Le Nègre du « Narcisse »/Texte entier



LE NÈGRE DU « NARCISSE »
Le Correspondant, 25 aout 1909.




I

M. Baker, second du navire le Narcisse, franchit d’un pas le seuil de sa cabine éclairée et se trouva dans l’ombre du gaillard d’avant. Au-dessus de sa tête, sur le fronteau de dunette, l’homme de quart piqua deux coups. Il était neuf heures. M. Baker, parlant d’en bas, demanda :

— Tout le monde à bord, Knowles ?

L’homme descendit l’échelle à pas boitillants, puis dit d’un ton méditatif :

— Il me semble, sir. Tous les anciens sont là et il y a pas mal de nouveaux rendus aussi. Ils doivent y être tous.

— Dis au maître d’envoyer tout le monde derrière, continua M. Baker, et fais-moi porter une bonne lampe ici. Je vais faire l’appel de nos bonshommes.

Il faisait sombre sur l’arrière ; mais à mi-pont, par les portes ouvertes du gaillard d’avant, deux raies de vive lumière barraient la ténèbre de la nuit calme qui enveloppait le navire. Des voix montaient, tandis qu’à bâbord et à tribord, dans le rectangle lumineux des portes, des silhouettes mouvantes apparaissaient un moment, très noires, comme découpées à l’emporte-pièce dans de la tôle. Le navire était prêt à prendre la mer. Le charpentier avait enfoncé le dernier coin, qui condamnait le grand panneau et, jetant sa masse, s’était essuyé le front avec grande délibération, sur le coup de cinq heures. On avait balayé les ponts, huilé le guindeau avant de lever l’ancre ; la forte aussière de remorque gisait le long du pont, sur le côté, en longs doubles, un bout remonté et pendant par-dessus le bossoir tendu du remorqueur, qui arriverait, battant l’eau, crachant à grand bruit, chaud et fumant dans la limpide et fraîche paix de la première aube. Le capitaine était à terre, afin d’y compléter le rôle ; et, le travail de la journée fini, les officiers du bord se tenaient à l’écart, heureux de souffler un moment. Peu après la tombée de la nuit, les quelques permissionnaires et les nouveaux embarqués commen- cèrent d’arriver dans des bateaux venus de terre, dont les rameurs, Asiatiques vêtus de blanc, réclamaient à cris irrités leur salaire avant d’accoster l’échelle du passavant. Le fébrile et criard babil d’Orient luttait avec les mâles accents de matelots gris rabattant les revendications cyniques et les déshonnêtes espoirs en un langage sonore et profane. Le calme resplendissant et constellé de la nuit orientale fut lacéré en impurs lambeaux par des hurlements de rage et des clameurs de lamentation élevés au sujet de sommes variant de cinq annas à une demi-roupie ; et personne à bord de nul vaisseau, dans le port de Bombay, ne put ignorer que son nouvel équipage avait rallié le Narcisse.

Peu à peu, l’affolante rumeur s’apaisa. Les bateaux n’arrivèrent plus, s’entr’éclaboussant, en grappe de trois ou quatre à la fois, mais accostaient un par un, dans un murmure étouffé de remontrances auquel coupait court un : « Pas un pice de plus ! Va-t-en au diable ! » des lèvres de quelque arrivant gravissant d’un pas lourd l’échelle de coupée, ombre bossue, un long sac perché sur l’épaule. À l’intérieur du gaillard d’avant, les nouveaux venus, mal assurés sur leurs jambes parmi les caisses cordées et les ballots de literie, liaient connaissance avec leurs anciens, qui s’étageaient, assis sur les deux rangs de couchettes, examinant leurs futurs camarades d’un œil critique, mais amical. Les deux lampes du gaillard d’avant, mèches hautes, jetaient un intense éclat ; des feutres durs terriens s’équilibraient en arrière sur des crânes ou roulaient sur le pont entre les câbles-chaînes ; des cols blancs défaits allongeaient leurs pointes empesées de part et d’autre de visages cramoisis ; des bras musculeux gesticulaient hors des manches de chemise ; par-dessus le grondement continu des voix sonnaient des éclats de rire et de rauques appels : « Tiens, fiston, prends ce cadre !… Essaye un peu, voir !… Ton dernier embarquement ?… Je connais… Il y a trois ans, dans Puget-Sound… Cette couchette-là fait eau, je te dis !… Allons, quand vous voudrez me laisser charger ce coffre !… Y en a-t-il un de vous, terriens, qui ait apporté une bouteille ?… Aboule un peu de tabac… Je l’ai connu, son capitaine s’est bu à mort… Un chic type !… Il s’appliquait ça là-dedans, pas vrai ?… Non !… Votre bouche, hein, les gars !… Puisque je te le dis que t’as embarqué sur un sacré rafiot ousque ils en tirent pour leur argent de la sueur du matelot !… »

Un petit homme nommé Craik et surnommé Belfast diffamait le bateau avec véhémence, brodant à plaisir, histoire de donner aux nouveaux matière à réfléchir. Archie, assis de biais sur son coffre, les genoux rangés, poussait avec régularité son aiguille à travers la pièce blanche d’un pantalon bleu. Des hommes en vestons noirs et cols droits se mêlaient à d’autres pieds nus, bras nus, chemises de couleur bâillant sur leurs poitrines velues, pressés l’un contre l’autre au milieu du gaillard. Tous parlaient à la fois avec un juron tous les deux mots. Un Finlandais en chemise jaune à raies roses regardait en l’air, l’œil rêveur sous une broussaille de cheveux pendants. Deux jeunes géants à visage lisse de bébés — deux Scandinaves — s’entr’aidaient à déplier leur literie, muets et souriant avec placidité à la tempête d’imprécations vides de sens et de colère. Le père Singleton, doyen des gabiers brevetés du bord, se tenait à l’écart sur le pont, juste sous les lampes, nu jusqu’à la ceinture, tatoué comme un chef cannibale sur toute la surface de sa puissante poitrine et de ses énormes biceps. Entre les vignettes rouges et bleues, sa peau blanche luisait comme du satin ; son dos nu contre le pied de beaupré, il tenait à bout de bras un livre devant son large visage tanné de soleil. Avec ses lunettes, la blancheur de sa barbe vénérable, il semblait un docte patriarche de sauvages, l’incarnation d’une sagesse barbare demeurée sereine parmi le tourbillon d’un monde blasphémateur. Sa lecture l’absorbait profondément et comme il tournait les pages, une expression de grave surprise passait sur ses traits rudes. Il lisait Pelham. La popularité de Bulwer Lytton dans les gaillards d’avant des navires qui sillonnent les mers du sud constitue un phénomène bizarre et merveilleux. Quelles idées sa phrase polie et si curieusement dénuée de sincérité peut-elle bien éveiller dans les esprits simples des grands enfants qui peuplent ces obscurs et vagabonds réduits de la terre ? Quel sens leurs âmes neuves et inexpérimentées peuvent-elles trouver à l’élégant verbiage de ses chapitres ? Quel intérêt ? Quel oubli ? Quel apaisement ? Mystère ! Est-ce la fascination de l’incompréhensible ? Est-ce le charme de l’impossible ? Ou bien ces êtres qui existent en marge de la vie puisent-ils en ces récits l’énigmatique révélation émue d’un monde resplendissant, un monde d’au delà la frontière d’infamie et d’ordure, la lisière de laideur et de faim, de misère et de débauche qui enclôt de toutes parts jusqu’à son premier flot l’incorruptible océan, et qui est tout ce qu’ils savent de la vie, tout ce qu’ils voient du continent inabordé, ces captifs éternels de la mer ? Mystère encore.

Singleton, routier des escales du sud dès ses douze ans, qui durant ses dernières quarante-cinq années n’avait pas vécu (nous fîmes le compte sur ses papiers) plus de quarante mois à terre — le vieux Singleton qui se vantait, avec la modeste assurance de longues années bien remplies, qu’ordinairement, du jour où il débarquait d’un navire jusqu’au jour où il embarquait sur un autre, il était rarement en état de distinguer du jour la nuit, le vieux Singleton siégeait imperturbable dans le tumulte des voix et des cris, épelant Pelham laborieusement et perdu dans une application assez profonde pour ressembler à une hypnose. Chaque fois qu’il feuilletait le volume de ses énormes mains noircies, les muscles des solides bras blancs roulaient un peu sous la peau lisse. Cachées par la moustache blanche, ses lèvres, tachées du jus de tabac qui dégoulinait sur sa longue barbe, remuaient sans faire de bruit. Les yeux un peu larmoyants fixaient la page à travers la luisance des verres sertis de noir. Vis-à-vis, à niveau de son visage, le chat du bord se tenait sur le tambour du cabestan en une pose de chimère accroupie, clignant de ses yeux verts en contemplant son vieil ami. Il semblait méditer de sauter sur les genoux de l’ancien, par-dessus le dos courbé du matelot de pont assis aux pieds de Singleton. Le jeune Charley était maigre de corps et long de col. La saillie de ses vertèbres faisait comme une chaîne de monticules sous sa vieille chemise. Sa figure d’enfant des rues — figure précoce, sagace et ironique où descendaient deux sillons profonds de part et d’autre d’une bouche mince et large — touchait presque ses genoux osseux. Il apprenait à faire un nœud plat avec un bout de vieux filin. Des gouttes de sueur perlaient à son front bombé ; il reniflait fortement par intervalles avec un regard du coin de son œil mobile vers le vieux matelot indifférent au mousse embarrassé qui marmonnait sur sa tâche.

Le bruit s’accrut. Le petit Belfast, dans la chaleur lourde du gaillard, semblait bouillir de furie facétieuse. Ses yeux dansaient ; dans le rouge de son visage, comique comme un masque, la bouche béait noire, et grimaçait étrangement. En face de lui un homme, à demi vêtu, se tenait les côtes et la tête renversée, riait, les cils humides. D’autres ouvraient des yeux stupéfaits. Assis pliés en deux sur les couchettes supérieures, des fumeurs tenaient leurs pipes courtes, balançant leurs pieds, nus et bruns, au-dessus des têtes de ceux qui, en bas, vautrés sur les coffres, écoutaient avec des sourires de naïveté ou de mépris. Par-dessus les bords blancs des couchettes s’allongeaient des têtes aux yeux clignotants ; mais la ligne des corps se perdait dans l’obscurité de ces cavités pareilles aux niches étroites qu’on eut ménagées aux cercueils dans un ossuaire illuminé et blanchi à la chaux. Les voix bourdonnèrent plus haut. Archie, les lèvres serrées, se tasse, semble se retirer dans un plus étroit espace et continue de coudre, industrieux et muet. Belfast braillait comme un derviche en extase :

— … Alors, que je lui dis comme ça, les gars ; sauf respect, que je dis à ce second officier de ce vapeur, sauf respect. Le ministre devait être saoul le jour qu’il vous a fichu votre brevet !

