait été employé pendant quelques mois. Mademoiselle Afchin, alors une délicieuse poupée d’une dizaine d’années, éblouissante de teint, de cheveux de santé, venait souvent chercher son père au comptoir dans le grand carrosse attelé de mules qui les emmenait à leur belle villa de la Marsel, aux environs de Tunis. Cette gamine, toujours décolletée, aux épaules éclatantes, entrevue dans un cadre luxueux, avait ébloui l’aventurier, et, des années après, lorsque devenu riche, favori du bey, il songea à s’établir, ce fut à elle qu’il pensa. L’enfant s’était changé en une grosse fille, lourde et blanche. Son intelligence, déjà bien obtuse, s’était encore obscurcie dans l’engourdissement d’une existence de loir, l’incurie d’un père tout aux affaires, l’usage des tabacs saturés d’opium et des confitures de rose, la torpeur de son sang flamand compliquée de paresse orientale, en outre, mal élevée, gourmande, sensuelle, altière, un bijou levantin perfectionné.

Mais Jansoulet ne vit rien de tout cela.

Pour lui elle était, elle fut toujours jusqu’à son arrivée à Paris une créature supérieure, une personne du plus grand monde, une demoiselle Afchin ; il lui parlait avec respect, gardait vis-à-vis d’elle une attitude un peu courbée et timide, lui donnait l’argent sans compter, satisfaisait ses fantaisies les plus coûteuses, ses caprices les plus fous, toutes les bizarreries d’un cerveau de Levantine détraqué par l’ennui et l’oisiveté. Un seul mot excusait tout : c’était une demoiselle Afchin. Du reste, aucun rapport entre eux : lui toujours à la Casbah ou au Bardo, près du bey, à faire sa cour, ou bien dans ses comptoirs ; elle passant sa journée au lit coiffée d’un diadème de perles de trois cent mille francs qu’elle ne quittait jamais, s’abrutissant à fumer, vivant comme dans un harem, se mirant, se parant, en compagnie de quelques autres Levantines dont la distraction suprême consistait à mesurer avec leurs colliers des bras et des jambes qui rivalisaient d’embonpoint, faisant des enfants dont elle ne s’occupait pas, qu’elle ne voyait jamais, dont elle n’avait pas même souffert, car on l’accouchait au chloroforme. Un paquet de chair blanche parfumée au musc. Et, comme disait Jansoulet avec fierté : « J’ai épousé une demoiselle Afchin ! »

Sous le ciel de Paris et sa lumière froide, la désillusion commença. Résolu à s’installer, à recevoir, à donner des fêtes, le Nabab avait fait venir sa femme pour la mettre à la tête de la maison ; mais quand il vit débarquer cet étalage d’étoffes criardes, de bijouterie du Palais-Royal, et tout l’attirail bizarre qui suivait, il eut vaguement l’impression d’une reine Pomaré en exil. C’est que maintenant il avait vu de vraies mondaines, et il comparait. Après avoir projeté un grand bal pour l’arrivée, prudemment il s’abstint. D’ailleurs madame Jansoulet ne voulait voir personne. Ici son indolence naturelle s’augmentait de la nostalgie que lui causèrent, dès en débarquant, le froid d’un brouillard jaune et la pluie qui ruisselait. Elle passa plusieurs jours sans se lever, pleurant tout haut comme un enfant, disant que c’était pour la faire mourir qu’on l’avait amenée à Paris, et ne souffrant pas même le moindre soin de ses femmes. Elle restait là à rugir dans les dentelles de son oreiller, ses cheveux embroussaillés autour de son diadème, les fenêtres de l’appartement fermées, les rideaux rejoints, les lampes allumées nuit et jour, criant qu’elle voulait s’en aller… er s’en aller… er, et c’était lamentable de voir, dans cette nuit de catafalque, les malles à moitié pleines errant sur les tapis, ces gazelles effarées, ces négresses accroupies autour de la crise de nerfs de leur maîtresse, gémissant elles aussi et l’œil hagard comme ces chiens des voyageurs polaires qui deviennent fous à ne plus apercevoir le soleil.

