Le Néo-Malthusianisme en Angleterre

Le néo-malthusianisme en Angleterre
Pierre Mille

Revue des Deux Mondes tome 108 1891


LE
NEO-MELTHUSIANISME
EN ANGLETERRE

Cet été, à Londres, dans un petit théâtre tout plein d’un public très choisi, quelques sociétaires du Théâtre-Français jouaient l’Ami Fritz. Quand le rabbin, c’est-à-dire M. Coquelin aîné, en arriva à son éloquente tirade : «… Vous autres vieux garçons vous n’êtes que d’inutiles épicuriens. Voyez cette malheureuse race juive, persécutée partout, chassée de partout : c’est à la fécondité de ses femmes qu’elle a dû sa longue résistance, sa prospérité actuelle ! Et les Anglais, les Américains : ils n’ont pas craint de multiplier, et c’est pourquoi ils couvrent la terre de leurs peuples et de leur richesse ! » — quand il eut prononcé ces mots, avec une conviction assez communicative, il y eut dans le public un grand enthousiasme. Les spectateurs français applaudirent, d’un air un peu sceptique, mais les Français prennent facilement l’air sceptique, et surtout quand ils sont émus. Quant aux Anglais, ils étaient flattés, et le manifestèrent avec quelque énergie. Pour nous, nous approuvions leur orgueil. Nous avions encore dans la mémoire de vieux chiffres appris aux écoles, retrouvés depuis partout. Dans l’Angleterre proprement dite, — Englandand Wales, — la population était en 1840 de 16 millions. Elle atteignait 20 millions en 1860, 25 millions et demi en 1880 ; en 1890 elle était de près de 30 millions. L’accroissement a été proportionnel dans le reste du royaume-uni, si on néglige les pertes que l’émigration a fait subir à l’Irlande. Actuellement la population totale y est de 38 millions : si elle continue à grandir ainsi, elle sera de 88 millions en 1960.

Nous voyions ainsi dans l’avenir le flot anglo-saxon grossir, et déborder sur le monde. Le lendemain, les rapports statistiques du General Registrar d’Angleterre et de Galles nous tombèrent entre les mains.

Un mot d’abord sur ces rapports, qui sont admirablement faits. Il n’existait pas en Angleterre, avant 1837, de registres de l’état civil. C’était le clergé qui inscrivait les naissances, les morts, les mariages. Aussi, quand en 1836 un acte du parlement attribua ces fonctions à un administrateur spécial, résidant dans chaque district et communiquant ses registres à un office central établi à Londres, ce clergé fit-il entendre de grandes protestations. Il craignait beaucoup que les fidèles, trouvant suffisantes les déclarations de naissances faites au Local Registrar, ne se déshabituassent du baptême ; puis, c’était lui qui jusqu’alors avait bénéficié des sommes versées pour la délivrance des certificats de naissance, de mort, de mariage. L’archevêque de Canterbury déclara inquisitoriale une loi qui violait le secret des familles, et dont l’exécution, assurée par de lourdes pénalités (ceci n’était pas exact), serait ruineuse pour les pauvres. Un autre ecclésiastique anglican disait bonnement : « Cela ne marchera jamais, c’est du rêve pur. Comment le bureau central arrivera-t-il à classer les 88,000 papiers séparés qui lui arriveront par an ? » Collationner 88,000 bulletins, cela lui paraissait dépasser la puissance d’un bureau de statistique. Il dut être très étonné : cette même année 1837 le bureau, à peine créé, reçut 958,000 de ces effrayans petits papiers, et les classa fort bien. Il en reçoit le double maintenant, plus de dix-huit cent mille, et s’en tire tout aisément. Les rapports du General Registrar, sir Bridges P. Henniker, sont des modèles de méthode et de lucidité : on y découvre des choses fort instructives et faites pour modifier singulièrement certaines idées.

De 1837 à 1878, la proportion des naissances pour mille personnes alla en augmentant. Si on prend la moyenne décennale de 1850 à 1859 cette proportion était de 34 pour 1,000 ; de 1860 à 1869 elle monte à 35,1, de 1870 à 1879 à 35,5. Il faut cependant remarquer dans le dernier tableau un ralentissement du mouvement de croissance : de la première de ces périodes à la seconde, la natalité augmente d’une unité un dixième ; de la seconde à la troisième, d’une demi-unité seulement. C’est que déjà, dans cette dernière période, les naissances ont commencé à diminuer, et ce mouvement de chute continue d’une manière régulière, sans un arrêt. En 1879 on n’était déjà plus qu’à 34,7, en 1880 à 34,2 ; cinq ans plus tard, en 1884, à 33,3 ; six ans plus tard, en 1889, à 30,5[1].

Dans le reste du royaume-uni le même phénomène s’est produit. En Écosse, en 1878, la proportion des naissances était de 34,3 pour 1,000 personnes vivantes. Elle est tombée en 1888 à 30,5. En Irlande elle est tombée de 32,1 en 1878 à 22,9 en 1888. Pour l’ensemble du royaume-uni, elle était de 33,3 en 1879, dix ans plus tard, elle est de 29,6.

Ainsi le mouvement de chute est continu. Dans le résumé du rapport on lit chaque année : « Cette proportion est la plus basse que nous ayons vue depuis 1837. » La phrase est d’usage maintenant, le compositeur pourrait l’avoir toute préparée dans son casier.

Le phénomène étant bien constaté, il est intéressant de savoir quelle cause le produit.

