Le Nécromancien.

Les faubourgs de Genève sont fréquentés par ces diseuses de bonne aventure qu’entretient la crédulité des villageois d’alentour et quelquefois même des grandes dames de la ville. Une de mes parentes qui habitait les environs avait une foi aveugle en leur science. Depuis long-temps elle n’avait reçu aucune nouvelle de son fils qui servait dans les armées de Bonaparte ; son sort l’inquiétait extrêmement. Elle se décida donc à aller consulter la pythonisse du lieu ; je l’accompagnai. On nous introduisit auprès d’une femme jeune encore, d’une taille élevée, mais bien prise, aux cheveux blonds et aux yeux bleus… Je ne pouvais croire d’abord que ce fut la devineresse que nous cherchions ; je me l’étais dépeinte toute autrement. Ce devait être une vieille femme décrépite, au visage ridé et blême, à la chevelure rare et blanchie par l’approche de son dernier hiver. Mon incertitude dura peu ; la devineresse mit en jeu sa roue merveilleuse, nous assura que la personne à laquelle nous nous intéressions se portait fort bien, et que nous en recevrions une lettre sous peu de jours. Dès le troisième jour, la lettre arriva en effet ; la joie de ma parente s’en accrut, mais elle n’en parut pas étonnée ; la prédiction d’Isaura était pour elle vérité d’évangile. Nos visites à la rue étroite et sombre qu’habitait celle-ci se renouvelaient souvent, et insensiblement il s’établit une sorte d’intimité entre Isaura et nous. Quoique d’une figure grave et imposante au premier abord, Isaura était dans son intérieur d’une amabilité enfantine et d’une conversation pleine de charmes ; elle avait reçu une bonne éducation, et s’occupait plutôt de l’étude des bons auteurs italiens que des Centuries du fameux prophète de Saint-Rémy. Je passais des heures entières à l’écouter ; mais je ne pouvais assez m’étonner du mépris qu’elle faisait de sa profession.

Un jour nous projetâmes une partie sur le lac ; nous prîmes des provisions et nous montâmes un petit bateau de pêcheur. Il y avait long-temps qu’un spectacle aussi grandiose et aussi varié s’était présenté à mes yeux : d’un côté le Jura, de l’autre les monts Salève, dans le lointain le Mont-Blanc, et sous nos pieds cette petite mer avec ses calmes et ses tempêtes, et ses nombreuses maisons de campagne. Nous abordâmes près de la jolie ville de Thonon, vers la rive opposée, à un ermitage caché au milieu des bosquets. Il était modestement meublé, et seulement habité par un vieillard ; celui-ci embrassa Isaura, et nous accueillit avec une franche cordialité. Je m’aperçus un moment après que la pauvre fille lui glissait secrètement une bourse ; le vieillard la reçut froidement, et Isaura roulait de grosses larmes dans ses yeux.

Nous nous dirigeâmes du côté du lac ; le vieillard s’empara de mon bras, et nous partîmes en avant, laissant ma parente et Isaura assez loin de nous. Malgré ses soixante-dix ans, Alberti n’avait rien perdu du feu de sa jeunesse ; il m’étonnait par une foule d’observations judicieuses ou malignes ; parfois même il laissait échapper sur sa vie passée quelques mots qui excitaient vivement mon attention. « Vous êtes étranger ? » m’hasardai-je enfin à lui dire. Le vieillard fronça le sourcil, et un instant après il ajouta : « Oui, jeune homme, je suis né dans la Calabre en 17** : des circonstances imprévues m’ont forcé de quitter ma patrie ; mais c’est une histoire que je vous conterai une autre fois ; revenez me voir. »

Je n’eus garde d’y manquer : je retournai plusieurs fois seul chez Alberti ; mais il ne paraissait pas disposé à entrer en matière, et je n’osais lui rappeler sa promesse. Un jour pourtant, où je le trouvai plongé dans une profonde mélancolie, et où il était par conséquent plus porté à s’épancher, il m’entraîna dans un endroit solitaire, et me raconta ce qui suit :

