Le Nécromancien ou le Prince à Venise/Texte entier


LE
NÉCROMANCIEN,
OU
LE PRINCE A VENISE.
MÉMOIRES DU COMTE D’O***,
Par SCHILLER,
traduits et terminés
Par Mme. la Baronne DE MONTOLIEU.
TOME PREMIER.
Chez P. BLANCHARD et Compie., Libraires, rue
Mazarine, n°. 30 ;
Et Palais-Royal, galerie de bois, n°. 249.
au sage franklin.
1812.
AVERTISSEMENT.


L’OUVRAGE dont j’offre la traduction au Public est du célèbre Schiller ; il n’a pas besoin d’autre recommandation. Mais moi, son faible traducteur, j’ai besoin de m’excuser d’avoir osé m’associerà son travail, et finir ce qu’il avait si bien commencé. Il n’est pas facile de deviner quels avaient été son intention et son but dans cette imparfaite et singulière production ; on a cru dans le temps qu’elle était fondée sur la vérité, et plutôt une anecdote historique qu’un roman ; on a même nommé le prince dont il est question ; mais cette opinion est trop hasardée pour la répéter ; il vaut mieux croire que c’est un fruit de l’imagination assez exaltée de Schiller, et qu’il trouva plus piquant de le laisser incomplet.

Un de mes amis, qui entend très-bien l’allemand, avait traduit ce morceau, et me le lut ; il m’intéressa vivement, et m’inspira un grand désir de débrouiller tous ces fils et de l’achever. Schiller finit au moment du retour du comte d’O*** à Venise ; il laissait entrevoir seulement qu’il s’était passé des événemens terribles en son absence. J’ai essayé de les détailler, de remettre sur la scène l’Arménien et Séraphina, dont il n’était plus question, et de lier ainsi le dénouement avec la première partie. Ce plan m’a obligée à changer quelque chose dans les dernières pages, à en ajouter quelques-unes, et à donner à l’ensemble de l’ouvrage le même ton de style. J’ai fait tout mon possible pour imiter celui de Schiller, et pour qu’il n’y eût pas trop de disparate. C’est à nos lecteurs à décider si j’ai réussi.

Isabelle de Montolieu.


LES APPARITIONS,
OU
LE PRINCE A VENISE.
LIVRE PREMIER.


Je vais raconter une aventure qui paraîtra incroyable à beaucoup de lecteurs, et dont cependant j’ai été en grande partie témoin oculaire. Ceux qui sont instruits de certains événemens politiques (si toutefois il sont en vie lorsque ces feuilles paraîtront), en trouveront ici l’explication ; et ceux qui n’ont pas cette clef, se plairont peut-être à la lecture de ce nouvel exemple des illusions et des égaremens de l’esprit humain. On s’étonnera de la témérité du plan que la malice humaine a pu former, et de la persévérance à en suivre l’exécution par des moyens qu’elle seule peut inventer. La pure, l’austère vérité guidera ma plume. Je ne puis avoir aucun intérêt à la déguiser ; lorsque ces pages seront lues, je n’existerai plus, et je n’apprendrai jamais quel a été leur sort.

J’étais en route pour revenir en Courlande, lorsque, passant à Venise, dans le temps du Carnaval, en 17.., je rendis visite au prince de *****, qui s’y trouvait alors. Nous avions fait connaissance lorsque nous servions ensemble dans la guerre de ***. La paix avait suspendu cette relation. Comme je souhaitais de voir ce que Venise offre à la curiosité du voyageur, et que le départ du prince n’était suspendu que par l’attente de quelques lettres de change, il me persuada facilement de lui tenir compagnie, et de retarder mon départ jusqu’à l’arrivée de ses remises. Nous convînmes de ne point nous séparer pendant le temps que nous resterions à Venise, et il eut la bonté de m’offrir, à l’auberge des Maures, où il logeait, un appartement près du sien.

Le prince gardait dans cette ville le plus profond incognito pour jouir d’une liberté plus entière : il est vrai, d’ailleurs, que la médiocrité de ses revenus ne lui permettait pas de faire une dépense plus assortie à son rang. Toute sa suite consistait en deux gentilshommes, sur la discrétion desquels il pouvait compter, et quelques domestiques de confiance. Il n’aimait pas plus les plaisirs que la représentation, et jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, qu’il avait alors, peu sensible à la beauté, il avait résisté à toutes les séductions de cette ville voluptueuse. Un sérieux profond, une mélancolie un peu exaltée formaient le fond de son caractère. Tranquille, mais fixe jusqu’à l’obstination, son choix était lent et timide, et ses attachemens chauds et éternels. Souvent seul, au milieu du tourbillon des hommes qui s’agitaient autour de lui, il s’occupait d’un monde idéal, et oubliait dans ses longues distractions le monde réel. Sachant combien il observait mal, il se permettait peu de juger, et souvent il portait l’indulgence jusqu’à l’extrême. Personne n’était plus fait pour être gouverné, et ce n’était pas faiblesse. Ferme, inébranlable dès qu’une fois il avait été convaincu, il eût combattu tel préjugé avec le même courage que dans une autre occasion il se serait fait tuer pour un autre.

Comme troisième prince de sa maison, il n’y avait pour lui aucune apparence qu’il pût être appelé à la première place, et son ambition ne s’étant jamais tournée de ce côté-là, ses passions avaient pris une autre direction. Content de n’être assujetti à aucune volonté étrangère, jamais il n’avait eu la prétention de donner la sienne comme loi, et tous ses vœux se bornaient à mener la vie tranquille d’un particulier indépendant. Il lisait beaucoup, mais sans trop de choix. Une éducation négligée, l’oisiveté de la vie militaire avaient retardé la maturité de son esprit, et les connaissances qu’il avait acquises dès lors n’avaient fait qu’augmenter la confusion de ses idées. Il était, comme toute sa famille, de la religion protestante, non par conviction, mais par sa naissance ; car jamais, à cet égard, il ne s’était occupé sérieusement de la recherche de la vérité, quoiqu’à une certaine époque de sa vie, il ait eu des momens d’enthousiasme religieux. J’ignore encore s’il était franc-maçon.

Un soir, et sous nos masques, selon l’usage, nous nous promenions sur la place de Saint-Marc. La nuit était venue ; la foule s’était dissipée : le prince remarqua un masque qui s’attachait à nos pas ; il était seul et en habit d’arménien. En vain faisions-nous différens détours et pressions-nous notre marche pour l’éviter ; ce masque était constamment derrière nous. — Auriez-vous ici quelque intrigue ? me demanda enfin le prince étonné ; les maris de Venise sont jaloux. — Je n’y connais pas une femme, lui répondis-je. — Asseyons-nous, et parlons allemand, me dit-il ; il connaîtra bientôt qu’il s’est trompé. Nous nous plaçons sur un banc de pierre, nous attendant que le masque allait passer aussitôt devant nous et nous quitter : nous nous trompions ; il vint droit à notre banc, et se plaça à côté et très-près du prince. Ce dernier sort sa montre, et en se levant : Venez, il est neuf heures, me dit-il à haute voix et en français ; nous oublions que nous sommes attendus au Louvre. Neuf heures ! répète le masque, dans la même langue et avec une expression lente ; félicitez-vous, prince, en le désignant par son vrai nom ; c’est à neuf heures qu’il est mort ; et au même instant il se lève et disparaît. Nous nous regardons en silence. Il est mort ! dit le prince… Qui est mort ? Suivons-le… demandons-lui une explication. Nous parcourons successivement tous les coins de la place de Saint-Marc : c’est en vain ; notre masque ne se trouve plus.

Intrigués de cette aventure, nous retournons à l’auberge. Le prince marchait en silence à côté de moi ; il paraissait agité et dans un combat violent ; c’était bien là, en effet, la disposition de son ame, comme il me l’a avoué dans la suite. Nous arrivons à la maison : N’est-il pas bien ridicule, me dit-il, que le repos d’un homme de bon sens puisse être troublé par deux mots sortis de la bouche d’un insensé ? Nous nous souhaitons le bon soir, et en rentrant dans ma chambre j’eus soin d’inscrire sur mes tablettes l’heure et le jour de cet événement bizarre : c’était un jeudi.

Le lendemain soir, le prince me dit : N’irons-nous point sur la place de Saint-Marc pour y rencontrer notre mystérieux Arménien ? J’avoue que je ne suis pas sans impatience de savoir à quoi aboutira cette comédie. J’y consens : nous restons jusqu’à onze heures sur la place : point d’Arménien. Quatre jours de suite nous fîmes la même promenade sans l’apercevoir.

Le soir du sixième jour, en quittant l’hôtel, j’eus l’idée, je ne sais trop pourquoi, de dire au domestique où l’on pourrait nous trouver, dans le cas où nous serions demandés. Le prince, remarquant ma précaution, l’approuva avec un sourire. Il y avait foule sur la place lorsque nous arrivâmes. Nous n’y avions pas fait trente pas, lorsque j’aperçus l’Arménien, qui, perçant la foule avec empressement, paraissait chercher quelqu’un des yeux. Nous allions l’atteindre, lorsque le baron de F…, de la suite du prince, arriva auprès de nous, hors d’haleine, et remit une lettre au prince : Elle est cachetée de noir, lui dit-il ; nous avons cru qu’elle était pressante. Le prince s’approcha d’un flambeau, et après en avoir lu les premières lignes… Mon cousin est mort ! s’écrie-t-il. — Quand ? demandai-je avec précipitation. Il regarde une seconde fois la lettre. — Jeudi passé, à neuf heures. —

Nous n’avions pas encore eu le temps de nous remettre de notre étonnement, lorsque l’Arménien s’approche de nous. Vous êtes reconnu ici, monseigneur, dit-il au prince ; retournez promptement à votre auberge : vous y trouverez les députés du sénat : ne vous refusez point aux honneurs que l’on veut vous rendre. Le baron de F… a oublié de vous dire que vos lettres de change sont arrivées ; et à l’instant l’Arménien disparut au milieu de la foule.

Nous retournons en hâte à l’hôtel : tout se trouve comme l’Arménien l’avait annoncé. Trois nobles de la république attendaient le prince pour le complimenter et l’accompagner à l’assemblée, où il était attendu par tout la noblesse de l’État. À peine eut-il le temps de me faire comprendre, par un signe, qu’avant de me coucher je devais attendre son retour.

Il était près d’onze heures lorsque le prince rentra. Son air était sérieux et concentré. Après avoir fait sortir les domestiques de l’appartement : Comte, me dit-il en me prenant la main et en me répétant les paroles de Hamlet. « Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que les philosophes n’en ont jamais aperçu dans leurs rêves. »

Monseigneur, lui répondis-je, vous paraissez oublier la perspective brillante que ce jour découvre à vos yeux. (C’est du prince héréditaire qu’il venait d’apprendre la mort.)

Ne m’en faites pas souvenir, dit le prince ; et quand j’aurais gagné une couronne, cette couronne serait peu de chose au prix des idées qui m’occupent dans ce moment… . Est-ce le hasard qui a rendu l’Arménien prophète ? — Y aurait-il une autre possibilité ? repris-je en l’interrompant. — Si je le croyais, me dit-il vivement, je changerais toutes mes espérances de grandeur contre un capuchon de moine.

Je rapporte à dessein cette conversation, afin de faire voir combien, dans ce moment, l’ambition entrait peu dans les affections de son ame.

Le jour suivant, nous nous rendons de meilleure heure qu’à l’ordinaire sur la place de Saint-Marc ; une averse soudaine nous ayant obligé d’entrer dans un café, le prince se plaça derrière la chaise d’un Espagnol : il observait le jeu. J’étais passé dans une salle voisine, où je lisais les papiers publics. Un moment après j’entends du bruit. Avant l’arrivé du prince, l’Espagnol avait été constamment malheureux : dès cet instant le jeu avait pris une autre tournure, et l’Espagnol, profitant de ce retour inopiné de la fortune, avait augmenté son jeu de manière à mettre la banque en péril. Un Vénitien, qui la tenait alors, dit au prince, d’un ton piqué, qu’il lui portait malheur, et l’invita à quitter la table. Le prince le regarde froidement et reste. Le Vénitien lui répète l’apostrophe en français ; le prince, sans le regarder, reste encore. — Dites-moi donc, messieurs, comment je dois me faire comprendre à ce balourd ? dit le Vénitien, croyant que le prince n’entendait ni l’une ni l’autre langue ; en même temps, se levant, il veut prendre le prince par le bras ; celui-ci, perdant patience, saisit rudement le Vénitien et le jette par terre. Toute la maison se met en rumeur. J’entre au milieu du vacarme, et appelant involontairement le prince par son nom : Prenez garde, prince, lui dis-je imprudemment ; songez que vous êtes à Venise. Le mot de prince produisit un silence général, auquel succéda, par degrés, un murmure qui ne me parut pas de bon augure. Tous les Italiens qui se trouvaient là se réunirent en groupe dans un coin de la salle ; après quoi, sortant l’un après l’autre, il ne resta plus que nous deux, l’Espagnol et quelques Français. Vous êtes perdu, mon prince, dirent ceux-ci, si vous ne quittez pas la ville à l’instant : le Vénitien que vous avez maltraité est riche ; pour cinquante sequins il vous fera assassiner. L’Espagnol et les Français s’offrirent de nous accompagner jusqu’à l’hôtel. Nous délibérions sur ce que nous avions à faire, lorsque la porte s’ouvrant, nous voyons entrer quelques officiers de l’inquisition d’état. Ils nous présentent un ordre du gouvernement, et nous invitent à les suivre sur-le-champ. On nous conduit jusqu’au canal, sous une forte escorte ; on nous fait entrer dans une gondole. Près d’arriver, on nous bande les yeux ; nous sortons : on nous fait monter un grand escalier de pierre et traverser une longue allée, que je jugeai, par le retentissement de nos pas, être pratiquée sur des voûtes ; enfin nous arrivons à un autre escalier, nous descendons vingt-six marches, nous entrons dans une salle, où l’on nous débande les yeux. Le premier objet qui s’offre à notre vue, est un cercle de vieillards vénérables, vêtus de noir, et assis autour d’une salle tendue d’un drap de même couleur, et faiblement éclairée. Un silence profond régnait dans cette imposante assemblée. Un des vieillards, vraisemblablement le premier des inquisiteurs, s’approche du prince et lui demande d’un ton solennel, en lui montrant le Vénitien qui venait aussi d’être introduit : Reconnaissez-vous cet homme pour celui qui vous a offensé ce soir dans un café ? —

Oui, répondit le prince.

Puis se tournant vers le prisonnier : Est-ce là la personne que vous avez voulu faire assassiner ce soir ?

Le prisonnier en convint.

Aussitôt le cercle s’ouvre, et un instant après nous voyons avec effroi tomber la tête du Vénitien.

Êtes-vous content de cette satisfaction ? demande au prince l’inquisiteur.

Le prince était évanoui dans les bras de ses conducteurs.

Allez, dit-il ensuite d’un ton sévère, et en se tournant vers moi : apprenez à juger moins légèrement par la suite de la justice qui se rend à Venise.

Quel était le mortel bienfaisant qui, en nous arrachant à une mort assurée, pouvait nous avoir procuré une justice si prompte, et nous avoir rendu de si importants services ? c’est ce qu’il nous fut impossible de deviner. Nous n’étions pas revenus de notre étonnement et de notre effroi, lorsque nous arrivâmes à l’hôtel ; il était minuit ; le chambellan de Z.... nous attendait avec impatience sur l’escalier.

Que vous avez bien fait d’envoyer, dit-il au prince en nous éclairant ; autrement la nouvelle que nous a apportée un instant après le baron de F...., de ce qui s’est passé à la place de Saint-Marc, nous eût jetés dans des transes mortelles…

Envoyé ? dit le prince. Quand ? je n’ai envoyé personne. —

Ce soir, après huit heures, vous nous avez fait dire de ne point être en peine si vous rentriez plus tard qu’à l’ordinaire.

Le prince me regarda. Serait-ce vous, peut-être, qui auriez eu cette précaution ? Je l’ignorais parfaitement.

Il faut bien que cela soit, monseigneur, reprit le chambellan, puisque voici votre montre à répétition que vous avez envoyée par le même message. Le prince porta la main à sa poche ; elle n’y était plus, et il reconnut en effet entre les mains de son chambellan. Qui l’a apportée ? demande-t-il avec étonnement. — Un masque, en habit d’arménien, qui s’est éloigné aussitôt après.

Quelle étrange surveillance ! s’écria le prince, après m’avoir regardé quelques instans en silence.

Les événemens de cette nuit le frappèrent au point de lui donner une fièvre qui dura huit jours, et l’obligea à garder la chambre. Pendant ce temps-là, notre hôtel ne désemplissait pas de gens de toute espèce, que la nouvelle de l’état du prince y attirait. Chacun lui faisait, à l’envi, des offres de service, et le premier soin du dernier venu était toujours de rendre suspectes les vues de celui qui venait de se retirer. Il pleuvait de toutes parts des billets doux ; on offrait de lui confier des secrets importans : chacun, à sa manière, cherchait à se faire valoir. Il ne fut plus question de ce qui s’était passé à l’inquisition d’état. La cour de ***, désirant que le départ du prince fût retardé, différens banquiers reçurent l’ordre de lui faire des remises considérables. Il se vit, en quelque sorte, forcé de prolonger son séjour en Italie, et à sa prière je consentis à y rester avec lui.

Dès qu’il fut assez bien pour sortir, son médecin lui conseilla de prendre l’air, et l’engagea à faire, le long de la Brenta, une promenade sur l’eau. Le temps était beau, le prince y consentit. Au moment de monter dans la gondole, il s’aperçut, avec chagrin, qu’il lui manquait la clef d’une cassette qui contenant des papiers importans. Nous retournâmes pour la chercher ; il se souvenait parfaitement d’avoir ouvert cette cassette le jour précédent, et depuis lors il n’était pas sorti de sa chambre. Toutes nos recherches furent vaines, il fallut partir sans la clef. Le prince, dont l’ame était au-dessus du soupçon, la regardant comme perdue, nous pria de n’en plus parler.

La promenade fut extrêmement agréable ; chaque sinuosité de la rivière ajoutait un nouveau trait de beauté au tableau le plus richement varié. Le ciel était pur ; des jardins délicieux, un nombre infini de maisons de campagne décoraient les bords charmans de la Brenta. Derrière nous une forêt de mâts et les hautes tours de Venise s’élevaient majestueusement au-dessus des eaux ; tout le tableau était ravissant. Nous goûtions avec délices les charmes qu’une nature si belle répandaient autour de nous ; nos sensations s’élevèrent insensiblement au ton de ces scènes riantes ; une gaîté douce présidait à nos propos : le prince lui-même, quittant son sérieux ordinaire, prenait une part active à nos plaisanteries et à nos jeux. Nous étions à environ deux milles de distance de la ville ; les sons d’une musique gaie viennent frapper notre oreille ; nous arrivons à un petit village où se tenait ce jour-là une foire ; tout y était en mouvement. Une troupe de jeunes garçons et de jeunes filles, en costume de théâtre, viennent au-devant de nous, et nous saluent avec des danses pantomimes. L’idée était nouvelle : la grâce et la légèreté animaient tous leurs mouvemens. La danse n’était pas encore finie, quand la première des danseuses, vêtue en reine, s’arrêta, paraissant subitement retenue comme par une main invisible. Le plus profond silence régnait alors dans l’assemblée : la reine restait immobile, les yeux fixés en terre. Tout à coup elle se lève, comme par inspiration, et en parcourant, d’un regard agité, le cercle des assistants : Un roi est au milieu de nous ! s’écrie-t-elle ; et arrachant en même temps la couronne qui était sur sa tête, elle vient la déposer aux pieds du prince. Tous les spectateurs attachent leurs regards sur lui, cherchant à découvrir dans ses traits l’explication de cette scène. Un applaudissement universel succède à ce moment de silence. Je regarde le prince, son embarras était extrême ; il cherchait à se dérober aux regards de la multitude qui l’entourait ; et lui jetant une poignée d’argent, il veut se soustraire à son indiscrète curiosité. À peine avait-il fait quelques pas, qu’un vieux moine mendiant, perçant la foule, s’avance vers lui : Monsieur, lui dit-il, donnez quelque peu de votre argent à la sainte Vierge…… vous aurez besoin de ses prières… . Il prononça ces dernières paroles d’un ton qui nous frappa. La foule nous sépara de lui.

Notre suite cependant s’était augmentée. Un seigneur anglais, que le prince avait déjà vu à Nice, quelques marchands de Livourne, un chanoine allemand, un abbé français qui accompagnait quelques dames, et un officier russe, s’étaient joints successivement à nous. La physionomie de ce dernier personnage avait quelque chose de si extraordinaire, qu’elle attira toute notre attention. Je n’ai vu dans aucun autre visage autant de traits et si peu de caractère : on y trouvait en même temps une expression de bienveillance qui prévenait, et une froideur qui en arrêtait l’effet. Toutes les passions humaines paraissaient avoir agité l’être singulier qui portait cette étrange physionomie, et l’avoir ensuite abandonné. Il n’y restait plus que le regard tranquille et pénétrant de l’observateur consommé, et ce regard causait une espèce d’effroi, lorsque par hasard on le rencontrait. Cet homme extraordinaire nous suivait de loin, et paraissait prendre assez peu d’intérêt à ce qui se passait.

Nous nous approchâmes d’une table où se tirait une loterie. Les dames prirent des billets, et leur exemple ayant entraîné le prince, il gagna un tabatière. Au moment où il venait de l’ouvrir, je le vis pâlir en reculant ; la clef de sa cassette était dans la boîte.

Que veut dire cela ? dit le prince, dans un moment où nous nous trouvions seuls. Une puissance supérieure me poursuit. Un être que je ne puis ni voir, ni éviter, surveille mes pas. Il faut, à quelque prix que ce soit, que je trouve l’Arménien et que je pénètre ce mystère.

Le soleil était sur son déclin ; nous entrâmes dans un pavillon où l’on nous avait préparé une collation. Nous étions en tout seize personnes ; le nom du prince en avait attiré plusieurs à notre suite. Outre celles dont j’ai parlé plus haut, un virtuose romain, quelques Suisses et un aventurier de Palerme, qui se faisait appeler capitaine, s’étaient joints à nous. On convint de passer ensemble la soirée, et de retourner à la ville aux flambeaux.

La conversation fut très-animée, et le prince n’ayant pu s’empêcher de raconter l’aventure de sa clef, elle causa un étonnement général. Une dispute assez vive s’éleva à cette occasion. La plus grande partie de l’assemblée décida que les événemens de cette nature n’étaient autre chose que des tours de gibecière ; l’abbé, qui était en pointe de vin, défia tous les esprits du monde de lui faire peur ; l’Anglais proféra quelques blasphèmes ; le musicien fit le signe de croix ; le petit nombre, duquel était le prince, convint que l’on devait suspendre son jugement dans les choses de cette nature. L’officier russe, pendant ce temps-là, causant tranquillement avec les dames, ne paraissait prêter aucune attention à la conversation générale. Dans la chaleur de la dispute, on n’avait pas remarqué que le Sicilien était sorti : il rentra, au bout d’une demi-heure, enveloppé dans un manteau ; et se plaçant derrière la chaise du Français : Il y a un moment, lui dit-il, que vous avez défié tous les esprits ; seriez-vous homme à tenir parole, et à vous mesurer avec celui qui accepterait votre défi ? Tope, dit l’abbé, si vous voulez vous engager à le faire paraître. — C’est ce que je vais faire, répondit le Sicilien en se tournant de notre côté, si ces messieurs et ces dames consentent à nous laisser seuls un moment.

Pourquoi cela ? dit aussitôt l’Anglais ; un esprit qui a du courage ne craint pas une société joyeuse comme la nôtre.

C’est que je ne réponds pas des suites, répliqua le Sicilien.

Au nom de Dieu, ne nous faites pas voir d’esprits, s’écrièrent les dames, en se levant avec précipitation de leurs siéges.

Faites entrer votre esprit, dit l’abbé d’un air résolu ; mais auparavant prévenez-le que nous avons ici de quoi nous défendre : en même temps il pria l’un de ses voisins de lui prêter son épée.

On verra bientôt, répondit froidement le Sicilien, si vous tiendrez ce que vous promettez ; et se tournant vers le prince : Monseigneur, lui dit-il, vous croyez que votre clef est tombée entre des mains étrangères, soupçonneriez-vous la personne ?

Non. —

N’avez-vous aucune idée là-dessus ? —

J’ai bien, dit le prince, un très-léger soupçon à cet égard. —

Connaîtriez-vous celui auquel vous pensez, s’il paraissait devant vous ?

Le Sicilien entr’ouvrit alors son manteau, et en tira un miroir qu’il présenta au prince : Est-ce cela ? lui dit-il.

Le prince recule avec effroi.

Qu’avez-vous vu ? lui demandai-je ; l’Arménien ?

Le Sicilien, retirant son miroir, le recouvrit de son manteau.

Est-ce la personne que vous pensiez ? demande-t-on au prince de tous côtés. —

C’est bien elle.

À l’instant toutes les physionomies changèrent ; il ne fut plus question de rien, et tous les yeux se tournèrent sur le Sicilien.

Monsieur l’abbé, dit l’Anglais, la chose devient sérieuse ; si j’ai un conseil à vous donner, c’est de songer à la retraite.

Cet homme a le diable au corps, s’écria l’abbé ; et il ne fit qu’un saut jusqu’à la porte.

Les dames se précipitèrent après lui, en jetant des cris de frayeur ; le musicien suivit ; le chanoine allemand ronflait sur sa chaise ; le Russe resta tranquillement à sa place.

Votre dessein a été, sans doute, de le punir de ses fanfaronnades ? dit le prince aussitôt qu’ils furent sortis ; ou auriez-vous peut-être l’intention de nous tenir parole ?

Cela est vrai, répondit le Sicilien, c’est une plaisanterie que j’ai voulu faire à l’abbé ; je l’ai pris au mot, parce que je savais bien qu’il ne soutiendrait pas la gageure… Au reste, la chose est trop sérieuse en elle-même pour ne la traiter qu’en plaisantant.

Vous convenez donc, reprit le prince, que vous en avez le pouvoir ?

Le magicien se tut quelques instans, en attachant sur le prince un œil fixe et pénétrant.

Oui, répondit-il enfin.

La curiosité du prince était montée à son comble. Les idées de cette nature avaient eu de tout temps un grans attrait pour lui : l’étude et l’expérience, depuis quelques années, les avaient écartées de son esprit ; mais à la première apparition de l’Arménien, elles s’en étaient emparées de nouveau. Il prit à part le Sicilien, en commençant avec lui une conversation sérieuse : Vous avez devant vous, lui dit-il, un homme qui brûle d’impatience de parvenir à quelque résultat satisfaisant sur cette importante matière. J’embrassais comme mon bienfaiteur, comme le meilleur de mes amis, celui qui parviendrait à dissiper mes doutes et à me faire connaître la vérité. Pouvez-vous et voulez-vous me rendre un service aussi essentiel ?

Que demandez-vous de moi ? lui répondit le magicien d’un air réservé. —

Pour le moment, un seul échantillon de votre savoir : faites-moi voir une apparition. —

À quoi cela vous conduira-t-il ? —

Vous jugerez ensuite, d’après une connaissance plus particulière, si je mérite d’être reçu à votre école. —

Mon prince, je suis rempli de vénération pour vous. Une force secrète qui se fait sentir dans vos traits, et qui est ignorée de vous-même, m’a, dès le premier moment, attaché à votre personne d’une manière irrésistible… Mais…

Faites-moi donc voir une apparition. —

Auparavant, il faut que je sois parfaitement sûr que votre demande ne part pas d’une simple curiosité. J’ai, il est vrai, des forces invisibles à ma disposition ; mais je ne puis les déployer qu’avec une extrême prudence, ne les ayant obtenues que sous la condition expresse que je n’en ferais pas usage mal à propos. —

Mes vues ne sauraient être suspectes : je ne veux que la vérité.

Ici, ils s’approchèrent d’une fenêtre, et je cessai de les entendre. L’Anglais, qui avait écouté cette conversation, me prenant à part : Votre prince, me dit-il, est un excellent homme ; il m’intéresse. Je gagerais ma tête qu’il a affaire à un fripon ; et je veux tâcher de le tirer de là.

Le drôle se fait presser ; vous verrez que nous n’obtiendrons rien de lui que nous ne lui présentions de l’argent. Nous sommes neuf, faisons-lui une somme entre nous ; cela suffira, ou je me trompe fort, pour faire ouvrir les yeux au prince.

Aussitôt il prit une assiette sur laquelle il jeta lui-même six pièces d’or ; chacun y mit quelques louis. Cette idée parut si plaisante au Russe, qu’il jeta sur l’assiette un billet de cent sequins, profusion qui frappa singulièrement notre Anglais. La quête achevée, il en porte le produit au prince : Ayez la bonté, lui dit-il, de demander pour nous à monsieur qu’il veuille bien nous donner quelque échantillon de son art, et accepter, en attendant, cette légère marque de notre reconnaissance.

Le prince prit l’assiette, y mit une bague de prix, et présenta le tout au Sicilien. Messieurs, dit ce dernier, après avoir réfléchi quelques secondes, votre générosité m’humilie ; mais je ferai ce que vous désirez. En même temps il tire la sonnette : Quant à cet argent, sur lequel je n’ai assurément aucun droit, vous me permettrez de l’envoyer à un couvent de Bénédictins du voisinage, comme un don destiné à des œuvres de bienfaisance. Je garderai cependant la bague, comme un souvenir précieux de la main dont elle est sortie. Là-dessus l’hôte étant entré, le Sicilien lui remit l’argent.

Il n’en est pas moins fourbe pour cela, me dit l’Anglais à l’oreille ; il refuse l’argent, parce qu’il a des projets d’une plus grande importance sur le prince.

Que désirez-vous donc ? dit le magicien en s’adressant à ce dernier.

Le prince réfléchit quelques instans.

Choisissons quelque grand homme, dit le lord : demandez le pape Ganganelli ; cela doit être égal à monsieur.

Le Sicilien se mordit la lèvre. Je n’ose, répondit-il, citer personne qui ait reçu les ordres.

Cela est fâcheux, reprit l’Anglais ; il nous aurait peut-être appris de quelle maladie il est mort.

Le marquis de Lanoy, dit alors le prince, était, dans la dernière guerre, brigadier au service de France. J’ai été intimement lié avec lui. Il fut blessé mortellement à la bataille de Hastenbeck : on l’apporta dans ma tente, et il y mourut entre mes bras. Prêt à rendre le dernier soupir, il me fit approcher de lui : Prince, me dit-il, je ne reverrai plus ma patrie ; apprenez un secret dont je suis le seul dépositaire. Dans un couvent, sur les frontières de la Flandre, vit un…. Dans cet instant il expira. Je désirerais le voir, et je serais très-curieux d’entendre la suite du discours qu’il avait commencé, et dont la mort a coupé le fil.

Bien mon prince ! s’écria l’Anglais ; s’il satisfait à votre demande, je le reconnais hautement pour le plus habile homme du monde.

Nous nous joignîmes tous à l’Anglais ; et tandis que nous applaudissions avec lui à l’idée du prince, le magicien, se promenant dans tous les sens, paraissait incertain et combattu.

C’est donc là, dit-il enfin, tout ce que vous apprîtes du marquis ? —

Tout. —

N’avez-vous fait depuis, à ce sujet, aucune recherche dans sa patrie ? —

Elles ont été inutiles. —

La vie du marquis de Lanoy avait-elle toujours été sans reproche ? Je ne puis évoquer indistinctement tous les morts. —

Il témoigna en mourant beaucoup de regrets sur les écarts de sa jeunesse. —

Porteriez-vous par hasard sur vous quelque souvenir de lui ? —

Oui. — Le prince avait effectivement une tabatière sur laquelle était le portrait en émail du marquis ; et à table, il l’avait posée à côté de lui.