— Qu’est-ce que tu dis, sacré… qu’il dit en me fonçant dessus comme un taureau fou… ; et moi qui lève mon pot à goudron et qui le lui chavire tout sur sa sacrée belle physionomie et son bel habit… Prends ça, que je dis. Je sais naviguer, pas moins, espèce de propre à rien, de lèche-pied, de nez partout, de sale épontille à passerelle ! C’est à moi que t’as affaire ! que je gueule… Il vous aurait fallu le voir sauter, les gars. Noyé, aveugle de goudron qu’il était ! Alors…

— Ne le croyez pas ! Il n’a jamais jeté de goudron. J’y étais, cria quelqu’un.

Les deux Norvégiens, côte à côte sur le même coffre, pareils et placides, ressemblaient à des perruches inséparables sur le même bâton, et ouvraient innocemment leurs yeux arrondis ; mais le Finlandais, dans l’explosion des cris et le roulement des rires, restait sans bouger, inerte et morne, comme un sourd aux reins flasques. Près de lui, Archie souriait à son aiguille. Un nouveau venu, large d’épaules, avec des yeux lents, s’adressa délibérément à Belfast, pendant une accalmie :

— Je me demande comment il en reste des officiers ici avec un gaillard comme toi à bord ! J’en conclus qu’ils ne sont plus si mauvais à présent si c’est toi qui les a dressés, fiston !

— Pas mauvais ! Pas mauvais ! hurle Belfast. Si on ne se sentait pas les coudes… Pas mauvais. Ils ne sont jamais mauvais quand on ne les laisse pas faire, Dieu damne leurs cœurs noirs…

Il écumait, faisant le moulinet avec ses bras, puis soudain sourit et tirant de sa poche une carotte de tabac noir, il en détacha une chique d’un coup de dent avec une affectation de férocité drôle. Un autre nouveau, des yeux fuyants, dans une figure jaune en lame de couteau, qui écoutait depuis un instant, la bouche ouverte, dans l’ombre du maître-caisson, observa d’une voix rêche :

— Ça ne fait rien, on rentre. Bons ou mauvais, je marche, et sur la tête, tant que je suis sûr que c’est le retour. Quant à mes droits, je les ferai respecter. Ils verront.

Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Seuls, le mousse et le chat ne firent pas attention. Il se tenait les poing sur les hanches, sorte de nabot à cils blancs. Il semblait avoir connu toutes les déchéances et toutes les furies. Il avait l’air d’avoir été giflé, roulé à coups de botte dans la fange, il semblait avoir essuyé des coups de griffe, des crachats, avoir été lapidé d’innommable ordure… et il souriait avec une mine de sécurité aux visages environnants. Le poids d’un melon bosselé rabattait ses oreilles. Les basques en loques de sa jaquette noire pendaient comme des franges sur ses mollets. Il défit les deux seuls boutons qui restaient et tout le monde vit qu’il ne portait pas de chemise dessous. Malechance caractéristique, ces lambeaux, auxquels nul n’eût songé à attribuer un propriétaire, prenaient sur lui la physionomie de hardes volées. Le cou long et maigre, les paupières rougies, du poil clairsemé aux joues, les épaules pointues et tombantes comme les ailes cassées d’un oiseau, son flanc gauche crépi de vase disait une nuit récente dans l’humidité d’un fossé. Après avoir sauvé sa fainéante carcasse de destruction violente en désertant d’un vaisseau américain à bord duquel, en un moment d’imprévoyance, il avait osé s’engager, ç’avait été une quinzaine à terre à battre le quartier indigène, à crever de faim, à coucher sur des tas d’immondices, à errer au soleil. Ce visiteur imprévu sortait des cauchemars. Il restait là, répugnant, à sourire dans le silence soudain tombé. Le gaillard d’avant tout blanc et frais lavé lui offrait un refuge ; sa paresse pourrait s’y vautrer et s’y nourrir, en maudissant le pain de sa bouche ; ce champ s’ouvrait à ses talents pour esquiver les tâches, pour tricher. Il trouverait là, sans faute, quelqu’un à duper et quelqu’un à brimer, et on le paierait pour tout cela.

Tous le connaissaient bien. C’était l’homme qui ne saurait pas gouverner, pas faire une épissure, qui bouderait à la besogne par les nuits noires ; qui, dans le gréement, se cramponnerait, frénétique, des deux bras et des deux jambes en jurant contre le vent, le grésil, l’ombre ; l’homme qui blasphème la mer tandis que les autres peinent. Le dernier dehors, le premier rentré à l’appel de : Tout le monde sur le pont. L’homme incapable de faire les trois quarts des choses et qui ne veut pas s’acquitter d’autres. Le chéri des philanthropes et des marins d’eau douce, ses pareils. Le sympathique et méritoire individu qui connaît tous ses droits, mais rien de l’endurance, du courage, de la confiance inexprimée ni du pacte de tacite bonne foi qui lie les membres d’un équipage. Le rejeton frondeur de la basse licence faubourienne, plein de dédain et de haine pour l’austère servitude de la mer.

Quelqu’un lui cria :

— Comment t’appelles-tu ?

— Donkin, répondit-il, effronté mais jovial.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda une autre voix.

— Ben, le matelot, comme toi, mon vieux.

Le ton visait à la cordialité, mais n’arrivait qu’à l’impudence.

— Du diable si on ne dirait pas plutôt un chauffeur dans la débine, ou dix fois pis ! commenta l’autre à mi-voix et d’un ton convaincu :

Charley leva la tête et d’un insolent galoubet déclara avec emphase :

— C’est un homme et c’est un marin.

Puis, s’essuyant le nez d’un revers de main, il se courba de nouveau industrieusement sur son bout de filin. Quelques-uns rirent. D’autres dévisagèrent l’intrus, ne sachant qu’en penser. Le loqueteux s’indigna :

— En voilà une manière de recevoir un copain dans un gaillard d’avant, jappa-t-il. Êtes-vous des hommes, ou un tas de cannibales sans cœur ?

— Ne vas pas ôter ta chemise pour un mot en l’air, camarade. Ça ne vaut pas une chiquenaude, héla Belfast en se dressant d’un bond devant lui, furieux, menaçant et amical tout ensemble.

— Est-il aveugle, cet autre, demanda l’indomptable fantoche, en regardant de droite et de gauche, d’un air de surprise feinte. Il ne voit donc pas que j’en ai plus de chemise ?

Il étendit les deux bras en croix et secoua les haillons qui recouvraient ses os d’un geste dramatique.

— Et pourquoi ? continua-t-il très haut. Les salauds de Yankees ont voulu me mettre les tripes au vent parce que je défendais nos droits comme un brave. Je suis Anglais, nom de D… Ils me sont tombés dessus et j’ai fichu Je camp. Vlà la raison. Vous n’avez jamais vu un homme dans la purée ? Hein ? Qu’est-ce que c’est qu’un sacré bateau comme ça ? Je suis fauché. J’ai rien. Pas de sac, pas de lit, pas de couverture, pas de chemise, pas une sacrée nippe autre que ce que je porte. Mais au moins j’ai pas cané devant ces salauds de Yankees. Y a personne ici qui aurait un grimpant pour un poteau à la manque ?

Il savait par quels moyens séduire l’instinct naïf de cette foule. Tout d’un coup, ils lui donnèrent leur compassion blagueuse, méprisante ou bourrue. Elle prit d’abord la forme d’une couverture jetée à sa tête, comme il se tenait là. La peau blanche de ses membres attestait son humanité fraternelle à travers la crasseuse fantaisie de ses loques. Puis une paire de vieux souliers vint rouler à ses pieds boueux. Un vieux pantalon roulé, lourd de taches de goudron, le frappa à l’épaule. Le souffle de leur bienveillance soulevait un flot de pitié sentimentale dans leurs cœurs indécis. Leur propre spontanéité à soulager la misère d’un des leurs les emplissait d’attendrissement. Des voix crièrent : « On t’équipera, vieux ! » Des murmures se croisèrent : « Jamais vu ça… Pauvre bougre… J’ai un vieux tricot ça peut-il te servir ?… Prends-le, mon matelot. »

Ces rumeurs amicales emplissaient le gaillard. L’objet de ces largesses, ramant de son pied nu, les rassemble en tas, tandis que son regard circulaire en mendiait davantage. Sans émotion, Archie ajouta consciencieusement au tas une vieille casquette à visière arrachée.

Le vieux Singleton, perdu dans les régions sereines de la fiction, continuait de lire et ne daignait rien voir. Charley, sans pitié à cause de la sagesse du jeune âge, pipa :

— Si tu veux des boutons dorés pour tes uniformes neufs, j’en ai deux.

L’infect tributaire de la charité universelle brandit son poing vers le mousse :

— Toi, j’aurai l’œil à ce que tu tiennes ce plancher propre, eh ! fayot ! dit-il hargneusement. As pas peur. Je t’apprendrai à être poli pour un gabier breveté, spèce d’ânon bâté.

Ses yeux brillaient méchamment, mais ayant vu Singleton fermer son livre, ses prunelles, pareilles à des grains luisants, se mirent à errer d’une couchette à l’autre.

— Prends celle-là, près de la porte, elle n’est pas mauvaise, suggéra Belfast.

L’interpellé rassembla les dons amoncelés à ses pieds, les pressa en ballot contre sa poitrine puis, après un coup d’œil à la dérobée vers le Finnois debout à côté de lui, le regard perdu dans le vague, comme s’il y suivait une de ces visions maléfiques qui hantent les hommes de sa race :

— Ôte-toi de là, tu me gênes, l’Alboche, dit la victime des brutalités yankees.

Le Finnois ne bougea pas, il n’avait pas entendu.

— Démarre, nom de D… brailla l’autre, en le bousculant du coude. Démarre, spèce d’idiot, de sourd-muet, gaga. Oust !

L’homme chancela, se remit et contempla le parleur sans ouvrir la bouche.

— Ces sacrés étrangers, ça demande à être mâté, opina l’aimable Donkin, pour l’instruction du gaillard d’avant. Si on ne les met à leur place, ils nous mangeront dans la main.

Il jeta le total de ses possessions terrestres dans l’alcôve vide, mesura d’un second coup d’œil aigu les risques de l’aventure, puis bondit vers le Finnois, qui restait immobile, pensif et morne.

— Je t’apprendrai à boucher la route, gueula-t-il. Je te vas pocher les yeux, sacrée tête carrée.

Les hommes, pour la plupart, occupaient maintenant les couchettes et le couple avait à lui seul le gaillard pour champ-clos. Donkin l’indigent dans ce nouveau personnage, la péripétie éveilla l’intérêt. Il dansait, dépenaillé, devant le Finnois ahuri, esquissant des attaques du poing dans la direction du lourd visage que nulle émotion n’altérait. Deux ou trois spectateurs encouragèrent le jeu d’un : « Vas-y, Whitechapel ! » en s’installant voluptueusement dans leurs lits pour suivre la lutte. D’autres crièrent : « Ta bouche !… Ferme ça !… » Le vacarme recommençait. Soudain, une succession de coups frappés au-dessus de leurs têtes avec un anspect résonna comme une petite canonnade dans tout le gaillard. Puis la voix du maître d’équipage s’éleva derrière la porte, une note de commandement dans son accent traînard :

— As-tu entendu ? vous autres en bas. Tout le monde derrière ! Tout le monde derrière pour faire l’appel !