Les maladies et la misère ont-elles affaibli la race, la moralité est-elle moins grande ? L’Anglais, obligé de peiner plus rudement pour se nourrir, épuisé par une diathèse héréditaire, est-il obligé de garder pour vivre lui-même les forces qu’il consacrait auparavant à perpétuer sa famille ? En d’autres termes, est-ce l’animal reproducteur qui a dégénéré ? A l’examen cela paraît impossible. La moralité semble avoir gagné, puisque, pour mille naissances, la proportion des naissances d’enfans naturels a baissé de moitié depuis quarante ans. L’instruction s’est répandue. En 1840, 754 personnes avaient déclaré sur les registres de mariage d’Angleterre et Galles ne pas savoir signer. En 1889, on ne retrouve que 168 fois cette mention. Il n’y a pas eu de guerre atteignant directement et douloureusement la nation, la fortune publique a augmenté, le prix des subsistances a diminué. Si l’on répartit par tête le total des comptes liquidés au Clearing-home de 1870 à 1879, on trouve un chiffre de 218 livres sterling. Entre 1880 et 1889 cette moyenne s’élève à 226 livres. Le quarter de grain, dont le prix moyen était de 51 shillings pendant la première de ces périodes, est tombé dans la seconde à 36 shillings. Ainsi le bien-être général s’est accru de toute façon et la meilleure preuve en est encore dans l’abaissement de la mortalité : la proportion des décès pour 1,000 personnes a baissé de 22,4 pour la période 1841-1850 à 18,8. On a déjà remarqué que les victoires sur la mortalité coïncidaient généralement avec une diminution des naissances, mais une simple remarque n’est pas une explication : ce qu’il faut découvrir, c’est comment, par quel mécanisme les naissances diminuent. D’ailleurs, en Angleterre, le mouvement de chute de la natalité va plus vite que la décroissance de la mortalité. Nous avons vu que les freins naturels : maladie, misère, déperdition des forces intimes de la race, n’ont pas eu ici d’action. Toutes les hypothèses ayant été éliminées, il n’en reste plus qu’une : il faut que ce soit la volonté même des reproducteurs qui ait restreint le nombre des êtres humains appelés à la vie. Or, par une coïncidence significative, la diminution des naissances commence un an juste après l’ouverture, en 1877, de la célèbre campagne malthusienne menée par Mme Annie Besant et M. Charles Bradlaugh. Cette campagne n’a pas créé la situation, mais elle a eu un grand retentissement, précisément parce qu’elle érigeait bruyamment en dogme une coutume qu’on commençait à pratiquer en secret.


I

De M. Charles Bradlaugh nous ne parlerons pas. Ses efforts longs et renouvelés pour la diffusion des doctrines athéistes en Grande-Bretagne, ses refus sonores et successifs de prêter, comme député, serment de fidélité à la reine sur la Bible, parce qu’il ne croyait pas au caractère divin du livre, ont fait connaître au public français son nom, et quelques-uns des traits de sa vie. Mais il est peut-être utile de lui présenter Mme Besant.

Quand, à l’occasion de sa campagne malthusienne, Mme Besant fut traduite devant les tribunaux anglais, elle n’avait pas trente ans. Elle en a donc quarante-quatre maintenant. Récemment, on le sait, elle s’est convertie au théosophisme, et même, succédant à Mme Blavatski, elle est devenue le « mahatma, » la papesse de cette nouvelle religion. Ce n’est pas là le moins curieux de ses avatars, et nous en raconterons peut-être un jour l’histoire : nous étudierons alors soigneusement ses antécédens héréditaires au point de vue religieux. Dès aujourd’hui, il est nécessaire de remarquer qu’ils sont très complexes. Sa famille, apparentée à lord Heatherley, est honorable et ancienne. Son père, le docteur Wood, qui habitait Londres, était un homme intelligent, instruit, passionné de lettres, surtout de lettres anciennes, et si parfaitement et solidement sceptique qu’à son lit de mort, il repoussa le prêtre que sa mère, catholique ardente, lui avait envoyé. Ce fut de lui que sa fille hérita l’ardeur de savoir et l’esprit d’examen, mais il ne put la diriger et la guider, car il mourut en 1852, lorsqu’elle était âgée de cinq ans à peine. Mme Wood demeura veuve, sans fortune, avec deux enfans, et pour subvenir à leur éducation s’installa à Harrow, où, grâce à la bienveillance du docteur Vaughan, qui était alors headmaster du collège, elle prit en pension des écoliers. C’était une Irlandaise protestante, ardente, mystique, visionnaire. « Elle avait, dit sa fille, une forte dose de superstition celtique. « L’affection dont elle entoura ses enfans fut si brûlante et désordonnée que miss Marryatt, la sœur du romancier, rigide évangéliste, et amie de la famille, s’en inquiéta pour la jeune fille et obtint d’être chargée de son éducation. Elle éleva sa pupille avec une religieuse sévérité, lui enseigna l’horreur des bals, des théâtres, des amusemens mondains. Le dimanche, la seule distraction était de deviner des énigmes « bibliques » et de faire l’école aux petits malheureux. Un beau jour, Mme Wood s’effraya de la roideur de l’éducation donnée à sa fille, et la rappela près d’elle. Elle la fit danser avec les juniors du collège d’Harrow, l’adora, et lui laissa la bride sur le cou. La jeune fille en profita pour lire Dante, et aussi les pères de l’église. Même elle se passionna si bien pour le catholicisme que, sans les preuves données par Pusey que l’église anglaise peut être catholique sans être romaine, elle serait devenue papiste. Catholique, miss Wood fût entrée au couvent et aurait pris pour époux Christ, l’époux éternel : anglicane, elle épousa un pasteur « pour se rapprocher de Dieu. » Et ce fut ainsi que le révérend Frank Besant devint son mari.

Or, le révérend Frank Besant était un clergyman anglican, conventionnel et conservateur, mais nullement une créature angélique. Quand Mme Besant eut fait cette découverte, elle perdit, en même temps que tout amour pour lui, la moitié de sa foi chrétienne. Une grave maladie d’un de ses enfans lui en fit perdre le reste : « Dieu peut tout, il est bon, et il permet la souffrance ! » Cette idée la jeta dans une agonie de doute si terrible qu’elle en tomba malade. Elle s’entoura de livres théologiques pour fortifier sa religion, lut Robertson, Stopford Brooks, Bampton, et n’y trouva que de nouveaux sujets d’inquiétude. Longtemps elle se raccrocha désespérément à cette croyance : « Au moins, il est impossible que Christ ne soit pas Dieu ! » Puis elle la sentit s’écrouler à son tour. Alors, elle alla se jeter aux pieds du docteur Pusey, le vénérable chef du High Church. — « Je ne crois plus en Jésus-Christ ! — C’est un blasphème, dit Pusey ; il faut éloigner de vous-même l’idée d’un tel doute. Lisez Bampton. — Mais je l’ai lu, et bien d’autres encore. — Ah ! vous n’avez que trop lu, malheureuse, s’écria Pusey, le démon de l’orgueil intellectuel vous possède, vous êtes perdue à jamais. » Le dernier lien qui la retenait au christianisme était rompu. Elle partit pleine de mépris pour ce prêtre qui lui disait de croire aux enseignemens de l’Église, parce que Jésus l’ordonnait ainsi, quand c’était du droit même de Jésus à donner un tel ordre qu’elle doutait. Elle lut Renan, Strauss, Auguste Comte, évolua rapidement vers l’athéisme. Son mari voulut la forcer à respecter au moins les formes extérieures du culte, il lui donna, écrit-elle, à choisir entre « l’hypocrisie et l’expulsion. » Elle choisit l’expulsion.