Je ne demande pas à le voir. Laissez-moi un moment seul, vous verrez ce que vous avez désiré.

Il nous pria de passer dans le pavillon voisin, jusqu’à ce qu’il nous fit appeler, et aussitôt il fit enlever tous les meubles de la salle, ôter les fenêtres et fermer exactement tous les volets. Il ordonna ensuite à l’aubergiste, avec lequel il paraissait assez familier, de lui apporter un réchaud garni de charbons ardens, et d’éteindre soigneusement avec de l’eau tout autre feu dans la maison. Mais avant de sortir, il exigea de chacun de nous sa parole d’honneur de garder le secret sur tout ce dont nous serions témoins.

Onze heures avaient sonné : un silence profond régnait dans toute la maison ; les portes du pavillon avaient été fermées sur nous au verrou. Le Russe m’avait demandé, en sortant, si nous avions des pistolets ; et après m’avoir observé que cette précaution ne serait peut-être pas inutile, il s’était éloigné pour en aller chercher. Le baron de F… et moi, ayant ouvert une fenêtre qui donnait sur l’autre pavillon, nous crûmes entendre deux hommes parler ensemble à voix basse, et un bruit comme si l’on dressait une échelle contre un mur. Ce n’était qu’une conjecture ; nous n’aurions pas osé prendre sur nous de l’attester. Le Russe revint au bout d’une demi-heure avec une paire de pistolets, qu’il chargea aussitôt à balle en notre présence. Il était près de deux heures lorsque le magicien vint nous avertir que tout était prêt pour l’opération. Avant d’entrer, il nous fit ôter nos souliers, nos habits et nos vestes. On tira les verroux comme la première fois.

En entrant dans la salle, nous trouvâmes, tracé avec du charbon, un grand cercle qui pouvait aisément nous contenir tous : nous y entrâmes. Tout autour on avait enlevé les briques du parquet, de manière que nous paraissions être dans une île. Un autel couvert d’un drap noir était placé sur un tapis de satin rouge, exactement au milieu du cercle. Sur cet autel étaient une tête de mort, une bible chaldaïque ouverte, et un crucifix d’argent. Au lieu de bougies, brûlait de l’esprit-de-vin dans une capsule aussi d’argent. Une épaisse vapeur d’encens obscurcissait la salle, et étouffait presque la lumière. Le magicien était en chemise comme nous, mais à pieds nus. Sur sa poitrine découverte, une amulette pendait à une chaîne tissue de cheveux ; autour de sa ceinture était attaché un tablier blanc, sur lequel différents chiffres étaient bizarrement tracés parmi des figures symboliques. Il nous ordonna de nous tenir tous par la main, et d’observer le plus profond silence, nous recommandant particulièrement de n’adresser à l’apparition aucune question. L’Anglais et moi étant ceux dont il se défiait probablement le plus, il mit à chacun de nous deux une épée nue dans la main, en nous prescrivant de les tenir soigneusement croisées au-dessus de sa tête, pendant que s’ exécuterait l’opération. Nous étions rangés en demi-cercle autour de lui. Le Russe se plaça à côté de l’Anglais, et se tint très-près de l’autel. Alors le magicien, le visage tourné vers l’orient, se tenant sur le tapis, fit des aspersions d’eau bénite vers les quatre points cardinaux, et s’inclina trois fois sur la Bible. L’évocation, à laquelle nous ne comprîmes exactement rien, dura environ un demi-quart d’heure. Après l’avoir achevée, il fit signe à ceux qui étaient derrière lui de le saisir fortement par les cheveux. Au milieu des plus violentes convulsions, il appela trois fois le mort par son nom ; et à la troisième fois il étendit la main du côté du crucifix.

Alors, et dans le même instant, une commotion violente nous obligea de quitter nos mains ; un coup de tonnerre fit trembler la maison, les serrures résonnèrent, et les portes furent fortement ébranlées ; le couvercle de la capsule tomba, la lumière s’éteignit, et nous vîmes paraître, sur la paroi opposée, une figure humaine, couverte d’une chemise ensanglantée, le visage pâle, et présentant l’aspect d’un mourant.

Qui m’appelle ? dit une voix creuse et qu’à peine nous pouvions entendre.

Un ami, répondit le magicien en nomment le prince ; un ami qui honore ta mémoire et qui prie pour ton ame.

Un long intervalle précédait chaque réponse.

Que demande-t-il ? continua la voix. —

La fin d’un aveu que tu as commencé dans ce monde, et que tu n’as pas achevé. — Dans un couvent et sur les frontières de Flandre, vit… —

Ici la maison trembla de nouveau ; la porte s’ouvrit d’elle-même avec un coup de tonnerre violent ; un éclair traversa la chambre, et une autre figure humaine, sanglante et pâle comme la première, mais plus effrayante, parut sur le seuil de la porte ; l’esprit-de-vin recommença de lui-même à brûler, et la salle fut éclairée comme auparavant.

Qui est parmi nous ? s’écria le magicien d’une voix altérée, et en parcourant l’assemblée d’un regard rapide et plein d’effroi ; ce n’est pas toi que j’ai voulu. La figure s’avance d’un pas majestueux jusqu’à l’autel, se place sur le tapis, vis-à-vis de nous, et saisit le crucifix. La première figure avait disparu.

Qui m’appelle ? dit la seconde apparition.

Le magicien fut alors saisi d’un tremblement violent ; l’étonnement et l’effroi s’étaient emparé de nous tous. Je portai la main sur un pistolet ; le magicien, me l’arrachant des mains, le lâcha sur le fantôme. La balle roula lentement sur l’autel ; et la fumée du coup dissipée, la figure reparut la même. Le magicien tomba alors sans connaissance sur le parquet.

Qu’est-ce donc que cela ? dit l’Anglais frappé d’étonnement. Et en disant ces mots, il veut porter à l’apparition un coup de l’épée qu’il tenait dans sa main. La figure lui toucha le bras, et l’épée tomba à ses pieds. Je conviens que dans ce moment une sueur froide me saisit, et le baron de F…, à ce qu’il m’a avoué dans la suite, recommanda son ame à Dieu. Pendant tout ce temps, le prince paraissait tranquille, ses yeux étaient fixés sur l’apparition, et n’en étaient point effrayés. Oui, je te reconnais, dit-il enfin d’une voix émue ; tu es Lanoy, tu es mon ami : d’où viens-tu ? —

L’éternité est muette, interroge-moi sur le passé. —

Quelle est la personne qui vit dans le couvent dont tu m’as parlé ? —

Ma fille. —

Quoi ! Tu as été père ? —

Malheureusement pour moi, je ne l’ai pas été. —

N’es-tu donc pas heureux, Lanoy ? —

Dieu a jugé. —

Puis-je, dans ce monde, te rendre quelque service ? —

Aucun… que celui de penser à toi. —

Comment dois-je penser à moi ? —

Tu l’apprendras à Rome.

Ici, un nouveau coup de tonnerre se fit entendre ; une épaisse fumée remplit la salle ; et quand elle fut dissipée, la figure avait disparu. J’ouvris le volet ; il était jour.

Le magicien revint alors de son évanouissement. Où sommes-nous ? s’écria-t-il en voyant la lumière. L’officier russe était derrière lui : Malheureux ! lui dit-il d’une voix effrayante, tu ne conjureras plus d’esprits.

Le Sicilien, se tournant à ces mots, regarde fixement l’officier ; puis, jetant un cri perçant, il se précipite à ses pieds.

Tous nos yeux se portent à l’instant sur l’officier russe : le prince reconnut sans peine en lui les traits de son Arménien, et les paroles qu’il allait prononcer expirèrent aussitôt sur ses lèvres. Etonnés et muets, nous fixions des yeux immobiles sur cet être mystérieux, tandis qu’il promenait sur nous ses regards avec une expression imposante d’énergie calme et de grandeur. Le silence dura quelques minutes ; aucun de nous ne se fût permis de l’interrompre ; à peine osions-nous respirer.

Quelques violens coups de marteau qui se firent entendre à la porte, nous rappelèrent à nous-mêmes, et la salle s’ouvrant au moment même avec fracas, nous voyons entrer des officiers que suivait la garde de police. Les voici tous ensemble, s’écria leur chef en se tournant vers sa suite ; au nom du gouvernement, je vous arrête. Dans un instant, nous fûmes entourés. L’officier russe, que j’appellerai maintenant l’Arménien, prit le chef des archers à part, et lui présentant un papier, il lui dit quelques mots à l’oreille. L’archer, après lui avoir fait une inclination de tête muette et respectueuse, se tourna aussitôt de notre côté. Pardonnez-moi messieurs, nous dit-il en ôtant son chapeau, si je vous ai confondu un instant avec cet imposteur. Je ne vous demanderai pas qui vous êtes ; monsieur me dit que vous êtes des gens d’honneur, et son témoignage me suffit. En même temps, faisant signe à ses gens de nous laisser, il leur ordonna de lier le Sicilien, et de le garder avec le plus grand soin. Le drôle est mûr, ajouta-t-il ; il y a sept mois que nous le guettons.

Ce malheureux était dans un état vraiment digne de compassion. L’effroi de la seconde apparition, joint à l’entrée inattendue des sbires, lui avait ôté la présence d’esprit. Il se laissa lier comme un enfant. Ses yeux étaient fixes et consternés, son visage comme celui d’un mort, et ses lèvres, horriblement agitées, se remuaient sans articuler aucun son. À chaque instant il paraissait prêt à tomber dans un accès de convulsions. Le prince eut pitié de lui, et se faisant connaître à l’officier de police, il essaya d’en obtenir qu’il le relâchât.

Monseigneur, lui répondit celui-ci, savez-vous quel est l’homme pour lequel vous vous intéressez avec tant de générosité ? La fourberie qu’il vous préparait est peut-être le moindre de ses crimes. Nous tenons déjà ses complices ; tous rapportent de lui des choses atroces. Il sera bien heureux s’il en est quitte pour les galères.

Dans ce moment, nous vîmes l’aubergiste et quelques gens de la maison, liés de cordes, qui traversaient la cour. — Pourquoi celui-ci ? dit le prince. — Il était complice et recéleur, répondit le chef des archers ; il l’aidait dans ses tours et ses friponneries, et en partageait le bénéfice. Vous aller en être convaincu à l’instant même, mon prince ; et en se tournant vers ses gens : Qu’on fouille, dit-il, la maison, et qu’on me fasse un rapport exact de tout ce qui s’y trouvera.

Le prince voulut s’adresser à l’Arménien : il n’était plus dans la salle ; il avait trouvé le moyen de se dérober, sans être aperçu, au milieu de la confusion générale. Le prince était inconsolable de son départ ; il voulait sur-le-champ envoyer tout son monde après lui ; il aurait voulu y courir lui-même, et m’entraîner avec lui sur ses traces. Je m’approchai de la fenêtre ; la maison était entourée de curieux que le bruit des événements qui venaient de se passer avait déjà rassemblés dans ce lieu.

En faisant observer cette circonstance au prince, j’ajoutai que, si l’Arménien avait eu réellement le dessein de nous échapper, connaissant mieux le pays que nous, il lui serait bien facile de se soustraire à nos recherches. Restons plutôt ici, mon prince, continuai-je ; peut-être l’officier de police auquel, si je ne me suis pas trompé, l’Arménien s’est fait connaître, pourra nous fournir quelques renseignemens plus positifs à son sujet. Remarquant alors que nous étions à demi-nus, nous courûmes à la chambre où nous avions laissé nos habits, et la fouille de la maison se trouva terminée à notre retour.

Après avoir déplacé l’autel et enlevé les briques du parquet de la salle, on avait découvert une voûte, dans laquelle un homme assis pouvait tenir commodément, et qui aboutissait à la cave, par une porte étroite et un escalier dérobé. Dans cette voûte se trouvait une machine électrique avec une pendule et une petite cloche d’argent : celle-ci, ainsi que la machine électrique, communiquaient à l’autel, et, par son moyen, au crucifix d’argent qui y était attaché. Le volet de la fenêtre, opposé à la cheminée, présentait une ouverture à laquelle, comme nous le sûmes dans la suite, avait été adaptée une lanterne magique, et c’est de là que partait l’image qui avait d’abord paru sur la muraille. En différens endroits, du grenier à la cave, on trouva des caisses de tambour auxquelles, par des cordons, étaient attachées de grosses balles de plomb, au moyen desquelles on avait produit les coups de tonnerre que nous avions entendus. Dans les poches du Sicilien étaient, dans un étui, des poudres de différentes espèces, du mercure dans un flacon de verre, et une bague que nous découvrîmes par hasard être aimantée ; on trouva encore sur lui un rosaire, une barbe de juif, des pistolets et un poignard. Voyons si les pistolets sont chargés, dit un des archers, en lâchant un coup dans la cheminée. Ah mon Dieu ! s’écrie alors une voix creuse que nous reconnûmes bientôt pour être celle de la première apparition ; et au même instant tombe de la cheminée un homme couvert de sang. Pauvre esprit ! lui dit l’Anglais, pendant que nous cherchions à nous remettre de notre surprise ; « tu n’es pas encore à ton repos : retourne, retourne à la tombe ; tu as paru ce que tu n’étais pas, tu vas être ce que tu paraissais. »

Ô mon bon Jésus ! je suis blessé, répéta l’homme étendu sur le foyer de la cheminée. La balle lui avait cassé la jambe droite. On envoie à l’instant chercher quelqu’un pour le panser.

Qui es-tu donc et quel mauvais génie t’a conduit ici ? lui demande-t-on. — Un pauvre capucin, répond le blessé. Un monsieur étranger m’a offert un sequin pour… prononcer certaines paroles. —

Et pourquoi n’es-tu pas sorti lorsque tout a été fini ? —

Il devait me donner un signe… il ne l’a pas fait, et… quand j’ai voulu sortir… l’échelle n’y était plus. —

Et quelles étaient ces paroles que tu devais prononcer ?

Ici, il tomba en défaillance, et il n’y eut pas moyen d’en apprendre davantage de lui. Le prince, pendant ce temps, s’étant tourné du côté du chef des archers : Vous nous avez tiré des mains d’un grand fourbe, lui dit-il en lui glissant quelques pièces d’or, et vous nous avez rendu justice avant de nous connaître. Que nous vous ayons encore une obligation ; apprenez-nous qui est cet inconnu qui, en vous disant deux mots à l’oreille, nous a procuré notre liberté.

Qui entendez-vous ? demanda l’archer d’un air qui nous fit comprendre que toute question là-dessus était inutile.

— Cet homme, en uniforme russe, qui vous a pris à part tout à l’heure, et en vous présentant un papier, a obtenu de vous que nous fussions sur-le-champ relâchés. —

Quoi ! Vous ne le connaissez donc pas ? il n’était pas de votre compagnie ? —

Non, dit le prince ; et de très-fortes raisons me font désirer de la connaître particulièrement. —

Je ne le connais pas davantage ; je ne sais pas même son nom, et aujourd’hui je l’ai vu pour la première fois de ma vie. —

Comment donc ! en si peu d’instans et au moyen de deux mots qu’il vous a fait entendre, il a pu vous convaincre de son innocence et de la nôtre ? —

Cela est vrai, et même par un seul mot. —

Et ce mot, quel est-il ? j’avoue qu’il excite singulièrement ma curiosité. —

Cet inconnu, dit l’archer en balançant dans la main les sequins qu’il venait de recevoir…. Mon prince, vous vous êtes montré trop généreux à mon égard, pour que je vous en fasse un mystère… Cet inconnu est un officier de l’inquisition d’état. —

De l’inquisition d’état ! cet homme ! —

Oui, monseigneur ; et le papier qu’il m’a fait voir m’en est la preuve. —

Cet homme ! dites-vous… La chose n’est pas possible. —

Prince, je vous en dirai même plus : c’est par suite de la dénonciation de cet homme que j’ai été envoyé pour arrêter le prétendu magicien.

Nous ne pouvions revenir de notre étonnement.

Voilà donc pourquoi, observa l’Anglais, ce pauvre diable de conjureur d’esprits a été si effrayé en le regardant de plus près ; aussitôt qu’il l’a reconnu pour un espion, nous l’avons vu se précipiter à ses pieds.

Écartez cette idée, s’écria le prince. Cet homme est tout ce qu’il veut être, et tout ce que le moment exige qu’il soit. Ce qu’il est réellement, aucun mortel, je crois, ne le sait. Avez-vous remarqué la terreur qui a saisi le Sicilien au moment où il a entendu ces paroles : tu ne conjureras plus d’esprits ? Il y a ici plus que vous ne pensez ; non, jamais on ne me persuadera qu’un tel effroi puisse être l’effet de causes humaines.

C’est ce dont le magicien lui-même, reprit l’Anglais, pourrait nous rendre raison mieux que personne, si monsieur, en s’adressant au chef des archers, voulait nous permettre de parler un moment à son prisonnier. L’archer le permit, et l’on prit heure à cet effet pour le lendemain matin.

Nous retournâmes à Venise.

Le lendemain de très-bonne heure arriva le lord Seymour, c’était le nom de l’Anglais, et bientôt après une personne de confiance envoyée par l’officier de police, pour nous conduire à la prison. J’ai oublié de dire auparavant que, depuis quelques jours, il manquait au prince un de ses chasseurs. Cet homme, originaire de Brême, qui le servait avec fidélité depuis plusieurs années, avait obtenu toute sa confiance. Soit qu’il eût été enlevé, ou qu’il eût été victime de quelque accident, soit qu’il fût parti de lui-même, on ne savait ce qu’il était devenu. Cette dernière conjecture cependant semblait être la moins probable ; il avait des mœurs régulières, et jusque-là il n’avait donné à son maître aucun sujet de mécontentement. Tout ce dont se rappelaient ses camarades, c’est que, depuis quelque temps, à l’ordinaire triste et rêveur, dès qu’il avait un moment dont il pouvait disposer, il allait dans la Giudecca visiter un couvent de Frères mineurs, où il avait fait connaissance avec quelques religieux de la maison. Cette circonstance nous fit soupçonner que, gagné peut-être par ces prêtres, il avait pris le parti de se faire catholique ; et le prince, qui, sur cet article, portait la tolérance jusqu’à l’indifférentisme, après quelques recherches infructueuses, s’était arrêté à cette pensée.

La perte de cet homme lui avait cependant été fort sensible. Dans toutes ses campagnes il l’avait eu à côté de lui ; son service était sûr et agréable, et il était difficile de trouver dans un pays étranger quelqu’un qui pût le remplacer. Ce même matin, au moment où nous nous préparions à sortir, on annonça le banquier du prince, qui avait reçu la commission de lui chercher un autre domestique. Il venait lui présenter pour cette place un homme de moyen âge, de bonne mine et assez bien mis, qui avait long-temps servi un procurateur en qualité de secrétaire : il parlait français, un peu allemand, et présentait les meilleurs témoignages. Sa physionomie plut ; et comme d’ailleurs il déclara s’en remettre pour le salaire à la volonté du prince, qui le réglerait sur l’utilité de ses services, il fut admis sans difficulté.

Nous trouvâmes le Sicilien dans une prison particulière. C’était, à ce que nous apprit l’officier de police, par égard pour le prince qu’on avait différé de le mettre sous les plombs, où il n’aurait plus été possible de le voir. Cette prison est la plus terrible de Venise : placée immédiatement sous le toit du palais de S.-Marc, un soleil ardent en réchauffe le couvert de plomb, au point de la rendre brûlante, et de faire perdre l’esprit aux malheureux qu’elle renferme. Le Sicilien s’était un peu remis des événemens de la veille : il se leva avec respect dès qu’il vit le prince. Il avait un pied et une main enchaînés, de manière cependant à pouvoir se promener dans la chambre. À notre arrivée la garde sortit.

Je viens, dit le prince, vous demander une explication sur deux points : vous me la devez sur le premier, et votre affaire n’en deviendra pas plus mauvaise si vous me satisfaites sur le second.

Mon rôle est achevé, répondit le Sicilien ; mon sort est entre vos mains. —

Votre sincérité seule peut l’adoucir. —

Demandez, mon prince, je suis prêt à vous répondre… je n’ai plus rien à perdre. —

Vous m’avez fait voir la figure de l’Arménien dans votre miroir ; comment avez-vous opéré cette vision ? —

Ce que vous avez vu n’était pas un miroir ; c’était un portrait en pastel représentant sous un verre un homme en habit d’arménien ; un peu d’adresse, l’obscurité, votre étonnement même ont favorisé l’illusion. Ce portrait doit se trouver parmi les autres objets que j’ai été forcé de laisser à l’auberge. —

Comment avez-vous pu deviner que ma pensée se portait sur cet Arménien ? —

Cela n’était pas fort difficile, mon prince ; plus d’une fois, à table sans doute, et en présence de vos domestiques, il a été question de votre aventure avec l’Arménien. Un de mes gens avait par hasard fait connaissance, à la Giudecca, avec un chasseur de votre maison, et à diverses reprises il a su en tirer ce qui était nécessaire à mes projets. —

Où est ce chasseur ? demanda avec empressement le prince ; il me manque, et vous savez sans doute ce qu’il est devenu. —

Je vous jure, mon prince, que je l’ignore complètement ; moi-même je ne l’ai jamais vu, et je n’eus jamais sur lui d’autres vues que celle que je viens de vous faire connaître. —

Continuez donc, dit le prince. —

C’est par cette voie que j’eus la première nouvelle de votre séjour et de vos aventures à Venise ; et à peine en eus-je connaissance, que je formai le dessein d’en tirer parti. Vous voyez, prince, quelle est ma sincérité. J’ouïs parler de votre promenade sur la Brenta ; je me promis de profiter de cette occasion ; et une clef que vous laissâtes tomber par hasard, mit bientôt entre mes mains un moyen d’éprouver auprès de vous le succès de mon savoir-faire.

Comment ! je m’étais donc trompé ? Ainsi le tour de la clef était de vous, et non pas de l’Arménien ? J’avais, dites-vous, laissé tomber cette clef ?… —

En tirant votre bourse. Je pris un moment où personne ne m’observait, pour la couvrir avec le pied. Le personne auprès de laquelle vous tirâtes le billet de loterie était d’intelligence avec moi ; dans le sac qu’elle vous présenta il n’y avait point de billets blancs, et la clef était dans la boîte avant que vous eussiez gagné le lot. —

Je comprends à présent. Et ce moine qui se jeta dans mon chemin, et qui m’adressa la parole d’un ton et d’un air si solennels ?… —

C’est précisément le même qui, à ce que j’ai appris, a été blessé dans la cheminée ; c’est un de mes camarades qui, sous ce déguisement, m’a déjà rendu plusieurs services. —

Quel était votre dessein en le mettant en œuvre dans ce moment ? —

Pour vous disposer à réfléchir. En vous mettant dans une situation d’ame favorable à mes desseins, je voulais vous préparer d’avance à l’étonnement dans lequel je me proposais de vous jeter. —

La danse-pantomime qui se termina d’une manière si inattendue, était donc aussi de votre invention ? —

J’avais fait la leçon à la jeune fille qui jouait le rôle de reine. Je présumai que votre altesse ne serait pas médiocrement surprise de se voir reconnue dans ce lieu, et….. pardonnez-le, mon prince, votre aventure avec l’Arménien me faisait espérer que je vous trouverais déjà disposé à rejeter les explications naturelles de ce qui s’offrirait à vous d’extraordinaire, pour en imaginer de surnaturelles. —

En vérité, s’écria le prince en me jetant un coup d’œil expressif, où se mêlaient l’étonnement et le dépit, c’est à quoi je ne me serais jamais attendu[1].

Mais, reprit le prince après un long silence, comment avez-vous fait paraître la figure que nous avons vue sur la paroi au-dessus de la cheminée ? —

Par la lanterne magique ajustée au volet opposé, où l’on avait pratiqué une ouverture. —

Mais comment donc s’est-il fait que nous ne l’ayons point aperçue ? dit Lord Seymour. —

Vous vous rappelez, mon prince, qu’une épaisse fumée d’encens remplissait la salle à votre retour ; et pour que le volet parût moins encore, j’avais eu la précaution de ranger près de la même fenêtre les briques enlevées du parquet. Au reste, la lanterne magique fut masquée par une espèce d’espagnolette, jusqu’au moment où vous eûtes pris vos places, et où je n’avais plus de visite à craindre dans la chambre. —

J’ai cru entendre de la fenêtre de l’autre pavillon un bruit, comme celui d’une échelle qu’on mettrait en place ; en était-ce une effectivement ?

— Précisément : mon camarade monta par cette échelle à la fenêtre, d’où il faisait jouer la lanterne. —

La figure, dit le prince, me parut en effet avoir quelque ressemblance avec l’ami que j’ai perdu ; la couleur blonde de ses cheveux m’a surtout frappé : est-ce un effet du hasard ? ou si vous saviez cette circonstance, comment êtes-vous parvenu à la connaître ? —

Votre altesse se rappelle sans doute qu’elle avait auprès d’elle, à table, une boîte sur laquelle était peint en émail un officier en uniforme de… Je vous demandai si vous portiez sur vous quelque souvenir de votre ami ; à votre réponse, qui fut affirmative, je supposai que c’était la boîte. À table, je l’avais examinée avec attention, et comme je dessine assez bien, et que je réussis surtout au portrait, il me fut d’autant plus aisé de donner à la figure cette légère ressemblance qui vous a frappé, que les traits du marquis sont, comme vous savez, très-prononcés. —

Mais la figure paraissait se mouvoir ! —

Simple apparence seulement. Cet effet était dû à la fumée qui était en mouvement entre elle et vos yeux. —

Et l’homme de la cheminée répondait donc pour le spectre ? —

Précisément. —

Mais pouvait-il entendre les questions ? —

Cela n’était nullement nécessaire. Vous vous rappelez, prince, que je vous avais défendu d’interroger par vous-même l’apparition. Mes demandes, ses réponses, tout était arrangé d’avance entre nous, et pour prévenir toute méprise, nous étions convenus encore de mettre entre elles un intervalle dont il devait mesurer la durée au moyen d’une pendule dont il pouvait compter les secondes. —

Vous aviez ordonné à l’aubergiste d’éteindre soigneusement avec de l’eau le feu de toutes les cheminées de la maison ; c’était sans doute… —

Pour que mon camarade ne courût pas le risque d’être étouffé à son poste, parce que tous les canaux des autres cheminées pouvaient se réunir à celui-là…. Je n’étais pas parfaitement sûr de leur direction. —

Mais comment arriva-t-il, demanda lord Seymour, que votre esprit ne parut ni plus tôt ni plus tard que le moment où vous en eûtes besoin. —

Il était déjà dans la chambre avant la conjuration ; mais il ne devint visible sur la paroi qu’au moment où, après avoir fini l’évocation, je laissai tomber le couvercle sur la capsule dans laquelle brûlait l’esprit-de-vin. —

Au moment où l’esprit parut, nous éprouvâmes tous une subite et violente commotion ; comment opérâtes-vous cet effet ? —

Vous avez découvert une machine électrique sous l’autel, et vous savez d’ailleurs que j’étais sur un tapis de soie. Je vous fis ranger en demi-cercle autour de moi, et vous vous teniez par la main ; quand il en fut temps, je fis signe à l’un de vous de me saisir par les cheveux : le crucifix d’argent était le conducteur ; ce fut au moment où j’y portai la main, que vous reçûtes le coup. —

Vous nous prescrivîtes au comte d’O… et à moi de tenir au-dessus de votre tête deux épées en croix aussi long-temps que durerait l’opération ; quel était le motif de cette précaution ? —

C’était uniquement parce qu’étant les deux témoins dont je me défiais le plus, il m’importait de vous tenir occupés pendant toute la suite de l’opération. C’est dans le même but que je vous prescrivis de tenir vos épées à un pouce de distance de ma tête : en fixant ainsi votre attention, je voulais vous empêcher de porter vos regards d’un autre côté. Je n’avais pas encore reconnu mon ennemi le plus dangereux. —

J’avoue, dit lord Seymour, que la précaution n’était pas mauvaise. — Mais pourquoi nous fîtes-vous déshabiller ? —

Je n’avais pas d’autre vue en cela que de donner à la cérémonie un air de solennité, et d’ouvrir, par cet appareil, un champ plus vaste à votre imagination.

La seconde apparition vint interrompre votre esprit, reprit le prince ; qu’aurions-nous appris de lui ? —

À peu près les mêmes choses que vous avez entendues. Ce n’était pas sans motif que j’avais demandé à votre altesse si elle ne m’avait rien caché de ce qui s’était passé entre elle et le mourant, et si elle n’avait pas fait là-dessus quelques recherches dans sa patrie. Je ne voulais pas exposer mon spectre à se compromettre en trahissant son ignorance des faits sur lesquels je vous interrogeais. C’est encore pour cela que je vous demandai compte des fautes de sa jeunesse, et si la vie du marquis avait toujours été parfaitement régulière. Je formai mon plan d’après vos réponses.

Vous m’avez donné, dit alors le prince après quelques momens de silence, des éclaircissemens suffisans sur ce qui s’est passé entre nous ; mais il reste un point intéressant sur lequel je vous prierai maintenant de me donner quelque lumière. —

Si cela est en ma puissance, et si…

Point de conditions. Vous êtes entre les mains de la justice ; croyez-moi, elle ne vous questionnera pas avec les mêmes ménagemens que je le fais. Qui était cet inconnu aux pieds duquel vous êtes tombé ? Que savez-vous de lui ? D’où le connaissez-vous ? et quel rapport avait-il avec l’apparition qui a succédé à celle dont vous dirigiez les ressorts ? —

Mon prince…

Au moment même où vous eûtes fixé ses traits, vous vous précipitâtes en terre en poussant un cri d’effroi. Pourquoi cela ? qu’est-ce qui produisit cet effet ? —

Cet inconnu, mon prince… Ici il s’arrêta ; son ame paraissait péniblement combattue ; il nous regardait l’un après l’autre d’un air inquiet et embarrassé. Oui, sur mon Dieu, prince, cet inconnu est un être…. terrible.

Que savez-vous de lui ? De quelle nature sont les rapports qui lient votre histoire à la sienne ? N’espérez pas de nous cacher la vérité. —

Je n’ai garde….. Qui me répond que dans ce moment il n’est pas au milieu de nous ? —

Au milieu de nous ! Qui ? qui ? nous écriâmes-nous tous ensemble en regardant autour de la chambre avec un rire mêlé d’inquiétude. — Cela n’est pas possible. —

Cet homme ou cet être, de quelque nature qu’il soit, peut des choses bien plus inconcevables encore. —

Mais qui est-il donc ? quelle est son origine ? Est-il Arménien ou Russe ? Qu’y a-t-il de réel dans l’apparence qu’il se donne ? —

Il n’est rien de tout ce qu’il paraît être : il y a peu d’états et de nations dont il n’ait déjà porté le masque. Personne ne sait qui il est, d’où il vient, ni où il va. Plusieurs personnes prétendent qu’il a vécu longtemps en Égypte, où il a acquis son savoir dans une catacombe : c’est ce que je ne puis cependant ni affirmer, ni nier. Chez nous il n’est connu que sous le nom de l’Impénétrable. Quel âge, par exemple, lui donneriez-vous ? —

Environ quarante ans. —

Et moi, quel âge pensez-vous que j’aie ? —

Près de cinquante. —

Cela est vrai. Hé bien, je n’avais pas dix-sept ans lorsque j’ai entendu parler à mon aïeul de cet homme extraordinaire ; il l’avait vu autrefois à Famagouste, à peu près tel qu’il vous paraît aujourd’hui. —

Cela est exagéré, incroyable, absurde. —

Rien n’est plus vrai. Si je n’étais pas retenu par ces chaînes, je vous produirais des témoins dont l’autorité vous paraîtrait assez respectable pour ne vous laisser aucun doute. Des gens dignes de foi vous assureront qu’il a été vu en même temps dans divers pays. Aucune épée ne peut le percer, aucun poison n’a d’effet sur lui, aucune flamme ne peut le brûler, ni aucun vaisseau qui le porte couler à fond. Le temps même a perdu pour lui son empire ; les années ne dessèchent point ses humeurs, et l’âge ne paraît point blanchir ses cheveux. Personne ne lui a vu prendre de nourriture ; jamais aucune femme ne reçut ses embrassemens ; le sommeil ne ferma jamais ses paupières. Dans les vingt-quatre heures du jour, il en est une seule dont il ne peut pas disposer ; tant qu’elle dure, personne ne peut le voir, et il ne remplit alors aucune fonction terrestre.