Il y eut un moment de silence étonné. Puis le plancher du gaillard d’avant disparut sous des hommes sautés de leurs couchettes avec un flop ! de pieds nus. On repêcha des bonnets dans des plis de couvertures défaites. Quelques-uns, en bâillant, boutonnaient des vestes. Des pipes à moitié fumées se vidaient heurtées contre le boisage, avant de disparaître poussées sous des oreillers. Des voix grognèrent : « Qu’est-ce qu’il y a ? On peut pas dormir ?… » Donkin hargna : « Si c’est comme ça que ça se passe sur ce bateau-ci, faudra voir à y voir !… Laissez-moi faire… ça ne traînera pas… »

Personne ne faisait attention à lui. Ils sortaient par paquets de deux et trois pressés dans la porte, à la mode des matelots au commerce qui ne savent pas prendre une porte franchement, comme de simples terriens. L’apôtre des réformes suivit. Singleton, enfilant son paletot, passa le dernier, massif et paternel, portant haut sa tête de sage battu des orages sur un corps de vieil athlète.

Charley seul resta dans la blancheur crue de la pièce vide, assis entre les deux rangs des mailles de fer dont la suite se perdait dans l’ombre étroite de l’avant. Il tirait violemment sur les torons du filin, en un effort suprême pour finir son nœud commencé. Tout à coup, il se leva d’un élan, jeta le câble au nez du chat et fila derrière le matou noir qui franchissait à petits sauts les stoppeurs de chaîne, la queue toute droite, en l’air, comme une hampe.

Les marins passèrent de la lumière brutale et de la chaude buée qui noyait le gaillard d’avant à la sérénité d’une nuit pure. Son souffle apaisant les enveloppa, tiède haleine qui s’écoulait sous les étoiles innombrablement suspendues plus haut que la pomme des mâts comme un nuage fin de lumineuse poussière. Dans la direction de la ville, la noirceur de l’eau se rayait de traînées de feu doucement ondulantes au gré des rides de la surface, semblables à des filaments qui flotteraient enracinés au rivage. Des rangs d’autres lumières s’enfonçaient dans les lointains, comme en parade, dans l’intervalle d’édifices vertigineux, mais de l’autre côté du golfe, de sombres collines arquaient haut leurs vertèbres noires où, çà et là, la filée d’une étoile paraissait une étincelle tombant du firmament. Au loin, vers Bycullah, les lampes électriques aux portes des docks balançaient au sommet de supports grêles leur éclat aveuglant et frigide, comme des spectres captifs de lunes malfaisantes. Épars sur tout le jais luisant de la rade, les vaisseaux à l’ancre flottaient parfaitement immobiles sous la faible lueur de leurs feux, masses opaques surgies comme d’étranges et monumentales structures abandonnées par les hommes à un repos éternel.

Devant la chambre du capitaine, M. Baker faisait l’appel. À mesure que les hommes, à pas butants et incertains, arrivaient à hauteur du grand mât, ils percevaient sur l’arrière son visage large et rond, et, contre son épaule, la tête ensommeillée, aux paupières lourdes, du mousse qui tenait, au bout de son bras levé, le globe lumineux d’un falot. Le bruit mou des pieds nus sur les planches n’avait pas cessé que le second commençait l’appel des noms. Il articulait distinctement, d’un ton sérieux, comme il seyait à ce rôle qui sommait des hommes vers l’inquiète solitude, la lutte obscure et sans gloire, ou vers l’endurance plus pénible encore des petites privations et des fastidieux devoirs. À chaque nom prononcé, un homme répondait : « Oui, lieutenant ! » ou « Présent ! », et se détachant du groupe indistinct des têtes qui trouaient l’ombre des parois de tribord, s’avançait pieds nus dans le cercle de clarté, puis en deux pas muets rentrait dans les ténèbres où le gaillard d’arrière disparaissait à bâbord. Ils répondaient sur des tons différents : marmonnements pâteux, voix franches qui sonnaient clair ; et certains, comme si tout cela eût fait injure à leur dignité, prenaient une intonation blessée : car la discipline, à bord des navires de commerce, n’est guère cérémonieuse, ni très fort le sens de la hiérarchie, là où tous se sentent égaux devant l’immensité indifférente de la mer et l’exigence sans trêve de ses labeurs.

M. Baker lisait posément : « Hanssen, Campbell, Smith, Wamibo. Eh bien ! Wamibo, pourquoi ne répondez-vous pas ? Il faut toujours l’appeler deux fois, m

Le Finnois poussa enfin un grognement inarticulé et, se portant en avant, traversa la zone de lumière, étrange, maigre et long, avec son visage de dormeur éveillé. Le second continua plus vite : Craik, Singleton, Donkin… « Bon Dieu ! » laissa-t-il échapper devant l’invraisemblable et calamiteuse apparition que lui révélait la lumière. Cela s’arrêta, découvrit les gencives pâles et les longues dents d’une mâchoire supérieure en un sourire malveillant : « Y a-t-il quelque chose qui ne va pas, monsieur le lieutenant ? » entendit-on. Une pointe d’insolence relevait la simplicité voulue du ton. Des deux côtés du pont coururent des rires étouffés. « Suffit. Rentrez dans le rang », grogna M. Baker en attachant sur le nouvel auxiliaire le regard clair de ses yeux bleus. Et Donkin s’éclipsait soudain, rentrait parmi la troupe noire des hommes rassemblés pour y recevoir des claques amicales dans le dos et s’entendre décerner des flatteries à voix basse. Autour de lui on se murmurait : « Il n’a pas peur… Il leur en fera voir, je ne vous dis que ça… Ça valait Guignol… As-tu vu le lieutenant s’il était épaté ?… Ben ! Dieu me damne si jamais… »

Le dernier homme avait répondu, et il y eut un moment de silence où le second scrutait sa liste : « Seize, dix-sept, marmottait-il. Il me manque un homme, maître, dit-il tout haut. »

Le grand gars d’Ouest qui se tenait à son coude, bruni et barbu comme un Espagnol, dit d’une voix de basse profonde : « Il ne reste personne à l’avant, lieutenant. J’ai regardé partout. Il n’est pas à bord, mais possible qu’il s’amène avant le jour. — Ça se peut ou ça ne se peut pas, commenta le second, pas moyen de lire ce dernier nom. Il y a une tache… Ça fera le compte, vous autres. En bas. »

Le groupe indistinct, jusque-là immobile, s’ébranla, se délit, se dirigea vers l’avant.

— Wait ! cria une voix pleine et retentissante.

Tous s’arrêtèrent. M. Baker, qui s’était détourné pour cacher un bâillement, fit demi-tour, la bouche ouverte. Puis, furieux, il éclata :

— Qu’est-ce que c’est ? Qui a dit Wait[1] ? Quel…

Mais il aperçut une haute silhouette debout sur la lisse. Elle en descendit et se fraya une route à travers l’équipage. Des pas lourds marchèrent vers le fanal du gaillard d’arrière. De nouveau, la voix sonore répéta avec insistance : Wait ! La lampe éclaira l’individu. Il était de haute taille. La tête se perdait dans l’ombre que jetaient les embarcations de sauvetage, perchées sur leurs rouleaux au-dessus du pont. Les blancheurs de ses dents et de ses yeux luisaient distinctement, mais la figure était indiscernable. Les mains, grandes, paraissaient gantées.

M. Baker s’avança intrépidement.

— Qui êtes-vous ? Comment osez-vous ? commença-t-il.

Le mousse, stupéfait comme les autres, éleva le fanal jusqu’à la figure de l’homme. Elle était noire. Une rumeur étonnée, où sonnait comme l’écho affaibli de ces mois étouffés : « Un nègre », courut le long du pont et se perdit dans la nuit du large. Le nègre ne parut pas entendre. Il se balançait sur place d’une oscillation régulière. Après un moment, il dit avec calme :

— Je m’appelle Wait, James Wait.

— Oh ! dit M. Baker.

Puis, après quelques secondes d’un silence où couvait l’orage, il éclata :

— Ah ! vous vous appelez Wait. Et puis après ? Qu’est-ce qu’il vous faut ? Qu’est-ce qui vous prend d’arriver en gueulant comme ça ?

Le nègre était calme, froid, dominateur, superbe. Les hommes rapprochés se tenaient derrière lui en masse compacte. Il dépassait le plus grand d’une demi-tête. Il dit :

— Je suis du navire.

Il prononçait clairement, avec une précision douce. Les accents profonds et réverbérés de sa voix emplissaient le pont sans effort. Il était naturellement dédaigneux, condescendant, sans pose, en homme qui, du haut de ses six pieds trois pouces, avait mesuré l’immensité de l’humaine folie et pris le parti de lui être indulgent. Il continua :

— Le capitaine m’a embarqué ce matin. Je n’ai pas pu venir à bord plus tôt. J’ai vu tout le monde derrière comme je montais l’échelle et j’ai compris tout de suite qu’on faisait l’appel. J’ai dit mon nom, naturellement. Je pensais que vous l’aviez sur la liste et que vous comprendriez. Vous vous êtes mépris.

Il s’arrêta court. La démence de ces hommes qui l’entouraient était confondue. Il avait raison, comme toujours, et comme toujours, restait prêt à pardonner l’offense. L’expression de son mépris avait cessé et, soufflant, il demeurait immobile parmi tous ces hommes blancs. Il levait haut la tête dans la lueur du fanal, une tête vigoureusement modelée en méplats d’ombre et lumineux reliefs, une tête puissante et difforme au visage camard et tourmenté, pathétique et brutal : le masque tragique, mystérieux et répulsif de l’âme nègre.

M. Baker recouvra son sang-froid, interrogea le papier de tout près :

— Ah ! oui. Parfaitement. C’est bon, Wait. Portez votre sac sur l’avant.

Soudain, les yeux du noir roulèrent excessivement, chavirèrent, devinrent tout blancs. Il porta la main à son flanc et toussa deux fois, d’une toux métallique, creuse et formidablement sonore. Cela résonna comme deux explosions dans une crypte, le dôme du ciel en retentit et les ferrures des parois du navire parurent vibrer à l’unisson, puis il se mit en marche vers l’avant avec les autres. Les officiers, attardés près de la porte du carré, purent l’entendre dire :

— N’y a pas quelqu’un pour me donner un coup de main ? J’ai un coffre et un sac.