Le docteur irlandais introduit dans cette détresse n’eut aucun succès avec ses manières paternes, ses belles phrases de bouche-en-cœur. La Levantine ne voulut, à aucun prix des perles à base d’arsenic pour se donner du ton. Le Nabab était consterné. Que faire ? La renvoyer à Tunis avec les enfants ? Ce n’était guère possible. Il se trouvait décidément en disgrâce là-bas. Les Hemerlingue triomphaient. Un dernier affront avait comblé la mesure : au départ de Jansoulet, le bey l’avait chargé de faire frapper à la Monnaie de Paris pour plusieurs millions de pièces d’or d’un nouveau module ; puis la commande, retirée tout à coup, avait été donnée à Hemerlingue. Outragé publiquement, Jansoulet riposta par une manifestation publique, mettant en vente tous ses biens, son palais du Bardo donné par l’ancien bey, ses villas de la Marse, tout en marbre blanc, entourées de jardins splendides ses comptoirs les plus vastes, les plus somptueux de la ville, chargeant enfin l’intelligent Bompain de lui ramener sa femme et ses enfants pour bien affirmer un départ définitif. Après un éclat pareil, il ne lui était pas facile de retourner là-bas ; c’est ce qu’il essayait de faire comprendre à mademoiselle Afchin, qui ne lui répondait que par de longs gémissements. Il tâcha de la consoler, de l’amuser, mais quelle distraction faire arriver jusqu’à cette nature monstrueusement apathique ? Et puis, pouvait-il changer le ciel de Paris, rendre à la malheureuse Levantine son patio dallé de marbre où elle passait de longues heures dans un assoupissement frais, délicieux, à entendre l’eau ruisseler sur la grande fontaine d’albâtre à trois bassins superposés, et sa barque dorée, recouverte d’un rondelet de pourpre, que huit rameurs tripolitains, souples et vigoureux, promenaient, le soleil couché, sur le beau lac d’El-Baheira ? Si luxueux que fût l’appartement de la place Vendôme, il ne pouvait compenser la perte de ces merveilles. Et plus que jamais elle s’abîmait dans la désolation. Un familier de la maison parvint pourtant à l’en tirer, Cabassu, celui qui s’intitulait sur ses cartes : « professeur de massage », un gros homme noir et trapu, sentant l’ail et la pommade, carré d’épaules, poilu jusqu’aux yeux, et qui savait des histoires de sérails parisiens, des racontars à la portée de l’intelligence de madame. Venu une fois pour la masser, elle voulut le revoir, le retint. Il dut quitter tous ses autres clients, et devenir, à des appointements de sénateur, le masseur de cette forte personne, son page, sa lectrice, son garde du corps. Jansoulet, enchanté de voir sa femme contente, ne sentit pas le ridicule bête qui s’attachait à cette intimité.

On apercevait Cabassu au Bois, dans l’énorme et somptueuse calèche à côté de la gazelle favorite, au fond des loges de théâtre que louait la Levantine, car elle sortait maintenant, désengourdie par le traitement de son masseur et décidée à s’amuser. Le théâtre lui plaisait, surtout les farces ou les mélodrames. L’apathie de son gros corps s’animait à la lumière fausse de la rampe. Mais c’était au théâtre de Cardailhac qu’elle allait le plus volontiers. Là, le Nabab se trouvait chez lui. Du premier contrôleur jusqu’à la dernière des ouvreuses, tout le personnel lui appartenait. Il avait une clé de communication pour passer des couloirs sur la scène ; et le salon de sa loge décoré à l’orientale, au plafond creusé en nid d’abeilles, aux divans en poil de chameau, le gaz enfermé dans une petite lanterne mauresque, pouvait servir à une sieste pendant les entractes un peu longs : une galanterie du directeur à la femme de son commanditaire. Ce singe de Cardailhac ne s’en était pas tenu là ; voyant le goût de la demoiselle Afchin pour le théâtre, il avait fini par lui persuader qu’elle en possédait aussi l’intuition, la science, et par lui demander de jeter à ses moments perdus un coup d’œil de juge sur les pièces qu’on lui envoyait. Bonne façon d’agrafer plus solidement la commandite.