Comment ! dit le prince ; et quelle est cette heure ? —

Celle de minuit : dès qu’elle sonne il ne paraît plus être au nombre des vivans. Où il se trouve, il faut qu’il sorte ; quelqu’occupation qu’il ait, il faut qu’il l’interrompe. Ce moment terrible l’arrache des bras de l’amitié, l’arracherait même de l’autel. Personne ne sait où il va, ni ce qu’il fait dans cet intervalle. Personne n’ose l’interroger là-dessus, moins encore le suivre. Au moment où sonne l’heure fatale, les traits de son visage se décomposent d’une manière si effrayante, que l’homme le plus courageux n’oserait le fixer, ni lui adresser la parole. Un silence profond succède alors tout à coup à la conversation la plus animée : on attend son retour avec un respect mêlé d’effroi, sans que personne ose ni se lever de sa place, ni ouvrir la porte par laquelle il est sorti.

Mais, demanda l’un de nous, ne remarque-t-on rien d’extraordinaire chez lui à son retour ? —

Rien, sinon un peu de pâleur et d’abattement, à peu près comme chez un homme qui viendrait de subir une opération douloureuse, ou d’apprendre une nouvelle fâcheuse. Quelques personnes prétendent avoir observé des gouttes de sang sur sa chemise ; c’est ce que je ne pourrais affirmer. —

N’a-t-on jamais essayé de lui faire prendre le change sur cette heure, ou de lui donner des distractions pour la lui faire oublier ? —

Une seule fois, dit-on, il passa le moment fatal. La compagnie était nombreuse ; on avait veillé tard ; toutes les horloges avaient été retardées : il fut entraîné par la chaleur de la conversation. Lorsque l’heure arriva, il se tut subitement, ses membres se roidirent, et il resta dans la même attitude où il avait été surpris. Ses yeux demeurèrent immobiles et ternes, son pouls s’arrêta, et tous les moyens qu’on put imaginer furent inutilement employés pour le tirer de cette léthargie. Cet état dura jusqu’à ce que l’heure fût écoulée ; il se réveilla alors, ses yeux se ranimèrent, et il reprit son discours exactement à la même syllabe où il avait été interrompu. Le trouble de l’assemblée l’avertit de ce qui venait de se passer ; et d’un ton sérieux et sévère, il déclara aux assistans qu’ils devaient s’estimer heureux d’en avoir été quittes pour la peur. Dès la même nuit, il sortit de la ville où cela lui était arrivé, et n’y est point revenu depuis. L’opinion générale est que, dans cette heure mystérieuse, il a des entretiens avec son génie. Quelques personnes même croient qu’il est déjà au nombre des morts, et qu’il lui est permis de passer vingt-trois heures de la journée parmi les vivans, à condition que, dans la dernière, son ame retourne à l’autre monde pour y subir son jugement. Les uns croient qu’il est le fameux Apollonius de Thyane ; d’autres voient en lui l’apôtre saint Jean, qui, suivant une tradition, doit vivre jusqu’au jugement dernier. —

Il est tout simple qu’un homme aussi extraordinaire fournisse matière aux conjectures les plus bizarres. Vous avez rapporté jusqu’à présent des ouï-dire à son sujet ; il nous a paru cependant que sa conduite vis-à-vis de vous, de même que la vôtre par rapport à lui, annonçaient des relations plus particulières entre vous. N’y a-t-il pas eu précédemment quelqu’aventure, quelqu’événement particulier et remarquable qui vous ait rapprochés l’un de l’autre ? Ne nous cachez rien.

Le Sicilien nous regarda d’un air incertain, et se tut.

Si c’est une chose, continua le prince, qui demande le secret, je puis, au nom de ces deux messieurs, vous promettre que de notre part il ne sera point violé. Parlez-nous avec sincérité et sans contrainte. —

Si je puis espérer, dit-il après un long silence, qu’il ne sera fait aucun usage contre moi de ce que je puis avoir à vous raconter, je vais vous faire part d’une aventure singulière qui m’est arrivée, et où l’Arménien a joué un rôle ; elle ne vous laissera plus aucun doute sur la puissance extraordinaire de cet homme : mais vous me permettrez, ajouta-t-il, de vous cacher les noms de quelques personnes qui y ont eu part. —

Cette condition est-elle absolument nécessaire ? —

Oui, mon prince ; je dois ce ménagement à une famille respectable qui s’y trouve compromise.

Poursuivez donc, dit le prince.

Il y a près de cinq ans, continua le Sicilien, qu’étant à Naples, où je pratiquais mon art avec assez de succès, je fis connaissance avec Lorenzo del M…te, chevalier de l’ordre de Saint-Étienne. Il était jeune et riche, et d’une des premières maisons du royaume. Ce jeune homme me comblait d’amitié, et paraissait faire un cas infini de mes connaissances. Il me dit un jour que le marquis de M…te, son père, partisan zélé de la cabale, s’estimerait heureux de posséder chez lui un sage tel que moi ; ce furent les termes dont il voulut bien se servir. Ce vieillard habitait une de ses terres, au bord de la mer, à environ sept milles de Naples ; il y vivait dans une solitude presqu’entière, occupé à pleurer la perte d’un fils chéri, qui lui avait été enlevé de la manière la plus cruelle. Le chevalier me fit entendre que sa famille et lui pourraient avoir quelque besoin de mon secours, dans une affaire de la plus sérieuse importance, et qu’au moyen de mon art et de mes secrets, je leur procurerais des lumières qu’ils avaient vainement cherchées dans la sphère des moyens humains ; et il ajouta, de l’air et du ton le plus significatif, que lui personnellement me devrait peut-être un jour le repos et le bonheur de toute sa vie.

Voici les détails qu’il me confia sur cette affaire : Lorenzo, comme fils cadet du marquis, avait d’abord été destiné à l’état ecclésiastique ; son frère aîné devait hériter des biens de la famille. Jéronimo, c’était le nom de ce frère, après quelques années de voyage, était revenu dans sa patrie environ sept ans avant le temps dont je parle, pour conclure son mariage avec la fille unique du comte de C…tti, voisin de la terre du marquis. Cette union avait été projetée par les parens au moment de la naissance de leurs enfans ; et leur but, en la formant, était de réunir par cette alliance les terres considérables des deux maisons. Quoiqu’une convenance de famille eût préparé ce mariage avant le moment où le cœur des deux époux pût être consulté, aucun obstacle n’était survenu de ce côté-là. Élevés ensemble, Jéronimo de M…te et Antonia C…tti conçurent de bonne heure, l’un pour l’autre, un attachement qui s’accrut encore par la liberté avec laquelle on leur permettait de se voir : la plus heureuse harmonie se trouvant d’ailleurs entre leurs caractères, cet attachement ne tarda pas à devenir de l’amour. Une absence de quatre ans, au lieu de refroidir leurs sentimens, les rendit l’un à l’autre plus chers ; et ce temps écoulé, Jéronimo revenait entre les bras de sa fiancée, aussi fidèle et plus amoureux que s’il ne s’en était jamais éloigné.

Les premiers transports duraient encore, et les préparatifs de la noce étaient sur le point d’être achevés, lorsqu’un jour l’époux disparut. Il passait souvent des soirées entières à une campagne voisine de la mer : une vue charmante et le plaisir de la promenade sur l’eau lui faisaient oublier quelquefois l’impatience avec laquelle son retour était attendu. Ce fut après une de ces soirées, qu’étant resté plus tard qu’à l’ordinaire, on envoya quelqu’un pour le chercher ; le messager ne le trouva point. La plus vive inquiétude ayant alors succédé à l’étonnement, on multiplie les recherches ; on envoie même quelques bâtimens sur mer ; il fut impossible de découvrir ses traces, ni d’obtenir aucuns renseignemens à son sujet. La nuit se passe, le matin, le jour suivant, le soir encore : point de nouvelles de Jéronimo. On commençait à se livrer aux conjectures les plus sinistres, lorsqu’on apprend enfin qu’un corsaire algérien avait, le jour auparavant, débarqué sur cette côte et enlevé quelques habitans. Aussitôt on fait partir deux galères qui se trouvaient prêtes à mettre à la voile. Le vieux marquis monta lui-même la première, résolu de sacrifier sa vie, s’il le fallait, pour délivrer son fils. Le troisième jour, on aperçut le corsaire, et l’on se flatta d’autant plus de l’atteindre, qu’on avait sur lui l’avantage du vent. Déjà même Lorenzo, qui était sur la galère la plus avancée, croyait reconnaître un signal de son frère sur le pont du vaisseau ennemi, lorsqu’une tempête soudaine vint leur enlever tout espoir de se réunir. Ce fut avec une peine extrême que les galères purent résister à l’orage : elles y parvinrent cependant ; mais leur prise leur était échappée, et l’on fut obligé de relâcher dans le port de Malte. La douleur de la famille fut sans bornes ; le vieux marquis s’arrachait les cheveux, et l’on craignit long-temps pour la vie de la jeune comtesse.

Cinq années s’écoulèrent en recherches infructueuses. On prit des informations sur toute la côte de Barbarie. On offrit des sommes énormes pour la rançon du jeune marquis ; ce fut en vain. On fut obligé de s’arrêter à l’idée pénible que la même tempête qui avait séparé les vaisseaux, avait fait périr le corsaire, et que tout l’équipage avait été perdu.

La conjecture était vraisemblable ; il s’en fallait bien cependant que ce fût une certitude, et rien n’autorisait encore à abandonner entièrement l’espérance de retrouver un jour le marquis. Mais dans la supposition qu’il ne reparaîtrait plus, il fallait nécessairement ou voir éteindre cette famille distinguée, ou engager le frère cadet à abandonner l’état ecclésiastique pour succéder aux droits de son aîné. La justice ne paraissait pas approuver ce dernier parti ; mais aussi l’extinction de la famille était pour le marquis un malheur dont il ne pouvait supporter l’idée. Au milieu de ces anxiétés, l’âge et le chagrin le portaient avec rapidité au tombeau. Chaque tentative infructueuse pour retrouver un fils chéri affaiblissait en lui l’espérance de le revoir : insensiblement il se familiarisait avec l’idée de substituer le frère cadet à l’aîné ; il n’était question que de changer un nom ; et en donnant Antonia pour femme à Lorenzo, l’union projetée s’effectuait au gré des deux familles, et leurs vues étaient remplies. Comment la simple possibilité du retour du marquis aurait-elle long-temps balancé dans l’esprit de son père la chute certaine de sa maison ? Sentant sa fin approcher, le vieux marquis désirait impatiemment d’être délivré, avant que de mourir, de cette insupportable inquiétude.

Lorenzo, qui avait le plus à gagner à ce plan, était celui qui paraissait le plus éloigné d’y souscrire ; il ne négligeait rien pour en empêcher l’exécution. Insensible aux avantages qu’une fortune immense, et plus encore la possession de la plus aimable des femmes, lui présentaient, il se refusait, retenu par un généreux scrupule, à dépouiller un frère qui peut-être vivait encore, et serait toujours en droit de lui redemander son bien. Le sort de mon cher Jéronimo dans les fers, disait-il, n’est-il donc pas assez cruel ? Faut-il que j’en augmente encore l’amertume en lui dérobant tout ce qu’il a de plus cher au monde ? Dans les bras de sa femme, serais-je sincère, lorsque je demanderais au ciel son retour ? Et si un miracle le rendait enfin à nos vœux, de quel front irais-je au-devant de lui ? Supposons même qu’il nous soit enlevé pour toujours, laisser au milieu de nous sa place sans la remplir, n’est-ce pas le moyen d’honorer le plus dignement sa mémoire ? Ah ! faisons sur son tombeau le sacrifice de nos espérances, en respectant tout ce qui était à lui comme le plus sacré et le plus inviolable des dépôts.

C’était en vain. Tous les motifs imaginés par l’amitié et la délicatesse fraternelle ne réussissaient point à réconcilier le vieux marquis avec l’idée de voir s’éteindre une race qui comptait plus de neuf siècles d’illustration. Un délai de deux ans fut tout ce que Lorenzo put gagner avant de conduire à l’autel celle qui avait dû être l’épouse de son frère. Pendant cet intervalle, les recherches furent continuées avec activité ; Lorenzo lui-même fit plusieurs voyages sur mer, s’exposa à plusieurs dangers, et n’épargna aucune dépense…. Les deux années s’écoulèrent sans amener aucune espérance de succès.

Et la comtesse Antonia ? demanda le prince ; vous ne nous dites rien de son état. Aurait-elle pris si facilement son parti ? C’est ce que j’aurais de la peine à croire. —

L’état d’Antonia était un combat violent entre le devoir et l’inclination, entre l’admiration et la haine. Touchée du généreux désintéressement du frère de son époux, elle se trouvait forcée d’estimer l’homme qu’il lui était impossible d’aimer. Mille sentimens contraires déchiraient continuellement son cœur. Son aversion pour le chevalier semblait prendre de nouvelles forces à mesure qu’il acquérait lui-même de nouveaux droits à son estime. C’était avec une douleur profonde que Lorenzo remarquait le chagrin qui consumait les jours de la jeune comtesse ; une tendre compassion prit par degrés la place de l’indifférence dans son cœur, et la violente passion qui remplaça ce premier sentiment, lui rendit bien pénible l’exercice d’une vertu qui avait été jusqu’alors sans exemple. Dans cette situation, imposant silence à son amour, et ne prenant conseil que de sa seule générosité, il résolut de protéger cette innocente victime d’un amour malheureux, contre les persécutions de sa famille. Tous ses efforts furent vains, ainsi que ses sacrifices ; chaque victoire qu’il remportait sur sa passion, en plaçant ses vertus dans un jour plus favorable, ne servait qu’à rendre plus inexcusable aux yeux de ses parens la longue résistance de la comtesse.

Les choses en étaient à ce point, lorsque le chevalier me persuada d’aller le voir à sa campagne. La recommandation de mon patron m’y avait préparé un accueil auquel je n’avais pas droit de m’attendre. Je ne dois pas oublier de dire ici qu’au moyen de quelques opérations assez brillantes, j’avais rendu mon nom fameux dans les loges de ce pays-là : ce qui avait beaucoup contribué à donner au vieux marquis de la confiance en mes talens, et à lui faire concevoir de moi une haute opinion. Vous me dispenserez de vous dire par quels moyens et jusqu’à quel point j’avais réussi dans son esprit ; vous pouvez vous en faire une idée d’après les aveux que vous venez d’entendre. Au moyen de tous les livres mystiques qui se trouvaient dans la bibliothèque du marquis, je parvins bientôt à lui parler dans sa propre langue, et à étayer mon systême sur le monde spirituel, de plusieurs inventions extraordinaires. Au bout d’un temps assez court, il crut indistinctement tout ce qu’il m’importait de lui faire croire ; et il aurait juré avec autant de confiance sur les rapports des philosophes avec les sylphes et les salamandres, que sur l’authenticité des canons de l’église. Naturellement très-religieux, ses dispositions à croire s’étaient encore augmentées par mes leçons : il me fut donc aisé de lui persuader tous mes contes ; et à la fin je l’avais si bien nourri d’allégories et enveloppé de mysticité, que tout avait un accès facile chez lui, excepté ce qui était simple et naturel. Je devins l’oracle de toute la maison, et ce succès ne me coûta pas de bien longues peines. Le texte principal de mes leçons était : exaltation de la nature humaine, mon moyen favori ; commerce avec les êtres supérieurs ; et le comte de Gabalis, mon autorité infaillible. La jeune comtesse, qui, depuis la perte de son amant, vivait moins dans le monde réel que dans celui que lui composait son imagination attristée, entra dans toutes mes idées avec autant plus de facilité et d’ardeur, que même auparavant elle avait dans le caractère une teinte de mélancolie. Tous les habitans de la maison, les domestiques mêmes, s’introduisaient sous divers prétextes dans la chambre lorsque je parlais ; et saisissant au hasard quelques principes de ma doctrine, ils en faisaient des applications à leur manière.

Il y avait plus de deux mois que j’étais arrivé dans cette terre, lorsqu’un matin le chevalier entra dans ma chambre. Une tristesse profonde se peignait sur son visage ; tous ses traits étaient altérés : il se jeta dans un fauteuil avec tous les symptômes du désespoir.

Capitaine, me dit-il, tout est fini pour moi ; il faut que je parte, je n’y tiens plus. —

Qu’est-ce donc, chevalier ? qu’avez-vous ? —

Oh ! cette terrible passion ! (en se levant avec vivacité et en se jetant dans mes bras) je l’ai combattue en homme… je suis maintenant au bout de mes forces. —

Mais, mon ami, à quoi tient-il donc, si ce n’est à vous ? N’êtes-vous pas le maître ? Père, famille…. —

Père, famille !… Ah ! que peuvent-ils pour moi ! Est-ce à la contrainte que je veux devoir sa main ? C’est son cœur qui en ferait le prix, et elle l’a donné à un autre ! N’ai-je pas un rival ?… et encore…… quel rival !… Où est-il ?… au nombre des morts, peut-être. Laissez-moi, laissez-moi ; dussé-je aller jusqu’au bout du monde, il faut que je retrouve mon frère. —

Comment ! après tant d’efforts inutiles, vous auriez encore de l’espérance ? —

L’espérance ! depuis long-temps elle est morte en mon cœur… mais dans le sien ! Qu’importe, au fond, que j’espère ou non ? Puis-je être heureux aussi long-temps qu’un rayon d’espérance luira encore pour Antonia ? Mon ami… deux mots mettraient un terme à mon tourment…. Mais, comment…. Non, mon supplice durera jusqu’à ce que l’éternité ait enfin rompu son silence, et que les tombeaux témoignent pour moi. —

Votre bonheur dépendrait donc de cette certitude ? —

Mon bonheur ! Ah ! je doute que j’en puisse jamais goûter ! — Mais, de tous les maux, l’incertitude est plus affreux. — (Après un long silence, d’un ton plus calme et avec attendrissement.) S’il voyait ce que je souffre !… approuverait-il lui-même une fidélité qui fait le malheur de son frère ? Un être vivant doit-il donc languir éternellement dans la peine pour un être… qui n’existe plus ? S’il savait… (Ici ses yeux s’inondèrent de larmes, et il pressa son visage contre ma poitrine.) Oui… peut-être lui-même il la conduirait dans mes bras. —

Mais est-il donc impossible qu’un souhait pareil puisse s’accomplir ? —

Mon ami, que dites-vous ? (il me regarda d’un air effrayé.)

Pour des raisons bien moins importantes, continuai-je, des morts ont été rappelés au séjour des vivants ; et lorsqu’il s’agirait du bonheur d’un homme, d’un frère… —

Son bonheur ! oui, je le sens, vous avez dit vrai ; le bonheur de sa vie entière. —

Et le repos de toute une famille en deuil, il n’y aurait pas assez ?… Ah ! sûrement, si jamais des circonstances humaines ont pu autoriser à troubler la paix des tombeaux, et à faire usage d’une puissance… —

Au nom du ciel, mon ami, cessez…. J’ai eu, je l’avouerai, une semblable pensée ; je crois même vous en avoir dit quelque chose ; mais depuis long-temps je l’ai rejetée comme l’une des plus affreuses qui puissent souiller un ame humaine.

Vous voyez de reste, continua le Sicilien, où tout cela nous conduisit. Je m’efforçai de dissiper les scrupules du chevalier, et j’y parvins. Nous convînmes que l’esprit de Jéronimo serait évoqué ; et sous prétexte de me préparer convenablement, je demandai quinze jours pour l’opération. Ce temps écoulé, et mes machines prêtes, je profitai d’une soirée où toute la famille était rassemblée autour de moi, et les esprits favorablement disposés, pour obtenir leur consentement, ou plutôt je les amenai avec adresse à m’en faire eux-mêmes la prière. Nous eûmes, il est vrai, quelque répugnance à vaincre de la part de la comtesse, dont la présence nous était surtout nécessaire. Cependant l’état habituellement exalté de son ame, peut-être encore quelque faible lueur d’espérance sur la vie de son amant, nous aidèrent à en venir à bout, et nous triomphâmes de ses craintes. Il est à remarquer que je n’eus à combattre, à cette occasion, ni doute sur la réalité de mon savoir, ni défiance sur la possibilité même de la chose.

Le consentement de toute la famille obtenu, on fixa pour l’accomplissement de mon œuvre le troisième jour. Les préparations que je crus nécessaires furent des prières prolongées jusqu’à minuit, des jeûnes, des veilles, la solitude, des contemplations mystiques, et surtout l’usage d’un instrument de musique encore inconnu alors, et dont je m’étais déjà servi dans des occasions semblables avec le plus heureux succès. Tout cela réussit à souhait ; et ce qui ne favorisa pas médiocrement l’illusion, je sentis mon imagination s’échauffer par le mouvement d’exaltation que j’étais parvenu à imprimer à celle de mes auditeurs. Arrive enfin l’heure attendue.

Je devine, dit le prince, qui va paraître actuellement sur la scène… Mais continuez seulement, continuez. —

Non, mon prince, la conjuration réussit à merveille. —

Comment ! et où est donc l’Arménien ? —

Un peu de patience, répondit le Sicilien ; il ne paraîtra que trop tôt.

Je vous épargne le détail des prestiges que je fis naître ; il est inutile dans ce moment : il suffira de vous assurer que le succès surpassa de beaucoup mon attente. Les personnes présentes étaient le vieux marquis, la jeune comtesse et sa mère, le chevalier et quelques parens. Vous concevez aisément que, pendant mon séjour dans cette maison, les renseignemens les plus exacts sur tout ce qui concernait le jeune marquis, n’avaient pas été difficiles à prendre. Différens portraits de lui m’avaient mis à même de donner à l’apparition une ressemblance frappante ; et comme j’eus soin de ne la faire parler que par signes, sa voix ne put donner lieu à aucun soupçon. L’amant d’Antonia parut vêtu en esclave algérien, et laissait apercevoir à son cou les traces d’une blessure profonde. Vous remarquerez, dit le Sicilien, que je m’écartai ici de la conjecture, regardée comme vraisemblable, qu’il avait péri dans les flots. J’avais quelques raisons de croire que cette tournure inattendue, en frappant l’esprit de nouvelles idées, ajouterait à la confiance que devait obtenir ma vision, tandis qu’au contraire rien ne me paraissait plus propre à l’éteindre que de me renfermer servilement dans les bornes des explications les plus naturelles. —

Je crois, dit le prince, que vous avez fort bien envisagé la chose. — Dans une suite d’opérations extraordinaires, une circonstance trop vraisemblable aurait peut-être détruit l’illusion ; l’extrême facilité avec laquelle on l’eût alors saisie, aurait laissé à l’imagination la liberté de se porter sur les moyens qui l’auraient opérée, et un moment de réflexion aurait suffi pour rompre le charme. Dans le cas dont il est question, par exemple, pourquoi troubler le repos d’un esprit, si ce que l’on doit apprendre de lui n’est exactement que ce que la plus simple raison nous aurait appris sans son moyen ? Mais le résultat obtenu, lorsqu’il est frappant et nouveau, ne semble-t-il pas donner une force réelle aux moyens extraordinaires qui ont paru l’avoir amené ? Comment douter, en effet, qu’il n’ait fallu des secours surnaturels dans une opération, lorsque les voies ordinaires ne suffisent pas pour nous conduire à un résultat qui nous étonne ?… Mais je vous ai interrompu, dit le prince ; continuez, je vous prie, votre récit. —

Je demandai à l’esprit, poursuivit le Sicilien, s’il n’avait rien laissé dans ce monde qui lui fût cher, et qu’il pût déclarer lui appartenir. La figure branla trois fois la tête, en élevant une de ses mains vers le ciel ; et avant de quitter la scène, elle tira une bague de son doigt, qu’elle jeta sur le parquet, et qu’après la disparition la comtesse reconnut pour être sa bague de noces…

Sa bague de noces ! s’écria le prince avec étonnement ; et comment donc était-elle tombée entre vos mains ? —

Comment ?… Ce n’était pas la véritable, mon prince ; je l’avais… elle était imitée… —

Imitée ! dit le prince. — Pour l’imiter, il fallait avoir la véritable, et comment eûtes-vous celle-ci ? Sûrement elle n’était jamais sortie de la main de l’époux. —

Cela est vrai, dit le Sicilien avec un embarras visible. — Mais d’après la description qui m’en avait été faite… —

Par qui ? —

Long-temps auparavant, dit le Sicilien… C’était un anneau simple en or, avec le nom, je crois, de la jeune comtesse… Mais vous m’avez tout-à-fait écarté de mon récit… —

Qu’arriva-t-il ensuite ? dit le prince avec un air de mécontentement et de doute… —

Après cela, on fut persuadé que Jéronimo ne vivait plus. Dès le jour même, la famille le reconnut publiquement pour mort en prenant le deuil. La circonstance de la bague ne laissant plus aucun doute dans l’esprit d’Antonia, elle favorisa dès lors ouvertement les vœux du chevalier. L’impression profonde cependant qu’avait produit sur elle cette apparition, la jeta dans une maladie qui faillit de rendre inutiles tous mes travaux, et d’anéantir à jamais les espérances de sa famille. Après sa guérison, elle demanda instamment à prendre le voile, et l’on craignit long-temps de ne pouvoir la faire renoncer à ce dessein. Cependant son confesseur, en qui elle avait une extrême confiance, étant venu à l’appui des sollicitations réitérées de sa famille, on parvint à lui arracher le oui si désiré ; et le dernier jour du deuil fut aussitôt désigné par le vieux marquis pour être celui où il verrait enfin se former une union qui comblait ses voeux, et où il devait disposer en faveur de son fils de son immense fortune.

Ce jour parut enfin, et Lorenzo reçut à l’autel son épouse tremblante. Vers le soir, un festin splendide attendait de nombreux convives dans un salon magnifiquement éclairé. Une musique animée ajoutait à l’allégresse générale. L’heureux vieillard avait désiré que tout le monde prît part à sa joie : les portes du palais étaient ouvertes, et tous les étrangers que la curiosité ou le plaisir y appelait étaient agréablement reçus. Ce fut au milieu de cette foule… (Ici le Sicilien s’arrêta.) — Le frisson de l’attente nous empêcha quelques instans de respirer. — Au milieu de cette foule, continua-t-il, une personne qui se trouvait placée près de moi me fit remarquer un moine franciscain debout et immobile comme une statue. Sa taille était haute, son visage maigre et d’une pâleur remarquable ; son regard, triste et sévère, était invariablement fixé sur les deux époux. Tous les yeux, toutes les bouches autour de lui exprimaient la joie ; sa physionomie seule ne changeait point : c’était un buste immobile et froid au milieu d’une société où tout respire le plaisir. Ce spectacle extraordinaire formait un contraste si frappant, qu’il a laissé dans mon ame des traces profondes et ineffaçables ; et c’est au souvenir que j’en ai conservé, que je dois d’avoir reconnu si promptement dans la physionomie du Russe les traits de ce moine que vous soupçonnez sans doute déjà n’être autre chose que votre Arménien. Souvent j’essayai de détourner les yeux de cette figure effrayante ; involontairement je les reportais sur elle : elle était toujours la même. Je poussai mon voisin pour la lui faire remarquer ; celui-ci poussa le sien, et bientôt toute la table fut frappée du même étonnement. La conversation cessa, il se fit un profond silence. Le moine ne parut point s’apercevoir de la curiosité qu’il excitait : la même immobilité se faisait remarquer dans ses traits ; et son regard, sévère et triste, était toujours attaché sur les deux époux. L’effroi s’empare de tous les cœurs ; la jeune comtesse seule, croyant trouver dans les traits de cet étranger l’expression de sa propre douleur, semblait goûter une espèce de volupté à rencontrer les regards du seul être qui, dans cette nombreuse assemblée, parût compatir à sa peine. Insensiblement la foule s’écoula : l’heure de minuit était passée ; la musique ne se faisait plus entendre que par intervalles ; les bougies, à leur déclin, ne donnaient plus qu’une lueur faible, on ne se parlait qu’à demi-voix.

Toujours immobile et muet, le moine avait encore son regard douloureux attaché sur Lorenzo et Antonia. La table se lève ; les convives se séparent : la famille se rassemble dans un cercle plus rapproché ; le moine y reste sans qu’on l’en prie : personne ne lui avait encore adressé la parole. Déjà les amies de noces s’empressent autour de l’épouse interdite, qui jette par intervalles sur le vénérable étranger des regards qui semblent solliciter sa protection. Les hommes de même entourent l’époux, et ce mouvement est suivi de quelques instans de silence. Que nous sommes heureux dans notre petit cercle ! s’écrie enfin le vieux marquis, qui seul n’avait pas remarqué l’inconnu, de manière du moins à en être frappé. Que nous sommes heureux ! pourquoi nous manque-t-il mon fils Jéronimo ! — L’as-tu invité, pour qu’il s’y trouve ? ce furent les premiers mots que prononça le moine. — Nous le regardions avec effroi.

Hélas ! reprit le vieillard, il est dans un lieu d’où l’on ne revient pas. Vous m’avez mal compris, mon révérend père ; mon fils Jéronimo est mort. —

Peut-être craint-il seulement de se faire voir dans une pareille assemblée. Qui sait sous quel aspect il se montrerait dans ce lieu ? Fais-lui entendre la dernière voix qu’il a entendue. — Prie ton fils Lorenzo de l’appeler.

Que veut dire tout ceci ? se demandait-on tout bas et avec inquiétude dans l’assemblée. Lorenzo changea de couleur. J’avoue que mes cheveux commencèrent à se dresser sur ma tête.

Cependant le moine s’approcha du buffet ; il y prit un verre qu’il remplit de vin, et en le portant à sa bouche : Au souvenir de notre cher Jéronimo ! s’écrie-t-il ; que ceux qui l’aimaient se joignent à moi.

Qui que vous soyez, mon révérend père, dit le marquis, vous avez prononcé un nom qui nous est cher à tous les titres ; soyez le bien-venu parmi nous. Approchez, mes amis, en se tournant de notre côté et en faisant passer des verres à la ronde ; faisons ce que nous aurions dû faire sans l’invitation de cet étranger : Au souvenir de mon fils Jéronimo !

Jamais santé, je crois, ne fut bue dans des dispositions semblables.

Encore un verre plein ! Pourquoi mon fils Lorenzo refuse-t-il de se joindre à nous ?

Lorenzo prend le verre des mains du franciscain, et le portant à sa bouche en tremblant : À mon bien-aimé frère Jéronimo ! balbutia-t-il ; et il le posa ensuite avec un mouvement d’effroi.

C’est la voix de mon meurtrier, s’écria tout à coup une figure effrayante qui se présenta au milieu de nous couverte d’habits ensanglantés, et dont les traits étaient défigurés par de profondes blessures.

Qu’on ne m’en demande pas davantage, dit le Sicilien d’un ton de terreur. Mes sens m’avaient abandonné dès l’instant où j’eus porté les yeux sur le spectre ; il en fut de même de chacun des assistans. Lorsque nous revînmes à nous, Lorenzo était à l’agonie : le moine et la figure avaient disparu. On porta dans son lit le chevalier assailli des plus violentes convulsions jusqu’au moment de sa mort ; personne n’en approcha que son confesseur et son infortuné père, qui le suivit au tombeau quelques semaines après. C’est dans le sein de cet ecclésiastique que ses aveux sont restés ensevelis, et personne n’en a connaissance. Peu de temps après, en vidant un puits, dans une cour reculée du palais, on trouva un cadavre parmi les débris qu’on en tira. Au reste, la maison où ces événemens se sont passés n’existe plus ; la famille del M…te est éteinte, et le tombeau d’Antonia, que l’on fait voir près de Palerme, est le seul monument qui en reste.