Elle partit, emmenant avec elle la fille née de son mariage et pour laquelle elle montra toujours les plus tendres sentimens. Plus tard, son mari lui en fit retirer la garde : elle la réclama âprement et à plusieurs reprises. A travers son existence vagabonde elle conserva toujours un grand instinct de dévoûment maternel et féminin ; elle demeura honnête et nul n’accusa jamais sa vie privée. Cependant il lui fallait donner libre exercice à son dévorant esprit. Il existait alors une agitation antireligieuse, connue sous le nom de mouvement séculariste, dirigée par M. Bradlaugh et à laquelle l’arrivée des réfugiés socialistes français, échappés à la répression de l’insurrection communaliste de 1871, avait donné une nouvelle vigueur. Mme Besant y prit part.

Vous connaissez ces esprits, parfois si séduisans, à qui manque malheureusement la faculté supérieure de direction que le vulgaire appelle le jugement. Ils ne parviennent jamais à accorder leur raison et leurs sentimens. Ils sont religieux d’instinct, car ils ont un très grand besoin d’aimer, c’est-à-dire de croire. D’autre part, leur intelligence très vive, éprise de ce qui est net, bien que se contentant facilement des apparences de la netteté, les pousse à examiner les raisons de leur cœur et à les condamner s’il semble qu’elles le méritent. Ils restent quelque temps dans un état d’équilibre instable entre ces deux pôles moraux, puis sont attirés violemment par l’un d’eux. L’autre cependant continue à agir et fait sentir son influence. Il en fut ainsi pour Mme Besant. Quand, après une grande lutte intérieure, elle eut rompu violemment, non pas seulement avec le conformisme anglican, mais avec toute idée religieuse, il demeura encore en elle des traces brûlantes de son ancienne foi ; la preuve, c’est qu’après avoir écrit un éloge d’Auguste Comte, elle ne devint pas positiviste, mais athée, ce qui est fort différent, puisque l’athéisme n’est guère qu’une religion à rebours et transitoire à laquelle on ne se lient pas : on le vit bien plus tard quand Mme Besant évolua vers le théosophisme parce que le surnaturel en est romanesque. Mais du temps même de son athéisme, deux signes montrèrent toujours l’état de son âme : elle poussa au plus haut point l’esprit de prosélytisme et l’esprit de charité. En cela elle diffère de Mme Ackermann qu’on serait tenté de lui comparer, mais qui se contentait d’exprimer en vers un peu gonflés, et dont la forme n’était pas bien à elle, une haine toute théorique de la divinité. Elle avait le go, comme disent les Yankee ; elle alla, publia, prêcha. Elle écrivit d’abord pour une revue libre penseuse un certain nombre d’articles réunis depuis sous ce titre : Mon passage à l’athéisme. En 1874, elle fit la connaissance de M. Bradlaugh et collabora sous le pseudonyme d’Ajax au journal qu’il venait de fonder, le National Reformer. Puis elle s’associa avec lui pour la direction de la Librairie de la libre pensée et devint ainsi l’éditeur responsable de livres qui, dans un pays religieux, devaient paraître parfaitement effroyables. En même temps, elle faisait des lectures. Indomptable et fanatisée, elle courut l’Angleterre, l’Ecosse, et devint la conférencière la plus renommée du royaume-uni. Ses ennemis les plus décidés reconnaissent qu’elle a le don de l’éloquence populaire : une parole très facile, très chaleureuse, apte à énoncer des idées déjà connues. Elle avait eu le talent de rester femme, quoique auteur ; avec un beau front, des yeux brillans, une bouche souriante et bonne, on sait toujours être jolie. Joignez à cela qu’elle s’habillait d’une façon seyante ; sa personne illustrait sa doctrine au lieu de la ridiculiser, chose rare. Elle eut de grands triomphes. Au congrès international socialiste de Paris, elle lutta contre le grand agitateur John Burns, celui qui a la réputation, en Angleterre, de savoir le mieux « empoigner » une foule, et le vainquit. Un autre jour, à Bernsley, lors d’une grève de mineurs, elle monta à la tribune, déclara aux grévistes qu’ils étaient dans leur tort, et, ce qui est presque incroyable, les persuada. Ils applaudirent et le lendemain se rendirent au travail. Voilà pour le prosélytisme. Ce fut aussi un sentiment de charité faussé qui lui fit prendre la direction du mouvement malthusien. Pour un positiviste, la charité chrétienne est une faute, puisque le devoir est de supprimer la misère et non de la pallier par des dons inutiles. Mme Besant voulut empêcher les malheureux de procréer des malheureux. Il faut remarquer que depuis Malthus un certain nombre de philosophes et de publicistes avaient continué à soutenir ses principes. On peut citer parmi eux Stuart Mill et plus récemment Owen et le docteur Carlyle, auteur du Livre de toutes les femmes. Mais Mme Besant et M. Bradlaugh voulurent s’adresser à un plus grand public, vulgariser la théorie demeurée jusque-là en Angleterre à l’état de pure spéculation. En 1877, ils publièrent une petite brochure intitulée : les Fruits de la philosophie, conseils aux jeunes mariés. Le livre n’était pas d’eux, mais d’un auteur anonyme qu’on sut depuis être un certain docteur Knowlton. Mme Besant le jugeait insuffisant et médiocre, mais quand la justice le poursuivit pour obscénité, elle revendiqua hautement, ainsi que son associé, sa responsabilité d’éditeur. Ils déclarèrent qu’ils partageaient les doctrines énoncées et se laissèrent traduire devant le banc de la reine. Le procès eut un immense retentissement. Suivant l’usage, les accusés attaquèrent au lieu de se défendre et les journaux répandirent les doctrines incriminées en les exposant. Mme Besant se défendit elle-même. Invoquant l’exemple de la France, où les familles, affirma-t-elle, sont volontairement restreintes, et où cependant l’amour filial et l’esprit de famille sont des traits caractéristiques de la nation, elle proclama la moralité du but malthusien. Enfin, très maîtresse d’elle-même, elle termina par ces mots : — « Vous ne me connaissez pas beaucoup, je le sais, mais vous pouvez me juger par mes paroles ici, par ma tenue devant vous. Eh bien ! osez-vous dire que j’aie l’air d’une femme corrompue qui veut corrompre ? Condamnez-moi, jetez-moi dans une prison, joignez-moi à ce troupeau de malheureuses dissolues et dépravées dont le langage même me causera une agonie,.. une agonie telle que je ne trouve pas de mots pour l’exprimer. Dans cette prison, je continuerai mon œuvre, parmi ces femmes dégradées, oui, parmi ces femmes. Est-ce que vous croyez me déshonorer avec votre verdict de culpabilité ? J’ai mon passé pour moi, contre vous… Si vous nous condamnez, nous en appellerons à une cour plus haute, à un plus grand jury, nous en appellerons de vous au monde civilisé, de cette barre à la barre de l’opinion publique, qui, quelle que soit votre décision, dira : « Non coupables. » Nous en appellerons à l’histoire qui nous jugera tous quand nous aurons passé et qui se souciera peu de votre propre jugement. Pesant les choses du fond de l’éloignement des siècles, elle dira que l’homme et la femme debout en ce moment devant vous qui, connaissant la misère de leur temps, les souffrances de leurs frères, unirent leurs mains et leurs vies pour apporter le salut au foyer du pauvre, méritèrent bien de leur époque et de leur génération. Elle dira : « Ils ont bien fait. » Et peu importera ce que vous, vous aurez dit. »