Pauvres manuscrits à couverture bleue ou jaune, que l’espérance a noués de rubans fragiles, qui vous en allez gonflés d’ambitions et de rêves, qui sait quelles mains vous entrouvrent, vous feuillettent, quels doigts indiscrets déflorent votre charme d’inconnu, cette poussière brillante que garde l’idée toute fraîche ? On vous juge et qui vous condamne ? Parfois, avant d’aller dîner en ville, Jansoulet, montant dans la chambre de sa femme, la trouvait sur sa chaise longue, en train de fumer, la tête renversée, des liasses de manuscrits à côté d’elle, et Cabassu, armé d’un crayon bleu, lisant avec sa grosse voix et ses intonations du Bourg-Saint-Andéol quelque élucubration dramatique qu’il biffait, balafrait sans pitié à la moindre critique de la dame. « Ne vous dérangez pas », faisait avec la main le bon Nabab entrant sur la pointe des pieds. Il écoutait, hochait la tête d’un air admiratif en regardant sa femme : « Elle est étonnante » car lui n’entendait rien à la littérature et là, du moins, il retrouvait la supériorité de mademoiselle Afchin.

« Elle avait l’instinct du théâtre », comme disait Cardailhac ; mais, en revanche, l’instinct maternel manquait. Jamais elle ne s’occupait de ses enfants, les abandonnant à des mains étrangères, et, quand on les lui amenait une fois par mois, se contentant de leur tendre la chair flasque et morte de ses joues entre deux bouffées de cigarette, sans s’informer de ces détails de soins, de santé qui perpétuent l’attache physique de la maternité, font saigner dans le cœur des vraies mères la moindre souffrance de leurs enfants.

C’étaient trois gros garçons lourds et apathiques, de onze, neuf et sept ans, ayant dans le teint blême et l’enflure précoce de la Levantine les yeux noirs, veloutés et bons de leur père. Ignorants comme de jeunes seigneurs du Moyen Age ; à Tunis M. Bompain dirigeait leurs études, mais à Paris, le Nabab, tenant à leur donner le bénéfice d’une éducation parisienne, les avait mis dans le pensionnat le plus « chic », le plus cher, au collège Bourdaloue dirigé par de bons pères qui cherchaient moins à instruire leurs élèves qu’à en faire des hommes du monde bien tenus et bien-pensants, et arrivaient à former de petits monstres gourmés et ridicules, dédaigneux du jeu, absolument ignorants, sans rien de spontané ni d’enfantin, et d’une précocité désespérante. Les petits Jansoulet ne s’amusaient pas beaucoup dans cette serre à primeurs, malgré les immunités dont jouissait leur immense fortune ; ils étaient vraiment trop abandonnés. Encore les créoles confiés à l’institution avaient-ils des correspondants et des visites ; eux, n’étaient jamais appelés au parloir, on ne connaissait personne de leurs proches, seulement de temps à autre ils recevaient des pannerées de friandises, des écroulements de brioches. Le Nabab en course dans Paris dévalisait pour eux toute une devanture de confiseur qu’il faisait porter au collège avec cet élan de cœur mêlé d’une ostentation de nègre, qui caractérisait tous ses actes. De même pour les joujoux, toujours trop beaux, pomponnés, inutiles ; de ces joujoux qui font la montre et que le Parisien n’achète pas. Mais ce qui attirait surtout aux petits de Jansoulet le respect des élèves et des maîtres, c’était leurs porte-monnaie gonflé d’or, toujours prêt pour les quêtes, pour les fêtes de professeur, et les visites de charités, ces fameuses visites organisées par le collège Bourdaloue, une des tentations du programme, l’émerveillement des âmes sensibles.