Vous voyez à présent, poursuivit le Sicilien, s’apercevant que nous étions interdits, et qu’aucun de nous n’était prêt à prendre la parole ; vous voyez maintenant l’origine de la connaissance que j’ai faite de cet officier russe, ou du moine franciscain, ou de cet Arménien à l’histoire duquel vous prenez un si vif intérêt. Vous pouvez juger si j’avais quelque raison de trembler devant un être qui, deux fois et d’une manière si affreuse pour moi, s’est rencontré dans mon chemin.

Répondez encore à une seule question, dit le prince en se levant : Avez-vous toujours été sincère dans votre récit sur tout ce qui concerne le chevalier ?

Je crois l’avoir été, répondit le Sicilien. —

Franchement, l’avez-vous toujours reconnu pour un honnête homme ? —

Oui, sur mon Dieu, je l’ai toujours reconnu pour tel. —

Même lorsqu’il vous donna la bague en question ? —

Comment ! il ne m’a point donné de bague… Je n’ai pas dit qu’il m’eût donné cette bague.

Cela suffit, dit le prince, tirant le cordon de la sonnette et se préparant à sortir. Et l’esprit du marquis de Lanoy, demanda-t-il encore en se retournant, que ce Russe fit paraître hier après le vôtre, le regardez-vous comme un véritable esprit ?

Je ne puis pas en juger autrement, répondit le Sicilien.

Venez, nous dit le prince. Le geolier entra : Nous avons fini, lui dit-il. Et vous, monsieur, vous aurez incessamment de mes nouvelles.

Je vous adresserais volontiers, monseigneur, la même question que vous avez faite vous-même au magicien, dis-je au prince lorsque nous fûmes seuls : Regardez-vous le second esprit comme une chose réelle ? —

Moi ! non en vérité, je n’y crois plus à présent. —

Je ne nie pas que j’en ai été la dupe pendant quelques momens.

Et qui, m’écriai-je, ne l’aurait pas été ? Mais quelle raison avez-vous de changer de pensée ? car ce qu’on nous a raconté de cet Arménien est plus propre à augmenter qu’à diminuer l’idée qu’on peut avoir conçue de son pouvoir.

Ce qu’un scélérat nous a raconté de lui, reprit le prince avec vivacité ; vous ne doutez point, je pense, que le Sicilien n’en soit un ?

Non, dis-je, mais le témoignage qu’il lui donne suffirait-il ?… —

Le témoignage d’un scélérat, à supposer même qu’il n’existât aucune autre raison particulière d’en douter, peut-il être reçu contre la vérité probable et l’ordre naturel des choses ? Un homme qui m’a trompé plus d’une fois, qui s’est fait un métier de la fourberie, mérite-t-il d’être entendu dans une cause où l’ami de la vérité, le plus constant et le plus pur, n’est écouté qu’avec défiance ? C’est comme si j’admettais, contre une vie innocente et irrépréhensible, la déposition du plus vil et du plus infâme des hommes. —

Mais quels motif pourrait-il avoir de donner à un personnage, qu’il a toutes les raisons de craindre et même de haïr, un témoignage si éclatant ? —

Quand je ne pourrais pas découvrir ces motifs, s’ensuivrait-il qu’ils n’existent pas ? Sais-je moi qui le paye pour mentir ? J’avoue que je n’aperçois pas encore toute la trame de sa fourberie ; mais il a rendu un bien mauvais service à sa cause en se montrant à moi comme un imposteur, et vraisemblablement quelque chose de pire. —

La circonstance de la bague me paraît effectivement bien suspecte.

Elle est plus que cela, dit le prince ; elle me semble décisive. Il a reçu la bague de l’assassin, et il ne pouvait ignorer qu’il le fût, dans les circonstances où elle lui fut confiée. Quel autre, que le meurtrier lui-même, pouvait posséder une bague qui, selon toutes les apparences, ne quittait jamais le doigt du marquis ? Pendant tout le cours de son récit, il a cherché à nous persuader que, trompé par le chevalier, il avait été sa dupe de bonne foi. Pourquoi ce déguisement, s’il n’eût pas senti comme nous que son intelligence avec le meurtrier, aussitôt que nous l’aurions deviné, le perdait sans retour dans notre esprit ? Toute son histoire n’est évidemment qu’un misérable tissu d’inventions qui lie ensemble le peu de vérités qu’il a jugé à propos de nous abandonner ; et je me ferais le moindre scrupule d’accuser un imposteur que j’ai surpris en dix mensonges, d’être coupable du onzième, plutôt que de supposer un renversement dans un ordre de choses qui jusqu’à présent ne s’est jamais démenti !

Je n’ai rien à vous répondre sur cela, lui dis-je ; mais l’apparition que vous vîmes hier n’en reste pas moins pour moi une chose incompréhensible.

Pour moi de même, reprit le prince ; je suis tenté cependant de hasarder une solution.

Comment ? dis-je.

Vous rappelez-vous que cette seconde figure, aussitôt qu’elle fut entrée, s’approcha de l’autel, et qu’après avoir pris en main le crucifix, elle se plaça sur le tapis de soie ? —

Il est vrai ; la chose me parut ainsi. —

Et le crucifix étant un conducteur, à ce que nous a dit le Sicilien, vous en conclurez sans doute qu’elle s’empressa de se rendre électrique, et que le coup que lors Seymour lui porta demeura sans effet par la commotion subite qu’éprouva le bras de cet Anglais. —

Cela est vrai, quant à l’épée ; mais la balle que le Sicilien lui tira, et que nous entendîmes rouler lentement sur l’autel ! —

Êtes-vous sûr que ce fût la même balle qui partit du pistolet ? Outre que le mannequin ou l’homme qui animait la machine, pouvait être plastronné, à l’épreuve de la balle et de l’épée…… rappelez-vous encore qui avait chargé les pistolets. —

Le Russe les avait chargés ; mais aussi ce fut sous nos yeux : et comment nous aurait-il trompés ? —

Comment ! l’observâtes-vous alors avec le même soin que vous l’auriez fait si cet homme vous eût été suspect auparavant ? Examinâtes-vous la balle avant qu’il l’introduisit dans le canon ? Ne pouvait-elle pas être de papier pétri ou de terre glaise peinte ? Vîtes-vous si le canon la reçut en effet, ou si seulement il la laissa tomber de côté, dans sa main ? Qui vous assure, en supposant même que les pistolets eussent réellement reçu leur charge, que d’autres n’ont point été substitués à ceux-là lorsqu’il passait dans le pavillon ? supercherie d’autant plus facile, qu’il savait n’être point observé ; et que nous étions occupés à nous déshabiller. La figure ne put-elle pas, au moment où la fumée de la poudre la dérobait à nos yeux, laisser tomber une autre balle sur l’autel ? Laquelle, je vous prie, de ces suppositions, vous paraît impossible ? —

Vous avez raison ; mais cette ressemblance frappante de l’esprit avec l’ami que vous regrettez…. J’avais vu souvent celui-ci auprès de vous, et au premier moment je l’ai reconnu dans l’apparition. —

Moi de même ; et je dois convenir que l’illusion était complète ; mais si le Sicilien, au moyen de quelques regards jetés à la dérobée sur ma boîte, a pu donner à son dessin une ressemblance qui m’a frappé, le Russe, qui avait eu à table la libre disposition de ma tabatière, et qui avait appris de ma bouche de qui elle présentait le portrait, n’avait-il pas bien plus de facilité encore pour opérer le même effet ? Ajoutez encore cette observation du Sicilien même : c’est que ce qu’il y a de caractéristique dans la physionomie du marquis, réside dans la disposition de certains traits aisés à imiter en grand. Que reste-t-il à expliquer encore dans toute cette aventure ? —

Et les réponses de l’esprit ! leur exacte correspondance avec l’histoire de votre ami ! —

Quoi ! le Sicilien ne nous a-t-il pas déclaré lui-même que d’après les éclaircissemens qu’il avait tirés de moi, son résultat n’aurait pas été différent de celui dont nous avons été les témoins ? Que conclure de là, sinon qu’il était en effet le plus naturel ? Au reste, les réponses de l’esprit étaient, comme celles des oracles, tellement obscures et brèves, qu’elles ne pouvaient que difficilement donner lieu à des contradictions. En supposant au personnage qui jouait ce rôle un peu de pénétration joint à quelque présence d’esprit, quel plus grand parti n’aurait-il pas pu tirer encore des lumières qu’il avait su se procurer ? —

Mais vous représentez-vous, monseigneur, quels préparatifs, combien de machines eussent été nécessaires à l’Arménien pour faire réussir un plan aussi compliqué que celui que vous lui supposez ? Que de temps il lui eût fallu pour imiter une tête humaine avec une vérité si frappante, et pour faire la leçon à son esprit de manière à prévenir toute erreur qui aurait pu trahir son secret ? Quelle attention pour disposer enfin une foule d’accessoires, de détails si nécessaires à l’illusion, que la négligence du moindre d’entre eux, aurait pu la faire manquer ? Songez, après cela, que le Russe n’a été absent qu’une demi-heure. Je ne conçois pas qu’un intervalle de temps si court ait pu suffire seulement à celles des dispositions qui étaient les plus indispensables. En vérité, mon prince, le poëte dramatique qui, pour observer sévèrement les trois unités, surchargerait un entre-acte d’une suite d’actions aussi compliquées, supposerait à ses spectateurs un degré bien étonnant de crédulité. —

Quoi ! vous regardez donc comme impossible que tous ces préparatifs aient pu se faire dans l’espace d’une demi-heure ? —

J’en conviens, la chose me paraît à peu près impossible.

Je ne vous comprends pas, dit le prince. Y a-t-il rien qui contredise les lois du temps, de l’espace et des effets physiques, à imaginer qu’un homme aussi habile que l’est indubitablement l’Arménien, à l’aide peut-être de quelques camarades exercés à l’ombre de la nuit, sans être observé de personne, favorisé en un mot par les circonstances les plus avantageuses, ait pu, dans un espace de temps semblable, disposer de quelques moyens qu’un homme de cet état tient ordinairement sous sa main ? Ne peut-on pas supposer encore, sans craindre d’avancer une absurdité, qu’au moyen de quelques paroles, ou par des signes convenus, il a pu donner à ses gens les ordres les plus précis, et leur désigner d’une manière expéditive une suite déterminée d’opérations compliquées ? Car enfin, quand il s’agit d’opposer une impossibilité humaine aux lois éternelles de la nature, il faut au moins que cette impossibilité soit démontrée. Croiriez-vous plutôt un miracle qu’une chose qui n’est qu’invraisemblable ? et aimeriez-vous mieux bouleverser l’univers que d’admettre comme possible une certaine combinaison de ses forces, procurée par une habileté extraordinaire ? —

Si toute cette affaire ne justifie pas une conséquence aussi hardie, vous m’avouerez du moins qu’elle passe notre intelligence.

J’aurais quelqu’envie de vous disputer encore ce point-là, dit le prince avec une gaîté charmante. Que diriez-vous, mon cher comte, s’il se trouvait que, non-seulement pendant et après cette demi-heure, mais encore pendant toute la soirée, toute la nuit, les machines de l’Arménien étaient en jeu ? Vous n’ignorez pas que le Sicilien a employé près de trois heures à ses préparatifs. —

Le Sicilien, mon prince ? —

Et comment me prouverez-vous que le Sicilien n’ait pas autant de part à la seconde apparition qu’à la première ? —

Comment, monseigneur ? —

Qu’il n’ait pas été un des aides de l’Arménien ? en un mot, qu’ils n’aient pas agi de concert ? —

Cela me paraît difficile à prouver, m’écriai-je dans mon étonnement. —

Pas si difficile, mon cher comte, que vous le pensez : ce serait par hasard que ces deux hommes se seraient rencontrés avec chacun leur projet sur la même personne, dans le même lieu et pour le même moment ; ce serait le hasard qui aurait amené un tel rapport, une telle correspondance entre leurs opérations, que les unes servaient à assurer le succès des autres ! N’est-ce pas évidemment les diverses parties d’un même plan ? serait-il déraisonnable de supposer que, pour faire réussir une imposture artistement ourdie, l’habile machinateur ait senti la nécessité d’en imaginer une autre secondaire, et qu’il se soit créé un Hector pour obtenir la gloire d’Achille ? Qui sait si l’une de ces fourbes n’a pas envoyé l’autre en avant pour reconnaître les chemins qui conduisent à ma confiance, et découvrir à quel degré on pouvait espérer de m’en rendre victime ? Peut-être lui importait-il de me familiariser avec son sujet, au moyen d’un essai qui pouvait manquer sans nuire aux autres parties de son plan. Supposons encore que pour endormir ma vigilance sur un point qui l’intéressait davantage, il ait voulu fixer mon attention sur un autre objet, et obtenir, au moyen d’un joueur de gobelets, les lumières qui lui étaient nécessaires, et donner le change à mes soupçons…. —

Comment l’entendez-vous ? —

Admettons un moment qu’il ait gagné un de mes gens pour se procurer par son secours les renseignemens, peut-être même les papiers dont il avait besoin (mon chasseur me manque), qui m’empêche de croire que l’Arménien ait eu part à l’éloignement de cet homme ? Mais il peut arriver que je conçoive quelque soupçon… un domestique peut causer… une lettre peut être interceptée… tout son crédit est perdu dès que je viens à découvrir quelle est la source où il puise ses lumières. Que fait-il ? il met en scène un escamoteur qui paraît avoir des vues sur moi, et il me fait avertir à temps de ses projets. Ce que je découvre sur celui-ci ne porte-t-il pas naturellement mes soupçons sur l’autre ? Je n’en saurais douter : le Sicilien n’est qu’un manteau destiné à couvrir les artifices de l’Arménien ; c’est une poupée avec laquelle il me fait jouer, tandis que lui-même, à couvert de l’observation, travaille dans l’ombre à m’entourer de ses filets. —

Très-bien. Mais comment supposez-vous qu’avec les vues que vous lui prêtez, il ait aidé lui-même à démasquer l’imposture, en soulevant le voile qui vous en dérobait les ressorts secrets ? —

Quels secrets vous a-t-il découverts ? Aucun assurément de ceux dont il se proposait de faire usage contre moi ; et, loin de perdre à ceux qu’il a bien voulu nous abandonner, que ne croit-il pas gagner au contraire, en m’inspirant une sécurité dont il espère tirer parti, et en appelant mes soupçons sur des objets fort éloignés du lieu de l’attaque ? Sans doute il pouvait s’ attendre que bientôt ma propre défiance, ou les conseils de mes amis, me porteraient à chercher dans le cercle obscur des tours d’adresse, l’explication de ses prodiges ; et je vous demande ce qu’il pouvait faire de plus adroit que de me jeter tout d’un coup au milieu des tours de cette espèce, pour embrouiller d’autant mieux mes conceptions sur la cause des effets qui seraient produits par ses propres machines ! Combien de conjectures de ma part n’a-t-il pas écartées par cette habile manœuvre ! et combien d’explications réfutées d’avance, qui se seraient présentées à moi dans la suite ! —

Il est vrai, mais d’un autre côté n’aurait-il pas aussi travaillé contre ses intérêts, en rendant aussi clairvoyans les yeux qu’il avait dessein de tromper ? Et en mettant entre vos mains la clef des subtilités de son art, n’aurait-il pas porté un coup mortel à votre confiance en ses miracles ? Vous seriez vous-même, mon prince, la meilleure critique de son plan, s’il eût été en effet tel que vous me paraissez disposé à le croire. —

Il a pu se tromper par rapport à moi ; mais il n’en a pas moins raisonné avec sagacité, sous un point de vue général. Pouvait-il en effet deviner que je me rappellerais précisément de la circonstance la plus propre à le décréditer dans mon esprit ? Prévoyait-il qu’un complice maladroit appellerait, sans le vouloir, le soupçon sur sa conduite, par ses révélations indiscrètes ? Peut-être le Sicilien est-il allé fort au-delà de ses instructions : la circonstance de la bague ne me permet aucun doute à ce sujet, et j’avoue que c’est elle qui a décidé mon opinion, jusque-là assez incertaine. Il est si aisé à un organe grossier de déranger, en quelque point délicat, un plan conçu avec finesse ! Assurément il n’avait pas prescrit à son agent de recourir, pour nous donner une plus haute opinion de lui, à toutes les absurdités dont il a tissu sa narration. Avions-nous besoin d’être amusés de ce fatras de contes puériles dont le premier instant de réflexion détruit toute la vraisemblance ? Ainsi, par exemple, il nous a dit que son thaumaturge était obligé, à l’heure de minuit, de s’interdire tout commerce avec les humains. Eh ! ne l’avons-nous pas vu à cette heure même au milieu de nous ? Ne nous a-t-il pas dit que le jour de la noce de Lorenzo, il y était à minuit et qu’il y resta ?

Cela est vrai, m’écriai-je ; je l’avais oublié. —

Mais il est dans le caractère des gens de cette espèce d’aller toujours au-delà de leurs instructions, et, en exagérant leurs moyens, il n’est pas rare qu’ils en anéantissent l’effet. —

Il m’est cependant encore impossible, mon prince, de ne voir dans cette affaire qu’un jeu concerté entre deux fripons. Quoi ! l’effroi du Sicilien, ses horribles convulsions, cet état de souffrance, si violent qu’il excitait notre pitié : non, tout cela ne peut-être l’effet d’un rôle étudié ! Quel que soit l’art du comédien le plus exercé, son pouvoir ne s’étend pas assurément jusqu’aux organes de la vie. —

À cet égard, mon ami, j’ai vu Garrick, dans le rôle de Richard III. D’ailleurs, étions-nous nous-mêmes assez de sang froid pour pouvoir compter sur nos observations ? Comment eussions-nous jugé sainement des affections qu’éprouvait cet homme, lorsque nous étions si peu maîtres des nôtres ? N’avez-vous jamais observé que, dans un ouvrage de pure invention, le moment d’une catastrophe, dès long-temps préparée et impatiemment attendue, peut produire une crise réelle, et s’annoncer aux spectateurs par des symptômes même violens ? Mais au reste, dans le cas dont il est question, l’entrée imprévue et subite des sbires ne suffirait-elle pas pour expliquer ces mouvemens extraordinaires de terreur que, dans notre prévention, nous attribuions à des causes moins naturelles ? —

Ah, fort bien, mon prince ; je suis bien aise que vous rappeliez cette circonstance à mon souvenir. L’Arménien se fût-il hasardé à appeler les regards de la justice sur une trame odieuse dont la publicité pouvait-être si funeste à ses auteurs ? Croyez-vous encore qu’il n’eût pas craint d’exposer la fidélité de son complice à une épreuve si délicate ? Dans quel but d’ailleurs l’aurait-il fait ? —

C’est son affaire… Sans doute il connaît ses gens… Peut-être quelques crimes cachés lui répondent du silence de cet homme : vous savez quel est son emploi à Venise. Soyez sûr qu’il lui sera aisé de tirer de prison un homme qu’il a fait lui-même saisir, et qui n’a d’autre accusateur que lui[2].

Et dans quel but me demandiez-vous ? Pour mieux assurer le succès de son entreprise : quel autre moyen avait-il de nous faire entendre cette confession du Sicilien, qui entrait si essentiellement dans son plan ? Quel autre qu’un homme au désespoir, et qui se présentait à nous comme n’ayant plus rien à perdre, eût pu se résoudre à des aveux si humilians ? Dites-moi, mon cher ; aurions-nous été fort disposés à y ajouter foi, s’il les eût faits dans de meilleures circonstances ? —

Je vous accorde tout, mon prince, dis-je enfin ; les deux apparitions ne sont que des impostures ; l’histoire du Sicilien était le fruit des instructions secrètes de son maître ; je veux que tous les deux aient travaillé à la même œuvre, sur le même plan et par des moyens concertés ; j’admets enfin, sur les événemens qui nous ont étonné, toutes les explications les plus propres à en faire disparaître le merveilleux : une chose me paraîtra toujours inexplicable ; la prophétie de la place Saint-Marc, premier événement, celui auquel tous ceux qui l’ont suivi semblent se lier, n’en sera pas moins incompréhensible pour moi ; et que nous servira-t-il d’avoir trouvé la clef de tout le reste, si la solution de ce dernier point est un problème impossible à résoudre pour nous ?

Tournez plutôt autrement la question, mon cher comte, me répondit le prince : que prouveraient toutes les choses extraordinaires dont nous avons été les témoins, si dans le nombre je découvrais une seule imposture ? Cette prophétie… je l’avoue… elle passe ma conception… Si l’Arménien avait fini par–là son rôle, j’en conviens, je ne sais trop où il aurait pu me mener, s’il eût voulu en abuser contre moi ; heureusement elle est en si mauvaise compagnie, qu’elle m’est devenue suspecte elle-même ; le temps seul nous dévoilera ce mystère…. peut-être aussi y jettera-t-il de nouvelles obscurités… Mais croyez-moi, mon ami, me dit-il d’un air sérieux et en posant sa main sur la mienne, un homme qui a réellement en sa puissance des forces d’une nature plus relevée, ne descend pas aux tours de passe-passe ; et lors même qu’il en aurait besoin, il dédaignerait de s’en servir.

Ainsi finit un entretien que je n’ai rapporté en entier que parce qu’il laissait entrevoir les difficultés que l’imposture trouverait à vaincre chez le prince avant que de parvenir à son but. Il justifiera, je pense, sa mémoire du reproche, qu’on ne manquera pas sans doute de lui faire, de s’être jeté d’une manière inconsidérée dans les piéges qui lui furent tendus. Bien peu de ceux qui, au moment où je trace ces lignes, laissent tomber sur les faiblesses de cet infortuné les regards d’une dédaigneuse pitié, auraient montré la même sagesse. Que du haut du tribunal d’une raison d’autant plus orgueilleuse qu’elle ne fut jamais sans doute appelée à de si pénibles épreuves, ils l’accablent de leur dérision, les gens sages ne les imiteront pas. Si, malgré les précautions de la prudence la plus circonspecte, il n’a pas laissé de succomber dans une carrière où il s’était présenté si bien armé, il fut à plaindre plus qu’à blâmer. Qu’au lieu donc de le juger avec une sévérité si déplacée, on s’étonne plutôt de la malice profonde du projet dont il est devenu la victime, et du triomphe éclatant qu’elle a obtenu sur une raison aussi éclairée que la sienne. Quant à moi, je le répète, je serai vrai ; aucun intérêt humain ne saurait influer sur mon témoignage. Le prince me fut cher ; mais sa malheureuse carrière étant maintenant terminée, quel gré pourrait-il me savoir des ménagemens timides avec lesquels je tracerais le tableau de ses erreurs ? Depuis long-temps son ame s’est purifiée à la source de la vérité, où la mienne la puisera sans doute aussi, lorsque le monde sera en possession de ces feuilles. Mais l’on me pardonne ces larmes données au souvenir de l’ami qui me fut le plus cher : oui, son cœur était généreux ; c’est un hommage que j’aime à rendre à la justice ; son ame était noble, et il eût été l’ornement du trône, s’il ne se fût laissé entraîner par les passions étrangères à son caractère.

LIVRE SECOND.


Peu après ces événemens, je commençai à observer une altération sensible dans l’humeur du prince ; ses dernières aventures y avaient sans doute contribué ; mais elle dut encore ses progrès à un concours de plusieurs autres circonstances accidentelles.

Le prince, jusqu’alors, avait soigneusement évité tout examen sérieux de sa religion ; il s’était contenté de rectifier les notions imparfaites et peu raisonnées qu’il en avait reçues dans son enfance, par les idées plus réfléchies qui s’étaient présentées à lui dans la suite ; et en cherchant à les accorder, il ne s’était point attaché à scruter trop soigneusement les fondemens mêmes de sa croyance. En général, il me l’a souvent avoué, il regardait tout système de religion comme un château enchanté, dans lequel on ne pouvait mettre le pied qu’en tremblant ; et il prétendait qu’il valait beaucoup mieux passer à côté avec respect, que de courir risque de s’égarer dans le labyrinthe qui l’entoure.

Cette manière d’en juger était l’effet naturel de l’éducation bigote et servile qu’il avait reçue. Dans le temps où son cerveau, tendre encore, était susceptible des impressions les plus profondes, on avait rempli son imagination de fantômes que, dans la suite, il n’en put jamais entièrement écarter. Une mélancolie religieuse était la maladie héréditaire de sa famille, et l’éducation qu’il reçut, ainsi que ses frères, fut analogue à cette malheureuse disposition. Les hommes aux soins desquels leur jeunesse fut confiée, étaient ou des enthousiastes, ou des hypocrites adroits. Jaloux de plaire aux augustes personnages dont ils tenaient leur autorité et leurs pensions, ils étouffaient d’une main également stupide et sévère la vivacité naturelle de leurs élèves. Des impressions de sa première enfance, résulta pour le prince cette couleur sombre qui obscurcit le cours de sa jeunesse ; la gaîté était bannie même de ses jeux ; toutes ses idées, tous ses sentimens présentaient quelques nuances de ces teintes rembrunies qui frappaient le plus vivement son imagination, et y laissaient les traces les plus durables. Son dieu était un dieu d’effroi ; et son adoration, l’aveugle et craintive soumission d’un timide esclave.

Tous ses penchans naturels furent comprimés. Jouissant d’une santé brillante, sensible et dans l’âge des plaisirs, jamais cependant il n’osa saisir leur coupe séduisante. Dès qu’une inclination secrète le sollicitait à les goûter, la religion était là pour en arrêter tout à coup l’essor. La trouvant ainsi en opposition continuelle avec tout ce qui pouvait flatter son jeune cœur, jamais il ne la connut bienfaisante, toujours menaçante et terrible. C’est ainsi qu’insensiblement s’élevait contre elle une secrète indignation dans son ame, et ce sentiment formait le mélange le plus bizarre avec le respect qu’il ne pouvait lui refuser.

On ne s’étonnera pas après cela s’il saisit la première occasion d’en briser le joug importun : mais semblable à un esclave qui, échappant à la tyrannie, en regrette quelquefois les chaînes, dans le sein même de la liberté, il portait encore avec lui le sentiment de la servitude. S’il avait abandonné les opinions de son enfance, ce n’était pas par l’effet d’un choix, formé dans le conseil d’une raison tranquille et épurée ; il s’était échappé comme un fugitif sur lequel son premier maître conserve ses droits. Forcé de revenir à ces mêmes opinions dès que les distractions qui l’en avaient éloigné avaient cessé, il s’était sauvé, pour ainsi dire, avec un bout de sa chaîne, et devenait la proie du premier imposteur qui savait la saisir et en faire usage. Le lecteur a déjà soupçonné qu’un tel fourbe ne tarda pas à se présenter : mais il faut lire la suite pour comprendre à quel point l’infortuné prince pouvait en être le jouet.

Les aveux du Sicilien avaient laissé dans son ame des traces plus profondes que ne le méritait réellement toute cette aventure, et sa confiance en sa propre raison s’était considérablement augmentée par le triomphe que celle-ci avait obtenu sur une misérable imposture. La facilité avec laquelle il avait déjoué cette intrigue, parut l’avoir étonné lui-même. La vérité et l’erreur n’occupant pas dans son esprit des places assez distinctes pour qu’il ne lui arrivât pas fréquemment de les confondre, le même coup qui détruisit sa foi aux miracles, dut ébranler en même temps l’édifice entier de sa croyance. Il lui arriva ce qui arrive à l’homme sans expérience, qui, pour avoir été trompé en amitié ou en amour, ne veut plus croire à la réalité de ces sentimens. Une imposture dévoilée lui rendit donc la vérité suspecte, parce que malheureusement les bases de la vérité n’étaient pas établies d’une manière plus solide chez lui que celles de l’erreur et de l’imposture.

Ce prétendu triomphe le flatta d’autant plus, que le joug dont il le délivrait lui pesait davantage. Dès ce moment tout devint objet de doute pour lui, même les principes les plus évidemment vrais, même les maximes les plus respectables.

Diverses circonstances au reste concoururent à le confirmer dans cette disposition d’esprit. À la retraite dans laquelle il avait vécu jusqu’alors, succéda assez promptement le genre de vie le plus dissipé. Son rang était connu ; l’étiquette dont il lui fit une obligation, des politesses reçues, des devoirs à rendre, le portèrent peu à peu dans un tourbillon dont jusque-là il s’était tenu sagement écarté. Sa naissance, ses qualités personnelles le firent désirer dans les cercles les plus brillans de Venise ; bientôt il se trouva en relation suivie avec les hommes d’état et les savans les plus distingués de la république. Obligé d’étendre ses idées dans la mesure de la sphère où ces circonstances l’avaient porté, il rougit des limites étroites dans lesquelles il les avait tenues jusque-là circonscrites ; et, s’apercevant à regret combien toutes ses notions étaient mesquines et bornées, il sentit le besoin de leur donner plus d’élévation et d’étendue. La forme surannée de son esprit, qui présentait d’ailleurs les côtés les plus estimables, contrastait en effet assez fortement dans la société, avec les idées reçues. Il était quelquefois si étranger aux objets les plus communs, que son ignorance l’exposait au ridicule ; et le ridicule était, de toutes les armes dont on pouvait se servir contre lui, celle qu’il craignait davantage. Il existait contre l’esprit des hommes de son pays un préjugé qu’il trouvait injuste ; il se crut obligé de travailler de tout son pouvoir à le détruire. À ces motifs de se distinguer par son savoir et sa politesse, s’en joignait un autre qui tenait à une singularité de son caractère : il s’affligeait de toutes les prévenances qu’il pouvait attribuer à son rang plutôt qu’à sa personne ; il était surtout très-humilié de se rencontrer avec ceux que leur esprit seul faisait distinguer, et qui, par leur mérite, avaient en quelque sorte triomphé de l’obscurité de leur naissance. Toutes ces raisons lui firent sentir la nécessité d’élever son esprit au niveau du monde spirituel qu’il fréquentait, et à l’égard duquel il se trouvait si fort en arrière.

La lecture des ouvrages modernes lui parut devoir conduire le plus directement à ce but : il s’y livra bientôt avec cette ardeur qu’il portait ordinairement dans ses occupations favorites. Malheureusement, dans le choix de ses lectures, ce ne fut point à celles qui pouvaient former son cœur et développer sa raison, qu’il s’attacha de préférence : outre cela, son goût l’entraînait irrésistiblement vers tous ces objets qui semblent placés hors de la sphère de l’intelligence humaine. Pour ces choses-là, il ne manquait ni d’application, ni de mémoire ; mais son cœur restait vide et son jugement sans culture, tandis qu’il forçait les fibres de son cerveau à se prêter à ces notions obscures et compliquées. Le style brillant d’un auteur entraînait son imagination ; les subtilités d’un autre embarrassaient inutilement sa raison. Il n’était pas difficile à des écrivains de ce genre d’asservir à leurs idées un esprit naturellement disposé à devenir la dupe du premier sophiste qui l’attaquait avec une certaine hardiesse. Une lecture à laquelle il s’était livré avec passion pendant plus d’une année, avait rempli sa tête de doutes, sans l’enrichir d’aucune connaissance vraiment salutaire ; et ces doutes, qui n’avaient d’abord que de vaines spéculations pour objet dans un caractère aussi conséquent que le sien, prirent bientôt le chemin du cœur. Le dirai-je enfin ? il était entré en enthousiaste crédule dans l’obscur labyrinthe où sa curiosité l’égara ; il en sortit sceptique, et enfin esprit fort.

