Le Nécromancien ou le Prince à Venise/Lettre V



Le baron de F***, au comte d’O***. 1er Juillet.


Comme nous approchons du moment de notre départ de Venise, nous avons destiné cette semaine à voir ce qu’il y a ici de plus remarquable en tableaux et en édifices ; nous avons renvoyé cette tournée jusqu’au dernier moment, ainsi qu’il arrive souvent. Un des tableaux dont on nous avait parlé avec le plus d’éloges, était celui des Noces de Cana, par Paul Véronèse, dans un couvent de Bénédictins de l’île de Saint-George. N’attendez pas de moi une description de ce chef d’œuvre ; je l’ai trop admiré pour pouvoir le décrire. Il aurait fallu au moins autant d’heures que nous y avons employé de minutes pour examiner dans tous ses détails une composition de cent vingt figures, et de plus de trente pieds de largeur. Quel œil humain pourrait embrasser tout l’ensemble d’un ouvrage aussi composé, et jouir à la fois de toutes les beautés que l’artiste y a prodiguées ? Et un ouvrage de ce mérite, fait pour être exposé dans un édifice public où il pût être librement admiré de chacun, ne sert qu’à réjouir les yeux de quelques moines dans la salle d’un obscur réfectoire ! L’église de ce couvent, qui est l’une des plus belles de la ville, mérite également l’attention de l’observateur.

Vers le soir nous nous fîmes conduire vers la Giudecca, pour y jouir, dans ses beaux jardins, de la plus délicieuse soirée. La compagnie, qui n’était pas nombreuse, se dispersa bientôt ; et Civitella, qui avait cherché tout le jour l’occasion de ma parler en particulier, me prit à part dans un bosquet.

— Baron, me dit-il en y entrant, vous êtes l’ami du prince, et je sais de bonne part qu’il n’a rien de caché pour vous. En entrant aujourd’hui dans son hôtel, j’en ai vu sortir un homme dont le métier m’est connu, et en arrivant au près du prince, j’ai observé quelques nuages sur son front.

Je voulus l’interrompre.


— Ne me le niez pas, continua-t-il ; j’ai parfaitement vu l’homme en question, et je le connais à ne m’y pas méprendre. Est-il donc possible que le prince, ayant à Venise des amis qui lui ont d’aussi grandes obligations, s’adresse de préférence à des hommes de l’espèce de celui que j’ai rencontré dans son hôtel ?... Soyez vrai, baron ; le prince est-il dans l’embarras ? Ce serait en vain que vous chercheriez à me le cacher. Je l’apprendrai également de son homme, dont le secret ne résiste pas à l’attrait de l’argent.

— Monsieur le marquis...

— Je dois vous paraître indiscret ; excusez-moi ; si je l’étais, ce ne serait uniquement que pour n’avoir pas à me faire le reproche d’être ingrat. Je dois la vie au prince ; je lui dois plus, c’est de m’en avoir appris le véritable usage. Et je le verrais faire des démarches qui doivent lui coûter, parce qu’elles sont au-dessous de lui ! il serait en mon pouvoir de lui en épargner le désagrément, et je demeurerais tranquille !

— Le prince n’est pas dans l’embarras, lui dis-je. Quelques remises d’argent que nous attendions par Trente nous ont manqué... C’est sans doute l’effet de quelqu’accident... Peut-être aussi, dans l’incertitude où l’on est du moment de notre départ de Venise, attendait-on du prince des ordres plus précis... Voilà à quoi nous en sommes, et effectivement...

Le marquis secoua la tête :


— Ne vous méprenez pas sur mes intentions, me dit-il ; il n’est point ici question de m’acquitter des obligations infinies que j’ai au prince ; toutes les richesses de mon oncle seraient loin d’y suffire. Mon désir est seulement de lui épargne quelques minutes de désagrément. Mon oncle possède de grands biens ; ils sont à ma disposition exactement, comme à la sienne. Un heureux hasard me présente l’occasion d’être de quelqu’utilité au prince ; ne m’enviez pas, je vous prie, le plaisir que j’aurais à en profiter. Je sais, continua-t-il, ce qu’exige de lui sa délicatesse ; mais s’il a quelqu’égard pour la mienne, il sera assez généreux pour ne pas me refuser la satisfaction d’alléger un peu, par un si faible service, le poids des obligations dont il m’accable.