Deux fois par mois, à tour de rôle, les élèves faisant partie de la petite Société de Saint-Vincent-de-Paul, fondée au collège sur le modèle de la grande, s’en allaient par petites escouades, seuls comme des hommes, porter au fin fond des faubourgs populeux des secours et des consolations. On voulait leur apprendre ainsi la charité expérimentale, l’art de connaître les besoins, les misères du peuple, et de panser ces plaies, toujours un peu écœurantes, à l’aide d’un cérat de bonnes paroles et de maximes ecclésiastiques. Consoler, évangéliser les masses par l’enfance, désarmer l’incrédulité religieuse par la jeunesse et la naïveté des apôtres : tel était le but de la petite Société, but entièrement manqué, du reste. Les enfants, bien portants, bien vêtus, bien nourris, n’allant qu’à des adresses désignées d’avance, trouvaient des pauvres de bonne mine, parfois un peu malades, mais très propres, déjà inscrits et secourus par la riche organisation de l’Église. Jamais ils ne tombaient dans un de ces intérieurs nauséabonds, où la faim, le deuil, l’abjection, toutes les tristesses physiques ou morales s’inscrivent en lèpre sur les murs, en rides indélébiles sur les fronts. Leur visite était préparée comme celle du souverain entrant dans un corps de garde pour goûter la soupe du soldat ; le corps de garde est prévenu, et la soupe assaisonnée pour les papilles royales… Avez-vous vu ces images des livres édifiants, où un petit communiant, sa ganse au bras, son cierge à la main, et tout frisé, vient assister sur son grabat un pauvre vieux qui tourne vers le ciel des yeux blancs ? Les visites de charité avaient le même convenu de mise en scène, d’intonation. Aux gestes compassés des petits prédicateurs aux bras trop courts, répondaient des paroles apprises, fausses à faire loucher. Aux encouragements comiques, aux « consolations prodiguées » en phrases de livres de prix par des voix de jeunes coqs enrhumés, les bénédictions attendries, les momeries geignardes et piteuses d’un porche d’église à la sortie de vêpres. Et sitôt les jeunes visiteurs partis, quelle explosion de rires et de cris dans la mansarde, quelle danse en rond autour de l’offrande apportée, quel bouleversement du fauteuil où l’on avait joué au malade, de la tisane répandue dans le feu, un feu de cendres très artistement préparé !

Quand les petits Jansoulet sortaient chez leurs parents, on les confiait à l’homme au nez rouge, à l’indispensable Bompain. C’est Bompain qui les menait aux Champs-Élysées, parés de vestons anglais, de melons à la dernière mode — à sept ans ! — de petites cannes au bout de leurs gants en peau de chien. C’est Bompain qui faisait bourrer de victuailles le break de courses où il montait avec les enfants, leur carte au chapeau contourné d’un voile vert, assez semblables à ces personnages de pantomimes lilliputiennes dont tout le comique réside dans la grosseur des têtes, comparée aux petites jambes et aux gestes de nains. On fumait, on buvait à pitié. Quelquefois, l’homme au fez, tenant à peine debout, les ramenait affreusement malades… Et pourtant, Jansoulet les aimait ses « petits », le cadet, surtout qui lui rappelait, avec ses grands cheveux, son air poupin, la petite Afchin passant dans son carrosse. Mais ils avaient encore l’âge où les enfants appartiennent à la mère, où ni le grand tailleur, ni les maîtres parfaits, ni la pension chic, ni les poneys sanglés pour les petits hommes dans l’écurie, rien ne remplace la main attentive et soigneuse, la chaleur et la gaieté du nid. Le père ne pouvait pas leur donner cela, lui ; et puis il était si occupé !

Mille affaires : la Caisse territoriale, l’installation de la galerie de tableaux, des courses au Tattersall avec Bois-Landry, un bibelot à aller voir, ici ou là, chez des amateurs désignés par Schwalbach, des heures passées avec les entraîneurs, les jockeys, les marchands de curiosités, l’existence encombrée et multiple d’un bourgeois gentilhomme du Paris moderne. Il gagnait à tous ces frottements de se parisianiser un peu plus chaque jour, reçu au cercle de Monpavon, au foyer de la danse, dans les coulisses de théâtre, et présidant toujours ses fameux déjeuners de garçon, les seules réceptions possibles dans son intérieur. Son existence était réellement très remplie, et encore, de Géry le déchargeait-il de la plus grande corvée, le département si compliqué des demandes et des secours.