Dans le nombre des cercles où l’on avait su l’attirer, se trouvait une société fermée, qu’on appelait le Bucentaure ; là, sous l’apparence d’une liberté raisonnable de penser, et d’une manière d’agir au-dessus du vulgaire, régnait une licence d’opinions et de mœurs qui ne connaissait aucune borne. On voulut que le prince s’y fît agréger, et il s’y prêta d’autant plus volontiers, qu’elle comptait parmi ses membres plusieurs ecclésiastiques, et à leur tête quelques cardinaux. Certaines vérités dangereuses, pensait-il, ne pouvaient être déposées plus sûrement qu’entre des mains obligées par état à la décence, et assez habiles pour peser et balancer soigneusement les opinions opposées. Ici, le prince paraissait oublier que le libertinage d’esprit et de mœurs, dans les personnes de cet état, se portait d’autant plus facilement à l’excès, qu’il avait un frein de moins à briser ; et c’était le cas du Bucentaure : la plupart des membres de cette société déshonoraient non-seulement leur état, mais l’humanité même, par les erreurs d’une détestable philosophie, et par une conduite digne d’une tel guide. Une égalité absolue présidait à cette réunion ; toute marque distinctive de rang, de religion et de nation devait être déposée en y entrant. La société avait ses grades secrets ; mais j’aime à croire, pour l’honneur du prince, qu’il ne fut point jugé digne d’être introduit dans son sanctuaire. Pour le choix et l’avancement de ses membres, les avantages de l’esprit étaient seuls consultés. On s’y piquait au reste du meilleur ton et du goût le plus épuré ; et en effet personne à Venise ne lui contestait cet avantage. Cette réputation de politesse, et l’apparence d’une égalité que l’on paraissait y chérir, séduisirent le prince ; il fut entraîné. Un commerce animé par tout ce que l’esprit conçoit de plus délicat et de plus fin, des conversations intéressantes et instructives, une réunion de tout ce qu’on connaissait à Venise de plus distingué dans le monde savant et politique ; tous ces avantages contribuèrent à lui cacher long-temps le poison que recélait cette société dangereuse. Mais lorsqu’au travers du masque qui le couvrait, il aperçut l’esprit de cette institution ; lorsque, fatigués de s’observer vis-à-vis du prince, les hommes qu’elle rassemblait cessèrent enfin de se tenir aussi soigneusement sur leurs gardes, le retour n’était déjà plus sans inconvénient pour lui. Une fausse honte, peut-être même l’intérêt de sa sûreté, le forcèrent donc à dissimuler son mécontentement. Mais si des relations familières avec ces hommes corrompus ne purent émousser entièrement en lui le sens moral, la pureté et la simplicité de son ame en furent cependant altérées. Sa raison, manquant d’un point d’appui solide, ne put se débarrasser par elle-même des filets dont elle se vit entourée. Le progrès du mal fut tel, qu’au bout de quelque temps presque toutes les bases sur lesquelles reposait sa moralité furent détruites ; elles ne purent résister à la séduction et à l’exemple dont la contagion les sapait continuellement. Ces salutaires principes, qu’il avait regardés jusqu’alors comme les fondemens solides de son bonheur, n’étaient plus à ses yeux que de vains sophismes ; et ces guides perdus pour lui, il fut contraint, dans des momens critiques et décisifs, de tenir à la première ancre qu’on lui jetait.

Peut-être était-il temps encore de le tirer de l’abîme, et que la main d’un ami y aurait réussi. Mais outre que je n’ai connu que long-temps après, et lorsqu’il n’était plus temps d’arrêter le mal, tous ces détails sur l’intérieur du Bucentaure, un événement imprévu m’avait forcé de quitter Venise. La tête de lord Seymour, froide et inaccessible à toute espèce d’illusion, eût été un excellent guide pour le prince, et l’aurait infailliblement soutenu ; mais cet Anglais nous avait abandonnés pour retourner dans sa patrie. Les personnes que je laissai auprès du prince étaient sans doute de fort honnêtes gens, mais assez bornés et d’ailleurs sans expérience ; il leur manquait et la pénétration nécessaire pour découvrir la source du mal, et un certain crédit auprès de leur maître pour l’arracher aux impressions dont il était le jouet. Aux sophismes spécieux dont celui-ci appuyait son systême, ils ne savaient opposer que des décisions sans preuves, qui tour à tour irritaient le prince et l’amusaient. Supérieur à eux dans l’art du raisonnement, il les réduisait sans peine au silence, et ils perdaient leurs meilleures causes par leur maladresse à les soutenir. Quant à ceux qui dans la suite s’emparèrent de sa confiance, loin de songer à le tirer de l’abîme où ils le voyaient plongé, ils ne cherchaient qu’à l’y enfoncer davantage ; et l’année suivante, quand je revins à Venise…. Dieu ! dans quel état je le trouvai !

Cette nouvelle philosophie influa beaucoup sur le genre de vie du prince. À mesure qu’il acquérait de nouveaux amis, il perdait dans l’esprit des anciens. Tous les jours j’étais moins satisfait de lui ; nous nous voyions moins fréquemment, et nos conversations finissaient bientôt. Le tourbillon du grand monde l’entraînait avec une rapidité qui le laissait à peine respirer. Chez lui, c’était une affluence nombreuse, un continuel concours ; les jeux, les fêtes, les plaisirs se succédaient sans interruption. Il était l’homme à la mode, le dieu du jour, l’idole de tous les cercles. Étonné lui-même de ses succès, il ne pouvait comprendre comment il avait pu se faire en si peu de temps à un train dont la vie insipide et monotone qu’il avait menée jusque-là ne pouvait même lui donner l’idée. Il était suivi, recherché ; on se jetait au-devant de lui ; tout ce qui sortait de sa bouche était excellent, et on lui reprochait son silence comme un vol que la société avait peine à lui pardonner. Au moyen de quelques secours adroitement placés, on avait l’art de tirer de son esprit les idées les plus heureuses ; il ne se concevait pas lui-même ; et en effet, le succès qui le suivait partout, en lui inspirant de la confiance et du courage, l’avait placé, parmi les gens d’esprit, à un rang réellement supérieur à celui que ses facultés naturelles semblaient lui marquer. La haute opinion qu’il conçut alors de son mérite lui fit ajouter foi aux éloges que l’on faisait de son esprit, et que leur exagération seule eût dû lui rendre suspects. Cette voix générale n’était au fond qu’une confirmation de ce qu’un orgueil satisfait lui avait dit quelquefois dans le secret de son ame : c’était un tribut qu’on ne pouvait plus lui refuser.

Quelque dangereux que fussent les piéges qu’on lui tendait, il est vraisemblable qu’il y aurait échappé, si on lui avait permis de reprendre haleine, et s’il eût pu comparer à loisir son mérite réel avec l’image embellie que lui présentait un miroir flatteur ; mais son existence était un état habituel d’ivresse et de vertige. Plus la place où on l’avait élevé était distinguée, plus il croyait avoir besoin d’efforts continuels pour s’y soutenir : cette tension d’esprit le consumait sans cesse ; même le sommeil n’était plus pour lui du repos, tant ses côtés faibles avaient été habilement saisis, et les effets de la passion qu’on avait allumée dans son sein supérieurement calculés.

Les honnêtes gentilshommes de la suite du prince ne tardèrent pas à s’apercevoir, dans leurs relations avec lui, du vol qu’avait pris leur maître. Les maximes sérieuses, les sentimens respectables auxquels jusqu’alors il avait tenu avec affection, étaient devenus l’objet de ses éternelles plaisanteries ; il semblait surtout vouloir se venger sur les vérités de la religion du joug sous lequel les préjugés l’avaient tenu si long-temps courbé : mais comme une voix incorruptible s’élevait du fond de son cœur, combattait les égaremens de sa tête, il y avait dans ses plaisanteries plus d’amertume que de véritable gaîté. Son naturel changea tout à coup ; il prit de l’humeur. La modestie, qui avait été jusque-là l’un des plus beaux ornemens de son ame, semblait être devenue étrangère à son caractère. Son cœur, naturellement excellent, commençait à éprouver l’effet du poison de la flatterie. Ces attentions obligeantes, ces égards délicats dans le commerce, qui jusqu’alors avaient fait oublier à ses gentilshommes qu’il était leur maître, firent place très-souvent à des manières brusques et à un ton despotique et tranchant. Quelquefois il se plaisait à leur faire sentir sa supériorité, et ils en étaient d’autant plus humiliés, que ce n’était point sur la différence des rangs qu’elle portait (on s’en console plus aisément), mais sur celle des talens et du mérite personnel. Livré chez lui à une foule de réflexions pénibles qu’il parvenait à écarter dans le monde où il les trouvait déplacées, ses gens ne le voyaient jamais que sombre et grondeur ; toute sa gaîté était réservée pour les cercles, où nécessairement il fallait plaire et briller. Ce fut avec une vive douleur que nous le vîmes se jeter dans une carrière si dangereuse ; on fit quelques tentatives pour le ramener, elles furent infructueuses. Que pouvait la faible voix de l’amitié dans le tumulte qui l’étourdissait ? Hélas ! il était trop distrait pour l’écouter, et surtout trop subjugué pour la comprendre.

Dès les premiers temps de cette fatale époque, j’avais été rappelé à la cour de mon souverain, par des circonstances auxquelles devaient céder les intérêts les plus pressant, et ceux même de l’amitié. Une main inconnue, que cependant je parvins à découvrir dans la suite, avait trouvé le moyen d’embrouiller tellement mes affaires ; l’imposture avait répandu contre moi des bruits si odieux, si faux, que je ne dus pas perdre un instant pour aller les dissiper par ma présence : il fallut quitter le prince, et c’était ce qu’on se proposait en me calomniant. D’après le plan formé pour l’amener par tous les moyens possibles à embrasser la foi catholique, on ne devait pas négliger l’éloignement d’un ami fidèle et vrai, dévoué au prince et à toute sa famille, et zélé partisan de la religion qu’on voulait lui faire abandonner. Je doute au reste que lors même que je serais resté plus long-temps, j’eusse rien obtenu de lui. Depuis long-temps le lien qui nous unissait était relâché ; j’avais perdu mon crédit sur son esprit, mes droits d’ami dans son cœur ; il m’avait complètement retiré sa confiance, et il me vit partir sans regret. Son sort cependant ne pouvait cesser de m’inspirer le plus vif intérêt, et j’exigeai du baron de F** la promesse de m’instruire, avec détail, de tout ce qui lui arriverait d’intéressant pendant mon absence : il a tenu fidèlement parole. Ce n’est donc plus comme témoin oculaire que je vais parler ; les lettres du baron, dont je donnerai des extraits, rempliront le vide que j’ai dû laisser ; je l’introduis donc ici à ma place. Quoique la manière de voir de mon ami ne soit pas, à tous égards, la mienne, je me ferais un scrupule d’y rien changer ; je conserverai même ses propres expressions, et le lecteur jugera mieux de la vérité.


fin du premier volume.


LES APPARITIONS,
OU
LE PRINCE A VENISE.
LETTRE PREMIÈRE.


Le baron de F***, au comte d’O***.
Mai, 17**


Je vous remercie, mon digne ami, de m’avoir permis de continuer, malgré l’absence, une intime confiance qui a fait tout mon bonheur pendant votre séjour à Venise. Vous le savez ; il y a certaines choses sur lesquelles je n’ai personne ici avec qui je puisse m’en- tretenir à cœur ouvert. Quoi que vous puissiez me dire, j’ai ce peuple en aversion, depuis surtout que le prince est devenu un des leurs ; votre départ m’a laissé seul, et je me trouve comme abandonné au milieu de cette ville populeuse. Z*** prend plus facilement son parti : les beautés de Venise le dédommagent des désagréments que nous éprouvons ensemble, ou les lui font oublier. Au fond, que regretterait-il ? il n’a vu et ne demande dans le prince qu’un maître ; il le trouve en tout point : mais moi, vous savez quelle part mon cœur a toujours pris aux peines et aux plaisirs du prince, et combien je lui devais cet attachement. Il y a seize ans que je suis auprès de lui et que je ne vis que pour lui. A l’âge de neuf ans, je suis entré à son service ; dès lors je ne l’ai pas quitté un instant. Je me suis formé avec lui et pour lui ; j’ai partagé toutes ses aventures, les petites comme les grandes ; je vivais de son bonheur. Jusqu’à cette année malheureuse, je n’ai vu en lui qu’un frère aîné, un ami ; son regard était pour moi un soleil bienfaisant ; auprès de lui, quand il était heureux, ma félicité était sans nuage, et il faut que tout cela… s’écroule dans cette malencontreuse cité. Depuis que vous nous avez quittés tout bien changé autour de nous. Le prince de D*** est arrivé la semaine dernière avec une suite nombreuse, et il a imprimé à notre cercle un mouvement rapide et brillant. Comme il est allié de très-près à notre prince, et qu’ils sont parfaitement bien ensemble, il est probable qu’ils se quitteront peu jusqu’à son départ, qui paraît fixé à l’Ascension. Ils n’ont déjà pas mal commencé : depuis dix jours le prince n’a pas eu le temps de respirer. Celui de… D… à d’abord pris le vol le plus élevé, et il pourra le soutenir, son séjour ici devant être si court. Mais ce qu’il y a de fâcheux, c’est que notre prince, vu la position respective des deux maisons, n’a pas cru devoir rester en arrière. Au reste, notre séjour à Venise n’étant pas non plus infiniment éloigné de son terme, il faut espérer que la dépense extraordinaire dont il a été l’occasion, finira aussi avec lui. Le prince de F… d… est ici, dit-on, pour les affaires de l’ordre Teutonique : il s’imagine en conséquence y jouer un rôle important. Vous comprendrez aisément que toutes les connaissances du prince n’ont pas tardé à être les siennes. Il a été reçu en grande pompe dans le Bucentaure, et assurément il y avait des droits incontestables, puisqu’il s’est mis dans la tête de faire à la fois l’esprit fort et le bel esprit, et que dans les correspondances qu’il entretient avec les quatre parties du monde, il ne se fait appeler que le Prince philosophe. Je ne sais si vous avez jamais eu le bonheur de le rencontrer. Un extérieur heureux, des yeux pleins de vivacité, un air de connaisseur, un étalage de lecture, un naturel étudié (passez-moi ce terme), une noble condescendance aux sentiments de l’humanité, une confiance en lui-même digne d’un héros, et surtout une éloquence à laquelle tout doit nécessairement céder : qui pourrait refuser son hommage à un héritier du roi, qui possède des qualités aussi éminentes ? La suite nous apprendra quel doit être en parallèle avec tant d’avantages si brillans, l’effet du mérite réel, mais sans éclat, de notre prince. Notre demeure n’est plus la même : nous occupons un magnifique palais vis-à-vis de la nouvelle procuratie ; le prince se trouvait trop à l’étroit à l’hôtel du Maure. Notre suite s’est augmentée de dix personnes : pages, heiduques, nègres, etc., tout est dans le grand genre. Vous vous êtes plaint quelquefois de la dépense ; ah ! c’est bien autre chose à présent ! Nos rapports intérieurs sont à peu près toujours les mêmes, si ce n’est que le prince, qui n’est plus contenu par votre présence, est devenu encore plus froid et monosyllabique avec nous. Nous ne le voyons presque plus, hors les moments où il s’habille. Sous prétexte que nous parlons mal français, et point du tout italien, il a trouvé le moyen de nous exclure de la plupart de ses sociétés. Je m’en console aisément pour mon compte ; mais dans le fait je crois qu’il a honte de nous. Ce sentiment de sa part m’afflige ; parce qu’il est injuste ; je ne sais pas où nous nous le sommes attiré. De tous ses gens (puisque vous désirez des détails), il ne se sert presque plus que de Biondello ; c’est celui, comme vous le savez, qui a remplacé son chasseur. Dans sa nouvelle manière de vivre, cet homme lui est devenu indispensable. Il connaît tout à Venise ; il sait tirer parti de tout. Il a cent yeux, il a cent bras, dont il peut à chaque instant disposer. Ses moyens favoris sont, à ce qu’il assure, les gondoliers. Il est surtout utile au prince, en lui faisant connaître d’avance tous les nouveaux visages qu’il rencontre dans la société ; et le prince a toujours trouvé parfaitement justes les renseignements qu’il en reçoit. D’ailleurs il parle et écrit l’italien et le français parfaitement ; aussi remplit-il l’office de secrétaire auprès de lui. Il faut que je vous cite un trait de la fidélité généreuse et désintéressée de ce bon serviteur ; vous le trouverez rare pour un homme de cet état. Un marchand considérable de Rimini demanda dernièrement à parler au prince ; il s’agissait d’une plainte sur Biondello, d’une nature bien singulière. Le procurateur, son dernier maître, homme religieux et singulier, avait vécu dans une inimitié irréconciliable avec ses parens, et avait voulu leur en faire sentir les effets même après sa mort. Biondello possédait entièrement sa confiance ; il était le dépositaire de tous ses secrets. Le procurateur, à son lit de mort, lui fit promettre de ne révéler jamais rien à ses parens de ce qui pourrait être à leur avantage, et un legs très considérable devait récompenser son silence. A l’ouverture du testament et à l’examen des papiers, il se trouva des lacunes et des choses embrouillées, que Biondello seul pouvait éclaircir. On vint à lui ; il nia obstinément de rien savoir, et il aima mieux abandonner aux héritiers le legs que lui avait fait son vieux maître, que de violer ses secrets. Des offres considérables lui furent faites de la part des parens ; elles ne purent le tenter ; et pour échapper à leurs importunités et à leurs menaces, il crut devoir entrer au service du prince. Ce fut à celui-ci que s’adressa le marchand, qui était le principal héritier de la succession. Inutilement des offres plus grandes encore que les premières furent faites, si Biondello voulait parler ; les instances mêmes du prince ne purent l’engager à les accepter. Il lui avoua cependant qu’en effet des secrets importans lui avaient été confiés ; il convint même que le procurateur avait porté beaucoup trop loin sa haine contre sa famille. Mais, ajouta-t-il, c’était mon maître, mon bienfaiteur ; il est mort plein de confiance en ma fidélité ; j’étais l’unique ami qu’il laissât en ce monde : pourrais-je trahir son espoir ? Enfin, pour ôter au prince toute espérance de le gagner, il lui a laissé entrevoir que la mémoire de son maître souffrirait immanquablement de ce qu’il pourrait révéler. Ne trouvez-vous pas bien de la délicatesse, de la noblesse même dans cette conduite ? Vous concevez que le prince n’insista pas davantage pour lui faire rompre un silence qu’il approuvait, et que la rare fidélité que Biondello a su garder à son maître mort, lui a gagné entièrement la confiance de son maître vivant.

Adieu, cher et respectable ami ; soyez heureux autant que je le souhaite. Que je voudrais goûter encore cette vie tranquille que nous avons menée ici, et que vous saviez nous rendre si douce ! Mais, je le crains, les meilleurs moments de notre séjour à Venise sont passés… Si du moins il n’en était pas ainsi pour le prince !… Il faudrait qu’une expérience de seize ans m’eût bien trompé, si l’élément dans lequel il vit se trouvait être celui de son bonheur !
LETTRE II.
Le baron de F***, au comte d’O***.
18 mai.


Je n’aurais pas cru que notre séjour à Venise pût être bon à quelque chose ; depuis qu’il a sauvé la vie à un homme, je me suis presque réconcilié avec lui.

Il y a quelques jours que le prince se faisait porter, assez avant dans la nuit, du Bucentaure chez lui ; deux domestiques, du nombre desquels était Biondello, l’accompagnaient. Il arriva, je ne sais comment, que la chaise se brisa, et cet accident força le prince de faire le reste du chemin à pied. Biondello allait en avant ; on passait dans des rues écartées et obscures ; les lanternes, à l’approche du jour, ne donnaient presque plus de lumière. On marchait depuis plus d’un quart-d’heure, quand Biondello s’aperçut tout à coup qu’il avait manqué le chemin : la ressemblance de deux ponts l’avait trompé, et au lieu d’arriver, ainsi qu’il se le proposait, à la place Saint-Marc, il se trouve, à sa grande surpries, au sestiere del Castello. Le quartier était si reculé qu’on n’y rencontrait pas un être vivant. Pour s’orienter, il n’y avait d’autre parti à prendre que de revenir sur ses pas, et gagner un quartier plus connu. A peine eut-on fait quelques pas, que tout à coup des cris de meurtre se font entendre d’une rue voisine. Le prince, sans armes, arrache aussitôt un bâton des mains d’un de ses domestiques, et, avec le courage que vous lui connaissez, il s’avance vers le lieu d’où partaient les cris. Trois brigands allaient abattre sous leurs coups un homme qui, avec son compagnon, ne pouvait se défendre que faiblement. Le prince fut assez heureux pour prévenir le coup mortel. Ses cris et ceux de ses domestiques effrayèrent les assassins, qui, s’attendant peu à cette rencontre, à une heure et dans un endroit si reculé, prirent la fuite, après avoir porté à leur homme quelques coups de poignard d’une main mal assurée. Le blessé, fatigué par ses longs efforts et près de s’évanouir, se laissa tomber dans les bras du prince ; et, tandis que celui-ci lui prodiguait ses soins, il apprit de son compagnon que la personne dont il sauvait la vie était le marquis de Civitella, neveu du cardinal A***i. Biondello pansa à la hâte les blessures du marquis, qui perdait beaucoup de sang ; on le transporta au palais de son oncle, qui n’était pas fort éloigné. Le prince l’y accompagna ; et après l’avoir remis à des mains sûres, il partit sans se faire connaître.

Trahi cependant par un domestique qui avait reconnu Biondello, il vit, le jour suivant, se présenter à lui le cardinal, l’une de ses connaissances du Bucentaure. La visite dura une heure ; lorsqu’ils sortirent, le cardinal était très-ému, des larmes coulaient de ses yeux, et le prince lui-même paraissait touché. Dès le jour même un chirurgien avait visité les blessures du marquis, et son rapport avait été aussi favorable qu’il était permis de l’espérer : le manteau qui enveloppait le marquis avait détourné et affaibli les coups qui lui avaient été portés. Depuis cet événement, il ne se passa pas de jour où le prince ne reçut la visite du cardinal, ou ne lui en rendît ; et la plus grande intimité ne tarda pas à s’établir entre eux.

Le cardinal est un respectable vieillard d’une figure imposante, et qui a conservé beaucoup de gaîté et de vigueur. Il passe pour un des plus riches prélats de la république ; il jouit, dit-on, en jeune homme, de son immense fortune, et, quoiqu’il porte un esprit d’ordre et même d’économie dans ses affaires, il ne se refuse aucun plaisir. Son neveu est son unique héritier, mais ils ne sont pas toujours parfaitement bien ensemble. Quoique l’oncle ne soit pas d’une austérité effrayante, il ne peut cependant approuver la conduite de son neveu, qui est telle en effet qu’elle lasserait la tolérance du philosophe le plus indulgent. Ses mœurs, singulièrement corrompues, et ses principes aussi déréglés que ses mœurs, soutenus d’ailleurs par tout ce qui peut embellir le vie et flatter les sens en font le fléau des pères et la terreur des maris. Sa dernières aventures était, à ce que l’on dit, la suite d’une intrique amoureuse avec la femme de l’envoyé de ***. Auparavant, il avait déjà eu une foule de mauvaises affaires, dont l’argent et le crédit du cardinal avaient à peine pu le tirer. Ce dernier est d’ailleurs l’homme le plus envié de l’Italie : rien de tout ce qui peut contribuer à rendre la vie agréable ne lui manque ; mais ce seul chagrin domestique corrompt pour lui tous les dons que la fortune lui a prodigués ; et la crainte continuelle où il vit de ne point laisser d’héritier, lui rend amère la jouissance même de tous les autres biens.

Je tiens tous ces détails de Biondello. C’est un véritable trésor pour le prince, que cet homme-là ; chaque jour nous le rend plus nécessaire, et découvre en lui de nouveaux talents. Dernièrement le prince était échauffé, il ne pouvait dormir : sa lampe de nuit s’était éteinte ; il avait beau sonner, son valet de chambre n’arrivait point ; il passait la nuit chez une belle de l’opéra. Le prince se lève pour appeler ses gens ; mais à peine a-t-il fait quelques pas hors de sa chambre, qu’une musique fort agréable vient frapper son oreille : il avance du côté où elle se fait entendre, et il trouve Biondello jouant de la flûte dans sa chambre, entouré de ses camarades. Il ne veut en croire ni ses yeux ni ses oreilles, et lui ordonne de continuer. Celui-ci reprend le même adagio, et l’achève en mettant dans l’exécution une précision et une délicatesse qui auraient fait honneur à un virtuose. Le prince, qui, comme vous le savez, est connaisseur, assure qu’il ne serait pas déplacé dans la meilleure chapelle d’Italie.

Je ne puis garder cet homme, me dit-il le lendemain matin ; il m’est impossible de la payer selon ses talents. Biondello entendit ce mot en entrant, et prenant la parole : Si vous me priverez de la plus belle récompense à laquelle je puisse aspirer. —

— Tu es fait pour quelque chose de mieux, reprit son maître ; je ne puis me résoudre à être un obstacle à ton bonheur. —

Je ne veux d’autre bonheur que celui que je me suis choisi. —

Mais négliger un talent pareil !… En vérité, je n’y puis consentir. —

Permettez-moi donc, mon prince, de l’exercer quelquefois en votre présence. —

On prit sur-le-champ des arrangements convenables pour cela. Biondello eut une chambre voisine de celle où couche son maître, et il peut de là l’endormir et le réveiller au son de son instrument. Le prince voulut aussi doubler son salaire. Biondello n’y consentit qu’avec peine, et après avoir obtenu qu’il pût laisser en dépôt chez le prince le supplément qu’il lui destinait, pour le retrouver au besoin. Le prince s’attend maintenant à quelque demande de sa part, et quel qu’en soit l’objet, il est résolu à ne point le lui refuser.

Adieu, cher ami ; j’attends avec impatience des nouvelles de K***n.
LETTRE III.
Le baron de F***, au comte d’O***.
4 juin.


Le marquis de Civitella, qui est aujourd’hui entièrement guéri de ses blessures, s’est fait présenter au prince, la semaine dernière, par son oncle, et depuis ce moment il ne le quitte pas plus que son ombre. Il faut que Biondello ne nous ait pas dit la vérité sur l’irrégularité de ses mœurs, ou qu’il ait du moins singulièrement chargé le tableau : son extérieur et son commerce sont également séduisants. Il est impossible d’avoir mauvaise opinion de lui ; et, je l’avoue, il a fait ma conquête dès le premier moment où je l’ai vu. Imaginez-vous une figure charmante, où se trouvent réunies la dignité et les grâces, un air ouvert et prévenant, une physionomie pleine d’âme et de génie, un son de voix pénétrant, une éloquence entraînante, tous les avantages enfin qu’une jeunesse brillante et l’éducation la mieux soignée peuvent donner. Il n’a rien de cet orgueil méprisant, ni de cette roideur solennelle qui nous paraissant si insupportables dans les autres nobilissimi. Tout est chez lui gaîté, bienveillance, chaleur de sentiment. Ce que l’on dit de ses débauches doit être excessivement exagéré ; je n’ai vu nulle part une plus belle image de la santé. Assurément, s’il était aussi corrompu que Biondello l’a représenté, ce serait une sirène, on ne saurait lui résister. Dès le premier moment, il fut très-ouvert avec moi ; il convint avec une aimable ingénuité qu’il n’était pas fort bien dans l’esprit de son oncle, et qu’il pouvait l’avoir mérité ; mais que, résolu de changer de conduite, il espérait avoir cette obligation au prince, ainsi que celle de le réconcilier avec son parent, sur l’esprit duquel il avait le plus grand pouvoir : il ajouta que jusqu’à ce moment il n’avait manqué que d’un guide sûr et d’un ami sincère, mais qu’il avait trouvé tous les deux dans le prince.

C’est effectivement le rôle que joue ce dernier auprès du marquis ; il veille sur lui avec la sévérité d’un Mentor : mais cette relation même donne au jeune homme de certains droits qu’il sait fort bien faire valoir. Il est de toutes ses parties ; il ne le quitte plus. Son âge seulement lui ferme l’entrée du Bucentaure, et c’est un bonheur dont je crois qu’il doit s’applaudir. En général, partout où il rencontre le prince, il le séquestre de la société par la manière adroite dont il sait l’attirer à lui et le tenir occupé de lui. Personne jusqu’à présent n’a obtenu, dit-on, le moindre empire sur son esprit ; si le prince parvient à le gagner, il méritera une place honorable dans la légende. Mais s’il fallait tourner la médaille ! si le guide ne se trouvait être que l’écolier de l’élève !… C’est à quoi cependant une personne qui suit de près leurs liaisons peut assez naturellement s’attendre.

Le prince de*** d*** est parti, à la très-grande satisfaction de nous tous, sans en excepter même le prince. Ce que j’avais prévu, mon cher O***, s’est complètement réalisé. Cette bonne intelligence ne pouvait pas durer entre des caractères si différents, qui devaient trouver dans des relations si intimes des occasions bien fréquentes de se heurter. Le prince de*** d*** n’eut pas été longtemps à Venise, qu’il fit naître un schisme dans la société de gens d’esprit où il s’était introduit, et que notre prince se vit au moment de perdre pas ses bons offices la moitié de ses admirateurs. Partout où il se montrait, il rencontrait un concurrent jaloux de sa gloire, et celui-ci possédait la dose nécessaire de vanité et de confiance en lui-même pour tirer le plus grand parti de tous les petits avantages que le prince lui donnait sur lui. Comme d’ailleurs il était familier avec une foule de manœuvres trop au-dessous du prince pour qu’il ne dédaignât pas d’y recourir, les sots ne tardèrent pas à se ranger de son côté, et il se vit en très-peu de temps à la tête d’un parti digne de lui[3]. Il aurait sans doute été plus raisonnable de ne point entrer en lice avec un tel adversaire, et quelques mois plutôt le prince aurait indubitablement pris ce parti : mais il était trop tard ; le torrent où il s’était imprudemment jeté l’entraînait avec trop de rapidité pour qu’il pût espérer de regagner aisément le bord. Toutes ces misères avaient pris à ses yeux un degré d’importance qu’elles n’auraient point eu dans un autre temps, et son amour-propre répu- gnait à une retraite qui eût trop ressemblé à un aveu de sa défaite. Des propos inconsidérés des deux parts furent tenus et rapportés par des gens officieux qui ne craignaient que de ne les rendre point assez piquants. Les deux parties se prononcèrent, et bientôt éclata entre les chefs eux-mêmes le même esprit de rivalité et de jalousie qui animait leurs partisans. Dans le dessein de conserver ses conquêtes et de se maintenir au poste honorable que l’opinion publique lui avait assigné, le prince crut devoir redoubler d’effort pour briller, obliger et plaire, et il ne vit pas d’autre moyen d’y parvenir que d’augmenter son train de dépense. Les présents, les fêtes, les concerts se succédèrent sans interruption ; l’on joua un jeu énorme ; et comme cette manie devait naturellement gagner la suite des princes, qui, des deux côtés, pour l’honneur du chef, ne voulait pas rester en arrière, il fallut que la libéralité du nôtre vînt bientôt au secours de la bonne volonté de ses gens. Tout cela a été la suite malheureuse et inévitable d’un premier instant de faiblesse.

Nous sommes, il est vrai, délivrés dans ce moment de notre rival ; mais le mal qu’il a fait ne se réparera pas aisément. La caisse du prince est épuisée ; il a dépensé en peu de temps le fruit d’une économie de plusieurs années. Il nous faut sortir incessamment de Venise, si nous ne voulons pas nous endetter ; ce que le prince a soigneusement évité jusqu’à présent : aussi n’attendons-nous pour partir que quelques remises que nous devons toucher au premier jour. Quant à moi, je me consolerais de toutes ces dépenses, si le prince du moins en avait retiré quelque satisfaction qui pût le dédommager ; mais non, jamais il ne fut moins heureux que dans ce moment. Il sent qu’il n’est plus ce qu’il était ; il se cherche lui-même ; et, mécontent de ne plus se trouver, il se jette, pour échapper à des réflexions qui l’obsèdent, dans de nouvelles dissipations qui tendent à lui en augmenter l’amertume. A chaque instant c’est quelque nouvelle connaissance qui vient ajouter de nouveaux pièges à ceux dont il est entouré. Je ne sais ce que deviendra tout ceci. Il faut partir ; je ne voix pas d’autre salut pour nous : il faut partir, il faut quitter Venise.