Ces mots d’intonation égale et sonore portèrent sur toute l’étendue du navire. Le ton de la question bannissait toute velléité de refus. Le traînement de pas pressés et courts d’hommes soulevant un fardeau s’éloigna vers l’avant, mais la haute taille du nègre demeura près du grand panneau entouré d’auditeurs plus petits. On l’entendit de nouveau demander :

— Votre cuisinier est-il un gentleman de couleur ?

Puis un « Ah ! H’m ! » déçu et désapprobateur accueillant l’information que le cuisinier ne se trouvait être qu’un vulgaire blanc. Pourtant, comme ils descendaient tous ensemble vers le gaillard d’avant, il daigna passer la tête par la porte de la cuisine et claironner un magnifique : « Bonsoir, docteur ! » qui fit vibrer les casseroles. Dans la demi-obscurité, le cuisinier somnolait sur le coffre à charbon. Il sauta en l’air comme cinglé par un fouet et bondit sur le pont sans y voir autre chose que des dos qui s’en allaient, secoués par des rires. Plus tard, lorsqu’on le mettait sur le chapitre de ce voyage, il avait coutume de dire : « Le pauvre diable m’avait fait peur. J’ai cru voir Satan en personne. » Voilà sept ans que le cuisinier naviguait sur le même bord avec le même capitaine. C’était un homme à tournure d’esprit sérieuse, pourvu d’une femme et de trois enfants. Il jouissait de leur société un mois sur douze en moyenne. En ces occasions, il menait sa famille à l’église deux fois chaque dimanche. À la mer, il s’endormait tous les soirs, sa lampe brûlant claire, sa pipe aux dents et sa Bible ouverte à la main. Il fallait qu’on allât, pendant la nuit, éteindre la lumière et lui retirer le livre des mains et la pipe de la bouche.

— Car, se plaignait Belfast agacé, un soir, bête de vieux coq, tu avaleras ta bouffarde et nous n’aurons plus de cuisinier.

— Ah ! fils, je suis prêt à répondre à mon Créateur comme je voudrais que vous le soyez tous, répondait l’autre avec une mansuétude sereine à la fois imbécile et touchante.

Belfast à la porte de la cuisine gigotait d’énervement :

— Saint idiot, va. J’ai pas envie que tu meures, hurlait-il en levant un visage furieux, des lèvres tordues, des yeux tendres. Y a pas de presse. Sacré vieil hérétique à tête de bois, le diable t’aura assez tôt. Mais pense à nous…, à nous…, à nous !

Et il s’en allait piaffant, en lançant un jet de salive, dégoûté, crispé ; tandis que l’autre franchissait le seuil une poêle à la main, noir, fumant, placide, pour suivre d’un sourire supérieur, plein de pieuse fatuité, le dos de son « drôle de petit corps » tout frémissant de colère. C’étaient de grands amis.

M. Baker, nonchalamment appuyé sur le panneau d’arrière, reniflait l’humidité de la nuit en compagnie du lieutenant.

— De beaux grands gars, ces nègres des Antilles, il y en a… Aouh ! N’est-ce pas ? Un beau grand gars celui-là, monsieur Creighton. On le sentirait au bout d’une amarre. Hein ? Aouh ! Je le prendrai dans ma bordée. Probable.

Le second lieutenant, jeune homme blond, d’allure distinguée, pourvu d’un visage énergique et d’un physique superbe, observa tranquillement que c’est bien à quoi il s’attendait. Son ton laissait percer une pointe d’amertume que M. Baker, brave homme, prit à cœur de raisonner,

— Voyons, voyons, jeune homme, dit-il, comme en grognant à chaque mot. Voyons, il ne faut pas être trop gourmand. Vous avez eu ce grand Finnois dans votre bordée tout l’autre voyage. Il faut être juste. Je vous laisse ces deux jeunes Scandinaves et moi… Aouh !… je prends le nègre et aussi… Aouh !… ce marchand de mouron crâneur à redingue noire. Faudra qu’il… Aouh !… marche droit ou mon… Aouh !… nom n’est pas Baker. Aouh ! aouh ! aouh !

Il grogna trois fois de suite, férocement. C’était un tic à lui cette habitude de grogner entre ses mots et à la fin des phrases. Un beau grognement appuyé, décisif, qui allait bien avec l’accent de menace dont il articulait les syllabes, avec son torse lourd au cou de bœuf, sa dégaine saccadée et roulante ; avec sa large face couturée, ses yeux droit posés et sa bouche sardonique. Mais dès longtemps ce tic avait perdu son effet sur l’équipage.

On aimait le second ; Belfast, qu’il affectionnait et qui le savait, l’imitait derrière son dos et s’en cachait à peine. Charley, mais plus prudemment, parodiait sa démarche. Certaines de ses phrases avaient pris rang de dictons établis et quotidiens sur le gaillard d’avant. Comble de popularité ! De plus tous s’accordaient à convenir qu’à l’occasion le second pouvait « river son clou à un type », en vrai style de mer de Far-West.

À présent il donnait ses derniers ordres :

— Aouh !… Toi, Knowles !… Tout le monde sur le pont à quatre heures. Je veux… Aouh !… virer à pic avant l’arrivée du remorqueur. Ouvrez l’œil pour le capitaine. Je me couche tout habillé… Aouh !… Appelez-moi quand vous verrez le bateau. Aouh ! Aouh !… La patron aura pour sûr quelque chose à dire quand il viendra à bord, observa-t-il à Creighton. Allons, bonsoir… Aouh ! La journée sera longue demain… Aouh !… Mieux vaut se coucher tôt. Aouh ! aouh !

Une bande de lumière raya d’un éclair la noirceur du pont, refermée, une porte claqua et M. Baker disparut dans sa cabine bien rangée. Le jeune Creighton restait appuyé au bastingage, l’œil rêveur plongeant dans la nuit orientale. Il y voyait la perspective d’un chemin creux paysan, des rais de soleil dansant sur des feuilles bougeuses. Il voyait frémir des rameaux de vieux arbres dont l’arche encadrait le tendre et caressant azur d’un ciel d’Angleterre. Et, sous l’arceau des branches, une jeune fille en robe claire souriant sous son ombrelle, semblait debout au seuil même du tendre ciel.

À l’autre bout du navire, le gaillard d’avant où ne brûlait plus qu’une lampe s’endormait dans un vide terne traversé de souffles sonores, de soupirs brusques vite étouffés.

La double rangée de couchettes bâillaient, toutes noires, comme des tombes habitées par des morts inquiets. Çà et là un rideau demi tiré de cretonne aux fleurs criardes marquait la place d’un sybarite. Une jambe pendait d’un lit, très blanche et inanimée. Un bras tendait au plafond une paume noire où se recourbaient à demi de gros doigts. Deux légers ronflements dialoguant en contre-temps baroque. Singleton, le torse encore nu — le vieillard souffrait fort d’éruptions de chaleur — se tenait le dos au frais dans l’embrasure, les bras croisés sur sa poitrine historiée. Sa tête touchait les poutres du pont supérieur. Le nègre à demi dévêtu était occupé à défaire l’amarrage de son coffre et à étendre sa literie sur une couchette haute. En chaussettes, il promenait sans bruit sa haute taille, une paire de bretelles lui battant aux talons. Parmi les ombres des épontilles et du beaupré, Donkin mâchait un quignon de biscuit dur, assis à même le pont, les orteils en l’air, les yeux mobiles ; il tenait le biscuit à pleine poignée devant sa bouche et y mordait à mâchoires rageuses. Des miettes tombaient entre ses jambes écartées. Puis il se leva.

— Où est l’eau ? demanda-t-il d’une voix contenue.

Singleton, sans parler, fit un geste de sa forte main où charbonnait une pipe courte. Donkin se pencha sur la baille, but au gobelet d’étain, éclaboussant d’eau les planches, se retourna et aperçut le nègre qui le regardait par-dessus l’épaule, calme, de très haut. L’autre se rapprocha de côté.

— En v’là un sacré souper, siffla-t-il avec amertume. Mon chien n’en voudrait pas. C’est assez bon pour nous. Du propre un gaillard d’avant pareil pour un grand navire… Pas un fichu morceau de bidoche dans les gamelots. J’ai visité tous les caissons.

Le nègre le dévisagea de l’œil d’un homme auquel on adresse la parole à l’improviste en un idiome étranger. Donkin changea de ton.

— Passe-moi une carotte de tabac, camarade, fit-il confidentiellement. Il y a un mois que je n’ai fumé ni chiqué. Ça me fait besoin à en devenir fou. Un bon mouvement, vieux !

— Vous êtes familier, dit le nègre. Je n’aime pas ça.

Donkin tressauta et se laissa tomber assis, de surprise, sur un coffre voisin.

— Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble, continua James Wait, en retenant son baryton bien timbré. Le voilà votre tabac.

Puis, après une pause, il demanda :

— Quel bord ?

Golden State, bafouilla Donkin en mordant à même au tabac.

Le nègre siffla doucement.

— Déserté ? dit-il courtement.

Donkin fit signe que oui, la joue bombant.

— Oui, en route, mâchonna-t-il. Ils avaient tué à coups de botte un gars de Dago ce passage-ci, mon tour aurait suivi. Je me suis tiré ici.

— T’as laissé ton gréement à la traîne ?

— Gréement et sous, répondit Donkin en élevant la voix. J’ai rien. Pas d’habits, pas de matelas. Ya un petit bancal d’irlandais là-bas qui m’a passé ma couverture. Paraît qu’il faudra faire mon lit dans le petit foc ce soir.

Il sortit traînant derrière lui la couverture par un coin. Singleton, sans un regard, s’écarta légèrement pour le laisser passer. Le nègre serra ses hardes de terrien et en tenue propre de travail s’assit sur son coffre, un bras allongé par-dessus ses genoux. Après avoir dévisagé Singleton quelque temps, il demanda sans emphase :

— Quelle sorte de bateau ici. Pas mauvais ? Hein ?

Singleton ne bougea pas. Longtemps après il dit, le visage immobile.

— Quel bateau ? Les bateaux sont tous bons. Mais c’est les hommes !

Il continua de fumer en un profond silence. La sagesse d’un demi-siècle passé à écouter le tonnerre des vagues avait inconsciemment parlé par ses vieilles lèvres. Le chat ronronnait sur le cabestan. Alors James Wait eut une quinte de toux raclante et rugissante, qui le secoua, le ballotta comme un ouragan et le jeta haletant, les yeux hors de la tête de tout son long sur son coffre. Plusieurs hommes se réveillèrent. L’un d’une voix endormie cria de sa couchette : « Zut ! En v’là un potin ! » — « Je suis enrhumé », souffla Wait. — « Enrhumé que tu dis, grommela l’homme, je parierais pour plus que ça… » « Ça vous plaît à dire », répondit le nègre soudain dressé, sa hauteur et son dédain reparus. Il grimpa à son poste de couchage et recommença de tousser avec persistance, tandis qu’il allongeait le cou pour surveiller d’un œil sévère le gaillard d’avant. Nulle protestation ne s’éleva plus. Il retomba sur l’oreiller et on put entendre le sifflement rythmé de son haleine pareille à celle d’un homme oppressé dans son sommeil.