Des applaudissemens éclatèrent. Mme Besant et M. Bradlaugh n’en furent pas moins condamnés « à être emprisonnés dans la geôle de Sa Majesté à Holloway durant six mois de calendrier qui seront comptés à partir du premier jour qu’ils seront mis en ladite geôle, et aussi à payer à Notre Souveraine Dame la Reine la somme de 200 livres chacun en bonne monnaie légale de Grande-Bretagne. Devant de plus les deux condamnés donner sécurité sur leur propre signature pour la somme de 500 livres, et deux suffisantes cautions pour la somme de 200 livres, le tout devant garantir leur bonne conduite pendant deux ans, lesquels seront comptés à partir de l’expiration desdits six mois d’emprisonnement. » Il faut ajouter bien vite que Mme Besant donna caution, mais ne fut pas incarcérée.

Aussitôt sortie du tribunal, Mme Besant, ainsi qu’elle l’avait annoncé, continua son œuvre. L’éclat du procès avait fait vendre 100,000 exemplaires des Fruits de la philosophie. Malgré cela, elle en arrêta la vente et remplaça cette brochure hâtive par un petit livre écrit par elle et qui se vendit encore mieux. Ce livre était la Loi de la population, traduit maintenant en allemand, en italien et en russe, et qui a donné à son auteur une célébrité singulière que sa retentissante conversion a confirmée.

Après avoir rappelé les efforts faits par ses prédécesseurs, Stuart Mill, Carlyle, Knowlton, Owen, Mme Besant déclare que tout reste encore à faire tant qu’on n’a pas porté la doctrine salutaire à ceux-là seuls qui en ont besoin, aux pauvres, par un livre clair, énergique, et à bon marché. Tel est le but de la Loi de la population, prix 6 pence. Et elle pose tout de suite, sans discuter, le principe de Malthus, à savoir que la population ne peut s’accroître au-delà de ce que permettent les subsistances, mais qu’elle s’élève toujours jusqu’à cette limite extrême. Conséquence, la misère. Remarquez cet esprit de foi de Mme Besant. Elle ne songe pas une minute à se demander si le principe est vrai, à ouvrir une statistique démographique pour examiner si bien vraiment « la croissance des générations humaines suit une progression géométrique. » Cette formule a l’air scientifique, cela lui suffit. M. Dumont[2], dans un récent ouvrage, observe que les familles aristocratiques anglaises, jouissant de revenus énormes, n’auraient aucune raison pour ne pas s’être développées suivant cette loi, si bien qu’une seule remontant à l’an 1000 devrait avoir aujourd’hui 17 milliards de descendans. Or, elles s’éteignent si vite, ai contraire, qu’il n’existe plus aujourd’hui que vingt-quatre pairies, sur trois cent soixante-douze, dont les titulaires remontent au XVe siècle. Mme Besant n’a pas eu l’idée de cette preuve par l’absurde. Elle ne s’est pas demandé non plus pourquoi dans l’empire romain la population avait diminué tandis que grandissait la richesse publique. Elle avait besoin d’une croyance, elle a cru en Malthus, et s’est mise à prêcher son évangile sans lui faire subir un examen trop approfondi.

« Des freins puissans, dit-elle, le vice, la misère, la maladie, arrêtent le flot montant des générations. Mais chaque progrès de la civilisation tend à empêcher ces freins d’agir. Chez les peuples primitifs, la faim, la saleté, l’abandon des vieillards, l’infanticide, la guerre, qui tue les vigoureux jeunes gens, les beaux reproducteurs, arrêtent la croissance exagérée de la population. Mais actuellement, que se passe-t-il ? Des hommes, des femmes, des enfans qui à l’état sauvage eussent été condamnés à mort, voient leur vie prolongée par la civilisation ; les malades et les vieillards, on les soigne tendrement dans les hôpitaux, leurs parens les sauvent au lieu de les tuer ; les débiles, on les porte ; les boiteux, on leur adoucit la route : à tous, on défend de mourir. La population d’Angleterre croît de 200,000 âmes par an. Elle atteindra 88 millions en 1960.