Mais comment arrive-t-il, mon cher comte, que je ne reçoive pas une ligne de vous ? Dites-moi comment je dois expliquer ce silence ?
LETTRE IV.
Le baron de F***, au comte d’O***.
12 juin.


Je vous remercie, mon bon ami, du témoignage de votre souvenir que j’ai reçu par le jeune Bo..tel. Mais de quelles lettres me parlez-vous ? Je n’en ai reçu aucune, je vous jure ; il faut qu’elles aient fait un bien long détour. A l’avenir, mon cher O***, écrivez-moi par Trente, et sous l’adresse du prince.

Nous avons enfin été obligés d’en venir à l’expédient auquel jusqu’à présent nous avions évité si soigneusement de recourir : les remises que nous attendions, et dont nous avions le plus pressant besoin, n’étant point arrivées, nous nous sommes vus dans la nécessité de traiter avec un usurier. Le prince a mieux aimé payer plus chèrement que laisser connaître ses besoins. Ce que je vois au reste de plus fâcheux dans l’embarras de nos finances, c’est qu’il retarde nécessairement notre départ.

A cette occasion, nous avons eu, le prince et moi, quelques explications. Toute l’affaire a été traitée par l’unique entremise de Biondello : le Juif était là, avant que j’en eusse le moindre soupçon. Lorsqu’il sortit, ma physionomie laissa voir sans doute au prince ce qui se passait dans mon âme. Je souffrais en effet de le voir réduit à cette fâcheuse extrémité ; le souvenir du passé et des craintes pour l’avenir oppressaient mon cœur. Le prince lui-même paraissait préoccupé ; l’opération qu’il venait de faire lui donnait sans doute de l’humeur ; il se promenait à grands pas dans la chambre : les rouleaux étaient encore sur la table ; nous gardions le silence, et, pour en remplir le vide, je m’occupais à compter, de l’embrasure où j’étais placé, les fenêtres de la procuratie qui se présentait devant moi…

F***, me dit-il enfin, je n’aime pas les visages tristes. —

Je me tus. —

Pourquoi ne répondez-vous pas ? Ne vois-je pas que votre cœur est plein d’un mécontentement qui voudrait s’exhaler ? Je veux que vous parliez ; ne me cachez pas, je vous prie, les choses admirables que vous avez à me dire dans votre sagesse. —

Si j’ai l’air triste, mon prince, lui dis-je, c’est l’effet de la même impression que je remarque sur vos traits.

Je sais, continua-t-il, que depuis longtemps vous n’approuvez pas ma conduite ; je sais… Que vous écrit le comte d’O*** ? —

Le comte d’O*** ne m’a point écrit. —

Non ?… Pourquoi le nier ? Vous vous faites des confidences mutuelles le comte et vous ; je ne l’ignore point ; ainsi, avouez-le moi… Je ne cherche point au reste à pénétrer vos secrets. —

Le comte d’O*** n’a pas encore répondu à la première des trois lettres que je lui ai écrites depuis son départ. —

C’est impardonnable. Puis prenant en sa main un des rouleaux qui venaient de lui être remis : Voilà mon tort, continua-t-il ; n’est-il pas vrai ? —

Je vois fort bien que cela était nécessaire. —

Mais je n’aurais pas dû me mettre dans cette nécessité ? —

Je me tus. —

Sans doute ; j’aurais dû ne jamais étendre la sphère de mes idées et de mes désirs ; j’aurais dû arriver à l’âge de la vieillesse, de la manière dont je suis parvenu à celui de l’homme fait. On me blâmera d’être sorti un instant de la triste uniformité où ma vie jusqu’ici a été condamnée à languir ; d’avoir regardé autour de moi, pour chercher quelque source de bonheur inconnue à l’homme vulgaire ; d’avoir… —

Si c’est un essai, mon prince, je n’ai plus rien à dire ; et quand vous auriez payé trois fois davantage l’expérience que vous avez acquise, elle ne serait pas trop chère encore. J’avoue que ce qui me faisait de la peine était d’imaginer que vous laissiez à l’opinion du monde à décider la question : comment vous devez être heureux. —

— Félicitez-vous de pouvoir la mépriser cette opinion : Je suis son ouvrage, il faut que je sois son esclave. Que sommes-nous autre chose qu’opinion ? Tout en nous est opinion : l’opinion est, dans l’enfance, notre mère nourricière, notre institutrice dans l’âge viril, et notre béquille dans la vieillesse. Otez-nous ce que l’opinion nous donne, et le dernier individu des classes inférieures, qui a la philosophie de son état, sera mieux partagé que nous. Un prince qui se moque de l’opinion se fait le même tort qu’un prêtre qui nierait l’existence du Dieu dont il sert les autels. —

Et cependant, mon prince… —

Je sais ce que vous aller me dire ; mais… si je puis sortir du cercle où ma naissance m’a placé, puis-je de même effacer de ma mémoire toutes les fausses notions que l’éducation y a imprimées ? Puis-je rompre tout d’un coup avec des habitudes que je reçus, pour ainsi dire, avec la vie, et dont les discours et la conduite de tous les sots qui nous entourent n’ont cessé de multiplier les liens ? Tout homme aime à être complètement ce qu’il est ; et qu’est-ce que notre existence ? Paraître heureux : nous ne pouvons pas l’être à notre manière ; faut-il donc que nous ne le soyons point du tout ? Nous ne pouvons puiser le bonheur à sa source première et véritable, et lorsque la main qui nous enlève des jouissances pures et réelles, nous en offre, comme par dédommagement, quelques-unes d’artificielles, nous sera-t-il interdit de les recevoir et de les goûter ? —

Jusqu’ici cependant vous aviez su trouver les premières dans votre cœur. —

Si je ne les y trouve plus ! pourquoi m’en rappeler le souvenir ? et si j’ai recours à ce tumulte des sens pour étouffer une voix intérieure qui fait le malheur de ma vie ! si je cherche à échapper par-là à une raison importune, qui, semblable à une faux acérée, se promène ça et là dans mon cerveau, et coupe à chaque pas qu’elle fait quelque branche de mon bonheur ! —

Cher prince !… (il s’était levé précipitamment, et se promenait dans la chambre avec une extrême agitation.)

Lorsque tout ce que j’interroge devant et derrière moi reste dans le silence ; que le passé ne m’offre, dans sa triste uniformité, qu’une longue suite d’être inanimés ; que l’avenir, toujours couvert de ses voiles, semble craindre de me laisser deviner le moindre de ses secrets : quand je vois le cercle entier de mon existence renfermé dans l’espace étroit du moment présent… qui me blâmera d’embrasser ce maigre présent du temps avec les mêmes étreintes que j’embrassais un ami qui s’éloignerait de moi pour jamais, et si je me hâte de jouir d’un bien si fugitif, comme l’octogénaire de sa tiare ? Ah ! je sais maintenant l’apprécier, ce moment qui ne revient plus : il est pour nous comme une tendre mère ; chérissons-le, comme celle-là est chérie de ses enfants. —

Mon prince… il fut un temps où vous connaissiez des avantages moins fugitifs !… —

Ah ! faites que ce château de nuages se fixe à ma vue ; avec quel empressement mes bras s’étendront encore vers lui ! Mais quel plaisir puis-je trouver à faire le bonheur d’apparitions qui demain doivent s’évanouir avec moi ? Tout se presse, tout s’enfuit autour de moi ; chacun pousse son voisin pour se hâter de boire quelques gouttes à la source de l’existence, et s’en va ensuite en les savourant. Dans ce moment même, où je jouis du sentiment agréable de mes forces, plus d’un être à venir a déjà sa place assignée sur ma destruction… Montre-moi un seul de ces êtres qui dure, et je serai vertueux. —

Comment se sont perdus chez vous ces sentiments de bienfaisance qui, composant votre bonheur de celui des autres, furent si longtemps la règle de votre vie ? Vous semiez alors dans l’espérance de recueillir, et vous vous honoriez de servir au grand tout, à l’ordre éternel des choses. —

Servir ! oui… comme la pierre la plus insignifiante sert à l’ordonnance du palais dont elle fait partie. Mais servir comme un être que l’on consulte, et qui a part à la jouissance, homme simple, quelle est ton erreur !……[4]

Ici nous fûmes interrompus par une visite qu’on annonça ; et vraiment il en était bien temps, direz-vous. Pardonnez-moi, mon cher comte d’O***, cette immense lettre. Vous m’avez demandé des détails sur tout ce qui concernait le prince ; j’ai cru devoir y comprendre sa philosophie morale. Je sais que l’état de son âme vous intéresse, et que sous ce point de vue aucune de ses actions ne peut vous être entièrement indifférente. Je vous parlerai, dans ma première

lettre, d’événements auxquels vous ne devez pas sans doute vous attendre après un entretien de la nature de celui-ci. Adieu.
LETTRE V.
Le baron de F***, au comte d’O***.
1er juillet.


Comme nous approchons du moment de notre départ de Venise, nous avons destiné cette semaine à voir ce qu’il y a ici de plus remarquable en tableaux et en édifices ; nous avons renvoyé cette tournée jusqu’au dernier moment, ainsi qu’il arrive souvent. Un des tableaux dont on nous avait parlé avec le plus d’éloges, était celui des Noces de Cana, par Paul Véronèse, dans un couvent de Bénédictins de l’île de Saint-George. N’attendez pas de moi une description de ce chef d’œuvre ; je l’ai trop admiré pour pouvoir le décrire. Il aurait fallu au moins autant d’heures que nous y avons employé de minutes pour examiner dans tous ses détails une composition de cent vingt figures, et de plus de trente pieds de largeur. Quel œil humain pourrait embrasser tout l’ensemble d’un ouvrage aussi composé, et jouir à la fois de toutes les beautés que l’artiste y a prodiguées ? Et un ouvrage de ce mérite, fait pour être exposé dans un édifice public où il pût être librement admiré de chacun, ne sert qu’à réjouir les yeux de quelques moines dans la salle d’un obscur réfectoire ! L’église de ce couvent, qui est l’une des plus belles de la ville, mérite également l’attention de l’observateur.

Vers le soir nous nous fîmes conduire vers la Giudecca, pour y jouir, dans ses beaux jardins, de la plus délicieuse soirée. La compagnie, qui n’était pas nombreuse, se dispersa bientôt ; et Civitella, qui avait cherché tout le jour l’occasion de ma parler en particulier, me prit à part dans un bosquet.

— Baron, me dit-il en y entrant, vous êtes l’ami du prince, et je sais de bonne part qu’il n’a rien de caché pour vous. En entrant aujourd’hui dans son hôtel, j’en ai vu sortir un homme dont le métier m’est connu, et en arrivant auprès du prince, j’ai observé quelques nuages sur son front. —

Je voulus l’interrompre. —

Ne me le niez pas, continua-t-il ; j’ai parfaitement vu l’homme en question, et je le connais à ne m’y pas méprendre. Est-il donc possible que le prince, ayant à Venise des amis qui lui ont d’aussi grandes obligations, s’adresse de préférence à des hommes de l’espèce de celui que j’ai rencontré dans son hôtel ?… Soyez vrai, baron ; le prince est-il dans l’embarras ? Ce serait en vain que vous chercheriez à me le cacher. Je l’apprendrai également de son homme, dont le secret ne résiste pas à l’attrait de l’argent. —

Monsieur le marquis… —

— Je dois vous paraître indiscret ; excusez-moi : si je l’étais, ce ne serait uniquement que pour n’avoir pas à me faire le reproche d’être ingrat. Je dois la vie au prince ; je lui dois plus, c’est de m’en avoir appris le véritable usage. Et je le verrais faire des démarches qui doivent lui coûter, parce qu’elles sont au-dessous de lui ! il serait en mon pouvoir de lui en épargner le désagrément, et je demeurerais tranquille !

Le prince n’est pas dans l’embarras, lui dis-je. Quelques remises d’argent que nous attendions par Trente nous ont manqué… C’est sans doute l’effet de quelqu’accident… Peut-être aussi, dans l’incertitude où l’on est du moment de notre départ de Venise, attendait-on du prince des ordres plus précis… Voilà à quoi nous en sommes, et effectivement…

Le marquis secoua la tête :

Ne vous méprenez pas sur mes intentions, me dit-il ; il n’est point ici question de m’acquitter des obligations infinies que j’ai au prince ; toutes les richesses de mon oncle seraient loin d’y suffire. Mon désir est seulement de lui épargne quelques minutes de désagrément. Mon oncle possède de grands biens ; ils sont à ma disposition exactement, comme à la sienne. Un heureux hasard me présente l’occasion d’être de quelqu’utilité au prince ; ne m’enviez pas, je vous prie, le plaisir que j’aurais à en profiter. Je sais, continua-t-il, ce qu’exige de lui sa délicatesse ; mais s’il a quelqu’égard pour la mienne, il sera assez généreux pour ne pas me refuser la satisfaction d’alléger un peu, par un si faible service, le poids des obligations dont il m’accable.

Il insista jusqu’à ce que je lui eusse promis de faire tout ce qui serait en mon pouvoir pour obtenir ce qu’il demandait. J’ajoutai cependant que j’espérais peu de mes efforts, d’après la connaissance que j’ai acquise du caractère du prince. Le marquis, pour les conditions, se soumettait exactement à tout ; mais il avouait qu’il ne verrait pas sans chagrin que le prince voulût traiter avec lui comme il traiterait avec un étranger.

Dans la chaleur de la conversation, nous nous étions écartés du reste de la compagnie, et nous allions la rejoindre lorsque nous fûmes rencontrés par Z***.

Je cherche le prince, nous dit-il ; n’a-t-il point été avec vous ? —

Nous allions rejoindre la compagnie, et nous comptions de l’y trouver. —

Il n’y est point, et nous ne savons ce qu’il est devenu.

Civitella imagina que peut-être il aurait eu l’idée de visiter l’église voisine dont il lui avait parlé avec éloge ; nous nous mîmes en chemin pour l’y chercher. De loin nous aperçûmes Biondello qui l’attendait à l’une des portes ; et nous n’étions pas éloignés de lui, lorsque, par une autre porte, nous vîmes le prince sortir avec précipitation de l’église. Son visage était enflammé : il cherchait des yeux Biondello, et l’ayant aperçu, il l’appela par son nom ; il lui dit quelques mots d’un air préoccupé, et sans détacher ses regards de la porte qui était restée ouverte. Biondello, ses ordres reçus, rentra en hâte dans l’église. Le prince, traversant la foule, passa assez près de nous sans nous apercevoir, et nous le trouvâmes avec la compagnie qu’il avait rejoint avant nous. On convint de souper dans un pavillon ouvert du jardin, où le marquis, sans nous en avoir prévenu, nous avait préparé un concert. Nous entendîmes avec un vrai ravissement une jeune chanteuse qui joignait à l’avantage d’une voix charmante une figure d’une beauté remarquable. Rien cependant ne paraissait faire impression sur le prince : il parlait peu, répondait avec distraction, et ses regards étaient presque toujours tournés vers le côté où Biondello, qu’il semblait attendre avec une vive impatience, devait se montrer à ses yeux. Civitella lui demanda comment il avait trouvé l’église ; il sut à peine que lui répondre. On parla des principaux tableaux qui y attirent les voyageurs ; il ne les avait point remarqués. Nous interrompîmes nos questions, voyant qu’elles le fatiguaient. Les heures s’écoulèrent, et Biondello ne revenait point. L’impatience du prince était alors montée à son comble : il se leva de table, et passa dans une allée voisine, où il se promenait à grands pas. Personne ne comprenait la raison d’une agitation si extraordinaire ; je n’osai me hasarder à lui en demander la cause : depuis long-temps j’ai vu disparaître la familiarité qui régnait auparavant entre nous. J’attendis donc le retour de Biondello avec une impatience d’autant plus grande, qu’il pouvait seul m’expliquer cette énigme.

Il ne revint qu’après dix heures, et les nouvelles qu’il rapporta ne rendirent pas le prince moins silencieux qu’avant son retour. Il rejoignit la compagnie avec un air d’humeur ; et après quelques momens de conversation, d’ennui et de silence, ayant demandé des gondoles, nous prîmes le chemin du l’hôtel.

De toute la soirée, je ne pus trouver l’occasion de parler à Biondello ; je fus donc obligé de me coucher, sans avoir pu satisfaire mon impatiente curiosité. Le prince nous avait quitté de bonne heure. Mille pensées différentes qui me roulaient dans la tête me tinrent longtemps éveillé. Je l’entendais se promener dans sa chambre à coucher, qui était au-dessus de la mienne. Enfin le sommeil l’emporta : Il n’y avait pas longtemps que j’étais endormi, lorsqu’à demi réveillé par une voix qui s’était fait entendre, je sentis une main passer sur mon visage : en ouvrant les yeux, je vis le prince devant mon lit, une lumière à la main. Ne pouvant dormir, me dit-il, il me priait de lui sacrifier quelques moments de sommeil. Je voulus me lever ; il m’ordonna de rester, et il s’assit auprès de moi sur mon lit.

Aujourd’hui, me dit-il, il m’est arrivé une aventure dont l’impression ne s’effacera jamais de mon âme. Je vous avais quitté, comme vous le savez, pour aller voir l’église de*** dont Civitella m’avait parlé, et dont l’extérieur s’annonçait de loin de manière à exciter ma curiosité. Comme ni lui ni vous n’étiez dans ce moment à ma portée, je fis seul le peu de chemin qu’il me restait à faire pour y arriver. Biondello me suivait ; je lui dis de m’attendre à la porte. L’église était entièrement vide : une espèce de frisson me saisit en y entrant ; c’était l’effet sans doute du passage d’une atmosphère chaude et très éclairée à l’obscurité et à la fraîcheur de ce lieu. Je me vis seul sous une immense voûte, où régnait le silence solennel des tombeaux. Je me plaçai au milieu du dôme, et me livrai à tout l’effet de ces différentes impressions. Peu à peu les grandes proportions de cet édifice majestueux se développèrent à mes yeux ; je ne saurais définir le sentiment de plaisir que me donnait cette contemplation. La cloche du soir se faisait entendre, et ses sons retentissaient doucement le long de ces voûtes comme dans mon âme. Quelques tableaux ayant attiré mon attention du côté de l’autel, je m’approchai pour les examiner : insensiblement j’avais parcouru tout un côté de l’église, et j’étais parvenu à l’extrémité opposée à la principale entrée. Ici, je montai quelques marches qui, tournant autour d’une colonne, conduisaient à une chapelle latérale, où se trouvent quelques petits autels et quelques statues de saints dans des niches. En me tournant à droite pour m’avancer dans la chapelle, j’entends tout près de moi un léger murmure, comme de quelqu’un qui parle à voix basse ; je me tourne, et à deux pas de moi se présente tout à coup à mes regards une figure de femme… Mais cette figure !… C’est en vain que je tenterais de vous la décrire. Un mouvement d’effroi m’avait saisir ; bientôt il fit place à la plus douce admiration. —

Et cette figure, mon prince, êtes-vous assuré que ce fût un être vivant ? N’était-ce pas peut-être un simple tableau, ou encore une de ces illusions qu’une imagination vive peut enfanter ? —

Écoutez-moi, je vous prie ; c’était une femme… Non, jusqu’à ce moment je n’avais pas connu la beauté. Tout était obscur autour d’elle : le jour, sur son déclin, n’entrait dans la chapelle que par une seule fenêtre. Les derniers rayons du soleil couchant n’éclairaient plus que cette figure. A genoux et presque couchée, elle était prosternée devant l’autel, avec une grâce touchante et réellement inexprimable. Le tout ensemble formait le contour le mieux dessiné, le plus heureux, la plus belle ligne de la nature. Son habillement de crêpe noir, après avoir embrassé le plus beau corps et les bras les mieux arrondis, dont il conservait exactement les formes, se déployait ensuite en larges plis autour d’elle comme une robe espagnole. Ses longs cheveux, d’un blond cendré, rassemblés en deux larges tresses qui s’étaient échappées par leur poids de dessous son voile, flottaient négligemment autour d’elle. L’une de ses mains était posée sur le crucifix ; doucement penchée, elle s’appuyait sur l’autre. Mais où trouverai-je des termes pour peindre cette physionomie céleste, où la pureté d’un ange, qui paraissait là comme sur son trône, mêlait son charme irrésistible à celui de la beauté ? Le soleil, qui éclairait cette tête divine de ses rayons mourants, formait autour d’elle comme une gloire aérienne… Vous rappelez-vous de la Madona de votre Florentin ? Je l’ai retrouvée là tout entière, même jusqu’à ces légères irrégularités que nous y avons observées, et qui rendaient cette figure si séduisante. —

Voici l’histoire de cette Madone dont parlait le prince : Peu après votre départ, il fit la connaissance d’un peintre florentin qui avait été appelé à Venise pour peindre un tableau d’autel, dans une église dont je ne me rappelle plus le nom. Il avait apporté avec lui trois tableaux, qu’il destinait à la galerie du prince Cornaro. C’était une Madone, une Héloïse et une Vénus presque nue, toutes trois de la plus grande beauté ; et quoique de genres si différents, d’un mérite si égal, qu’il était presque impossible de se décider à l’exclusion de l’une des trois. Le prince seul ne resta pas un seul instant indécis entre elles. A peine y eut-il jeté les yeux, que la Madone seule absorba toute son attention. Il admirait le génie du peintre dans les deux autres ; en voyant celle-ci, il oubliait l’art et l’artiste, tout occupé du chef-d’œuvre qu’il avait devant les yeux. Le peintre, qui au fond du cœur approuvait le jugement du prince, refusait obstinément de séparer ces trois morceaux, et demandait quinze cents sequins pour le tout. Le prince lui en offrit la moitié pour la seule Madone. Le peintre persista ; et je ne sais trop ce qui en serait résulté, si, sur ces entrefaites, il ne s’était présenté un acheteur plus hardi. Deux heures après, les trois tableaux étaient partis : nous ne les avons plus revus. C’était celui de la Madone que le prince me rappelait dans ce moment.

J’étais absorbé, continua-t-il, dans la contemplation de cette scène ; elle ne m’avait point aperçu, et sa dévotion l’absorbait tellement, que mon arrivée m’avait point paru l’en distraire. Son âme s’élevait vers son Dieu ; la mienne ne pouvait s’occuper que d’elle. Je l’avoue, le sentiment que j’éprouvais en la voyant était une sorte d’adoration. Toutes ces figures de saints, ces cierges, ces autels qui se présentaient à mes regards ; rien jusqu’à ce moment n’avait pu me rappeler la destination de ce lieu. Alors seulement je fus frappé de ce saisissement qu’on éprouve dans un sanctuaire. Vous l’avouerai-je enfin ? dans ce moments je croyais fermement à celui sur lequel sa belle main se trouvait placée ; je croyais voir la réponse du Christ dans ses yeux ; sa touchante dévotion le rendait présent à ma pensée, et mon âme suivait la sienne dans les cieux.

Elle se leva ; et ce fut alors que je revins à moi-même. Le bruit que je fis en me rangeant précipitamment de côté, me fit apercevoir d’elle. Le voisinage d’un inconnu pouvait la surprendre ; ma hardiesse pouvait l’offenser : aucun de ces deux sentiments ne s’annonçait dans le regard qu’elle laissa tomber sur moi. Je n’y vis qu’une expression de paix profonde et de bonheur ; l’agréable sourire de la bonté embellissait ses joues ; elle venait du ciel, et j’étais l’heureux mortel qui s’offrait le premier à sa bienveillance. Les dernières paroles de sa prière étaient sur ses lèvres ; elle n’avait point encore touché la terre.

Il se fit alors un mouvement dans un autre coin de la chapelle. C’était une dame d’un certain âge, qui derrière moi se relevait d’un prie-dieu. Je ne l’avais pas aperçue jusqu’à ce moment ; elle n’était qu’à quelques pas de moi, et pouvait avoir remarqué tous mes mouvements. Cette idée me troubla ; je baissai les yeux en terre, et pendant ce moment on passa rapidement auprès de moi.

Je fis ici quelques observations au prince pour le rassurer sur la crainte que cette dernière circonstance semblait lui donner.

Il est étrange, continua-t-il après quelques instants de silence, que l’on puisse vivre entièrement dans un objet qui un moment auparavant n’existait pas pour nous, et dont nous n’aurions jamais senti l’absence. Comment un seul instant peut-il donc faire de l’homme deux êtres si différents ? Il me serait aussi impossible de revenir aux projets et aux plaisirs qui m’occupaient encore hier matin, que de retourner aux jeux de mon enfance. Depuis que je l’ai vue, depuis que son image habite ici, je ne connais qu’un seul sentiment ; il m’occupe tout entier, il absorbe toutes les pensées de mon âme. Non, c’en est fait, je ne pourrai jamais aimer qu’elle ; rien d’autre dans ce monde ne peut plus faire impression sur moi.

Songez cependant, mon prince, lui dis-je, dans quelle disposition d’esprit vous vous trouviez quand vous fûtes surpris par cette apparition, et combien toutes les circonstances qui l’ont précédée, en montant votre imagination, étaient propres à en préparer l’effet. Passant subitement d’un jour très-éclairé et du tumulte de la rue à l’obscurité silencieuse de cette église ; livré, comme vous l’avez observé vous-même, à toutes les sensations que pouvaient produire chez vous la tranquillité profonde et la majesté de ce lieu ; déjà disposé par l’admiration des chefs-d’œuvre qui vous y avaient frappé, à recevoir toutes les impressions de la beauté ; vous croyant seul et vous trouvant tout à coup vis-à-vis d’une femme qui, eût-elle été moins belle, vous aurait également frappé en se présentant à vos regards sous le jour le plus favorable, dans une attitude heureuse, et avec l’expression d’une piété douce et fervente, quoi de plus naturel que votre imagination, subitement exaltée par l’effet de ces accessoires, se soit formé de la principale figure du tableau une perfection idéale à laquelle la réalité peut-être ne répond pas ! —

L’imagination peut-elle donner ou rendre ce qu’elle n’a jamais reçu ? Dans tout ce qui est soumis à son empire, y a-t-il rien qui puisse être placé à côté de cette image céleste ? Elle est là, entière et vivante comme dans le moment où je la contemplais. Je ne possède que cette image, mais je ne la donnerais pas pour le monde entier. —

Mon prince, c’est de l’amour. —

Est-il donc nécessaire que ce qui me rend heureux ait un nom ? L’amour ! ne ravalez pas le sentiment que j’éprouve par ce nom vulgaire, que mille âmes faibles donnent à la passion qui les séduit. —

De quel nom l’appelleriez-vous ? —

L’être qui l’inspire n’existait point auparavant, et il est nouveau comme lui. Quel autre mortel éprouva ce que je sens ? L’amour ! non ; ce qu’on appelle amour n’est nullement à craindre pour moi. —

Vous avez envoyé Biondello sans doute pour suivre les traces de votre inconnue et prendre quelques renseignements à son sujet : ce que vous a-t-il rapporté ? —

Biondello n’a rien découvert, rien du moins qui puisse me satisfaire. Il l’atteignit à la porte de l’église : un homme d’un certain âge, décemment vêtu, et qui avait l’air d’un bourgeois de cette ville plutôt que d’un domestique, s’est trouvé là pour la conduire à sa gondole. Plusieurs mendiants se sont présentés sur son passage ; ils l’ont quittée d’un air satisfait. J’ai vu à cette occasion, m’a dit Biondello, une main qu’ornaient des bagues de prix. Elle s’entretint un moment avec sa compagne, mais dans une langue que Biondello ne comprenait pas : il prétend que c’est en langue grecque. Comme il y avait un peu de chemin à faire pour arriver jusqu’au canal, il s’était fait une sorte de rassemblement de ce côté-là ; les passants s’arrêtaient pour la voir ; personne cependant ne la connaissait. C’est un effet de l’empire qu’exerce partout la beauté : chacun se rangeait avec respect de côté pour lui faire place. Elle laissa tomber sur son visage un voile qui le couvrait à moitié, et elle entra dans sa gondole. Biondello la suivit des yeux tout le long du canal de la Giudecca ; la foule, qu’il ne pouvait percer, l’empêcha de la suivre plus loin. —

Mais le gondolier ne l’a-t-il pas du moins remarqué de manière à le reconnaître ? —

Il croit pouvoir parvenir à le retrouver ; ce n’est cependant aucun de ceux avec lesquels il s’es mis en relation. Les mendiants, qu’il a questionnés, n’ont pu lui dire autre chose, sinon que depuis quelques semaines elle paraissait dans l’île tous les samedis soir, et qu’elle leur donnait régulièrement chaque fois une pièce d’or à partager entre eux. La dernière qu’ils en avaient reçue était un ducat hollandais, que Biondello leur changea pour me l’apporter. —

C’est donc une Grecque, à ce qu’il paraît, d’un rang distingué, et de plus bienfaisante et riche. En voilà assez, peut-être trop ; mais mon prince, peut-être trop ; mais une Grecque ! et dans une église catholique !… —

Pourquoi non ? Elle peut avoir changé de religion… Quoi qu’il en soit, j’avoue qu’il y a là-dedans quelque chose de mystérieux. Pourquoi une seule fois la semaine ? pourquoi régulièrement tous les samedis soir ?… et dans cette église ?… et dans un moment où, à ce que m’assure Biondello, il n’y a jamais personne ? C’est-ce que je saurai au plus tard samedi prochain ; mais jusqu’alors, mon cher ami, aidez-moi à traverser rapidement cet espace immense de temps. Ah ! c’est en vain… les heures s’écoulent avec lenteur… et mon âme brûle. —

Mais, ce jour arrivé, que vous proposez-vous de faire, mon prince ? —

Ce que je ferai ! je la verrai, j’apprendrai sa demeure, je saurais qui elle est. Mais que m’importe, au reste ? ce que j’ai vu d’elle me rendait heureux ; je suis donc assuré d’être heureux en la revoyant. —

Et notre départ de Venise, qui est fixé au commencement du mois prochain ! —

Pouvais-je prévoir que Venise contiendrait un trésor d’un si grand prix pour moi ? Vous me parlez de ma vie d’hier ! je n’existe et ne veux exister que d’aujourd’hui.

Ici, je crus avoir trouvé l’occasion de tenir parole au marquis. Je fis comprendre au prince qu’un plus long séjour ne s’arrangerait pas trop avec l’épuisement de sa caisse et les faibles ressources que pouvait lui offrir sa cour. J’appris à cette occasion ce que j’avais toujours ignoré, que sa sœur, la princesse régnante de***, lui avait fait passer, à l’insu de ses autres frères, des sommes assez considérables, et qu’elle était disposée à lui en fournir de plus grandes dans le cas où la cour du prince le laisserait dans l’embarras. Cette sœur, dévote, comme vous le savez, jusqu’à l’exaltation, ne croit pas pouvoir employer plus convenablement les épargnes qu’elle fait dans l’une des cours les plus économes de l’Europe, qu’en les destinant à un frère dont elle connaît la bienfaisance, et qu’elle aime avec enthousiasme. Je n’ignorais pas, il est vrai, qu’il existait entre eux d’anciennes et d’étroites relations ; mais les dépenses du prince pouvant être tirées de sources connues, je n’en imaginais pas de cachées. Quel est l’emploi qu’il en fait, c’est ce que j’ignore parfaitement encore ; mais d’après la connaissance que j’ai acquise de son caractère, je ne puis douter qu’il ne soit de nature à lui faire honneur. Au reste, j’étais loin d’imaginer qu’il pût avoir pour moi de pareils secrets. Après cette découverte, je ne pouvais me dispenser de lui parler des offres du marquis : à mon grand étonnement, elles furent acceptées sans la moindre difficulté. Il me donna plein pouvoir de traiter avec lui de la manière que je jugerais la plus convenable, et de rembourser immédiatement l’usurier ; quant à lui, il se proposait d’écrire encore au premier moment à sa sœur.