Il insista jusqu’à ce que je lui eusse promis de faire tout ce qui serait en mon pouvoir pour obtenir ce qu’il demandait. J’ajoutai cependant que j’espérais peu de mes efforts, d’après la connaissance que j’ai acquise du caractère du prince. Le marquis, pour les conditions, se soumettait exactement à tout ; mais il avouait qu’il ne verrait pas sans chagrin que le prince voulût traiter avec lui comme il traiterait.

Dans la chaleur de la conversation, nous nous étions écartés du reste de la compagnie, et nous allions la rejoindre lorsque nous fûmes rencontrés par Z***.


— Je cherche le prince, nous dit-il ; n’a-t-il point été avec vous ?

— Nous allions rejoindre la compagnie, et nous comptions de l’y trouver.

— Il n’y est point, et nous ne savons ce qu’il est devenu.


Civitella imagina que peut-être il aurait eu l’idée de visiter l’église voisine dont il lui avait parlé avec éloge ; nous nous mîmes en chemin pour l’y chercher. De loin nous aperçûmes Biondello qui l’attendait à l’une des portes ; et nous n’étions pas éloignés de lui, lorsque, par une autre porte, nous vîmes le prince sortir avec précipitation de l’église. Son visage était enflammé : il cherchait des yeux Biondello, et l’ayant aperçu, il l’appela par son nom ; il lui dit quelques mots d’un air préoccupé, et sans détacher ses regards de la porte qui était restée ouverte. Biondello, ses ordres reçus, rentra en hâte dans l’église. Le prince, traversant la foule, passa assez près de nous sans nous apercevoir, et nous le trouvâmes avec la compagnie qu’il avait rejoint avant nous. On convint de souper dans un pavillon ouvert du jardin, où le marquis, sans nous en avoir prévenu, nous avait préparé un concert . Nous entendîmes avec un vrai ravissement une jeune chanteuse qui joignait à l’avantage d’une voix charmante une figure d’une beauté remarquable. Rien cependant ne paraissait faire impression sur le prince : il parlait peu, répondait avec distraction, et ses regards étaient presque toujours tournés vers le côté où Biondello ; qu’il semblait attendre avec une vive impatience, devait se montrer à ses yeux. Civitella lui demanda comment il avait trouvé l’église ; il sut à peine que lui répondre. On parla des principaux tableaux qui y attirent les voyageurs ; il ne les avait point remarqués. Nous interrompîmes nos questions, voyant qu’elles le fatiguaient. Les heures s’écoulèrent, et Biondello ne revenait point. L’impatience du prince é tait alors montée à son comble : il se leva de table, et passa dans une allée voisine, où il se promenait à grands pas. Personne ne comprenait la raison d’une agitation si extraordinaire ; je n’osai me hasarder à lui en demander la cause : depuis longtemps j’ai vu disparaître la familiarité qui régnait auparavant entre nous. J’attendis donc le retour de Biondello avec une impatience d’autant plus grande, qu’il pouvait seul m’expliquer cette énigme.

Il ne revint qu’après dix heures, et les nouvelles qu’il rapporta ne rendirent pas le prince moins silencieux qu’avant son retour. Il rejoignit la compagnie avec un air d’humeur ; et après quelques moments de conversation, d’ennui et de silence, ayant demandé des gondoles, nous prîmes le chemin du l’hôtel.

De toute la soirée, je ne pus trouver l’occasion de parler à Biondello ; je fus donc obligé de me coucher, sans avoir pu satisfaire mon impatiente curiosité. Le prince nous avait quitté de bonne heure. Mille pensées différentes qui me roulaient dans la tête me tinrent longtemps éveillé. Je l’entendais se promener dans sa chambre à coucher, qui était au-dessus de la mienne. Enfin le sommeil l’emporta : Il n’y avait pas longtemps que j’étais endormi, lorsqu’à demi réveillé par une voix qui s’était fait entendre, je sentis une main passer sur mon visage : en ouvrant les yeux, je vis le prince devant mon lit, une lumière à la main. Ne pouvant dormir, me dit-il, il me priait de lui sacrifier quelques moments de sommeil. Je voulus me lever ; il m’ordonna de rester, et il s’assit auprès de moi sur mon lit.

