Le Nécromancien ou le Prince à Venise/Lettre première
Je vous remercie, mon digne ami, de m’avoir permis de continuer, malgré l’absence, une intime confiance qui a fait tout mon bonheur pendant votre séjour à Venise. Vous le savez ; il y a certaines choses sur lesquelles je n’ai personne ici avec qui je puisse m’en-
tretenir à cœur ouvert. Quoi que vous puissiez me dire, j’ai ce peuple en aversion, depuis surtout que le prince est devenu un des leurs ; votre départ m’a laissé seul, et je me trouve comme abandonné au milieu de cette ville populeuse. Z*** prend plus facilement son parti : les beautés de Venise le dédommagent des désagréments que nous éprouvons ensemble, ou les lui font oublier. Au fond, que regretterait-il ? il n’a vu et ne demande dans le prince qu’un maître ; il le trouve en tout point : mais moi, vous savez quelle part mon cœur a toujours pris aux peines et aux plaisirs du prince, et combien je lui devais cet attachement. Il y a seize ans que je suis auprès de lui et que je ne vis que pour lui. A l’âge de neuf ans, je suis entré à son service ; dès lors je ne l’ai pas quitté un instant. Je me suis formé avec lui et pour lui ; j’ai partagé toutes ses aventures, les petites comme les grandes ; je vivais de son bonheur. Jusqu’à cette année malheureuse, je n’ai vu en lui qu’un frère aîné, un ami ; son regard était pour moi un soleil bienfaisant ; auprès de lui, quand il était heureux, ma félicité était sans nuage, et il faut que tout cela… s’écroule dans cette malencontreuse cité.
Depuis que vous nous avez quittés tout bien changé autour de nous. Le prince de D*** est arrivé la semaine dernière avec une suite nombreuse, et il a imprimé à notre cercle un mouvement rapide et brillant. Comme il est allié de très-près à notre prince, et qu’ils sont parfaitement bien ensemble, il est probable qu’ils se quitteront peu jusqu’à son départ, qui paraît fixé à l’Ascension. Ils n’ont déjà pas mal commencé : depuis dix jours le prince n’a pas eu le temps de respirer. Celui de… D… à d’abord pris le vol le plus élevé, et il pourra le soutenir, son séjour ici devant être si court. Mais ce qu’il y a de fâcheux, c’est que notre prince, vu la position respective des deux maisons, n’a pas cru devoir rester en arrière. Au reste, notre séjour à Venise n’étant pas non plus infiniment éloigné de son terme, il faut espérer que la dépense extraordinaire dont il a été l’occasion, finira aussi avec lui.
Le prince de F… d… est ici, dit-on, pour les affaires de l’ordre Teutonique : il s’imagine en conséquence y jouer un rôle important. Vous comprendrez aisément que toutes les connaissances du prince n’ont pas tardé à être les siennes. Il a été reçu en grande pompe dans le Bucentaure, et assurément il y avait des droits incontestables, puisqu’il s’est mis dans la tête de faire à la fois l’esprit fort et le bel esprit, et que dans les correspondances qu’il entretient avec les quatre parties du monde, il ne se fait appeler que le Prince philosophe. Je ne sais si vous avez jamais eu le bonheur de le rencontrer. Un extérieur heureux, des yeux pleins de vivacité, un air de connaisseur, un étalage de lecture, un naturel étudié (passez-moi ce terme), une noble condescendance aux sentiments de l’humanité, une confiance en lui-même digne d’un héros, et surtout une éloquence à laquelle tout doit nécessairement céder : qui pourrait refuser son hommage à un héritier du roi, qui possède des qualités aussi éminentes ? La suite nous apprendra quel doit être en parallèle avec tant d’avantages si brillans, l’effet du mérite réel, mais sans éclat, de notre prince. Notre demeure n’est plus la même : nous occupons un magnifique palais vis-à-vis de la nouvelle procuratie ; le prince se trouvait trop à l’étroit à l’hôtel du Maure. Notre suite s’est augmentée de dix personnes : pages, heiduques, nègres, etc., tout est dans le grand genre. Vous vous êtes plaint quelquefois de la dépense ; ah ! c’est bien autre chose à présent !