Maintenant, le jeune homme assistait à sa place à toutes les inventions audacieuses et burlesques, à toutes les combinaisons héroï-comiques de cette mendicité de grande ville, organisée comme un ministère, innombrable comme une armée, abonnée aux journaux, et sachant son Bottin par cœur. Il recevait la dame blonde hardie, jeune et déjà fanée, qui ne demande que cent louis, avec la menace de se jeter à l’eau tout de suite en sortant, si on ne les lui donne pas, et la grosse matrone, l’air avenant, sans façon, qui dit en entrant : « Monsieur vous ne me connaissez pas… Je n’ai pas l’honneur de vous connaître non plus ; mais nous aurons fait vite connaissance. Veuillez vous asseoir et causons. » Le commerçant aux abois, à la veille de la faillite — c’est quelquefois vrai — qui vient supplier qu’on lui sauve l’honneur, un pistolet tout prêt pour le suicide, bossuant la poche de son paletot — quelquefois, ce n’est que l’étui de sa pipe. Et souvent de vraies détresses, fatigantes et prolixes, de gens qui ne savent même pas raconter combien ils sont malhabiles à gagner leur vie. À côté de ces mendicités découvertes, il y avait celles qui se déguisent : charité, philanthropie, bonnes œuvres, encouragements artistiques, les quêtes à domicile pour les crèches, les paroisses, les repenties, les sociétés de bienfaisance, les bibliothèques d’arrondissement. Enfin, celles qui se parent d’un masque mondain : les billets de concert, les représentations à bénéfices, les cartes de toutes couleurs, « estrade, premières, places réservées ». Le Nabab exigeait qu’on ne refusât aucune offrande, et c’était encore un progrès qu’il ne s’en chargeât plus lui-même. Assez longtemps, il avait couvert d’or, avec une indifférence généreuse, toute cette exploitation hypocrite, payant cinq cents francs une entrée au concert de quelque cithariste wurtembergeoise ou d’un joueur de galoubet languedocien, qu’aux Tuileries ou chez le duc de Mora on aurait cotée dix francs. À certains jours, le jeune de Géry sortait de ces séances écœuré jusqu’à la nausée. Toute l’honnêteté de sa jeunesse se révoltait, il essayait auprès du Nabab des tentatives de réforme. Mais celui-ci, au premier mot, prenait la physionomie ennuyée des natures faibles, mises en demeure de se prononcer, ou bien il répondait avec un haussement de ses solides épaules : « Mais, c’est Paris, cela, mon cher enfant… Ne vous effarouchez pas, laissez-moi faire… Je sais où je vais et ce que je veux. »

Il voulait alors deux choses, la députation et croix. Pour lui, c’étaient les deux premiers étages de la grande montée, où son ambition le poussait. Député, il le serait certainement par la Caisse territoriale, à la tête de laquelle il se trouvait. Paganetti de Porto-Vecchio le lui disait souvent :

— Quand le jour sera venu, l’île se lèvera et votera pour vous, comme un seul homme.

Seulement, ce n’est pas tout d’avoir des électeurs ; faut encore qu’un siège soit vacant à la Chambre, et le Corse y comptait tous ses représentants au complet. L’un d’eux, pourtant, le vieux Popolasca, infirme, hors d’état d’accomplir sa tâche, aurait peut-être, à de certaines clauses, donné volontiers sa démission. C’était une affaire délicate à traiter, mais très faisable, le bonhomme ayant une famille nombreuse, des terres qui ne rapportaient pas le deux, un palais en ruine à Bastia, où ses enfants se nourrissaient de polenta, et un logement à Paris, dans un garni de dix-huitième ordre. En ne regardant pas à cent où deux cent mille francs, on devait venir à bout de cet honorable affamé, qui, tâté par Paganetti, ne disait ni oui ni non, séduit par la grosse somme, retenu par la gloriole de sa situation. L’affaire en était là, pouvait se décider un jour ou l’autre.

Pour la croix, tout allait encore mieux. L’œuvre de Bethléem avait décidément fait aux Tuileries un bruit du diable. On n’attendait plus que la visite de M. de la Perrière et son rapport qui ne pouvait manquer d’être favorable, pour inscrire sur la liste du 16 mars, à date d’un anniversaire impérial, le glorieux nom de Jansoulet… Le 16 mars, c’est-à-dire avant un mois… Que dirait le gros Hemerlingue de cette insigne faveur, lui qui, depuis si longtemps, devait se contenter du Nisham. Et le bey, à qui l’on avait fait croire que Jansoulet était au ban de la société parisienne, et la vieille mère, là-bas, à Saint-Romans, toujours si heureuse des succès de son fils !… Est-ce que cela ne valait pas quelques millions habilement gaspillés et laissés aux oiseaux sur cette route de la gloire où le Nabab marchait en enfant, sans souci d’être dévoré tout au bout ? Et n’avait-il pas dans ces joies extérieures, ces honneurs, cette considération chèrement achetés, une compensation à tous les déboires de cet Oriental reconquis à la vie européenne, qui voulait un foyer et n’avait qu’un caravansérail, cherchait une femme et ne trouvait qu’une Levantine ?