« Est-ce un bien ? vous vous enorgueillissez de votre fécondité ! mais réfléchissez donc, malheureux ! 200,000 naissances par an ? .. Dans dix ans, là où 100,000 cherchent maintenant de l’emploi, il en viendra 120,000 : là où 100,000 prennent leur nourriture, leur chauffage, leur vêtement, il en viendra 120,000. Le prix de la viande a déjà monté, il montera encore ; le grain coûte aussi plus cher. Et ce n’est pas seulement le prix des choses qui augmente, c’est leur qualité qui diminue. Allez dans les quartiers.pauvres de Londres, entrez dans une boutique et voyez : sucre douteux, beurre inquiétant, lait bleu, légumes flasques, sans compter le poisson, répugnant à l’œil et à l’odorat, et les faggots vénéneux. Vous étonnez-vous maintenant de la pâleur hagarde des misérables que vous rencontrez ? C’est avec ça qu’ils se nourrissent. Ils boivent ? Il le faut bien, puisqu’ils se nourrissent si mal, mais quelles boissons ! »

Et elle continue son effrayant tableau avec une énergie extraordinaire. Ses argumens sont faux, nous l’avons vu tout à l’heure, puisque le prix des grains abaissé d’un tiers, mais elle se soucie moins d’examiner leur valeur que de les accumuler. Elle montre cette foule blême prenant d’assaut les taudis trop petits, logeant à quarante dans quatre petites chambres, s’empoisonnant de sa propre odeur dans de suffocans ateliers où hommes, femmes, enfans, meurent à demi pour continuer à vivre. Et croyez-vous que les campagnes soient plus favorisées ? Certes, sous la fraîche brise qui souffle, avec ces prairies vertes où les enfans peuvent jouer, la santé est meilleure, mais les salaires sont bas, les maisons encore plus sales qu’à Londres, et plus encombrées. Quant aux mœurs, écoutez l’évêque de Manchester : « La modestie doit être une vertu inconnue, la décence une chose inimaginable, dans une petite chambre où les lits ont été serrés les uns contre les autres autant qu’on l’a pu, où père, mère, petits enfans, adolescens, grands garçons et grandes filles, — deux et quelquefois trois générations, — vivent dans la plus complète promiscuité, où toutes les opérations de la toilette et de la nature, s’habiller, se déshabiller, naître et mourir, sont accomplies par chacun sous les yeux de tous, où des enfans des deux sexes jusqu’à quatorze ans, et même souvent jusqu’à un âge plus avancé, occupent le même lit, où toute l’atmosphère est sensuelle, où l’homme est descendu plus bas que le cochon. »

Mme Besant imite d’ailleurs la franchise de l’évêque anglican. Elle décrit les suites terribles des relevailles de couches trop prématurées auxquelles la nécessité de gagner son pain soumet l’ouvrière, et, traduisant les termes médicaux en langage populaire, explique que les grossesses trop fréquentes sont aussi une des grandes causes des maladies féminines… Est-ce donc bien, est-ce-donc moral, de ruiner sa santé pour répandre la misère autour de soi ? Non, c’est une perversion qui pousse les époux à fermer les yeux sur les tristes conséquences qu’entraîne l’accroissement indéfini de leur famille. Cette sorte d’intempérance est aussi immorale que l’intempérance dans la boisson. Du reste, trop souvent, les conséquences de la maternité, c’est le crime. Le docteur Lankaster a dit « qu’à Londres seulement, il existe 16,000 femmes qui ont tué le fruit de leurs entrailles ; » et le docteur Atwood, de Macclesfield, a avoué « que fréquemment il avait la preuve, sinon légale, au moins morale, que les femmes se débarrassaient de l’enfant qu’elles portaient, mais qu’à ce point de vue Macclesfield n’était pas pire que les autres villes manufacturières. » — Ainsi la misère, la maladie, le meurtre, tels sont les résultats de cette belle augmentation du nombre des vivans. Au lieu de laisser agir ces aveugles, ces horribles freins qu’on a traités de naturels et parfois de providentiels, ne pourrons-nous trouver quelque chose ? La science ne nous aidera-t-elle pas ! L’homme raisonnable et civilisé doit-il comme la brute s’incliner devant la nature aveugle et méchante ? N’y a-t-il pas de salut pour le pauvre ?

À cette question Malthus a répondu : Attendez pour vous marier d’être en mesure de nourrir vos enfans, et mariez-vous le plus tard possible pour en avoir le moins possible. Étrange remède ! L’homme supérieur, prudent, intelligent, ne produirait qu’une petite postérité ; l’homme imprévoyant et léger ne limiterait pas la sienne. Ajoutez que le résultat immédiat serait d’aggraver la plus honteuse maladie du siècle, la prostitution. L’homme n’est pas fait pour vivre seul. Admettons même pour un instant que la plaie sociale dont on vient de parler n’existe pas, que l’homme et la femme restent chastes. Leur perfection apparente ne sera qu’une monstruosité ; ils sont faits pour être époux, et le célibat est un état inférieur. Les célibataires meurent vite, ils sont maladifs, craintifs, nerveux, ils peuplent les hôpitaux d’aliénés. Ne parlons pas d’autres affections que Mme Besant nous décrit. Elle ne recule devant rien : le moyen de Malthus est récusé ; reste donc ce qu’elle appelle la prudence conjugale. Ici il faut renoncer à la suivre : quand elle emploie l’expression gréco-latine, elle la traduit toujours afin d’être comprise de tous, des intelligences les moins exercées, les plus obtuses. Limiter sa famille, dit-elle, n’est pas plus antinaturel que de se défendre de la maladie par la médecine ou de la foudre par un paratonnerre. Et si l’on parle maintenant d’immoralité, il est permis de demander ce qu’est la morale, sinon le devoir de faire le plus grand bien au plus grand nombre. Mme Besant l’avoue pourtant, dans certains cas, le vice deviendra plus hardi, quelques femmes seront moins chastes. Après ? ne peut-on préférer l’impureté de quelques-unes à la mort de beaucoup ? et d’ailleurs les Anglaises sont-elles tombées si bas que seule la peur des conséquences de la faute puisse les préserver de la faute elle-même ? Non, leur pureté, leur orgueil, leur honneur, toute leur féminité enfin, voilà les vrais gardiens de leur vertu. Toute femme dont l’esprit est noble sait être chaste. Quant à parler d’assassinat, non-sens : on ne peut pas tuer ce qui n’existe pas.