Aujourd’hui, me dit-il, il m’est arrivé une aventure dont l’impression ne s’effacera jamais de mon âme. Je vous avais quitté, comme vous le savez, pour aller voir l’église de *** dont Civitella m’avait parlé, et dont l’extérieur s’annonçait de loin de manière à exciter ma curiosité. Comme ni lui ni vous n’étiez dans ce moment à ma portée, je fis seul le peu de chemin qu’il me restait à faire pour y arriver. Biondello me suivait ; je lui dis de m’attendre à la porte. L’église était entièrement vide : une espèce de frisson me saisit en y entrant ; c’était l’effet sans doute du passage d’une atmosphère chaude et très éclairée à l’obscurité et à la fraîcheur de ce lieu. Je me vis seul sous une immense voûte, où régnait le silence solennel des tombeaux. Je me plaçai au milieu du dôme, et me livrai à tout l’effet de ces différentes impressions. Peu à peu les grandes proportions de cet édifice majestueux se développèrent à mes yeux ; je ne saurais définir le sentiment de plaisir que me donnait cette contemplation. La cloche du soir se faisait entendre, et ses sons retentissaient doucement le long de ces voûtes comme dans mon âme. Quelques tableaux ayant attiré mon attention du côté de l’autel, je m’approchai pour les examiner : insensiblement j’avais parcouru tout un côté de l’église, et j’étais parvenu à l’extrémité opposée à la principale entrée. Ici, je montai quelques marches qui, tournant autour d’une colonne, conduisaient à une chapelle latérale, où se trouvent quelques petits autels et quelques statues de saints dans des niches. En me tournant à droite pour m’avancer dans la chapelle, j’entends tout près de moi un léger murmure, comme de quelqu’un qui parle à voix basse ; je me tourne, et à deux pas de moi se présente tout à coup à mes regards une figure de femme... Mais cette figure !... C’est en vain que je tenterais de vous la décrire. Un mouvement d’effroi m’avait saisir ; bientôt il fit place à la plus douce admiration.

— Et cette figure, mon prince, êtes-vous assuré que ce fût un être vivant ? N’était-ce pas peut-être un simple tableau, ou encore une de ces illusions qu’une imagination vive peut enfanter ?

— Ecoutez-moi, je vous prie ; c’était une femme... Non, jusqu’à ce moment je n’avais pas connu la beauté. Tout était obscur autour d’elle : le jour, sur son déclin, n’entrait dans la chapelle que par une seule fenêtre. Les derniers rayons du soleil couchant n’éclairaient plus que cette figure. A genoux et presque couchée, elle était prosternée devant l’autel, avec une grâce touchante et réellement inexprimable. Le tout ensemble formait le contour le mieux dessiné, le plus heureux, la plus belle ligne de la nature. Son habillement de crêpe noir, après avoir embrassé le plus beau corps et les bras les mieux arrondis, dont il conservait exactement les formes, se déployait ensuite en larges plis autour d’elle comme une robe espagnole. Ses longs cheveux, d’un blond cendré, rassemblés en deux larges tresses qui s’étaient échappées par leur poids de dessous son voile, flottaient négligemment autour d’elle. L’une de ses mains était posée sur le crucifix ; doucement penchée, elle s’appuyait sur l’autre. Mais où trouverai-je des termes pour peindre cette physionomie céleste, où la pureté d’un ange, qui paraissait là comme sur son trône, mêlait son charme irrésistible à celui de la beauté ? Le soleil, qui éclairait cette tête divine de ses rayons mourants, formait autour d’elle comme une gloire aérienne... Vous rappelez-vous de la Madona de votre Florentin ? Je l’ai retrouvée là tout entière, même jusqu’à ces légères irrégularités que nous y avons observées, et qui rendaient cette figure si séduisante.