Singleton se tenait dans l’embrasure face à la lumière, dos aux ténèbres. Et seul dans la vide pénombre du gaillard d’avant endormi, il apparaissait plus grand, colossal, très vieux ; vieux comme le Temps, père des choses, lui-même, venu là dans ce lieu plus muet qu’un sépulcre, contempler d’un œil patient la courte victoire du sommeil consolateur. Ce n’était pourtant qu’un fils du Temps, relique solitaire d’une génération dévorée et dont on ne se souvenait plus. Il se tenait là, vigoureux encore, sans pensée comme toujours ; toujours prêt, entre son vaste passé vide et le néant de son avenir, ses impulsions d’enfant et ses passions d’homme déjà mortes sous son sein tatoué. Les hommes capables de comprendre son silence avaient disparu, les hommes qui avaient su le secret d’exister par delà la vie et devant la face de l’éternité. Ils avaient été forts, de la force de ceux qui ne connaissent ni le doute, ni l’espérance. Ils avaient été impatients et endurants, turbulents et dévoués, insoumis et fidèles. Des personnes bien intentionnées avaient tenté de représenter ces hommes geignant sur chaque bouchée de leur pain, ne se mettant à la tâche que par crainte pour leurs peaux. En vérité c’avait été des familiers du labeur, de la privation, de la violence et de la débauche, mais qui ne connaissaient pas la crainte et n’entretenaient point de haine dans leurs cœurs. Durs à conduire mais faciles à entraîner ; muets toujours, mais assez mâles pour mépriser en leur âme les sensibleries bavardes qui déploraient la dureté de leur sort. Sort unique, et le leur ; la force de le subir leur paraissait privilège d’élus ! Leur génération aurait vécu sans s’être plainte ou ménagée, sans avoir connu la douceur des affections ni le refuge d’un foyer, et serait morte, libre de l’obscure menace d’un étroit tombeau. C’étaient les enfants toujours jeunes de la mer mystérieuse. Leurs successeurs ne sont que les enfants grandis d’une terre mécontente. Moins méchants, mais moins naïfs ; moins profanes de langue mais moins croyants peut-être de cœur s’ils avaient appris à parler, ils avaient appris de même à geindre. Mais les autres, les forts, les silencieux, modestes, courbés et solides, avaient ressemblé aux cariatides de pierre qui élèvent dans la nuit les salles resplendissantes d’un édifice glorieux. Ils sont loin à présent, et cela ne fait rien, il n’importe. La mer comme la terre sont infidèles à leurs fils. Une vérité, une foi, une génération d’hommes passe, on l’oublie, et cela ne fait rien ! Excepté peut-être au petit nombre de ceux qui crurent à cette vérité, confessèrent cette foi ou chérirent ces hommes.

Une brise se levait. Le navire, jusque-là dans le sens de la marée, oscilla sous une risée plus forte, et soudain le balant de la chaîne entre le guindeau et le manchon d’écubier tinta, glissa d’un pouce et se souleva doucement du pont, suggérant d’une manière saisissante l’idée d’une vie insoupçonnée cachée dans les molécules du fer. Dans l’écubier, les chaînons grinçants faisaient à travers le navire le gémissement sourd d’un homme soufflant sous son fardeau. La tension se prolongea jusqu’au guindeau, la chaîne se raidit comme une corde, vibra, et le manche du frein d’arrêt bougea en secousses brèves. Singleton s’avança.

Jusque-là, il était demeuré méditatif et sans pensée, plein de calme et vide d’espoir, face austère et unie, enfant de soixante ans, fils de la mer mystérieuse. Six mots auraient exprimé toutes ses pensées depuis le berceau, mais le mouvement de ces choses, qui formaient part aussi intime de son être que son cœur battant, fit passer un éclair d’alerte intelligence sur la sévérité de ses traits âgés. La flamme de la lampe bougeait et le vieillard, fronçant la broussaille de ses sourcils, se penchait sur le frein, vigilant et immobile dans la folle sarabande des dansantes ombres. Alors, le navire obéissant à l’appel de son ancre, courut dessus légèrement, la chaîne mollit. Soulagée, elle fléchit et après un balancement imperceptible tomba d’un choc sonore sur les planches de bois dur. Singleton saisit le bras haut du levier et, d’une violente jetée de corps en avant, obtint un demi-tour de plus du frein de serrage. Il se remit, respira à poumons larges et resta quelque temps à fixer d’un œil irrité le puissant et compact attirail vautré sur le pont à ses pieds, comme un monstre paisible, prodigieux et dompté.

— Sacrré…, tiens bon ! lui grogna-t-il en maître dans l’inculte broussaille de sa barbe blanche.


II


Le lendemain, à l’aurore, le Narcisse appareilla. Une brume légère estompait l’horizon. Au large, l’espace immesuré de l’eau plane gisait, étincelant comme un pavé de pierreries et vide comme le ciel. Le petit remorqueur noir largua l’amarre et, machine stoppée, hésita un moment le long de la hanche tandis que, svelte et longue, la coque du navire s’ébranlait lentement sous ses huniers. La toile lâche s’enfla de brise, arrondit mollement des contours pareils à ceux de blancs nuages légers pris dans le filet du gréement. Puis les voiles furent bordées, les vergues hissées et le vaisseau parut une haute et solitaire pyramide glissant dans l’éclat de sa blancheur à travers la lumineuse buée. Le remorqueur fit demi-tour dans son sillage et s’en alla vers la terre. Vingt-six paires d’yeux suivirent au ras de l’eau son arrière trapu rampant nonchalamment sur la houle lisse entre ses deux roues qui tournaient vite, battant l’eau à coups pressés et rageurs. On eut dit un énorme cafard aquatique, surpris par la lumière, ébloui de soleil et s’évertuant en efforts inutiles pour regagner l’ombre lointaine de la côte. Il en resta une traînée de lente fumée au ciel et deux raies d’écume vite effacées sur l’eau. À la place où il avait stoppé s’élargissait une tache noire et ronde de suie qui ondulait selon la houle, marquant, semblait-il, la place souillée d’un repos impur.

Laissé à soi-même, le Narcisse, cap au sud, parut dressé, resplendissant et calme, entre la mer sans repos et le mouvant soleil. Des flocons d’écume filèrent le long de ses flancs ; l’eau le frappa à flots rapides ; la terre glissa hors de vue, lentement effacée, quelques oiseaux planèrent en criant, ailes immobiles, au-dessus des pommes balancées des mâts. Mais bientôt, la côte disparut, les oiseaux s’envolèrent, et à l’ouest, la voile pointue d’une dhow arabe faisant route vers Bombay monta triangulaire et droite sur le fil net de l’horizon, demeura un peu, tout de suite évanouie comme un mirage. Puis le sillage du navire s’étira, inflexible et long, à travers un jour d’immense solitude. Le soleil couchant, son disque brûlant à même les flots, flamboya cramoisi sous la noirceur de lourdes nuées de pluie. Le grain du couchant arrivant en poupe se fondit en le bref et cinglant déluge d’une averse. Le vaisseau en demeura luisant de la pomme des mâts à la flottaison, les voiles devenues gris sombre. Il courut largue à présent devant le souffle égal de la mousson, ses ponts dégagés pour la nuit, et, fidèle, à sa suite, bruissait le monotone et soutenu fouettement des vagues mêlé aux murmures étouffés des hommes rassemblés à l’arrière pour le réglage des quarts, à la plainte courte d’une poulie dans la mâture ou, parfois, à quelque plus forte haleine du vent.

M. Baker, sortant de sa cabine, jeta brièvement le premier nom du rôle d’appel avant de refermer la porte derrière lui. Il allait prendre charge du pont. Pendant le voyage de retour, d’après un vieil usage maritime, le premier officier prend le premier quart nocturne, de huit heures à minuit. C’est pourquoi M. Baker, après avoir entendu le dernier « présent ! » dit bourrument : « Relevez à la barre et à la veille » et grimpa d’un pas lourd l’échelle de poupe du côté du vent. Bientôt après, M. Creighton descendit, sifflant tout bas et entra dans la cabine. Sur le pas de la porte, le steward flânait en pantoufles, méditant, les manches de sa chemise roulées jusqu’aux aisselles. Sur le pont supérieur, le coq qui refermait les portes du rouf avait une altercation avec le jeune Charley au sujet d’une paire de chaussettes. On entendait sa voix qui s’élevait dramatiquement de l’ombre :

— Tu ne vaux pas qu’on te rende service. Je te les ai fait sécher et tu viens te plaindre des trous, en jurant par-dessus le marché ! à ma barbe ! Si je n’étais pas un chrétien, — ce que tu n’es pas toi, jeune ruffian, — je te mettrais une claque sur la figure… Fiche-moi le camp !

Par groupes de deux ou trois, des hommes se tenaient debout, pensifs, ou marchaient, silencieux, le long des pavois de mi-pont. Le premier jour d’activité d’un voyage retombait à la paix monotone des routines retrouvées. À l’arrière, sur la dunette, M. Baker marchait, traînant les semelles et grognant tout seul dans l’intervalle de ses pensées. À l’avant, l’homme de veille, debout entre les pattes des deux ancres, fredonnait un air qui ne finissait pas, l’œil dûment rivé sur la route, en un regard sans pensée. Une multitude d’étoiles, essaimant de la nuit claire, peuplèrent le vide du ciel. Elles scintillaient, semblaient vivantes, au-dessus des flots ; elles entouraient le navire en marche de toutes parts ; plus intenses que les yeux d’une foule attentive, plus inscrutables que les âmes au fond des regards humains.

Le voyage était commencé ; le navire, comme un fragment détaché de la terre, fuyait, frêle planète solitaire et rapide. Alentour, les abîmes du ciel et de la mer joignaient leurs inatteignables frontières. Une vaste solitude ronde se mouvait avec le navire, toujours changeante et toujours pareille en son aspect à jamais monotone et majestueux. De temps en temps, quelque autre voile blanche vagabonde, chargée de vies humaines, apparaissait au loin, disparaissait, tendue vers son propre destin. Le soleil éclairait leur course tout le jour et, chaque matin, rouvrait, brûlant et rond, l’œil inassouvi de son ardeur curieuse. Cette chose flottante avait son avenir à elle ; elle vivait de toutes les vies des êtres qui foulaient ses ponts ; pareille à cette terre qui l’avait envoyée, elle portait un faix intolérable de regrets et d’espoirs. Elle portait vivaces la vérité timide et le mensonge audacieux ; et, comme la terre, elle était dénuée de conscience, belle à regarder et condamnée par l’homme à un ignoble sort. L’auguste solitude de sa route prêtait de la dignité à l’inspiration sordide de son pèlerinage. Elle cinglait, écumant vers le sud, comme aimantée par le courage d’un haut dessein. La souriante immensité de la mer semblait réduire la mesure du temps. Les jours couraient l’un derrière l’autre, brillants et soudains comme les éclairs d’un phare et les nuits accidentées et brèves semblaient des songes fuyants.