« Dès ma jeunesse, je m’occupai de la science de tromper les hommes. J’acquis à Naples une certaine célébrité dans l’art de la nécromancie ; grands seigneurs et dames de la cour venaient me consulter : je fis une fortune brillante, et je finis par être moi-même dupe de mon art. Un triste événement me fit renoncer à cette carrière coupable. Le marquis de B…, issu d’une ancienne famille d’Italie, était prand partisan des sciences occultes ; il m’appela auprès de lui, et bientôt je fus son oracle. M. de B… avait deux fils, Gioachino qui devait hériter de ses titres et de tous ses biens, et Ludovico qu’on avait fait chevalier de Malte, et qu’on destinait aux armes. Les deux frères paraissaient s’affectionner tendrement. Gioachino avait été élevé avec la jeune Maria, sa cousine et unique héritière du riche comte de G… ; leur mariage avait été résolu par les deux familles, pour réunir en une seule maison leurs immenses propriétés. Ces jeunes fiancés, sans s’aimer d’un amour ardent et impétueux, avaient cependant juré secrètement d’appartenir l’un à l’autre. Tout était prêt pour les noces, on devait conduire dans peu de jours les nouveaux époux à l’autel, lorsque Gioachino disparut subitement. La journée se passa sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu. L’alarme se répandit dans la famille ; Ludovico se fit surtout remarquer par sa douleur. Le lendemain, le marquis de B… envoya ses gens de tous côtés pour avoir des nouvelles de son fils ; mais les seuls renseignemens qu’il put obtenir furent qu’on avait vu Gioachino se diriger la veille vers la mer, et que sans doute les Barbaresques, qui infestaient les côtes, l’avaient enlevé. M. de B… fit aussitôt équiper une chaloupe, et courut avec Ludovico à la poursuite de son fils, espérant fléchir les corsaires par l’appât d’une riche rançon. Ils avaient depuis long-temps en vue le bâtiment barbaresque, et étaient sur le point de le rejoindre, lorsqu’un coup de vent les en sépara, et M. de B… rentra dans le port, accablé de désespoir. Que devint le corsaire ? fut-il englouti par les flots ? c’est ce qu’on ne sait pas. M. de B. envoya sur la côte de Barbarie ; mais il ne put rien apprendre de la destinée de son fils.

« Deux ans s’étaient passés en vaines recherches ; Ludovico avait lui-même parcouru une partie de l’Italie pour retrouver son frère. Le marquis de B… se consolait en quelque sorte de la perte de Gioachino, en voyant les vertus de son second fils. La jeune comtesse Maria paraissait elle-même touchée de son dévouement, sans cependant pouvoir se défendre d’un secret mouvement d’aversion qu’elle ne savait à quelle cause attribuer. Trompées dans leur premier espoir d’union, les deux familles résolurent de donner Maria à Ludovico. Celui-ci reçut d’abord la proposition avec joie ; il ne pouvait être insensible à la beauté de sa cousine ; cependant il refusa, disant que son frère pouvait vivre encore, et qu’il serait au désespoir, si jamais il revenait, de s’être emparé d’un bien qui lui était promis ; il engagea en même temps son père à tenter de nouvelles recherches. Elles n’aboutirent à rien : deux ans se passèrent encore, et Gioachino ne reparut pas. Les parens renouvelèrent alors leurs instances auprès de Ludovico, qui se laissa fléchir ; mais la jeune comtesse paraissait peu disposée à cette union ; elle espérait toujours revoir son Gioachino. Les mystères qui enveloppaient sa destinée n’avaient fait qu’accroître son attachement pour son fiancé.