— Voici l’histoire de cette Madone dont parlait le prince : Peu après votre départ, il fit la connaissance d’un peintre florentin qui avait été appelé à Venise pour peindre un tableau d’autel, dans une église dont je ne me rappelle plus le nom. Il avait apporté avec lui trois tableaux, qu’il destinait à la galerie du prince Cornaro. C’était une Madona, une Héloïse et une Vénus presque nue, toutes trois de la plus grande beauté ; et quoique de genres si différents, d’un mérite si égal, qu’il était presque impossible de se décider à l’exclusion de l’une des trois. Le prince seul ne resta pas un seul instant indécis entre elles. A peine y eut-il jeté les yeux, que la Madone seule absorba toute son attention. Il admirait le génie du peintre dans les deux autres ; en voyant celle-ci, il oubliait l’art et l’artiste, tout occupé du chef-d’œuvre qu’il avait devant les yeux. Le peintre, qui au fond du cœur approuvait le jugement du prince, refusait obstinément de séparer ces trois morceaux, et demandait quinze cents sequins pour le tout. Le prince lui en offrit la moitié pour la seule Madone. Le peintre persista ; et je ne sais trop ce qui en serait résulté, si, sur ces entrefaites, il ne s’était présenté un chateur plus hardi. Deux heures après, les trois tableaux étaient partis : nous ne les avons plus revus. C’était celui de la Madone que le prince me rappelait dans ce moment.

J’étais absorbé, continua-t-il, dans la contemplation de cette scène ; elle ne m’avait point aperçu, et sa dévotion l’absorbait tellement, que mon arrivée m’avait point paru l’en distraire. Son âme s’élevait vers son Dieu ; la mienne ne pouvait s’occuper que d’elle. Je l’avoue, le sentiment que j’éprouvais en la voyant était une sorte d’adoration. Toutes ces figures de saints, ces cierges, ces autels qui se présentaient à mes regards ; rien jusqu’à ce moment n’avait pu me rappeler la destination de ce lieu. Alors seulement je fus frappé de ce saisissement qu’on éprouve dans un sanctuaire. Vous l’avouerai-je enfin ? dans ce moments je croyais fermement à celui sur lequel sa belle main se trouvait placée ; je croyais voir la réponse du Christ dans ses yeux ; sa touchante dévotion le rendait présent à ma pensée, et mon âme suivait la sienne dans les cieux.

Elle se leva ; et ce fut alors que je revins à moi-même. Le bruit que je fis en me rangeant précipitamment de côté, me fit apercevoir d’elle. Le voisinage d’un inconnu pouvait la surprendre ; ma hardiesse pouvait l’offenser : aucun de ces deux sentiments ne s’annonçait dans le regard qu’elle laissa tomber sur moi. Je n’y vis qu’une expression de paix profonde et de bonheur ; l’agréable sourire de la bonté embellissait ses joues ; elle venait du ciel, et j’étais l’heureux mortel qui s’offrait le premier à sa bienveillance. Les dernières paroles de sa prière étaient sur ses lèvres ; elle n’avait point encore touché la terre.

Il se fit alors un mouvement dans un autre coin de la chapelle. C’était une dame d’un certain âge, qui derrière moi se relevait d’un prie-dieu. Je ne l’avais pas aperçue jusqu’à ce moment ; elle n’était qu’à quelques pas de moi, et pouvait avoir remarqué tous mes mouvements. Cette idée me troubla ; je baissai les yeux en terre, et pendant ce moment on passa rapidement auprès de moi.

Je fis ici quelques observations au prince pour le rassurer sur la crainte que cette dernière circonstance semblait lui donner.

Il est étrange, continua-t-il après quelques instants de silence, que l’on puisse vivre entièrement dans un objet qui un moment auparavant n’existait pas pour nous, et dont nous n’aurions jamais senti l’absence. Comment un seul instant peut-il donc faire de l’homme deux êtres si différents ? Il me serait aussi impossible de revenir aux projets et aux plaisirs qui m’occupaient encore hier matin, que de retourner aux jeux de mon enfance. Depuis que je l’ai vue, depuis que son image habite ici, je ne connais qu’un seul sentiment ; il m’occupe tout entier, il absorbe toutes les pensées de mon âme. Non, c’en est fait, je ne pourrai jamais aimer qu’elle ; rien d’autre dans ce monde ne peut plus faire impression sur moi.