L’équipage s’était tassé, chacun à sa place respective, et deux fois par heure la cloche réglait leur vie de labeur incessant. Nuit et jour, la tête et les épaules d’un marin s’enlevaient à l’arrière, découpés sur le soleil ou le ciel étoilé, immobiles au-dessus des rayons tournants de la barre. Les visages changeaient, se succédaient en ordre immuable. Jeunes, barbus, noirs, sereins ou capricieux, tous se ressemblaient, portant la marque fraternelle : la même expression attentive des yeux observant boussole ou voiles. Le capitaine Allistoun, sérieux, un vieux cache-nez rouge autour du cou, tout le long du jour envahissait la poupe. La nuit, maintes fois, il lui arrivait d’émerger du capot enténébré, comme un spectre d’une tombe, et de rester là vigilant et muet sous les étoiles, sa chemise de nuit claquant comme un drapeau, puis, sans émettre une syllabe, de s’engloutir à nouveau. Il était né sur les côtes du Firth de Pentland. Dans sa jeunesse, il avait gagné le rang de harponneur parmi les baleiniers de Peterhead. Lorsqu’il parlait de ce temps-là, ses mobiles yeux gris devenaient fixes et froids.

Plus tard, par goût de changement, il avait navigué sur les mers des Indes. Il commandait le Narcisse depuis sa construction. Il chérissait son navire et le gouvernait sans merci, possédé d’une ambition secrète : lui faire accomplir un jour quelque brillante et prompte traversée que mentionneraient les gazettes maritimes. Il accompagnait d’un sourire sardonique le nom de son armateur, parlait rarement à ses officiers et réprouvait les fautes d’une voix débonnaire dont les mots tranchaient jusqu’au vif. Ses cheveux gris fer encadraient sa face dure, couleur de cuir de maugère. Tous les matins de sa vie, il se faisait la barbe, — à six heures, — sauf une fois où pris par un ouragan à quatre-vingt milles sud-ouest de Maurice il y avait manqué trois jours consécutifs. Il ne craignait rien, sauf un Dieu sans miséricorde, et souhaitait finir ses jours dans une petite maison, un lopin de terre autour, loin dans la campagne, — d’où l’on ne verrait pas la mer.

Lui, le régent de ce monde en miniature, descendait rarement des sommets olympiens de la poupe. Plus bas — à ses pieds pour ainsi dire — les mortels du commun menaient le train affairé de leurs insignifiantes vies. D’un bout à l’autre du pont, M. Baker grognait d’un ton sanguinaire et inoffensif et nous tenait ferme le nez sur la tâche, étant, comme il en fit une fois la remarque, payé pour cela même. Les hommes qui besognaient sur le pont montraient une mine saine et contente — tels la plupart des marins une fois en pleine mer. La véritable paix des enfants de Dieu commence en n’importe quel point à trois cents lieues de la plus proche terre et quand Il envoie là les messagers de sa puissance, ce n’est point en son courroux terrible contre crime, présomption ou folie, mais paternellement, afin de ramener des cœurs simples, des cœurs ignorants qui ne savent rien de la vie et ne battent point aux troubles de l’envie ou du désir.

Le soir, les ponts dégagés prenaient un air paisible qui faisait penser à l’automne terrestre. Le soleil descendait à l’abîme de son repos enveloppé d’un manteau de chaudes nuées. À l’avant, assis sur les bouts des espars de rechange, le maître d’équipage et le charpentier se tenaient les bras croisés, figures amicales, puissantes et à poitrine profonde. Tout près, le maître voilier, trapu et court — il avait navigué à l’État — relatait entre deux bouffées de pipe d’impossibles histoires d’amiraux. Des couples marchaient de long en large, gardant le pas et l’équilibre sans effort malgré l’étroit espace. Les porcs grommelaient dans leur grande cage. Belfast songeur, le coude aux barres du cabestan, communiait avec eux à travers le silence de sa méditation. Des gars à chemise largement ouverte sur des seins hâlés s’étageaient sur les bittes d’amarrage et les degrés des échelles du gaillard d’avant. Au pied du mât de misaine, un petit cercle discutait les traits caractéristiques qui distinguent un gentleman. Une voix dit : « C’est la galette. » Une autre maintint : « Non, c’est leur façon de parler. » Knowles le boiteux approcha, clopinant, sa figure sale (il jouissait du privilège d’être le mal lavé du gaillard) et montrant quelques crocs jaunes en un sourire averti, expliqua finement qu’il avait « vu leurs pantalons ». Les fonds, avait-il observé, se trouvaient réduits à l’épaisseur d’une feuille de papier à force de s’user sous leurs maîtres sur des chaises de bureaux, n’empêchait qu’à les voir l’étoffe paraissait de première et durait des ans. C’était tout semblant.

— C’est bigrement malin, disait-il, d’être un gentleman quand on a un bon métier pour toute la vie.

Ils disputaient à l’infini, obstinés et puérils ; criaient en répétant leurs étonnantes arguties, le visage congestionné, tandis que la molle brise débordait en tournoyantes risées de l’énorme cavité de la misaine qui se bombait au-dessus de leurs têtes, remuait leurs cheveux défaits d’un souffle fugitif et léger comme une indulgente caresse.

Ils oubliaient leur tâche, ils s’oubliaient eux mêmes. Le cuisinier s’approcha pour entendre et resta là rayonnant de l’intime illumination de sa foi comme un saint infatué toujours ébloui par sa couronne promise. Donkin, solitaire et ruminant ses griefs à la pointe du gaillard d’avant, vint plus près pour saisir le fil de la discussion qui se poursuivait au-dessous ; il tourna sa face jaunâtre vers la mer et ses narines minces battirent, humant la brise comme il flânait négligemment vautré sur la lisse. Dans la lumière dorée, des visages brillaient passionnés par le débat, des dents étincelaient, des yeux jetaient des éclairs. Les promeneurs s’arrêtaient deux à deux, tout à coup goguenards ; un matelot courbé sur un baquet se dressa, fasciné, des flocons de savon sur ses bras humides. Les trois officiers subalternes même écoutaient, appuyés en arrière et le dos bien calé, d’un air de supériorité protectrice. Belfast s’arrêta de gratter l’oreille de son cochon préféré et bouche ouverte, œil impatient, guetta la chance de placer son mot. Il lève les bras grimaçant et déjoué. De loin Charley jetait aux parleurs :

— J’en sais plus sur les gentlemen que personne de vous. J’ai z’été z’intime avec eusse. Je leur cirais les bottes.

Le cuisinier tendant le cou pour mieux entendre fut scandalisé :

— Tiens ta langue quand les anciens parlent, blanc-bec de païen effronté, entends-tu ?

— On y va, vieil Alléluia, répondit Charley, te fâche pas.

Une opinion du malpropre Knowles émise d’un air de surnaturelle astuce éveilla un petit rire qui courut, s’enfla comme une onde, éclata soudain formidable. Ils tapèrent des deux pieds, tournèrent vers le ciel leurs faces rugissantes de joie ; plusieurs, incapables de parler, se donnaient des claques sur les cuisses, tandis qu’un ou deux, pliés, suffoquaient, se tenant à bras le corps comme en un accès de souffrance. Le charpentier et le maître conservaient la même attitude secoués sur place d’un rire énorme ; le maître voilier gros d’une anecdote au sujet d’un commodore avançait une lippe boudeuse ; le coq s’essuyait les yeux avec un chiffon gras ; et la surprise de son propre succès élargissait un lent sourire sur la physionomie du boiteux debout au milieu d’eux.

Tout à coup, la figure de Donkin accoudé sur le garde-corps devint grave, entre ses épaules remontées. Une crécelle rauque s’étouffait derrière la porte du gaillard. Cela s’éleva au murmure et finit en un han gémissant. Le laveur replongea brusquement ses deux bras dans la baille ; le coq apparut soudain plus défrisé qu’un pécheur démasqué, le maître haussa les épaules avec gêne ; le charpentier se leva d’un saut et s’en fut, tandis que le maître-voilier sembla dans son for intérieur sacrifier son histoire et se mit à tirer sur sa pipe avec une sombre détermination. Dans la noirceur de l’entrebâillement une paire d’yeux luisirent blancs, larges et s’écarquillant. Puis la tête de James Wait apparut en saillie comme suspendue entre les deux mains qui s’agrippaient au chambranle de part et d’autre du visage. Le pompon de son bonnet de laine bleu, tombant en avant, dansait gaiement sur sa paupière gauche. Il sortit d’un pas incertain. Vigoureux d’aspect comme avant, il montrait dans sa démarche un manque d’assurance bizarre et affecté ; le masque semblait un peu maigri et les yeux étonnaient d’abord par leur proéminence. On eût dit qu’il hâtait par sa seule présence la retraite de la lumière déclinante ; le soleil couchant plongea subitement comme s’il fuyait devant notre nègre : une sombre influence émanait de sa personne, un je ne sais quoi de lugubre et de glacé qui s’exhalait et posait sur tous les visages une sorte de voile de deuil. Le cercle se rompit. Le rire expira sur les lèvres figées. Il ne resta pas un sourire parmi tout l’équipage du navire. Pas un mot prononcé. Plusieurs firent demi-tour avec une feinte indifférence ; d’autres, la tête détournée, glissaient malgré eux des regards obliques.

Plus semblables à des criminels conscients de leur forfait qu’à d’honnêtes gens troublés par un doute, deux ou trois d’entre eux seulement ne fuirent pas les regards de James Wait qu’ils dévisagèrent stupidement, bouche bée. Tous s’attendaient à ce qu’il parlât et semblaient en même temps savoir d’avance ce qu’il allait dire. Il appuya son dos au montant de la porte et ses yeux lourds appesantirent sur nous un regard enveloppant, dominateur et peiné, comme d’un tyran malade maîtrisant une foule d’esclaves abjects mais peu sûrs.

Personne ne partit. En proie à la fascination de leur crainte, ils attendaient. Ironique, des hoquets hachant ses phrases, il dit :

— Merci… camarades. Vous… êtes gentils… et… tranquilles… pas d’erreur ! À gueuler comme ça… devant… la porte.

Il fit une pause plus longue pendant laquelle comme dans l’effort exagéré d’un souffle laborieux, ses côtes péniblement pantelèrent. C’était intolérable. Des traînements de pieds volontaires se firent entendre. Belfast laissa échapper un gémissement oppressé ; mais Donkin là-haut cligna ses paupières rouges qu’irritait une cendre invisible et sourit amèrement par-dessus la tête du nègre.

Celui-ci reprit avec une aisance surprenante. Il ne haletait plus et sa voix sonnait, creuse et timbrée comme s’il eût parlé dans une caverne vide. Il s’irritait, méprisant :

— J’ai tâché de fermer l’œil. Vous savez que je ne dors pas la nuit. Et vous venez bavarder contre la porte comme un sacré tas de vieilles femmes… Et ça se prend pour de bons copains. Pas vrai ? Vous vous fichez bien d’un homme qui crève !