Le matin était arrivé quand nous nous séparâmes. Quelque fâcheux que cet événement soit pour moi, sous plus d’un rapport, ce que j’y vois de plus désagréable est la prolongation de notre séjour à Venise. J’attends au reste de cette nouvelle passion un bon effet plutôt qu’un mauvais : peut-être arrachera-t-elle le prince à ses rêves métaphysiques, pour le ramener au train ordinaire de l’humanité. Elle aura sans doute sa crise, et pourra bien produire l’effet d’une maladie procurée par l’art, et dont la guérison doit entraîner celle d’une maladie plus dangereuse et plus ancienne.

Portez-vous bien, mon cher comte ; je vous ai écrit tout ceci pendant que j’en avais la mémoire fraîche. La poste va partir ; vous recevrez cette lettre en même temps que la précédente.
LETTRE VI.
Le baron de F***, au comte d’O***.
20 juin.


Ce Civitella est tout ce qu’il y a de plus officieux au monde. À peine le prince m’avait-il quitté, que je reçus un billet du marquis, qui me recommendait son affaire de la manière la plus pressante. Sur-le-champ je lui envoyai, au nom du prince, une reconnaissance de six mille sequins. Une demi-heure après, il me la renvoya avec le double de cette valeur en argent et en papier. Le prince vit avec peine cette augmentation de la somme ; il consentit cependant à la garder, sous la condition que le marquis recevrait en retour une nouvelle reconnaissance payable dans six semaines.

Toute celle-ci s’est passée en recherches au sujet de la mystérieuse Grecque : Biondello a mis en mouvement toutes ses machines, et jusqu’à présent sans succès. Il a trouvé, il est vrai, le gondolier dont il espérait quelque lumière ; mais tout ce qu’il en a pu tirer, c’est qu’il a conduit les deux dames dans l’île de Murano, où elles sont entrées dans deux chaises à porteur qui les attendaient sur le port. Il les a cru anglaises, parce qu’elles parlaient une langue étrangère, et qu’elles l’ont payé en or. Il ne connaît pas mieux leur conducteur ; il le croit cependant un fabricant de miroirs du Murano. Nous savons du moins qu’il ne faut pas la chercher dans la Giudecca, et que vraisemblablement elle habite l’île où notre gondolier l’a débarquée. Ce qu’il y a de plus embarrassant dans tout cela, c’est que la désignation qu’en donne le prince ne peut absolument point servir pour la faire reconnaître d’un tiers. L’attention passionée avec laquelle il l’a contemplée est précisément ce qui l’a empêché de la voir. D’après le portrait qu’il en fait, on serait plutôt tenté de la chercher dans le Tasse ou dans Pétrarque, que dans l’île de Murano. Nous sommes obligés d’ailleurs de mettre la plus grande circonspection dans nos recherches, soit pour ménager les dames, soit pour ne pas donner à cette affaire un éclat qui pourrait avoir ses dangers. Comme Biondello, qui l’a vue au travers de son voile, est, avec le prince, le seul qui puisse la reconnaître, il l’a cherchée dans tous les lieux où il pouvait avoir quelque espérance de la rencontrer. La vie de ce pauvre garçon n’a été, pendant toute la semaine, qu’une course continuelle dans toutes les rues de Venise. L’église grecque surtout a été aussi soigneusement qu’infructueusement visitée. Le prince, dont chaque moment d’attente trompée redouble encore d’impatience, a dû se résoudre enfin à attendre le premier samedi ; son inquiétude était extrême ; aucun amusement n’a pu le distraire, aucun objet n’a pu le fixer : dans la fièvre dont il paraît continuellement agité, toute société lui est importune, et la solitude le rend plus malheureux encore. Jamais cependant il ne fut plus accablé de visites que dans cette semaine : son départ prochain était annoncé ; on venait en foule le voir. Il fallait occuper tous ces gens-là pour écarter des observations, et l’occuper lui-même pour chercher les moyens de le distraire. Dans cet embarras, Civitella imagina de jouer, et de jouer gros jeu, pour éloigner la foule importune ; il espérait d’ailleurs qu’en réveillant chez le prince un goût momentané, on parviendrait aisément à écarter de son esprit les idées romanesques qui venaient de s’en emparer. Les cartes, me disait Civitella, m’ont souvent arrêté quand j’étais sur le point de faire quelque grande sottise ; d’autres fois elles m’ont empêché de les achever quand elles étaient déjà commencées. J’ai quelquefois retrouvé à une table de pharaon le repos et la raison que deux beaux yeux m’avaient fait perdre, et jamais les femmes n’avaient plus d’empire sur moi que lorsque je n’avais plus d’argent pour jouer. J’ignore jusqu’à quel point Civitella pouvait avoir raison ; ce que je sais, c’est que le remède qu’il avait indiqué devint, en peu de temps, aussi dangereux pour nous que le mal. Le prince, pour qui le plus gros jeu pouvait seul avoir quelque attrait, s’y livra bientôt avec fureur ; sa tête était montée, et tout ce qu’il faisait prenait un caractère de passion, qui se ressentait de la fièvre d’impatience et d’inquiétude dont il était sans cesse travaillé. Vous connaissez son indifférence pour l’argent ; elle était devenue insensibilité complète : les pèces d’or passaient comme des gouttes d’eau entre ses doigts ; il perdait constamment, et il perdait des sommes énormes, parce qu’il jouait sans aucune attention, et en joueur désespéré… Mon cher O***, en moins de quatre jours les douze mille sequins, et quelque chose même de plus, étaient passés en d’autres mains.

Épargnez-moi des reproches, que d’abord je me suis fait moi-même. Mais était-il en mon pouvoir d’empêcher de si grandes pertes ? Le prince m’écoutait-il ? Que pouvait la faible voix de la représentation contre celle de la passion violente qui l’entraînait ? Non, au fond, j’ai fait ce que j’ai dû faire, et, je vous le jure, mon cœur ne me reproche rien.

Civitella lui-même a perdu considérablement ; pour moi, j’ai gagné environ six cents sequins. Le malheur soutenu du prince a fait du bruit ; ce sera une raison pour ne pas quitter sitôt le jeu. Civitella, heureux de trouver des occasions de l’obliger, lui a prêté encore une somme égale à celle qu’il vient de perdre. Le vide est rempli ; mais le prince, par cette opération, se trouve maintenant devoir au marquis vingt-quatre mille sequins. Qu’il me tarde de voir arriver le fruit des épargnes de la bonne sœur ! Tous les princes, mon cher, se ressemblent-ils ? On dirait aux manières du nôtre qu’il croit faire le plus grand honneur au marquis en acceptant ses offres obligeantes ; et celui-ci… joue du moins parfaitement son rôle.

Civitella cherche à me tranquilliser, en me présentant cette suite d’excès et de malheurs où tombe le prince comme un moyen infaillible de le rappeler à la raison. Quant à l’argent, il ne faut pas, dit-il, s’en inquiéter ; il s’aperçoit à peine de ce vide, et si cela était nécessaire, il en fournirait au prince quatre fois autant. Le cardinal lui-même, en approuvant les procédés de son neveu, m’a assuré de la sincérité de ses offres, et de la facilité qu’il trouverait auprès de lui à les remplir.

Ce dont je ne me console pas aisément, c’est que ces énormes sacrifices n’aient pas même atteint leur objet. Ni le jeu excessif qu’il jouait, ni les pertes qu’il a essuyées, n’ont pu distraire le prince, un seul moment peut-être, de sa passion ; elle concentre toutes ses pensées, et loin de s’affaiblir, les revers qu’il éprouve semblent lui donner un nouveau degré de force. Quelquefois, au moment d’un coup décisif, lorsque, dans l’attente de l’événement, on s’empressait autour de lui, il cherchait des yeux Biondello, impatient de deviner dans ses regards les nouvelles dont il était porteur. Biondello n’apportait rien, et la somme était perdue.

Cet argent, au reste, est passé dans des mains qui en avaient le plus grand besoin. Quelques excellences qui, disait-on, allaient elles-mêmes au marché, en bonnet de sénateur, chercher un frugal dîner, entraient chez le prince comme des mendiants, et en sortaient quelquefois à leur aise. Voyez, me disait Civitella en me les faisant remarquer, combien de pauvres gens trouvent leur compte aux sottises d’un homme d’esprit ! J’aime cette manière d’avoir une absence ; elle est digne d’un prince : un grand homme doit faire des heureux, même dans ses écarts ; c’est un torrent qui, en se débordant, fertilise de vastes campagnes.

Civitella pense noblement. Mais, en attendant, le prince lui doit vingt-quatre mille sequins.

Il arriva enfin le samedi tant désiré. Midi sonné, rien ne put empêcher le prince de se rendre dans l’église de***, où déjà tant de fois il s’était transporté par la pensée. Il prit son poste dans la chapelle où il avait trouvé l’inconnue, et s’y plaça de manière à n’être pas d’abord aperçu. Biondello avait ordre de faire sentinelle à la porte de l’église, et d’y lier, s’il le pouvait, connaissance avec l’homme dont les dames seraient accompagnées. Je devais, à leur retour, prendre place, comme passager, dans leur gondole, et, au cas que d’autres mesures n’eussent pas réussi, m’attacher à suivre leurs traces. Deux chaises à porteur furent arrêtées dans l’endroit où la gondole avait abordé la première fois. Enfin le chambellan Z***, pour plus grande précaution, devait suivre dans une gondole particulière. Le prince avait son poste à l’église ; c’est là qu’il devait tenter sa fortune. La réputation de Civitella étant trop mauvaise à Venise parmi les femmes, on jugea qu’il ne devait point paraître, pour ne pas effaroucher les dames. Vous voyez, mon cher comte, que nous avions fait les plus sages dispositions pour que la belle inconnue ne pût échapper à nos filets.

Jamais peut-être il ne fut fait dans aucune église des vœux plus ardents que dans celle-ci ; et jamais ils n’y furent plus cruellement trompés. Pendant sept heures entières le prince fut immobile à son poste, tremblant à chaque mouvement de la porte, tressaillant à chaque bruit qui s’approchait de la chapelle : point de Grecque. Je ne vous dirai rien des dispositions de son âmes : vous savez ce que c’est qu’une espérance trompée, et une espérance dont on a presque uniquement vécu pendant sept jours et sept nuits.
LETTRE VII.
Le baron de F***, au comte d’O***.
Aout.


Non, mon cher ami ; vous faites tort à Biondello : vos soupçons ne me paraissent pas fondés ; ce jeune Italien assurément est honnête.

Vous trouvez étrange, dites-vous, qu’un homme qui joint des talents aussi distingués à une conduite exemplaire, s’abaisse au rôle subalterne de domestique, s’il n’a pas quelques raisons secrètes de s’en charger ; et les siennes vous sont suspectes. Comment ! serait-il donc sans exemple qu’un homme qui a du mérite et des talents cherchât à se rendre agréable à un prince qui peut être dans le cas de faire sa fortune ? Quel déshonneur y aurait-il pour lui à le servir ? Toute la conduite de Biondello ne montre-t-elle pas assez clairement que c’est à la personne du prince qu’il est attaché ? Il lui a même avoué d’ailleurs qu’il avait une prière à lui faire ; cette prière nous donnera la clef de sa conduite. Il peut avoir des vues sans doute ; mais je serais l’homme du monde le plus trompé, si ces vues n’étaient pas innocentes.

Vous paraissez surpris que Biondello, pendant les premiers mois de son service, ait tenu cachés les grands talents qu’il a développés dans la suite, et qu’il n’ait rien fait, pendant que vous étiez encore avec nous, qui fût propre à fixer sur lui l’attention. Votre observation me semble juste ; mais quelle occasion avait-il alors de se distinguer ? Le prince n’avait pas eu besoin de ses talents ; le hasard seul nous les a fait connaître.

Dernièrement encore, il nous à donné de son dévouement une preuve qui paraîtra décisive. On observe le prince ; on cherche à se procurer des renseignements sur sa manière de vivre, sur ses connaissances et ses relations. Je ne sais ce qui peut exciter cette curiosité, mais voici ce qui est arrivé.

Il y a dans un quartier de cette ville une maison publique où Biondello se rend fréquemment ; je ne sais quel est l’intérêt qui l’y attire ; j’imagine qu’il y a quelqu’affaire de cœur. Il y trouva, il y a quelques jours, une compagnie composée d’avocats, d’officiers du gouvernement, tous gens de bonne humeur, et ses anciennes connaissances. On s’étonne, on se réjouit de le revoir. La connaissance renouvelée, chacun raconte son histoire. Biondello donne aussi la sienne, et il le fait en peu de mots. On le félicite de son dernier établissement, qui semble lui promettre de grands avantages. On a entendu parler de la somptuosité de la maison du prince, et de la générosité avec laquelle il récompense ceux qui le servent avec discrétion. Ses relations avec le cardinal d’A***i sont également connues ; il aime le jeu, etc. Biondello s’étonne ; on le plaisante sur son air de mystère, car on sait qu’il est son confident. Deux avocats s’emparent de lui ; on vide un bouteille, ensuite une autre ; on l’oblige à boire ; il s’en défend, sous prétexte que le vin l’incommode : il boit cependant, et il a l’air de s’être enivré.

Oui, dit enfin l’un des avocats, Biondello sait son métier ; mais il ne le possède cependant pas à fond.

Que me manque-il encore ? demande Biondello. —

Il connaît l’art de garder un secret ; mais il ignore celui de s’en défaire avec avantage. —

Se trouverait-il un acheteur ? dit Biondello.

Les autres convives sortirent alors de la chambre ; et les deux avocats, se trouvant seuls avec lui, commencèrent à lui parler plus clairement. Ils lui demandèrent des détails sur les relations du prince avec le cardinal et son neveu, sur les sources d’où le prince tirait son argent ; ils lui proposèrent enfin de faire passer entre leurs mains les lettres que l’on écrirait au comte d’O***. Biondello les renvoya à une autre fois. Il ne négligea rien pour découvrir qui les avait mis en œuvre ; mais tous ses efforts furent inutiles. À en juger par les offres brillantes qui lui furent faites, la personne qui les employait doit être d’une grande richesse.

Hier au soir, Biondello fit part de tous ces détails à son maître. Celui-ci, dans son indignation, voulut faire arrêter aussitôt les négociateurs. Biondello lui fit là-dessus plusieurs objections : on serait, disait-il, bientôt obligé de les relâcher, et sa vie alors était en danger. Tous les gens de cette espèce, ces vils intrigants se soutiennent les uns les autres ; et il vaudrait mieux se mettre à dos tout le grand conseil de Venise, que d’avoir parmi eux la réputation d’un traître. D’ailleurs il perdrait tous ses moyens d’être utiles au prince, en renonçant à la confiance dont il jouit dans cette classe d’hommes.

Nous avons fait différentes conjectures pour débrouiller ce mystère. Qui peut avoir à Venise quelqu’intérêt à savoir ce que le prince reçoit et dépense, quelles sont ses relations avec le cardinal, et ce qui fait le sujet de la correspondance que nous soutenons ensemble ? Serait-ce le prince de*** d*** ? ou peut-être l’Arménien recommencerait-il à remuer ?
LETTRE VIII.
Le baron de F***, au comte d’O***.
Aout.


Le prince nage dans l’enchantement et dans l’ivresse du bonheur : il a retrouvé la Grecque. Écoutez ce qui s’est passé.

Un étranger qui arrivait de Chiozza, et qui nous avait beaucoup parlé de la beauté de la situation de cette ville sur le golfe, avait inspiré au prince la curiosité de la voir. On en forma le projet, et hier fut le jour fixé pour son exécution. Le prince, pour éviter tout embarras, voulut faire ce voyage incognito ; il ne prit que Z*** et moi, avec Biondello, pour l’accompagner. Ayant trouvé un bâtiment qui levait l’ancre pour s’y rendre, nous y montâmes ; la compagnie était très-mêlée, et la traversée ne nous offrit rien de bien remarquable.

Chiozza est bâtie sur pilotis, comme Venise ; elle contient environ quarante mille habitants. On y trouve peu de noblesse ; mais en revanche on n’y fait pas un pas sans rencontrer des pêcheurs et des matelots. Tout homme qui porte une perruque et un manteau y passe pour riche ; la capote et le bonnet sont le costume des pauvres. La situation de la ville est, comme on nous l’avait dit, du plus bel effet ; elle frappera tout voyageur qui ne connaîtra pas celle de Venise.

Nous n’y séjournâmes pas longtemps. Le patron, qui avait plusieurs passagers à ramener à Venise, devait y être de retour de bonne heure, et rien ne retenait le prince à Chiozza. Tout le monde avait déjà pris sa place dans le bâtiment quand nous y entrâmes. Nous demandâmes une chambre pour être moins gênés que nous ne l’avions été le matin. Le prince s’informa qui il y avait encore sur la barque. On lui répondit : un Dominicain et quelques dames qui retournent à Venise. Il n’eut pas la curiosité de les voir, et nous nous arrangeâmes dans la chambre qui nous était destinée.

La Grecque avait été le sujet principal de notre conversation en allant à Chiozza ; il en fut de même pour le retour. Le prince raconta avec chaleur la scène de l’église ; on forma des plans, et on les rejeta tour à tour. Le temps s’écoula si rapidement, qu’avant que nous nous en fussions aperçus, Venise était déjà devant nous. Quelques passagers descendirent ; le Dominicain était de ce nombre. Le patron vint ensuite demander aux dames, dont nous n’étions séparés, comme nous le sûmes alors, que par une mince cloison, où elles désiraient d’aborder. — À l’île de Murano, répondit l’une d’entre elles, en indiquant le lieu de leur demeure. — L’île de Murano ! s’écria le prince ; et un pressentiment secret saisit et pénétra son âme. Je me préparais à lui répondre, lorsque Biondello entrant dans la chambre avec précipitation : Savez-vous avec qui nous sommes ? dit-il. — Le prince tressaillit. Elle est ici ? — Elle-même, répondit-il ; je viens de voir l’homme qui l’accompagne.

Le prince sortit. La chambre était trop étroite pour le contenir ; le monde entier l’aurait été dans ce moment. Mille sentiments divers vinrent tout à coup l’assaillir ; ses genoux tremblaient ; la rougeur et la pâleur se succédaient subitement sur son visage. Je tremblais d’attente, de crainte, d’impatience, presqu’autant que lui. C’est un état que je n’essaierai pas de vous décrire. On aborde à Murano. Le prince s’élance à terre. Elle vient. Je lus dans les yeux du prince que c’était elle ; et dès que je l’eus aperçue, je n’en doutai plus. De ma vie je n’ai vu une si belle figure : il faut que j’en convienne, les descriptions du prince étaient restées fort au-dessous de la vérité. Une vive rougeur colora son visage au moment où elle aperçut le prince. Elle avait dû entendre toute notre conversation, et il était impossible qu’elle ignorât quel en avait été le sujet. Un regard significatif qu’elle jeta dans cet instant à sa compagne, sembla lui dire : C’est bien lui ! et aussitôt elle baissa les yeux. Une planche assez étroite avait été placée pour descendre du bâtiment sur le rivage ; elle y mit le pied avec une inquiétude qui me parut moins provenir de la crainte de glisser que de l’obligation où elle se trouvait de recourir au secours d’un étranger. La nécessité cependant l’emporta sur le scrupule ; elle prit la main que lui tendait le prince, et se hâta de quitter la barque. Le trouble où se trouvait son conducteur lui fit commettre une impolitesse qui ne lui était pas ordinaire : il oublia que l’autre dame attendait de lui le même service. Que n’aurait-il pas oublié dans cet instant ! Je réparai sa faute, et cette circonstance me fit perdre le commencement de la conversation qui s’établit entre eux.

Il tenait encore sa main dans la sienne, par distraction, je pense, et sans s’en douter.

Ce n’est pas la première fois, signora, que… que… Il ne pouvait achever. —

Je crois me rappeler… dit-elle très-bas.

Dans l’église de***, dit-il.

Oui, c’était dans l’église de*** reprit-elle.

Aurais-je pu m’attendre aujourd’hui… d’être si près de vous ? —

Ici elle retira doucement sa main de la sienne. Le trouble du prince augmentant visiblement, Biondello, qui pendant ce temps là s’était entretenu avec les domestiques, interrompit à propos cette étrange conversation.

Signor, dit-il, les dames avaient donné ordre à leurs porteurs de se trouver ici ; mais nous sommes arrivés plutôt qu’ils ne devaient s’y attendre. Il y a dans le voisinage un jardin où elles pourraient entrer pour éviter la foule.

La proposition est acceptée, et vous pouvez juger avec quel empressement de la part du prince. On resta dans le jardin jusqu’au soir. Nous réussîmes, Z*** et moi, à occuper la matrône, pour que le prince pût s’entretenir plus librement avec la jeune dame. Sans doute il n’a pas perdu son temps auprès d’elle, puisqu’elle a consenti à recevoir ses visites. Il est chez elle au moment où je vous écris ; à son retour j’en saurai vraisemblablement davantage.

En rentrant hier au soir à la maison, nous trouvâmes enfin les lettres de change de notre cour, que nous avons si longtemps attendues ; mais elles étaient accompagnées d’une lettre qui a mis le prince en fureur. On le rappelle, et cela avec un ton auquel il n’est pas accoutumé, et qui ne réussira pas avec lui. Il a répondu sur-le-champ, et il reste. L’argent qu’on lui envoie suffira pour payer les intérêts des sommes qu’il a empruntées. Nous attendons avec impatience une lettre de sa sœur.
LETTRE IX.
Le baron de F***, au comte d’O***.
Septembre.


Le prince est décidément brouillé avec sa cour ; nous sommes sans ressources de ce côté-là.

Les six semaines fixées pour le paiement du marquis étaient écoulées depuis quelques jours, et le prince ne recevait aucune remise de son cousin, quoiqu’il lui eût demandé de l’argent avec instance. Sa sœur même paraissait l’avoir oublié. Civitella ne demandait rien ; mais il en était d’autant mieux servi par la mémoire de son débiteur qui lui tenait un compte infini de sa discrétion. Hier à midi, il reçu enfin une réponse de sa cour. Nous avions renouvelé depuis peu le bail pour notre hôtel, et le prince avait annoncé en vingt occasions que son départ était renvoyé. Sans me dire un mot, il me donna la lettre. Ses yeux étincelaient ; j’en lisais d’avance le contenu sur son visage. L’imagineriez-vous, mon cher O*** ! On est instruit à*** de toutes les circonstances du séjour du prince dans cette ville, et la calomnie s’en est emparé pour ourdir sur ce fond un odieux tissu d’impostures.

On a appris, est-il dit dans cette étonnante lettre, que depuis quelque temps le prince, renonçant au caractère qu’on lui connaissait, avait adopté un genre de vie diamétralement opposé aux nobles sentiments qu’il avait annoncés jusqu’alors. On savait qu’il s’abandonnait au goût des femmes et à celui du jeu d’une manière également scandaleuse ; qu’il prêtait l’oreille à des visionnaires qui prétendent évoquer les esprits ; qu’il entretenait des relations suspectes avec des prêtres catholiques, et qu’il avait un état de maison qui surpassait de beaucoup les revenus attachés à son rang. On disait de plus qu’il était sur le point de mettre le comble à ses égarements, en passant à l’église romaine. On exigerait de lui que, pour se justifier de cette dernière inculpation, il revînt à*** sans aucun retard. Un banquier de Venise, auquel il devait donner l’état de ses dettes, avait ordre de les acquitter. On ne jugeait pas convenable, dans les circonstances où il se trouvait, de laisser à sa disposition les sommes destinées à satisfaire ses créanciers. —

Quelles inculpations, et de quel ton elles étaient faites ! Je repris cette lettre ; je la relus encore une fois, dans l’intention d’y chercher ce qui pouvait en adoucir ou en excuser la sévérité ; je n’y trouvai rien : elle me paraissait inconcevable.

Z*** me rappela alors les questions mystérieuses qui avaient été faites à Biondello. Le temps, la nature des faits ; tout se rapportait assez exactement. Nous avions accusé l’Arménien d’en être l’auteur ; nous nous trompions ; on voyait clairement à présent la source d’où elles étaient parties. Apostasie !… Mais qui peut avoir intérêt à calomnier mon maître d’une manière à la fois si atroce et si plate ? Je crains que ce ne soit un tour du prince de*** qui veut, à tout prix, éloigner le nôtre de Venise.

Il gardait encore le silence, et regardait fixement devant lui. Son état m’inquiétait ; je me jetai à ses pieds : Au nom de Dieu, cher prince, lui dis-je, gardez-vous de prendre dans ce moment quelque détermination violente. Vous devez avoir, et vous aurez, n’en doutez point, la satisfaction la plus complète. Abandonnez-moi le soin de cette affaire ; permettez-moi de partir pour notre capitale. Il est au-dessous de votre dignité de répondre vous-même à de semblables accusations ; mais souffrez que je fasse pour vous. Le calomniateur doit être connu : il importe d’éclaircir les faits…

Ce fut dans cette situation que Civitella nous trouva. Il s’informa avec intérêt de la cause de notre agitation. Z*** et moi, nous nous taisions ; mais le prince, déjà accoutumé depuis long-temps à ne mettre aucune différence entre lui et nous, trop ému sans doute encore pour consulter, dans cette occasion, les règles de la prudence, nous ordonna de lui communiquer la lettre. J’avais de la peine à obéir : le prince me l’arracha des mains et la lui donna.

Je suis votre débiteur, monsieur le marquis, lui dit le prince, après qu’il eut achevé de lire la lettre ; mais soyez sans inquiétude : accordez-moi seulement un délai de vingt-jours, et vous serez satisfait.

Mon prince, s’écria Civitella avec vivacité, comment ai-je pu mériter ce traitement de votre part ? —

Vous n’avez point voulu me presser ; je reconnais votre délicatesse, et je vous en remercie. Dans vingt jours, comme je vous l’ai dit, vous serez satisfait. —

Que signifie tout cela ? me demanda Civitella d’un air troublé ; quelle en est la liaison ? Je n’y comprends exactement rien…

Nous lui expliquâmes ce que nous savions. Il était hors de lui-même. Le prince, disait-il, doit avoir satisfaction ; l’injure est vraiment sans exemple. Ensuite il supplia le prince d’user, sans ménagement comme sans scrupule, de sa fortune et de son crédit.

Le marquis nous avait quittés, et le prince n’avait pas encore ouvert la bouche. Il se promenait dans sa chambre à grands pas, et paraissait tout occupé de quelque chose d’extraordinaire. Enfin il s’arrêta, et murmurant entre ses dents : Félicitez-vous, disait-il, c’est à neuf heures qu’il est mort.

Nous le regardions d’un air effrayé.

Félicitez-vous, continua-t-il ; je dois me féliciter. N’est-ce pas ainsi qu’il a dit ? Que croyez-vous qu’il entendît par-là ? —

Comment arrive-t-il que ces mots vous reviennent dans ce moment à l’esprit, mon prince ? quel rapport ?… —

Je ne comprenais pas alors ce que cet homme voulait dire ; à présent je crois le comprendre. —

Cher prince !

Avoir la puissance de faire sentir… Ah ! que cela doit être doux !…

Ici il s’arrêta. Son air m’effrayait ; jamais je n’avais vu une telle altération dans ses traits. —

Le dernier des hommes du peuple… ou le prince le plus près du trône… quelle différence y a-t-il ? Non, il n’en existe qu’une entre les hommes : obéir et commander. Il reprit la lettre.

Vous connaissez l’homme, continua-t-il, qui a osé m’écrire ceci. Le salueriez-vous dans la rue, si le hasard de la naissance ne l’eût pas rendu votre maître ? Par dieu, c’est quelque chose de grand qu’une couronne !…

Il continua sur ce ton, et il lui échappa des propos qu’il serait imprudent de confier à une lettre ; mais à cette occasion, j’ai appris de lui une particularité qui m’a fort étonné, et qui peut entraîner les conséquences les plus fâcheuses. Nous avons été jusqu’à présent dans une grande erreur sur les circonstances de famille de la cour de***.

Le prince, malgré tout ce que j’au pu faire pour l’en empêcher, a répondu sur-le-champ à la lettre qui l’a irrité, et la manière dont il l’a fait nous ôte jusqu’à l’espérance d’un arrangement favorable.

Vous désireriez peut-être, mon cher O***, d’apprendre quelque chose de positif sur la belle Grecque ; je n’ai cependant rien de satisfaisant à vous communiquer à ce sujet. On ne peut tirer aucune lumière du prince ; il est initié dans le mystère ; mais je présume qu’il a promis d’en garder inviolablement le secret. Ce n’est point une Grecque, comme nous l’avions supposé. Les uns la croient Française ; d’autres Allemande, et la fille d’une personne du plus haut rang, le fruit d’un amour malheureux, qui dans son temps a fait beaucoup de bruit en Europe. Des persécutions dirigées par une main puissante, l’ont obligée, dit-on, à chercher un asile à Venise, sous le nom supposé de Séraphina. Ce nom, qui échappe souvent au prince dans ses rêveries, et tout ce que j’ai su de lui. J’ai arraché le reste de Biondello avec assez de peine ; car il se pique d’être un confident très-discret : mais le respect du prince pour cette belle inconnue, le mystère qu’il met à ses visites, peuvent donner de la vraisemblance à ces conjectures.

Il tient à elle avec une passion véhémente qui semble chaque jour faire de nouveaux progrès. Dans le commencement, ses visites à l’île Murano étaient fréquentes ; dès la seconde semaine, elles se succédèrent avec moins d’intervalle ; à présent il ne la quitte plus : des soirées entières s’écoulent sans que nous le voyions, et lors même qu’il s’occupe. Je le vois à ses distractions, à ses soupirs, au nom de Séraphina qu’il prononce à demi-voix et comme malgré lui. Tout son être nous paraît changé : il va, il vient comme un homme en songe ; tout ce qui l’intéressait le plus auparavant n’obtient pas même de lui l’attention la plus passagère.

Samedi dernier, j’eus la curiosité d’aller à midi dans l’église où le prince l’avait rencontrée. Il était sorti de bonne heure ; sans doute il était chez elle, et je voulais savoir si sa société avait interrompu les dévotions de la belle inconnue. Il n’y avait personne lorsque j’y arrivai ; mais peu de temps après, je vis entrer Séraphina voilée, et mise comme le prince nous l’avait dépeinte. Lui-même lui donnait la main ; mais ce qui me surprit bien davantage, c’est que l’Arménien, que je ne pus méconnaître quoiqu’il ne fût plus en uniforme russe, les suivait. La crainte que ma curiosité, qui pouvait passer pour de l’espionnage, ne déplût au prince, m’obligea à me retirer avant qu’il m’eût aperçu ; mais j’en vis assez pour être inquiet. Ah ! mon cher comte, quelle sera la fin de tout ceci ? Notre horizon se rembrunit ; l’avenir m’effraie, je l’avoue ; ce n’est pas sans dessein que cet Arménien, cet adepte, cet homme inconcevable, s’attache au prince, et se trouve encore mêlé dans cette dernière aventure. Aurait-il des rapports avec l’inconnue ? Est-ce une intrigue liée dont le but me fait trembler ? D’un autre côté, la rupture du prince avec sa cour l’a mis sous l’humiliante dépendance d’un homme instruit de tous nos secrets. Le marquis de Civitella est maintenant le maître de notre existence. Pensera-t-il toujours aussi noblement qu’il a paru le faire jusqu’ici ? La bonne intelligence qui règne entre eux durera-t-elle ? J’ai su par Biondello qu’il accompagne quelquefois le prince chez Séraphina.

Le prince a écrit à sa sœur pour lui demander avec instance les moyens de s’acquitter : peut-être mettra-t-elle pour condition à ses bienfaits notre départ de Venise ; mais voudra-t-il, pourra-t-il quitter Séraphina ? Adieu ; je ne tarderai pas à vous apprendre le résultat de cette démarche.
CONTINUATION
DES MÉMOIRES DU COMTE D’O***.