Songez cependant, mon prince, lui dis-je, dans quelle disposition d’esprit vous vous trouviez quand vous fûtes surpris par cette apparition, et combien toutes les circonstances qui l’ont précédée, en montant votre imagination, étaient propres à en préparer l’effet. Passant subitement d’un jour très-éclairé et du tumulte de la rue à l’obscurité silencieuse de cette église ; livré, comme vous l’avez observé vous-même, à toutes les sensations que pouvaient produire chez vous la tranquillité profonde et la majesté de ce lieu ; déjà disposé par l’admiration des chefs-d’œuvre qui vous y avaient frappé, à recevoir toutes les impressions de la beauté ; vous croyant seul et vous trouvant tout à coup vis-à-vis d’une femme qui, eût-elle été moins belle, vous aurait également frappé en se présentant à vos regards sous le jour le plus favorable, dans une attitude heureuse, et avec l’expression d’une piété douce et fervente, quoi de plus naturel que votre imagination, subitement exaltée par l’effet de ces accessoires, se soit formé de la principale figure du tableau une perfection idéale à laquelle la réalité peut-être ne répond pas !

— L’imagination peut-elle donner ou rendre ce qu’elle n’a jamais reçu ? Dans tout ce qui est soumis à son empire, y a-t-il rien qui puisse être placé à côté de cette image céleste ? Elle est là, entière et vivante comme dans le moment où je la contemplais. Je ne possède que cette image, mais je ne la donnerais pas pour le monde entier.

— Mon prince, c’est de l’amour.

— Est-il donc nécessaire que ce qui me rend heureux ait un nom ? L’amour ! ne ravalez pas le sentiment que j’éprouve par ce nom vulgaire, que mille âmes faibles donnent à la passion qui les séduit.

— De quel nom l’appelleriez-vous ?

— L’être qui l’inspire n’existait point auparavant, et il est nouveau comme lui. Quel autre mortel éprouva ce que je sens ? L’amour ! non ; ce qu’on appelle amour n’est nullement à craindre pour moi.

— Vous avez envoyé Biondello sans doute pour suivre les traces de votre inconnue et prendre quelques renseignements à son sujet : ce que vous a-t-il rapporté ?

— Biondello n’a rien découvert, rien du moins qui puisse me satisfaire. Il l’atteignit à la porte de l’église : un homme d’un certain âge, décemment vêtu, et qui avait l’air d’un bourgeois de cette ville plutôt que d’un domestique, s’est trouvé là pour la conduire à sa gondole. Plusieurs mendiants se sont présentés sur son passage ; ils l’ont présenté sur son passage ; ils l’ont quittée d’un air satisfait. J’ai vu à cette occasion, m’a dit Biondello, une main qu’ornaient des bagues de prix. Elle s’entretint un moment avec sa compagne, mais dans une langue que Biondello ne comprenait pas : il prétend que c’est en langue grecque. Comme il y avait un peu de chemin à faire pour arriver jusqu’au canal, il s’était fait une sorte de rassemblement de ce côté-là ; les passants s’arrêtaient pour la voir ; personne cependant ne la connaissait. C’est un effet de l’empire qu’exerce partout la beauté : chacun se rangeait avec respect de côté pour lui faire place. Elle laissa tomber sur son visage un voile qui le couvrait à moitié, et elle entra dans sa gondole. Biondello la suivit des yeux tout le long du canal de la Giudecca ; la foule, qu’il ne pouvait percer, l’empêcha de la suivre plus loin.

— Mais le gondolier ne l’a-t-il pas du moins remarqué de manière à le reconnaître ?

— Il croit pouvoir parvenir à le retrouver ; ce n’est cependant aucun de ceux avec lesquels il s’es mis en relation. Les mendiants, qu’il a questionnés, n’ont pu lui dire autre chose, sinon que depuis quelques semaines elle paraissait dans l’île tous les samedis soir, et qu’elle leur donnait régulièrement chaque fois une pièce d’or à partager entre eux. La dernière qu’ils en avaient reçue était un ducat hollandais, que Biondello leur changea pour me l’apporter.