On a dit aussi qu’il était bien inutile de limiter la population, puisque la terre pouvait produire plus qu’elle ne fait maintenant, que la vallée du Mississipi, le Canada, fourniraient bientôt d’abondantes moissons. Plaisante consolation pour les déshérités d’Angleterre, de savoir qu’il pousse du blé dans le Nébraska, puisque ce blé, transporté en Europe, coûte trop cher pour eux. Mais ils peuvent passer la mer, courir à ces moissons, les dévorer sur place et rassasier enfin leur faim héréditaire ? Oui, si vous leur donnez d’abord à chacun trois ou quatre cents livres sterling. Émigrer sans un sou, pour faire de la culture, c’est la misère à l’étranger, au lieu de la misère chez soi, voilà tout. Et non-seulement l’argent leur manquera, mais la vigueur. Un Canadien l’a dit au meeting du British Association à Plymouth : « Les colonies n’ont pas besoin des enfans dégénérés de vos pauvres. »

Tel est, très résumé et très adouci, ce livre effrayant, faux et convaincu, horriblement choquant sans intention d’obscénité, écrit avec un très grand talent. Nous avons passé sous silence le dernier argument de Mme Besant, celui qu’elle considère comme devant écraser ses derniers contradicteurs. Les Français seront-ils flattés d’apprendre que cet argument est tout simplement l’exemple de leur pays ? C’est la prudence conjugale, s’écrie-t-elle triomphalement, qui a sauvé ce pays du paupérisme. La proportion du nombre des adultes au total de la population y est la plus large d’Europe, la proportion des individus au-dessous de trente ans la plus petite. C’est donc là qu’il y a le plus de producteurs de la richesse et le moins de non-valeurs. Il en résulte que le producteur moins pressé vit avec un confort plus grand et jouit plus de la vie. Il n’y existe pas moins de cinq millions de propriétés au-dessous de six acres, chacune est capable de nourrir une famille, à condition que cette famille soit petite. C’est à ces paysans indépendans que M. Thiers a emprunté cinq milliards. Croyez-vous qu’ils auraient pu faire de telles économies s’ils avaient eu des familles nombreuses ? Cette aisance générale, que nous souhaitons en vain pour notre patrie, la France la doit à la prudence de ces ménages de petits propriétaires. Cette vertu est si fortement enracinée maintenant, malgré les foudres de l’église catholique qui la condamne comme un péché, que le docteur Drysdale affirme qu’un prêtre français a prié le conseil du Vatican de changer sa direction : « Ce n’est pas le péché qui est nouveau, a écrit ce prêtre, mais les circonstances qui ont changé. Cette pratique s’est répandue depuis un demi-siècle par la force des choses… Autres temps, autres mœurs, et les lois doivent changer avec celles-ci. »


II

N’est-il pas étrange que l’Angleterre nous envie cette diminution du nombre des naissances au moment même où nous nous en inquiétons ? C’est qu’en vérité la famille du paysan français est descendue au-dessous de la moyenne, tandis que celle du prolétaire anglais l’a dépassée. Non-seulement la petite propriété est aussi rare en Angleterre qu’elle est fréquente en France ; mais cette grande propriété abonde en pâtures où le travail de l’homme n’a que faiblement à s’exercer, en terrains pour ainsi dire de luxe, uniquement réservés à la chasse. Les paysans ne sont donc pas une classe nombreuse. C’est l’ouvrier, l’homme vivant de ses bras, qui forme le fond de la nation. Or, le régime économique auquel celui-ci est soumis l’empêche d’apprendre la prévoyance. Il n’a pas de responsabilité, il touche chaque quinzaine l’argent qu’il gagne ; il ne sait pas ce que c’est que de calculer des échéances lointaines. Chose curieuse, et qu’il serait bon de faire observer à quelques socialistes, il est très disposé à s’en remettre de tout, à son patron. Quand il a un enfant de plus, il va bonnement lui demander une augmentation. C’est là un fait dont nous avons souvent été témoins.

Il y aurait même lieu de s’étonner du succès de la campagne entreprise par Mme Besant et M. Charles Bradlaugh, s’il n’existait en Angleterre une classe dont l’importance grandit chaque jour, celle de la petite bourgeoisie, des boutiquiers, comme on l’appelle assez dédaigneusement. Ses revenus sont faibles, elle aime le confortable et possède l’instinct de calcul qui manque au prolétaire. C’est elle qui a prêté l’oreille aux conseils qu’on lui donnait. Les condamnés du Queen’s Bench ne négligèrent rien, du reste, pour entretenir l’agitation. Plus de deux cent mille exemplaires du livre de Mme Besant avaient été rapidement enlevés : ils lancèrent alors le manifeste de la ligue malthusienne. Le président en était le docteur Drysdale, qui est, jusqu’à ce jour, demeuré à sa tête. En même temps apparut une revue mensuelle dont le but était de répandre les doctrines de Malthus, « le divin protestant. » Ce journal imprima d’innombrables petits traités économiques, coûtant un sou, deux sous au plus. Employant les procédés de réclame religieuse des sociétés bibliques anglaises, il fit même distribuer dans la rue de courtes brochures, des extraits de Stuart Mill faisant l’éloge des petites familles, le Devoir des parent, du docteur Drysdale, et un petit traité intitulé : De la prospérité du paysan français, par Matthew Arnold. Dernièrement encore, lors du voyage de l’empereur d’Allemagne en Angleterre, le programme officiel de sa visite au Guild Hall contenait une réclame de la ligue pour la Loi de la population et même certains avis d’un caractère plus significatif. La revue reçut une foule de lettres très curieuses. Un quaker, qui semble sincère, lui écrivit pour lui donner son approbation. « Si un jeune homme pauvre, dit-il, au prix de rudes combats, s’est conservé pur jusqu’à vingt-cinq ans, et qu’il connaisse une jeune fille qui lui plaise, mais qui n’a aucune fortune, il pensera : « Si je l’épouse, elle aura six ou même douze enfans. Cette belle femme, la maternité et la misère la flétriront. Voilà qui n’est pas bon. Je ne me marierai point avec elle. » Mais, dès ce moment, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, il cessera de mener une vie honnête. »