La lettre que le baron de F*** m’annonçait à la fin de cette dernière n’arriva point. Trois mois entiers s’écoulèrent sans que je reçusse aucune nouvelle de Venise ; la suite ne m’expliqua que trop ce silence. Toutes les lettres que mon ami m’avait adressées avaient été interceptées. Enfin, un hasard en fit échapper une au traître sur lequel il n’avait encore aucune défiance : Biondello prit subitement une maladie dangereuse ; c’était lui qui portait toujours les lettres à la poste. Cette fois le baron les y mit lui-même ; elles me parvinrent, et qu’on juge de ma douleur en recevant ce qu’on va lire.

Le baron de F***, au comte d’O***.

« Vous n’écrivez pas, vous ne me répondez pas, mon cher comte. Venez, oh ! venez sur les ailes de l’amitié ; peut-être sera-t-il temps encore de sauver notre prince, de l’arracher à la plus odieuse trame, de la sauver au moins de sa propre douleur. Peut-être êtes-vous déjà en route. D’après ma dernière lettre, vous avez dû frémir des dangers affreux qu’il a courus. Grâce au ciel, il est à l’abri des deux les plus terribles : il vit, et il ne fera pas un mariage indigne de lui. Mais il en existe d’autres, et ses jours même sont loin d’être en sûreté. La blessure du marquis est, dit-on, mortelle. Le cardinal ne respire que vengeance, et ses assassins cherchent partout le prince. Mon maître, mon malheureux maître, devais-je vivre pour être le témoin du sort cruel qui t’attendait ! Comme les plus misérables des hommes, nous sommes contraints à nous cacher ; des assassins et des créanciers nous poursuivent, et nous laissent à peine respirer. Une troisième espèce de persécuteurs s’attache encore à cet infortuné, et ce qu’ils veulent de lui deviendra peut-être le seul moyen qui lui restera. Mais quel moyen, grand Dieu !

« Je vous écris du couvent de***, où le prince a trouvé un asile. Dans ce moment il sommeille à côté de moi ; mais ce triste sommeil n’est pas du repos : ses lèvres prononcent le nom de Séraphina, et son extrême agitation prouve la nature du rêve qui l’obsède et les images déchirantes qu’il lui retrace. Pendant les derniers jours de la vie et des souffrances de la malheureuse Séraphina, les yeux du prince ne se sont pas fermés un instant ; il ne l’a pas quittée, et c’est dans ce moment de la plus affreuse anxiété qu’il se rappela qu’il avait un ami, et qu’il me fit demander. Non, de ma vie je n’oublierai ce que j’éprouvai lorsque, pâle, défait, ses beaux traits défigurés par les veilles et la douleur, il se jeta dans mes bras en me disant : cher F***, aimes-tu encore ton ami, ton malheureux ami ? Je vais la perdre ; il faut que je te retrouve. Toujours, toujours le même, cher prince ! m’écriai-je en me jetant à ses pieds ; que ne puis-je donner ma vie pour vous rendre au bonheur ! Il me releva et m’embrassa ; il me serra sur son cœur oppressé ; ses larmes brûlantes mouillèrent ma joue. Il me conduisit ensuite auprès du lit de mort de la malheureuse Séraphina. Jamais, jamais les scènes dont je fus le témoin ne s’effaceront de ma mémoire. Quelle femme étonnante ! Comment peut-on allier autant de grandeur d’âme, de sensibilité, à tant de bassesse et de fourberie ? Non, le cœur de Séraphina était formé pour la vertu, pour tout ce qu’il y a de noble et de grand ; les circonstances, les vices des hommes l’ont égarée. L’amour lui avait rendu toute sa pureté, toute son énergie naturelle. Sa fin a été celle d’une sainte : elle a rassemblé tout ce qui lui restait de force pour mettre son amant dans ce qu’elle croyait être le chemin du ciel ; et quoique la doctrine qu’elle lui prêchait doive me paraître une erreur, il faut que je convienne que dans sa bouche elle me parut sublime. Comment la fermeté du prince n’aurait-elle pas été ébranlée ? Moi-même, mon cher comte, moi qui n’était pas égaré par l’amour, je ne sais où m’aurait conduit l’émotion de mon cœur ; le prestige dont j’étais environné, cette femme céleste prête à rendre le dernier soupir, un crucifix dans la main, et ses yeux si beaux, si expressifs, prêts à se fermer pour jamais, tournés vers le ciel en lui demandant la conversion de son amant ; ces prêtres, ces flambeaux, cet appareil religieux qui semble ouvrir les portes du ciel au mourant catholique : oui, mon cher comte, il faut en convenir, cette religion parle plus au cœur, élève plus l’âme que la nôtre, qui est trop sèche, trop dénuée de tout ce qui frappe les sens. Le prince à genoux, près du lit de son amie, n’était plus ce froid métaphysicien qui mettait des raisonnements glacés à la place du sentiment : il priait avec ferveur le dieu de Séraphina. Cependant il eut encore la force de refuser au saint enthousiasme de la belle mourante son instante et dernière prière, celle de faire abjuration tout de suite et entre les mains du prêtre qui était présent, ou du moins de le promettre. Il résista ; mais je vois trop que son cœur et son esprit ont cédé, qu’il se reproche même cette résistance, et qu’il ne tardera pas à prendre la route indiquée par celle qu’il adorait. Et le refuge que nous avons été forcés de chercher dans ce couvent, l’ascendant inouï que l’Arménien a pris sur l’esprit du prince, et même sur son cœur, par ses rapports avec Séraphina, ne confirment que trop mes craintes. Je vois, par la réponse de sa sœur, dont je vous envoie une copie, que l’on croit même en Allemagne qu’il a déjà abjuré. Adieu, cher comte ; je vous attends avec impatience.

F***. »

Dans cette lettre était inclus le billet suivant :

« La religion, qui a fait, dans la personne du prince de***, une acquisition si brillante, ne le laissera pas manquer des moyens de continuer le genre de vie qu’il a préféré à son culte, à sa famille, à ses devoirs. Je puis disposer de mes prières et de mes larmes en faveur d’un frère égaré ; je n’ai point de bienfaits à accorder à un frère indigne.

Henriette. »
SUITE
DES MÉMOIRES DU COMTE D’O***.


Sur-le-champ je pris la poste ; je courus jour et nuit, et la troisième semaine j’étais à Venise. Hélas ! toute ma diligence ne servit à rien, il n’était plus temps : le prince avait abjuré publiquement, entouré des prêtres, des cardinaux, des inquisiteurs, de l’Arménien, qui triomphaient de leur conquête. Je ne pus pénétrer jusqu’à lui ; mais on ne parlait à Venise que de sa conversion.

Le baron de F*** était malade de chagrin. Je ne pus le voir au moment de mon arrivée ; mais bientôt je reçus le billet suivant de sa part, écrit d’une main tremblante :

« Retournez d’où vous venez, mon cher O*** ; le prince n’a plus besoin ni de vous ni de moi : toutes ses dettes sont payées ; le cardinal lui sert de père. Le marquis est rétabli et ne le quitte pas, non plus que l’indigne Arménien. Tous triomphent ; et au milieu des honneurs et des plaisirs dont ils entourent leur victime, la plaie de son cœur sera bientôt cicatrisée. Le coupable et malheureux Biondello et l’intéressante Séraphina, qu’ils ont sacrifiés à leur sûreté, restent seuls chargés de tout l’odieux de cette trame, où le prince ne voit au reste qu’un zèle respectable pour la religion qu’il vient d’embrasser. Une fois peut-être j’aurai le courage de vous développer les détails de cette abominable intrigue : à présent je n’en ai pas force. Partez, mon cher comte, et puissé-je bientôt vous suivre ! Ce n’est plus qu’en tremblant qu’on respire cet air empoisonné. »

Malgré cet avis, je ne voulus pas quitter Venise sans avoir encore fait quelques démarches pour parvenir à voir le prince : elles furent infructueuses. Il était obsédé, et la prudence me força de hâter mon départ. Je passai cependant une journée entière auprès du lit de mon ami ; son cœur avait besoin de s’épancher, et j’appris de lui les particularités de l’histoire la plus étrange. Que de faiblesse d’une part ! mais, de l’autre, quelle profonde scélératesse ! Je voudrais pouvoir me dispenser de revenir sur des détails qui remplissent mon âme d’indignation et de douleur ; mais la curiosité, et je vais lui donner à regret un résumé de ma longue conversation avec le baron de F***.

Il paraît certain que le projet d’attirer le prince dans le sein de la mère-église, était formé même avant son départ pour l’Italie ; et peut-être, sans s’en douter, fut-il dirigé sur le choix du séjour de Venise. On connaissait déjà le fond de son caractère et les moyens qui devaient réussir ; cependant ils furent sur le point d’échouer, et le prince leur échappait au moment où on croyait le tenir. Enfin on eut recours à l’abominable intrigue qui eut le succès désiré, et dont j’indiquerai quelques-uns des fils ; un, surtout, de retour d’amitié et de confiance de la part du prince à M. le baron de F***, à portée de les saisir en partie ; car plusieurs circonstances resteront toujours impénétrables.

Celle qui fit pour ainsi dire l’ouverture de la scène, l’étonnante prédiction de l’Arménien, lorsque sur la place Saint-Marc il annonça au prince la mort du prince héréditaire et l’instant précis de cet événement, n’est pas difficile à expliquer ; on la savait même avant qu’elle eût lieu, cette mort nécessaire à leurs projets, et ce malheureux prince fut la première victime de cette trame odieuse. Je renvoie à cette première partie de mes mémoires, pour rappeler au lecteur les différents ressorts que l’on fit jouer alors pour étonner l’esprit du prince et s’en emparer. Le prétendu adepte Arménien (que je désignerai toujours ainsi, ne connaissant pas son vrai nom) était la cheville ouvrière ; c’était tout simplement un Italien. Habile intrigant et familier de l’inquisition, il s’était engagé à amener le prince où l’on voulait, si on laissait les moyens à sa disposition ; et il n’y a que trop bien réussi. Déjoué cependant d’abord par la fermeté inattendue du prince et la maladresse de son complice, il fut forcé de renoncer au merveilleux. Il disparut pour quelque temps, mais ne cessa pas ses intrigues secrètes ; il se servit même avec succès de l’un des fils de la première, dont le prince lui-même avait fourni l’idée, lorsqu’il demanda au Sicilien d’évoquer l’ombre du défunt marquis de Lanoy. Quoique le prince eût été convaincu de l’imposture, une seule circonstance avait déjà fait une forte impression sur son esprit : le mot que son ami lui avait dit en expirant, et qu’il ne put achever, avait toujours occupé sa pensée. On a vu que ce fut la première idée qui s’offrit à lui lors de l’aventure du Sicilien, et il s’attacha à ce qui pouvait expliquer ce mystère. Depuis lors il me parlait souvent de cette fille du marquis dont l’apparition lui avait parlé, comme s’il était convaincu qu’elle existait réellement, et avec le projet de la chercher ; et lorsqu’il désirait si passionnément de retrouver l’Arménien, c’était uniquement pour le faire expliquer sur cet objet. Mais exciter son impatience et sa curiosité, était aussi un de leurs moyens. Aucun ne fut négligé ; il leur importait d’avoir autour de leur proie un homme qui leur fût dévoué. Le pauvre chasseur allemand fut la seconde victime immolée. L’adroit Biondello, un de leurs agent le plus zélé, le remplaça, et de ce moment tout devint facile. Il gagna en entier la confiance de son maître ; il intercepta les lettres, et ils furent au fait de tout ce qu’ils voulurent savoir.

Cependant le caractère indécis du prince, son respect involontaire pour la religion dans laquelle on l’avait élevé, sa conscience timorée, sa faiblesse même présentaient des obstacles qu’il fallait vaincre. Par le moyen de Biondello, on lui fit faire ce cours de lectures philosophiques et métaphysiques qui commencèrent à égarer son esprit et sa raison. Ce plan était bien calculé : avant que de bâtir un nouvel édifice, il fallait détruire l’ancien, laisser la place absolument vide ; et ce fut l’affaire de quelques mois de lectures, de flatteries, et d’association avec les initiés du Bucentaure. L’Arménien sut encore tirer parti, dans cette occasion, du mauvais succès de sa première fourberie. La manière dont le prince l’avait dévoilée, devait nécessairement le conduire par l’orgueil à l’incrédulité.

Lorsqu’il en fut au point où on le voulait ; quand on eut assez affaibli les principes sur lesquels sa moralité était fondée, on en vint à un moyen indispensable à leurs vues : celui de le mettre sous leur dépendance, en le ruinant et en venant à son secours.

C’est ici où le cardinal A***i, et son neveu, le marquis Civitella, entrèrent en scène. Un combat simulé, une blessure supposée, lia entre eux une connaissance intime dont on a vu les suites ; elle entraîna le prince dans le goût du jeu, qui, joint aux dépenses extraordinaires où l’avait conduit le séjour du prince de D***, le ruina complètement. Des avis secrets furent envoyés à la cour pour qu’on refusât les sommes qu’il demandait ; et bientôt n’ayant plus d’autre ressource que la bourse de ses séducteurs, il leur fut entièrement livré.

C’est alors que je fus obligé de partir. Il entrait dans leur plan de m’éloigner à tout prix ; et si ce ne fut que par l’absence, je le dois sans doute à la crainte qu’ils eurent d’éveiller les soupçons du prince, ou d’exciter trop sa sensibilité ; ils la réservaient tout entière pour le dernier acte de leur drame, pour celui qui devait être décisif : au moment où ils voulaient mettre l’amour en jeu, il fallait éloigner la clairvoyante amitié.

Séraphina parut. Cette fille, aussi belle que séduisante, née à Florence dans une classe obscure, attachée quelque temps à un théâtre, en avait été tirée par le marquis de Civitella, qui l’entretint publiquement. La beauté vraiment angélique et l’esprit de Séraphina captivèrent son inconstance naturelle ; il l’aima avec idolâtrie, et ce ne fut pas sans peine qu’il consentit à lui laisser jouer le rôle qu’on lui destinait dans cette intrigue. Son oncle, le cardinal A***i, mettait un zèle extrême à la conversion du prince. Il voulait s’en faire un mérite auprès de la cour de Rome, et n’épargnait rien pour parvenir à ce but. La maîtresse de son neveu, la belle et séduisante Séraphina lui parut réunir tout ce qu’il fallait pour achever de subjuguer le prince. Il exigea du marquis de la céder pour quelques temps ; Séraphina lui promit une fidélité qui lui paraissait facile alors. Le cardinal lui jura qu’une femme qui lui était dévouée serait toujours avec sa maîtresse. L’Arménien s’engagea à la surveiller, et le marquis céda, se promettant bien de les observer aussi lui-même.

On a vu plus haut les commencements de cette intrique, et avec quel art elle fut entamée. Le prince, alors âgé de trente-six ans, naturellement assez froid, ayant vu sans passion les plus belles femmes de l’Allemagne et de l’Italie, ne pouvait pas être pris par des moyens ordinaires. Biondello, dont l’adresse se déploya dans cette occasion avec activité, sut s’emparer de son imagination, et les préparer par degrés à la forte impression que lui fit Séraphina. La manière dont il fit sa connaissance, le mystère dont elle était enveloppée, les difficultés qu’il trouva d’abord à le pénétrer, tout était calculé pour l’enflammer, et il le fut à l’excès.

Depuis longtemps, sans s’en douter, il ne faisait plus un seul pas sans être conduit pas ses maîtres. Quand ils le jugèrent à propos, il retrouva Séraphina, et il fut admis chez elle. Il n’y vit d’abord qu’une femme âgée, espèce de duègne avec un air respectable ; c’était une ancienne maîtresse du cardinal, qui, à cette école, avait appris dans sa perfection l’art de l’hypocrisie. Séraphina, à qui chaque mot était dicté, ne lui disait de son sort que ce qu’il fallait pour porter à son comble l’intérêt et la curiosité, et chaque jour le prince croyait soulever un peu plus le voile qui la couvrait. Elle parlait d’un homme excellent, d’un ange gardien qui lui avait servi de père, et l’avait arrachée au malheur, sous la protection duquel elle vivait encore, mais qui voulait rester ignoré. Le prince était intarissable dans ses questions, et des réponses préparées avec art paraissaient échapper malgré elle à l’ingénue Séraphina : c’est ainsi qu’il découvrait qu’elle avait été élevée dans un couvent en Flandre ; que long-temps elle avait ignoré à qui elle devait le jour ; que le plus aimable des pères s’était enfin fait connaître à elle, et lui avait promis un protecteur puissant dans un ami qu’il voulait lui amener.

Eh bien, dit le prince, qui fut frappé comme d’un trait de lumière, ce père… cet ami… au nom du ciel, parler ; dites-moi… —

Je n’ai plus revu mon père, répondit-elle avec un accent douloureux ; son ami n’a jamais paru ; une nuit impénétrable a couvert leur destinée, et sans doute ils ne sont plus. Si la cruelle mort m’eût privée de l’un des deux, l’autre ne m’aurait pas abandonnée ; mon père m’en avait parlé comme d’un second lui-même. Sans secours, sans asile, ne tenant à rien dans le monde, j’allais m’enchaîner malgré moi, par des vœux éternels, dans ce cloître que je détestais alors, et qui fait à présent l’objet de mes désirs, dit-elle en baissant la voix. L’homme respectable dont je vous ai parlé parut alors comme un ange protecteur ; il était l’ami de mon père aussi ; mais non pas celui qu’on m’avait annoncé : il m’arracha au malheur dont j’étais menacée, et m’a conduite ici. —

Achevez, divine Séraphina, dit le prince en se jetant à ses pieds ; un seul mot de plus, le nom de votre père.

Je l’ignore ; mais voilà son portrait, dit-elle en le sortant de son sein. C’était ce que le prince prévoyait ; c’était son ami, le marquis de Lanoy. Il lui montra à son tour celui qu’il avait ; il se fit connaître pour cet ami, ce protecteur annoncé ; dans son délire, il jura mille fois à Séraphina qu’elle serait son épouse, et demanda d’être présenté à celui qu’elle appelait son ange tutélaire. Il parut, et c’était l’Arménien. Tout fut expliqué au prince ; tout prit l’apparence la plus simple et la plus naturelle. Il fit au prince une histoire adroitement arrangée d’une ancienne liaison avec le père et la mère de Séraphina, et de ses motifs pour l’avoir amenée à Venise. Je savais, lui dit-il, combien vous aviez aimé son père, souvent je vous avais vu ensemble. Mon projet, en amenant Séraphina à Venise, était de vous la présenter, de la mettre sous votre protection. Une correspondance à la cour de votre oncle m’avait instruit de la mort du prince héréditaire ; je fus curieux, je l’avoue, de voir quel effet ferait sur vous cette nouvelle apprise d’une manière extraordinaire.

Ma pupille m’intéressait trop vivement pour ne pas étudier avec soin le caractère du protecteur que je voulais lui donner ; de là, prince, mon obstination à vous suivre, qui me rendit le témoin de la scène du Sicilien. Je vis que vous n’aviez pas oublié le marquis de Lanoy, et je cédai au désir de vous préparer à voir sa fille, et de démasquer en même temps un imposteur qui abusait de votre crédulité.

Mais pourquoi donc vous en tenir là ? dit vivement le prince ; pourquoi ne vous ai-je pas revu ? Par une défiance mutuelle, lui répondit le traître ; vous me crûtes de moitié avec l’imposteur Sicilien ; et moi, prince, je vous avouerai que je vous trouvai trop beau, trop aimable, trop séduisant pour vous montrer à ma pupille ; j’ajournai mon projet, de vous remettre la fille de votre ami, jusqu’au moment où je pourrais, sans danger pour elle, la mener à votre cour, et la placer sous la protection de votre épouse.

Je n’en aurai jamais d’autre qu’elle, s’écria le prince ; je renoncerais à ma couronne plutôt qu’à Séraphina.

Commencez donc à renoncer à vos erreurs, lui dit l’Arménien, et méritez une couronne impérissable. Jamais un hérétique, fut-il sur le trône, ne sera l’époux de Séraphina. Je ne l’ai pas arrachée au malheur sur cette terre, pour lui faire courir le danger d’un malheur éternel. La Providence, qui vous a réunis malgré moi, a sans doute ses vues ; je la laisse faire. Ecoutez la voix qui vous appelle ; respectez la fille de votre ami, et imitez sa piété.

On voit avec quel art le piège avait été dressé ; mais on n’avait pas prévu ce qui arriva à Séraphina. Son rôle était d’amener le prince, par l’amour, à changer de religion. Elle devait donc paraître dévote et sensible. Ces deux caractères, jusqu’alors si étrangers au genre de vie de cette fille, furent d’autant mieux joués, que bientôt ce ne fut plus un jeu. En s’occupant d’un culte jusqu’alors complètement négligé, Séraphina trouva dans la religion un charme qui l’attacha chaque jour davantage. En voyant continuellement un prince aimable, beau, qui l’aimait avec passion et avec délicatesse, elle apprit à connaître le véritable amour. Elle aima son Dieu, elle aima son amant avec cette force, cette énergie, ce feu qui distingue les Italiennes. Ces deux sentiments réunis dans son cœur brûlant, le purifièrent. Si dès cet instant elle ne découvrit pas au prince la tromperie avec laquelle on l’abusait, c’est qu’elle sentait bien que de ce moment elle le perdait pour jamais, et qu’elle désirait sincèrement, par un motif plus respectable que celui de ses guides, de le convertir à la bonne religion qu’elle croyait de bonne foi la seule vraie. Sans doute aussi sous ce motif se cachait la honte de se déshonorer elle-même aux yeux de celui qu’elle adorait, de déchirer de sa propre main ce bandeau auquel elle devait cet amour si passionné, si respectueux, si nouveau pour elle, et qui répandait tant de charmes sur son existence. Il aurait fallu pour cela un effort de courage dont elle n’aurait été capable que lorsqu’il lui fut interdit.

Séraphina continuait donc de passer, aux yeux du prince, pour la fille du marquis de Lanoy ; mais si elle lui en imposait sur sa naissance, il ne lui était pas aussi facile de cacher son amour ; tout la décelait, et le marquis de Civitella, qui s’était fait mener chez elle par le prince, et qui l’observait avec les yeux de la jalousie la plus violente, l’eut bientôt pénétrée. Le prince lui-même lui confia qu’il croyait son amour partagé, et qu’il était dans le dessein de l’épouser secrètement. Sa rage alors fut à son comble ; il fut sur le point de découvrir au prince toute la trame : mais cette découverte n’empêchait pas Séraphina d’être infidelle. Il préféra donc de se taire, et de prévenir par la mort de Séraphina cette infidélité, et l’aveu qu’elle ne tarderait pas à faire. Un poison sûr, préparé par lui-même et mêlé dans une glace, la mit en peu de temps à toute extrémité. Ce fut alors que le prince, au désespoir, fit appeler le baron de F***, et le conduisit auprès du lit de l’infortunée Séraphina. Elle venait d’avoir un entretien avec son confesseur et l’Arménien, et sans doute ils avaient mis au pardon de ses pêchés la condition de ne pas désabuser le prince, et d’obtenir sa conversion… Je meurs, lui dit-elle avec peine, et je meurs en vous adorant. N’en demandez pas davantage. Mais pour prix de cet aveu, pour prix de ma vie, pour que je meure en paix, accordez-moi de mourir avec l’espoir de vous retrouver dans le séjour où je vais vous attendre, si vous écoutez ma prière, si vous jurez devant ce ministre des autels de vous convertir à la seule et vraie religion.

Le prince, à genoux à côté du lit, inondé de larmes, baisait avec transport sa main, et ne lui répondait pas. Elle la retira, la tendit au prêtre : il y plaça le crucifix. Après l’avoir porté à sa bouche, elle le présenta au prince. Au nom de ce Dieu mort pour nous, lui dit-elle avec un dernier effort, adorez-le ; mon pardon m’est promis si j’obtiens cette victoire. Eh, quel pardon ! si vous saviez combien j’en ai besoin ! que de fautes vous pouvez effacer par un seul mot ! Quoi ! celui qui m’a juré tant de fois qu’il voulait faire mon bonheur sur cette terre, me refusera-t-il de l’assurer pour l’éternité ! Oui, prince, nous pouvons, si vous le voulez, être heureux ensemble éternellement.

Le baron de F***, présent à cette scène, m’a dit qu’il était impossible de se faire une idée de l’expression touchante de sa physionomie. Ce beau visage, blanc comme un lis, déjà couvert de la pâleur de la mort, se colora subitement ; un rayon céleste anima encore un instant ces deux grands yeux bruns à demi fermés. Elle les éleva au ciel : O Dieu ! dit-elle, ô divin Sauveur ! acceptez mon repentir ; éclairez sa foi ; touchez son cœur. Elle laissa retomber sur la tête du prince la main dont elle tenait le crucifix ; et après quelques légères convulsions, elle expira.

L’Arménien n’avait pas quitté un instant le pied du lit : ses regards sombres, fixés sur la mourante, lui ordonnaient le silence, et son bras étendu semblait la menacer de l’enfer, s’il lui échappait un seul mot. Jamais se physionomie n’avait paru au baron plus immobile, plus étonnante ; aucun signe d’émotion ne s’y peignit seulement. Il respira avec plus de force lorsqu’il eut entendu le dernier soupir de Séraphina, comme quelqu’un qui aurait échappé à un danger. Il vint au prince, que le baron tenait dans ses bras, et lui dit avec fermeté : Vous l’avez entendu, prince : ce ne sont pas des larmes qu’elle vous demande ; c’est son salut éternel, c’est le vôtre. Écoutez la voix du ciel, et suivez-moi. Le prince, abattu, subjugué, se laissait entraîner, lorsqu’un grand bruit se fit entendre à la porte de la chambre. Elle s’ouvre avec violence, et le marquis de Civitella, pâle, tremblant, hors de lui, entre et jette autour de lui des regards égarés… Séraphina ! Séraphina ! s’écria-t-il avec fureur en se précipitant sur elle ; écoute-moi, réponds-moi ; je le veux, je te l’ordonne. O malheureux ! qu’ai-je fait ! Séraphina, un seul mot à ton amant.

Son amant ! crie à son tour le prince ; et courant au marquis, il veut l’arracher de force du corps inanimé de Séraphina. Tout à coup le marquis se relève de lui-même, et fixant le prince avec des yeux étincelants de fureur : C’est vous, lui dit-il, vous seul qui êtes son assassin ; sans vous elle existerait encore. Le prince le saisit par le bras, lui dit quelques mots que l’on ne put entendre, et sortit avec lui, en défendant au baron de les suivre. L’Arménien avait quitté la chambre au moment où le marquis y était entré.

Le baron, n’osant pas désobéir au prince, voulut lui envoyer au moins son cher Biondello. Il le chercha, et la trouva aux prises avec les douleurs les plus aigues. C’était encore une victime immolée à la sûreté du secret. Le baron donna des ordres pour qu’il fût transporté à l’hôtel et soigné. Il courut ensuite lui-même à la recherche du prince, et le rencontra bientôt, aidant à porter le marquis, dangereusement blessé. Il se joignit à eux, et sur la prière réitérée du marquis, il engagea le prince à se mettre quelque part en sûreté. Ne connaissant aucun lieu d’asile, il était très embarrassé, et regarda cette fois comme un bonheur l’arrivée de l’Arménien, qui le cherchait aussi. Il les conduisit dans le couvent, d’où le baron m’écrivit la lettre qu’on a vue, et qui me fit arriver.

Le cardinal, après avoir jeté feu et flammes, et juré mille fois la mort du prince s’il perdait son neveu, parut s’apaiser. Il vint lui-même au couvent, eut plusieurs conférences avec le prince, l’emmena enfin dans son palais, d’où il n’est sorti que pour faire une abjuration publique. Dès cet instant toutes ses dettes payées, une pension considérable de la cour de Rome, le don d’un superbe palais, toutes les jouissances du luxe, tous les honneurs sont sa récompense. Comme nous ne l’avons point revu, nous ignorons s’il est éclairé sur Séraphina ; mais il paraît consolé et réconcilié avec le marquis, qui est guéri de ses blessures.

Biondello languit quelques jours à l’hôtel, soigné par mon ami. Sa reconnaissance et l’approche de sa fin amenèrent le repentir : il fit au baron un aveu sincère de tout ce qui s’était passé ; et c’est ainsi que nous avons su, avec la plus exacte vérité, les détails que je viens de donner.

Le désir seul de justifier la mémoire d’un prince à qui j’étais tendrement attaché, m’a engagé à prendre des mesures pour que cet écrit voie une fois le jour ; mais les raisons les plus fortes, et que l’on comprendra peut-être, m’obligent d’attendre, pour cet acte de justice et d’amitié, le moment où lui-même et moi nous n’existerons plus.

Au milieu de tant de pièges, comment aurait-il pu échapper ?… Je m’arrête : on connaît les suites de cet événement et son influence ; on sait maintenant quelles en ont été les causes ; on connaît les ressorts cachés : je n’ai plus rien à dire.


FIN.
  1. Non plus sans doute que la plupart de mes lecteurs. En effet, cette couronne déposée aux pieds du prince d’une manière si singulière, si frappante, et les prédictions de l’Arménien me paraissaient tendre si naturellement au même but, qu’à la lecture de ces Mémoires, la première idée qui se présenta à mon esprit fut celle des sorcières de Macbeth, lorsqu’elles le saluèrent par ces paroles : « Honneur au Than de Glamis, qui sera roi un jour ! » Il en sera de même, j’en suis sûr, d’un grand nombre de mes lecteurs. Lorsqu’une certaine idée est entrée dans l’ame d’une manière frappante, toutes celles qui se présentent ensuite, n’eussent-elles avec celles-là qu’un rapport assez éloigné, doivent nécessairement prendre le même caractère. Le Sicilien, en faisant voir au prince qu’il était connu, n’avait eu d’autre but que de frapper son imagination, et sans doute il avait ainsi concourru aux vues de l’Arménien. Ainsi, quoique l’histoire perde sans doute beaucoup de son intérêt par la simplicité d’un dénouement que l’on aurait cru d’un genre plus relevé, j’ai été obligé, comme historien, de rapporter le fait tel qu’il est parvenu à ma connaissance.
    Note de l’Éditeur
  2. La suite a parfaitement justifié le soupçon du prince. Quelques jours après, lorsque nous donnâmes des nouvelles du prisonnier, nous apprîmes qu’il avait disparu.
    Note de l’auteur.
  3. Tous ceux qui ont l’avantage de connaître le prince de*** d***, et qui auront été à même d’apprécier son esprit et ses connaissances, trouveront sans doute de l’exagération dans le jugement sévére qu’en porte ici le baron de Fx**, et qu’on ne peut attribuer qu’à la jeunesse et à la prévention du censeur.
    Note du comte d’O***.
  4. L’on me permettra de supprimer ici une suite de raisonnemens trop subtils pour que le plus grand nombre de mes lecteurs puisse en saisir le fil ; et trop arides pour pouvoir intéresser les autres. C’est avec peine que l’on voit un prince, d’un caractére d’ailleurs si estimable, s’enfoncer dans le labyrinthe d’une obscure métaphysique, pour y chercher de quoi justifier ses erreurs, On me saura gré peut-être de ne l’avoir point suivi dans les sentiers rocailleux et les défilés glissans où sa manie le conduit. Ce que j’ai conservé de ses sophismes est la partie la plus saillante de cette longue et fastidieuse discussion ; on pourra, par elle, se faire une idée du reste. Le baron de F*** y répond ; mais trop faible raisonneur pour tenir tête à un adversaire si bien exercé, et que d’ailleurs il doit ménager ses aveux, ses observations et ses réponses sont plus propres à affermir le prince dans le triste système qu’il défend, qu’à en dissiper l’illusion.
    Note du Traducteur.