Belfast pirouetta quittant la cage à porcs. Il chevrota :

— Jimmy, tu ne serais pas malade que je…

Il s’arrêta. Le nègre attendit un instant, puis d’un ton lugubre :

— Quoi ? Va te battre avec tes pareils. Laisse-moi en paix. Tu n’en as pas pour bien long. Je vais mourir, je te dis… ça ne traînera guère.

Les hommes, alentour, demeuraient immobiles, haletant un peu, la colère aux yeux. C’était bien à quoi ils s’attendaient, les mots dont ils avaient horreur, cette idée d’une mort embusquée qu’on leur jetait au visage plusieurs fois le jour, jactance à la fois et menace dans la bouche de ce nègre importun. Il semblait tirer orgueil de cette mort qui, jusque-là, n’avait pourvu qu’aux aises de sa vie ; il en devenait arrogant, comme si nul autre au monde n’eût jamais cultivé l’intimité de telle compagne ; il en faisait parade devant nous avec une persistance onctueuse qui en rendait la présence non moins difficile à nier qu’à imaginer. Nul homme n’est suspect de si monstrueuse amitié ! Fallait-il l’appeler réalité ou imposture, cette visiteuse que Jimmy continuait d’attendre toujours ? On hésitait entre la pitié et la méfiance, tandis qu’à la plus légère provocation il entreheurtait sous nos yeux les os de son squelette infâme et encombrant. Il ne se lassait pas de le produire, son spectre familier. Il connaissait son approche comme s’il était déjà là, comme s’il arpentait le pont extérieur, ou allait tout à l’heure s’étendre dans la seule couchette qui restât, ou s’asseyait à son flanc à chaque repas. Il le mêlait journellement à nos occupations, à nos loisirs, à nos amusements. Plus de chants ni de musique, le soir, parce que Jimmy (nous l’appelions tous tendrement Jimmy pour cacher la haine que nous inspirait sa complice) était parvenu, grâce à ce décès en perspective, à déranger l’équilibre moral d’Archie lui-même. Archie était le propriétaire de l’accordéon ; mais après une ou deux cuisantes homélies de Jimmy, il refusa de plus jouer. Nos chanteurs se turent à cause de Jimmy moribond. Pour la même cause, personne — Knowles en fit la remarque — n’osa plus « planter de clou pour y pendre ses pauvres hardes », sans se faire taxer d’énormité à déranger de la sorte les interminables derniers moments de Jimmy.

La nuit, au lieu du jovial coup de gueule : « As-tu entendu les tribordais à l’appel ? Deboutte, deboutte, deboutte ! » on appelait au quart homme par homme, tout bas, crainte d’interrompre le dernier somme, peut-être, de Jimmy sur la terre. À vrai dire, il était toujours éveillé et s’arrangeait, comme, sur nos pointes, nous nous esquivions vers le pont, pour nous planter dans le dos quelque phrase barbelée qui nous forçait à nous prendre pour des brutes, jusqu’au moment où nous commencions à croire que nous pourrions bien n’être que des idiots. Nous parlions à voix basse, dans ce gaillard d’avant, comme à l’église. Nous mangions, muets et craintifs, car Jimmy se montrait fantasque sous le rapport de la nourriture et dénonçait amèrement les salaisons, le biscuit, le thé comme denrées impropres à la consommation d’humains, pour ne rien dire d’un mourant.

Il ajoutait :

— Pas moyen, alors, de trouver un meilleur morceau de viande pour un malade qui tâche de rentrer chez lui se faire guérir, ou enterrer ? Mais voilà, si j’avais une chance d’en réchapper, vous me la prendriez, vous autres. Vous me ficheriez du poison. Voyez ce que vous m’avez donné là !

Nous le servions dans son lit, avec rage et humilité, tels les vils courtisans d’un prince détesté ; il nous payait de ses critiques inflexibles et qui ne désarmaient point. Il avait découvert le ressort fondamental de l’imbécillité humaine ; il tenait le secret de la vie, ce maudit moribond, et s’était rendu maître de chaque moment de notre existence. Réduits au désespoir, nous demeurions soumis. L’impulsif petit Belfast était toujours à mi-chemin entre des voies de fait et un accès de larmes. Un soir, il confiait à Archie :

— Pour un sou, je la lui casserai, sa vilaine gueule noire de sale carottier.

Archie, cœur loyal, faisait semblant de se scandaliser, pesait l’infernal maléfice jeté par ce nègre de hasard sur la fortitude de nos natures ingénues !

Mais le même soir, Belfast volait dans la cuisine la tarte aux fruits dominicale de la table des officiers, afin de tenter l’appétit délicat de Jimmy. C’était mettre en péril non seulement sa longue amitié avec le coq, mais aussi, paraît-il, son salut éternel. Le coq en fut atterré de douleur ; sans connaître le coupable, c’en était déjà trop de savoir le mal florissant et Satan déchaîné parmi ces hommes qu’il regardait en quelque sorte comme sous sa direction spirituelle. Il lui suffisait d’en voir trois ou quatre groupés pour quitter ses fourneaux et accourir, un prêche aux lèvres. Nous le fuyions et Charley seul (qui connaissait le voleur), affrontait le coq d’un œil candide dont s’irritait cet homme de bien.

— C’est toi, je m’en doute, geignait-il, lamentable, un placard de suie au menton. C’est toi. Tu sens le fagot. Plus de tes chaussettes dans ma cuisine, tu m’entends ?

Bientôt se répandit, officieuse, la nouvelle qu’en cas de récidive notre marmelade d’oranges (un extra à raison d’une demi-livre par homme) serait supprimée. M. Baker cessa d’accabler de facétieux reproches ses matelots préférés et distribua équitablement entre tous ses grognements soupçonneux. Les yeux froids du capitaine, du haut de la passerelle, luisaient avec méfiance en suivant notre petite troupe, allant des drisses aux bras des vergues pour assurer, selon l’usage, tous les cordages du gréement. Ce genre de vol, à bord d’un bateau marchand, est difficile à empêcher, et prend le caractère d’une déclaration d’antipathie de l’équipage envers les officiers. C’est un mauvais symptôme. Dieu sait quel grabuge en peut sortir un jour. Sans que la paix eût cessé de régner à bord du Narcisse, la confiance mutuelle y était ébranlée. Donkin ne cachait pas sa joie. Nous demeurions stupides. Belfast, sans logique, accabla notre nègre de reproches furieux. James Wait, accoudé sur son oreiller, s’étrangla, puis, haletant :

— Est-ce que je te l’avais demandé, de la chopper, ta boustifaille de malheur ? Le diable l’emporte, ta sacrée tarte. Ça m’a fait mal là, espèce d’avorton de maboul Irlandais !

Belfast, le visage pourpre et les lèvres tremblantes, se rua sur lui. Tous les hommes présents se levèrent dans un seul cri. Il y eut un moment de tumulte sauvage. Une voix perçante clama :

— Tout beau, Belfast, tout beau !…

On s’attendait à voir Belfast tordre le cou à Wait sur le champ. Un nuage de poussière vola, au travers duquel la toux du nègre fit entendre ses éclats métalliques pareils à ceux d’un gong. La seconde d’après montra Belfast penché sur l’autre. Il lui disait plaintivement :

— Ne fais pas ça ! Ne fais pas ça, Jimmy ! Ne sois pas comme ça. Un ange n’y tiendrait pas, tout malade que tu es.

Il nous lança un regard circulaire, debout au chevet de Jimmy, sa bouche comique tordue et les yeux gros de pleurs, puis s’efforça de rétablir les couvertures défaites. L’incessant murmure de la mer emplissait le gaillard. James Wait était-il effrayé, touché ou contrit ? Il restait sur le dos, pressant son flanc d’une main, immobile comme si la visiteuse attendue était arrivée enfin. Belfast, dans sa gêne, remuait les pieds répétant d’une voix émue :

— Oui, nous savons. Tu ne vas pas, mais… Tu n’as qu’à dire ce que tu veux, et… On sait tous que tu es bas, très bas…

Non ! James Wait décidément n’était ni touché ni contrit. À vrai dire, il parut quelque peu surpris. Il se dressa sur son séant avec une rapidité et une aisance incroyables :

— Ah ! vous me trouvez bas, pas vrai ! dit-il, rembruni, de son baryton le plus clair (à l’entendre quelquefois on aurait juré que cet homme-là n’avait rien du tout). Hein ?… Eh bien faites comme on doit alors ! Dire qu’il y en a parmi vous qui n’ont pas assez de malice pour mettre une couverture d’aplomb sur un malade. Là ! Ne te donne pas la peine. Je claquerai comme pourrai.

Belfast se détourna mollement avec un geste découragé. Dans le silence du gaillard plein de spectateurs attentifs, Donkin articula :

— Ben, nom de D… et ricana.

Wait le regarda. Il le regarda d’un œil, ma parole, amical. Nul ne pouvait prévoir ce qui plairait à notre incompréhensible patient. Mais le mépris de ce ricanement nous parut pénible à souffrir.


LE NÈGRE DU « NARCISSE »
Le Correspondant, 10 septembre 1909.


La position de Donkin dans le gaillard d’avant était distinguée mais incertaine, — éminente parmi l’antipathie générale. On l’évitait et son isolement concentrait ses pensées sur l’âpreté des brises du cap de Bonne-Espérance et son envie sur les vêtements chauds et les cirés qui formaient notre possession. Nos bottes, nos suroits, nos coffres bien emplis, autant pour lui de sujets d’amère méditation : il ne possédait aucune de ces choses et sentait, d’instinct, que personne au besoin ne lui en offrirait une part. Impudemment servile vis-à-vis de nous, il se montrait envers les officiers insolent par système. Il escomptait pour lui-même les meilleurs résultats de cette ligne de conduite et se trompait fort. De telles natures oublient que, en cas d’extrême provocation, les hommes sont justes, qu’ils le veuillent ou non. L’insolence de Donkin envers le débonnaire M. Baker nous devint à la longue intolérable, et nous nous réjouîmes le soir sans lune où le second s’avisa de le mater pour de bon. On venait de nous appeler — peu avant minuit — pour orienter les vergues, et Donkin — selon sa coutume — émit des remarques injurieuses. Tandis que, mal éveillés, nous nous tenions rangés, le bras de misaine à la main, attendant la suite des ordres, il sortit de l’ombre un son de bourrades, de pieds traînés, une exclamation de surprise, des bruits de coups et de gifles, des mots étouffés qui sifflaient : Ah ! tu en veux ?… Arrêtez !… Arrêtez !… Alors, marche… Oh ! oh !… Suivit une succession de chocs mous mêlés de tintements de ferrailles, comme la chute d’un corps dégringolant parmi les bringueballes de pompe. Avant que nous sachions ce qui arrivait, la voix de M. Baker s’éleva toute proche sur un ton de légère impatience :

— Hâlez donc, vous autres ! Souquez sur ce filin !