On le voit par cette lettre, c’est la bourgeoisie, la classe raisonnable, éclairée, qui prétend avoir des mœurs et de la tenue, celle qui a fait précisément à l’Angleterre son renom de décence, qui a compris les instructions du docteur Drysdale. Quant aux classes pauvres, elles sont plus difficiles à ébranler, mais les petits traités continuent à s’éparpiller dans les rues des grandes villes manufacturières. Certains conseillent à la fois les deux sortes de tempérance : Ne pas boire et ne pas avoir plus d’enfans qu’on n’en peut nourrir, tel est le devoir du sage. D’autres, écrits sur le modèle des livres moraux des écoles du dimanche, vous content l’histoire du mauvais citoyen qui osa commettre une famille nombreuse, et dont tous les enfans ont été pendus, condamnés aux travaux forcés ou mis au work-house, tandis que son voisin, un homme raisonnable, a eu la joie de voir ses deux uniques descendans arriver aux plus hautes situations. La masse des ouvriers acceptera la doctrine qu’on lui prêche d’autant plus facilement qu’en vertu même des efforts heureux faits pour élever sa moralité, la différence qui existait entre elle et la classe moyenne tend à s’amoindrir. Le travailleur anglais, surtout quand il est affilié à une petite congrégation protestante dont les membres exercent les uns sur les autres une grande surveillance, tient à passer pour un gentleman. « Quand vous avez besoin d’un maçon à Londres, nous disait un propriétaire, vous le voyez arriver le matin avec des vêtemens noirs très convenables et du linge immaculé. Il porte son costume de travail dans un paquet, il exige qu’on lui donne une chambre spéciale où il pourra se changer et se laver avant de sortir. » Entre de tels ouvriers et la petite bourgeoisie, il n’y a plus aucune différence. Ils ont pris à celle-ci ses habitudes tranquilles et propres, et l’instinct du calcul. Beaucoup d’Anglais de la classe aisée se félicitent de les voir se convertir aux doctrines de Mme Besant. Ils s’imaginent que la diminution des naissances empêchera une crise sociale d’éclater. Il est à craindre qu’ils ne se trompent. Aucune décroissance de la natalité n’empêchera jamais celui qui vit de son travail de chaque jour de se demander « pourquoi il y a des gens qui mangent la ration de mille personnes, » et de trouver qu’il pourrait, avec ces rations superflues, nourrir sa famille, si considérable qu’elle fut.

La vérité est que l’Angleterre commence à être congestionnée et qu’elle essaie de se débarrasser de sa population par tous les moyens. Le rapport préliminaire du Registrar General, pour l’année 1891, accuse un mouvement d’émigration plus considérable pour les dix dernières années que celui qui eut lieu dans les précédentes périodes décennales. De 1881 à 1891, plus de 600,000 Anglais ont quitté leur patrie sans esprit de retour. Mais cette saignée n’a pas empêché le restreint malthusianiste d’agir. Les naissances ont diminué. Elles sont de 288,000 têtes en dessous des prévisions faites d’après la moyenne de 1881. Il faut ajouter que les rapports précédens signalent un phénomène accessoire intéressant. La proportion des personnes mariées pour 1,000 est tombée de 17 en 1874 à 14,7 en 1889 ; mais ce dernier chiffre est lui-même un progrès sur les années précédentes, où il était plus bas encore. On dirait qu’effrayés des charges qu’ils auraient à supporter, les timides se sont abstenus du mariage ; ensuite, les individus mariés se sont abstenus d’augmenter leur famille ; et maintenant que cette habitude s’introduit, on va peut-être entrer en ménage plus hardiment.

III

Si un affaissement de la natalité existe en Angleterre, et qu’il soit intéressant de le constater, il n’en faut pas exagérer la portée. La situation n’est nullement là ce qu’elle est en France. Il est bien vrai que la natalité a baissé de 5 pour 1,000 depuis quinze ans ; qu’il y a, sur les prévisions de 1881, un déficit de 288,000 naissances pour l’Angleterre et les Galles qui contiennent seulement les trois quarts de la population du royaume-uni. Mais qu’on n’oublie pas qu’il y a eu encore 3 millions de naissances, et c’est là un beau chiffre, surtout quand on songe que, dans la dernière période quinquennale, la France s’est enrichie à grand’peine de 200,000 habitans, dus en partie à l’immigration d’étrangers. Le seul fait est celui-ci : il y a tendance de la natalité anglaise à décroître. Seulement, une fois qu’on a excité les instincts égoïstes de l’homme, il est difficile de les réfréner. Actuellement, l’Angleterre ne court encore aucun danger, mais il y a pour elle menace de danger. Au moment même où nous écrivions ces lignes, Mme Besant faisait, dans une revue anglaise, une solennelle abjuration de sa foi malthusienne. Elle avoue que les conseils qu’elle a donnés ont été suivis, et que les résultats en ont été nuisibles à l’homme et à la race. Peut-être est-il bien tard pour faire une telle confession, maintenant que son livre a été lu par des milliers de personnes, traduit dans toutes les langues, et la ligue qu’elle a formée en pleine action. Elle a encouru une lourde responsabilité. Nous avons exposé, le plus impersonnellement possible, l’histoire du mouvement qu’elle a dirigé. Nous en avons indiqué les résultats. Qu’il soit permis maintenant de dire à cette âme sans équilibre qu’il est bien difficile de lui pardonner l’effrayante légèreté avec laquelle elle a jeté son pays dans une voie dangereuse. C’est une question trop grave, trop complexe, que celle de la population, pour que nous songions même à la discuter ici ; mais c’est une obligation absolue de déclarer qu’avoir prêché de gaîté de cœur la stérilité du mariage est une œuvre tout simplement monstrueuse.