Nos rapports intérieurs sont à peu près toujours les mêmes, si ce n’est que le prince, qui n’est plus contenu par votre présence, est devenu encore plus froid et monosyllabique avec nous. Nous ne le voyons presque plus, hors les moments où il s’habille. Sous prétexte que nous parlons mal français, et point du tout italien, il a trouvé le moyen de nous exclure de la plupart de ses sociétés. Je m’en console aisément pour mon compte ; mais dans le fait je crois qu’il a honte de nous. Ce sentiment de sa part m’afflige ; parce qu’il est injuste ; je ne sais pas où nous nous le sommes attiré.
De tous ses gens (puisque vous désirez des détails), il ne se sert presque plus que de Biondello ; c’est celui, comme vous le savez, qui a remplacé son chasseur. Dans sa nouvelle manière de vivre, cet homme lui est devenu indispensable. Il connaît tout à Venise ; il sait tirer parti de tout. Il a cent yeux, il a cent bras, dont il peut à chaque instant disposer. Ses moyens favoris sont, à ce qu’il assure, les gondoliers. Il est surtout utile au prince, en lui faisant connaître d’avance tous les nouveaux visages qu’il rencontre dans la société ; et le prince a toujours trouvé parfaitement justes les renseignements qu’il en reçoit. D’ailleurs il parle et écrit l’italien et le français parfaitement ; aussi remplit-il l’office de secrétaire auprès de lui. Il faut que je vous cite un trait de la fidélité généreuse et désintéressée de ce bon serviteur ; vous le trouverez rare pour un homme de cet état. Un marchand considérable de Rimini demanda dernièrement à parler au prince ; il s’agissait d’une plainte sur Biondello, d’une nature bien singulière. Le procurateur, son dernier maître, homme religieux et singulier, avait vécu dans une inimitié irréconciliable avec ses parens, et avait voulu leur en faire sentir les effets même après sa mort. Biondello possédait entièrement sa confiance ; il était le dépositaire de tous ses secrets. Le procurateur, à son lit de mort, lui fit promettre de ne révéler jamais rien à ses parens de ce qui pourrait être à leur avantage, et un legs très considérable devait récompenser son silence. A l’ouverture du testament et à l’examen des papiers, il se trouva des lacunes et des choses embrouillées, que Biondello seul pouvait éclaircir. On vint à lui ; il nia obstinément de rien savoir, et il aima mieux abandonner aux héritiers le legs que lui avait fait son vieux maître, que de violer ses secrets. Des offres considérables lui furent faites de la part des parens ; elles ne purent le tenter ; et pour échapper à leurs importunités et à leurs menaces, il crut devoir entrer au service du prince. Ce fut à celui-ci que s’adressa le marchand, qui était le principal héritier de la succession. Inutilement des offres plus grandes encore que les premières furent faites, si Biondello voulait parler ; les instances mêmes du prince ne purent l’engager à les accepter. Il lui avoua cependant qu’en effet des secrets importans lui avaient été confiés ; il convint même que le procurateur avait porté beaucoup trop loin sa haine contre sa famille. Mais, ajouta-t-il, c’était mon maître, mon bienfaiteur ; il est mort plein de confiance en ma fidélité ; j’étais l’unique ami qu’il laissât en ce monde : pourrais-je trahir son espoir ? Enfin, pour ôter au prince toute espérance de le gagner, il lui a laissé entrevoir que la mémoire de son maître souffrirait immanquablement de ce qu’il pourrait révéler. Ne trouvez-vous pas bien de la délicatesse, de la noblesse même dans cette conduite ? Vous concevez que le prince n’insista pas davantage pour lui faire rompre un silence qu’il approuvait, et que la rare fidélité que Biondello a su garder à son maître mort, lui a gagné entièrement la confiance de son maître vivant.
Adieu, cher et respectable ami ; soyez heureux autant que je le souhaite. Que je voudrais goûter encore cette vie tranquille que nous avons menée ici, et que vous saviez nous rendre si douce ! Mais, je le crains, les meilleurs moments de notre séjour à Venise sont passés… Si du moins il n’en était pas ainsi pour le prince !… Il faudrait qu’une expérience de seize ans m’eût bien trompé, si l’élément dans lequel il vit se trouvait être celui de son bonheur !