» J’imaginai alors d’employer mon art pour vaincre sa résistance. J’entre un matin chez Ludovico, et lui communique mon projet. J’eus quelque peine à le décider ; cependant il l’approuva. Le lendemain, je réunis les deux familles dans une salle basse du château, à moitié éclairée par des torches. L’aspect lugubre de cette salle, ses noirs vitraux gothiques, ces instrumens inconnus que j’avais rangés sur une immense table de chêne, avaient quelque chose de solennel qui était parfaitement en harmonie avec ce qui allait se passer. Après quelques préliminaires qui tendaient à préparer l’imagination de mes spectateurs, j’évoque à trois fois l’ombre de Gioachino. Il paraît enfin, et s’avance lentement d’une des extrémités de la salle, comme accablé par la souffrance ; il portait le costume d’un esclave africain ; son sang jaillissait d’une profonde blessure au cou. Chacun frissonnait d’horreur. J’interpelle Gioachino ; je lui demande s’il n’a pas été fait prisonnier par les Barbaresques, s’il n’a pas péri sous leurs coups ; il répond en inclinant la tête et en portant la main à sa blessure. N’y a-t-il aucun lien sur la terre, ajoutai-je, qui vous fasse regretter la vie ? Il fit un signe négatif, et laissa tomber un anneau ; c’était celui de sa fiancée Maria. La jeune comtesse s’évanouit ; toute la famille était dans la stupeur ; et tel fut l’effet que cette apparition produisit sur Maria, qu’elle éprouva bientôt une fièvre ardente, qui donna d’abord des craintes sérieuses pour ses jours. En voyant tant de charmes flétris, je me reprochais d’être la cause de ses maux ; cependant elle se rétablit enfin, et cette scène affligeante s’effaça peu à peu de sa mémoire…

» … Maria n’avait plus rien à opposer à son mariage avec Ludovico ; il lui avait montré tant de preuves d’attachement et de sollicitude durant sa maladie, qu’elle avait oublié sa répugnance première. Elle donna enfin son consentement. Leur union fut célébrée avec pompe : il y eut un bal magnifique ; mais les conviés ne remarquèrent pas sans surprise un moine de petite stature, portant le costume de l’ordre de saint François, qui semblait s’attacher aux pas de Ludovico et de sa nouvelle épouse. Chacun se demandait ce qui pouvait l’amener à une semblable cérémonie. L’heure était déjà avancée ; on commençait à déserter la salle du bal pour celle du festin, et l’on prit place à table. Sans y être invité, le moine s’assit en face de Ludovico, sur lequel il fixait des regards scrutateurs. L’étonnement redoubla, et le repas fut assez triste. Pour ranimer la gaieté, quelques convives proposèrent des toasts au bonheur futur des époux. Quand vint le tour du franciscain, il se leva d’une manière grave, prit une coupe, et s’adressant à Ludovico, il l’invita à porter la santé de Gioachino. Ludovico hésita ; son trouble était extrême. « Si tu sais quelque chose de mon malheureux Gioachino, dit M. de B… flottant entre la crainte et l’espérance ; parle, calme l’inquiétude d’un père qui l’a tant pleuré. » Le moine ne répondit pas à cette invitation ; les yeux toujours fixés sur Ludovico, il semblait attendre sa décision… Ludovico se levant enfin : Au souvenir de Gioachino, s’écria-t-il, puisse notre séparation n’être pas éternelle ! À peine avait-il achevé, qu’un fantôme sanglant parut à l’entrée de la salle, et montrant Ludovico du doigt : Voilà mon assassin ! puis il disparut. Ludovico tomba comme frappé de la foudre ; on l’emporta dans son appartement, où il mourut peu de jours après, et son confesseur fut sans doute le seul dépositaire de ses secrets…

» La famille du marquis de B… est éteinte. On n’apprit rien de plus sur Gioachino ; seulement environ dix-huit mois après cet événement, en fouillant dans une cave de la maison, on y trouva le squelette d’un homme. Maria avait depuis long-temps succombé à sa douleur. »

Le vieillard termina ici son histoire.

On aura deviné aisément que c’était lui qui, déguisé sous le costume de franciscain, avait évoqué le fantôme pour la seconde fois. Quel avait été son but ? Voici ce que j’ai pu recueillir du bruit public. Il paraît que quelques jours avant le mariage une violente altercation, dont on n’a jamais connu la cause précise, s’était engagée entre le nécromancien et Ludovico. Alberti, qui depuis long-temps soupçonnait le jeune comte du meurtre de son frère, résolut de se venger. Il n’y réussit que trop bien… Accusé à tort lui-même de complicité, il fut contraint de s’expatrier… La pauvre Isaura, qui avait tout quitté pour suivre son père, s’était vue réduite à l’humiliante profession de tireuse de cartes afin de pouvoir soutenir le vieillard dans sa misère.

B…s