— C’est donc une grecque, à ce qu’il paraît, d’un rang distingué, et de plus bienfaisante et riche. En voilà assez, peut-être trop ; mais mon prince, peut-être trop ; mais une grecque ! et dans une église catholique !...

— Pourquoi non ? Elle peut avoir changé de religion... Quoi qu’il en soit, j’avoue qu’il y a là-dedans quelque chose de mystérieux. Pourquoi une seule fois la semaine ? pourquoi régulièrement tous les samedis soir ?... et dans cette église ?... et dans un moment où, à ce que m’assure Biondello, il n’y a jamais personne ? C’est-ce que je saurai au plus tard samedi prochain ; mais jusqu’alors, mon cher ami, aidez-moi à traverser rapidement cet espace immense de temps. Ah ! c’est en vain... les heures s’écoulent avec lenteur... et mon âme brûle.

— Mais, ce jour arrivé, que vous proposez-vous de faire, mon prince ?

— Ce que je ferai ! je la verrai, j’apprendrai sa demeure, je saurais qui elle est. Mais que m’importe, au reste ? ce que j’ai vu d’elle me rendait heureux ; je suis donc assuré d’être heureux en la revoyant.

— Et note départ de Venise, qui est fixé au commencement du mois prochain !

— Pouvais-je prévoir que Venise contiendrait un trésor d’un si grand prix pour moi ? Vous me parlez de ma vie d’hier ! je n’existe et ne veux exister que d’aujourd’hui.


Ici, je crus avoir trouvé l’occasion de tenir parole au marquis. Je fis comprendre au prince qu’un plus long séjour ne s’arrangerait pas trop avec l’épuisement de sa caisse et les faibles ressources que pouvait lui offrir sa cour. J’appris à cette occasion ce que j’avais toujours ignoré, que sa sœur, la princesse régnante de ***, lui avait fait passer, à l’insu de ses autres frères, des sommes assez considérables, et qu’elle était disposée à lui en fournir de plus grandes dans le cas où la cour du prince le laisserait dans l’embarras. Cette sœur, dévote, comme vous le savez, jusqu’à l’exaltation, ne croit pas pouvoir employer plus convenablement les épargnes qu’elle fait dans l’une des cours les plus économes de l’Europe, qu’en les destinant à un frère dont elle connaît la bienfaisance, et qu’elle aime avec enthousiasme. Je n’ignorais pas, il est vrai, qu’il existait entre eux d’anciennes et d’étroites relations ; mais les dépenses du prince pouvant être tirées de sources connues, je ‘ne imaginais pas de cachées. Quel est l’emploi qu’il en fait, c’est ce que j’ignore parfaitement encore ; mais d’après la connaissance que j’ai acquise de son caractère, je ne puis douter qu’il ne soit de nature à lui faire honneur. Au reste, j’étais loin d’imaginer qu’il pût avoir pour moi de pareils secrets. Après cette découverte, je ne pouvais me dispenser de lui parler des offres du marquis : à mon grand étonnement, elles furent acceptées sans la moindre difficulté. Il me donna plein pouvoir de traiter avec lui de la manière que je jugerais la plus convenable, et de rembourser immédiatement l’usurier ; quant à lui, il se proposait d’écrire encore au premier moment à sa sœur.

Le matin était arrivé quand nous nous séparâmes. Quelque fâcheux que cet événement soit pour moi, sous plus d’un rapport, ce que j’y vois de plus agréable est la prolongation de notre séjour à Venise. J’attends au reste de cette nouvelle passion un bon effet plutôt qu’un mauvais : peut-être arrachera-t-elle le prince à ses rêves métaphysiques, pour le ramener au train ordinaire de l’humanité. Elle aura sans doute sa crise, et pourra bien produire l’effet d’une maladie procurée par l’art, et dont la guérison doit entraîner celle d’une maladie plus dangereuse et plus ancienne.

Portez-vous bien, mon cher comte ; je vous ai écrit tout ceci pendant que j’en avais la mémoire fraîche. La poste va partir ; vous recevrez cette lettre en même temps que la précédente.