Il est évident que ne pas diminuer de population est d’un intérêt vital pour un État civilisé ; car il deviendrait incapable de se défendre et serait bientôt envahi par ses voisins. Si par impossible cette invasion n’avait lieu par force, elle aurait lieu par infiltration pacifique, lentement, et les résultats n’en seraient pas moins funestes. A des croisemens nombreux avec des individus d’origine ethnique différente les anciens propriétaires du sol perdraient rapidement leurs qualités morales et physiques : ce ne seraient plus des Anglais ou des Français qui vivraient sur tel territoire géographiquement déterminé, mais une race nouvelle qui aurait peu de chances de valoir l’ancienne, car on connaît les tristes résultats que donne en général le métissage. Il se pourrait même que la race ancienne disparût complètement, se laissât mourir, prise d’une invincible tristesse de voir installés, sur ce sol où naguère elle régnait seule, ces étrangers plus ardens, plus aptes à la vie et au bonheur. L’histoire a vu de ces suicides mystérieux et muets de tout un peuple : ainsi disparurent les Étrusques.

Non-seulement une nation ne doit pas diminuer, mais elle a le devoir d’accroître sa population et de la jeter sur les parties de la terre désertes ou habitées par des races inférieures de façon à faire monter le niveau moral de l’humanité. Ces émigrans vivront mieux, la loi est qu’ils réussissent. Il n’en faut pour preuve que l’extraordinaire fortune économique des colonies anglaises de l’Amérique, de l’Australie et de l’Afrique du Sud. Quoi qu’en ait dit Mme Besant, les Anglais ont continué à émigrer, et ces fils lointains ne sont pas des enfans perdus. Ils ont emporté avec eux leur langue, leurs besoins, leurs habitudes originelles, ce sont les meilleurs cliens de la mère patrie, ils contribuent à la faire prospérer. Laissons, d’ailleurs, de côté ces considérations économiques qui sont connues ; ne parlons pas non plus de l’ordre divin : « Croissez et multipliez. » Mais il est des esprits, et non des moindres, qui pensent que peut-être il est bon pour l’humanité que le plaisir soit compensé parfois d’une douleur. La joie de l’amour, la femme doit la payer par l’enfantement, l’homme, par des préoccupations de chaque jour pour nourrir et élever sa postérité ; et c’est là peut-être la seule chose qui justifie et ennoblisse la volupté. L’homme qui n’a pas d’enfans demeure léger, inconstant. La femme, si elle n’est mère, n’a plus guère de but que le plaisir. Il ne suffit même pas que cet homme et cette femme se contentent d’une paternité limitée. C’est un fait trop fréquent que le fils unique ne connaît pas le respect et qu’arrivé à l’âge d’homme, il manque de virilité et d’initiative. Dans les familles nombreuses, au contraire, les enfans s’élèvent les uns les autres. Les parens, de leur côté, négligent moins leur devoir de direction parce que leur affection est moins folle et moins molle. « N’ayez qu’un enfant, dit très justement M. Dumont, vous en êtes l’esclave ; ayez-en six, vous êtes leur maître. » Et il fait remarquer avec raison que ce serait une triste armée que celle qui serait composée de fils uniques, ayant toujours vu l’intérêt de leur conservation passer avant tout autre, n’ayant ni endurance, ni instinct de la solidarité, ni habitude de l’obéissance. La diffusion des principes de la nouvelle école anglaise provoquerait donc un grave abaissement de la moralité et de la dignité publiques. Et puis, à côté de la question quantité, il y a la question qualité. Vous nous dites que les enfans, moins nombreux, seront mieux instruits, qu’ils vaudront plus. Admettons-le un instant. Il n’en est pas moins vrai que c’est prendre une terrible responsabilité que de supprimer volontairement une chance de donner le jour à l’être qui peut résumer les qualités de la race en les portant à leur degré suprême : à l’inventeur qui trouvera précisément le moyen de faire vivre un plus grand nombre de ses frères, au médecin qui leur donnera une vie moins douloureuse et plus longue, à l’artiste qui leur fera connaître les jouissances les plus hautes de l’existence, celles qui en sont la raison d’être. On découvre trop facilement des lois sociologiques, et quand on les a découvertes on croit avoir tout fait. C’est ici le moment de reprendre contre elle l’argument de Mme Besant et de dire que, lorsqu’on a vraiment trouvé une de ces lois, on n’est qu’au début de sa tâche. Il faut s’en servir pour le bien de l’humanité, en modifier les effets si cela est utile, les empêcher même d’agir s’ils sont nuisibles. Or on dit maintenant, et surtout en France, que l’abaissement de la natalité est une loi naturelle. Dans une société où tout le monde peut arriver à tout, où les revenus, l’éducation et même les intelligences tendent à s’égaliser, chacun vit pour soi, consomme toute sa substance. Un homme ayant des goûts d’ambition, de luxe et d’esthétique, dépense naturellement beaucoup plus qu’un ignorant dont les goûts peu élevés sont peu coûteux : celui-ci seul a donc assez de superflu pour nourrir de nombreux enfans. En résumé, dans un pays dont la moyenne intellectuelle est supérieure, la natalité doit être faible ; dans un pays à moyenne intellectuelle basse, et où les classes sont des castes dont on ne peut sortir, la natalité doit être élevée : il en est ainsi en Italie, en Autriche et en Russie. Ceci est vrai, mais par cela même que les démocraties en question sont intelligentes, le jour où vous leur aurez démontré qu’elles se nuisent en réduisant au-dessous d’un certain chiffre le nombre des familles, le jour surtout où elles l’auront éprouvé d’une manière sensible, à la suite d’une guerre, ou même d’un simple manque à gagner économique, — et c’est le cas de la France, dont le commerce extérieur doublerait si elle avait dans ses colons, comme l’Angleterre, des cliens naturels, — ce jour-là, vous verriez cette démocratie renverser votre loi : car il y a une chose dont les économistes ne tiennent jamais compte, et qui peut à tout instant modifier les faits qu’ils constatent, c’est la liberté humaine.


PIERRE MILLE


  1. Voici d’ailleurs les chiffres complets pour cette période : 1880, 34,2 pour 1000 ; 1881, 33,9 ; 1882, 33,7 ; 1883, 33,3 ; 1884, 33,3 ; 1885, 32,5 ; 1886, 32,4 ; 1887, 31,4 ; 1888, 30,6 ; 1889, 30,5.
  2. Dumont, Dépopulation et Civilisation ; Lecrosnier.