Et nous de souquer en effet avec grande célérité. Comme si de rien n’était, le second continuait d’orienter les vergues avec son habituelle et crispante minutie. Nulle trace de Donkin pour l’instant et nul n’y prit garde. Le second l’aurait envoyé pardessus bord que personne n’eût seulement dit : « Tiens ! le voilà parti ! » En somme, il n’y avait pas grand mal de fait, malgré que l’épisode eût coûté à Donkin une dent de devant. Nous nous en aperçûmes le matin et gardâmes un silence plein de cérémonie : l’étiquette du gaillard commandait de rester aveugles et muets en pareille occurrence et nous veillions plus jalousement aux bienséances de notre société que les terriens ordinaires ne se soucient des leurs. Charley, avec un manque impardonnable de savoir-vivre, clama :

— T’es allé voir ton dentiste ?… Ça fait-il mal ?

Une claque lui répondit de la main de son meilleur ami. Le mousse, surpris, en demeura chagrin pendant au moins trois heures. Nous en souffrîmes pour lui, mais la jeunesse exige plus de discipline encore que l’âge mûr. Donkin sourit venimeusement. Dès ce jour, il fut sans pitié, traitant Jimmy de tireur au flanc noir, nous donnant à croire qu’il nous prenait pour un tas d’imbéciles, dupes quotidiennes du premier nègre venu. Jimmy, pourtant, semblait affectionner l’individu.

Singleton, lui, vivait loin du contact des émotions humaines. Taciturne et sérieux, il respirait au milieu de nous, en cela seul pareil au reste de ces hommes. Nous nous évertuions à nous conduire avec décence et bon goût et trouvions la tâche diaboliquement dure ; balancés entre le désir d’être vertueux et la crainte du ridicule, nous voulions nous épargner les affres du remords ; mais quant à passer pour dupes de nos bons sentiments, nous nous refusions à ce rôle méprisable. La détestable complice de Jimmy semblait avoir soufflé de son impure haleine des subtilités inconnues dans nos cœurs. Nous étions troublés et lâches. Cela, nous le savions. Singleton, lui, paraissait ne rien savoir ni comprendre. Jusque-là, nous l’avions cru aussi sage qu’il le paraissait ; maintenant, il nous arrivait d’oser le taxer de bêtise sénile. Un jour, pourtant, à dîner, comme nous étions assis sur nos coffres, autour d’un plat de fer-blanc posé sur le pont, au milieu du cercle de nos pieds, Jimmy exprima son dégoût général des hommes et des choses en termes particulièrement grossiers. Singleton leva la tête. Nous nous tûmes. Le vieillard, parlant à Jimmy, demanda :

— Vas-tu mourir ?

Ainsi apostrophé, James Wait prit un air horriblement ébahi et gêné. Nous tressaillîmes tous. Des bouches béèrent, des cœurs battirent, des yeux clignèrent ; une fourchette de fer, échappée d’une main, tinta au fond du plat ; un matelot se leva comme pour sortir et resta coi. En moins d’une minute, Jimmy se ressaisit :

— Hein ! quoi ? Ça se voit-il pas ? répondit-il en chevrotant.

Singleton portait à ses lèvres un tronçon de biscuit détrempé (ses dents, comme il disait, avaient perdu leur fil de jadis) :

— Alors, vas-y en douceur, prononça-t il avec une mansuétude vénérable, et n’en fais pas tant d’affaire avec nous ! On n’y peut rien.

Jimmy retomba sur sa couche et longtemps resta tranquille, sauf pour essuyer la sueur de son menton. On serra les plats vivement. Sur le pont, on commenta l’incident à voix basse. D’aucuns exultaient avec des rires étouffés. Wamibo, au sortir de périodes prolongées d’hébétude et de rêverie, ébaucha des sourires mort-nés, et l’un des jeunes Scandinaves, bourrelé par le doute, eut l’audace, pendant le quart de 6 à 8, d’aborder Singleton (le vieux ne nous encourageait guère à lui adresser la parole) et de lui demander avec embarras :

— Vous croyez qu’il va mourir ?

Singleton leva la tête :

— Sûr qu’il mourra, répondit-il délibérément.

Cela parut décisif. Celui qui avait consulté l’oracle en fit part à tous sans délai. Timide et pressé, il arrivait sur chacun et l’œil détourné récitait sa formule :

— Le vieux Singleton dit qu’il mourra.

Soulagement immense ! Nous savions enfin que notre compassion ne tombant pas à faux, nous pouvions de nouveau sourire sans arrière-pensée. Mais nous comptions sans Donkin. Donkin ne s’en laissait pas imposer par « ces sales étrangers ». Il répondit d’une voix mauvaise :

— Toi aussi tu claqueras, tête de boche ! Faudrait que vous claquiez tous, vous autres, boches, au lieu de venir râfler notre auber pour l’emporter dans votre crève-la-faim de pays !

Nous fûmes consternés. Après tout, il fallait bien s’en rendre compte, la réponse de Singleton ne signifiait rien. Nous nous mîmes à le haïr de s’être ainsi moqué de nous. Toutes nos certitudes s’en allaient en dérive : nos rapports avec nos officiers se tendaient tous les jours ; le coq, de guerre lasse, nous abandonnait à notre perdition ; nous avions entendu le maître nous traiter de tas de femmelettes. Au moindre tournant de notre humble vie surgissait Jimmy, hautain et barrant la route, au bras de sa compagne terrifiante et voilée. Un poids pesait sur nous comme d’un sort jeté.

Cela avait commencé huit jours après le départ de Bombay. Cela était venu sur nous, à l’improviste, peu à peu, comme toute autre grande calamité. Tous avaient observé le manque de cœur de Jimmy à l’ouvrage, mais n’y voyaient simplement que le résultat de sa conception de l’univers. Donkin disait :

— Tu ne pèses pas plus sur une corde qu’un failli pierrot !

Il le dédaignait. Belfast, en garde pour un pugilat possible, s’écriait, provocant :

— Tu ne te tueras pas, ma vieille !

— Et toi ? rétorquait le nègre d’un ton de mépris ineffable.

Belfast se replia. Un matin, pendant le lavage, M. Baker héla :

— Envoie ton balai par ici, Wait.

L’interpellé s’en vint traînant la jambe.

— Grouille toi ! Aouh ! grogna M. Baker. Qu’as-tu donc à ton train de derrière ?

L’autre s’arrêta net. Il eut un regard lent de ses yeux proéminents, à l’expression audacieuse et triste.

— Ce n’est pas les jambes, dit il, c’est les poumons.

Tout le monde dressa l’oreille.

— Qu’est-ce qu’ils ont ? demanda M. Baker.

Tout le quart restait là, sur le pont mouillé, le sourire aux lèvres, des balais ou des seaux aux mains. Wait dit lugubrement :

— Je m’en vais de là. Vous ne voyez donc pas que je suis à la mort ? Je le sais, moi.

Dégoûté, M. Baker fit :

— Pourquoi diable ! alors, as-tu embarqué à ce bord ?

— Il faut bien vivre jusqu’à ce qu’on crève, pas vrai ?

Des rires se firent entendre.

— Débarrasse le pont ! Ôte-toi de mes yeux, dit M. Baker.

L’aventure le déconcertait. Elle n’avait pas de pendant dans son expérience. James Wait, obéissant, lâcha son balai et se dirigea lentement vers l’avant. Un éclat de rire le suivit. C’était trop drôle. Tous riaient… Ils riaient !… Hélas !

Il devint le bourreau de tous nos instants, le pire des cauchemars. Impossible de discerner trace extérieure de maladie sur sa personne ; chez les nègres, ça ne se voit pas. Sans être très gras, — certes, — il ne paraissait pas sensiblement plus maigre que d’autres nègres à notre connaissance. Il toussait fréquemment, mais les gens les moins prévenus pouvaient se rendre compte qu’il toussait le plus souvent quand il lui convenait. Il ne voulait ou ne pouvait s’acquitter de sa besogne et refusait de garder le lit. Un jour, il s’élançait dans le gréement, avec les plus fins gabiers et, la fois suivante, il nous fallait, au péril de nos jours, en descendre son corps flasque. Porté malade, examiné, il essuya remontrances, menaces, cajoleries, sermons. Le capitaine le manda dans sa cabine. De folles rumeurs coururent. On dit que tant d’aplomb avait troublé le vieux, on affirma qu’il avait eu peur. Charley maintint que « le skipper, en pleurant, lui avait donné sa bénédiction et un pot de confiture ». Knowles tenait du garçon de cabine que l’ineffable Jimmy, tout en se raccrochant à tous les meubles, avait gémi, s’était plaint de la brutalité et de l’incrédulité générales, et avait fini par tousser de long en large sur les journaux météorologiques du patron qui gisaient ouverts sur sa table. Quoi qu’il en fût, Wait regagna l’avant, soutenu par le steward qui, d’une voix émue et peinée, nous adjura :

— Holà ! empoignez-le un de vous autres. Faut qu’il reste couché.

Jimmy avala un quart de café et, après quelques mots désobligeants à l’un, puis à l’autre, s’en fut coucher. Il y demeurait le plus souvent, mais selon sa fantaisie montait sur le pont et apparaissait au milieu de nous. Hautain et perdu dans ses pensées, il regardait la mer, en avant du navire et nul n’aurait pu résoudre l’énigme que posait cette silhouette noire, isolée en son attitude de méditation et immobile comme un marbre noir.

Fermement, il refusait tous remèdes ; sagous et farines nutritives volèrent par-dessus bord jusqu’à ce que le garçon se lassât de les lui porter. Il demanda de l’élixir parégorique. On lui en envoya un flacon énorme, de quoi empoisonner une pouponnière. Il le garda entre son matelas et la paroi du navire sans que nul ne lui en ait jamais vu prendre une goutte. Donkin l’injuriait nez à nez, ricanant à ses râles, et, le même jour, Wait lui prêtait un jersey chaud. Une fois, Donkin, après l’avoir agonisé une demi-heure durant, lui reprochant l’ouvrage supplémentaire que son tirage au flanc valait aux hommes de quart, couronna son discours en le traitant de « porc à face noire ». Sous l’influence maudite du sort qui nous liait, nous restâmes frappés d’horreur. Mais Jimmy semblait positivement se délecter sous l’insulte. Il en paraissait réjoui, et Donkin vit tomber à ses pieds une paire de vieilles bottes accompagnées d’un sonore :

— Tiens, râclure de faubourg, voilà pour toi.

À la fin, M. Baker dut aviser le capitaine que James Wait troublait le bon ordre du navire. « Discipline fichue… Aouh… On en viendra là », grogna M. Baker. Effectivement, les tribordais frisèrent le refus d’obéissance, un matin que le maître avait donné ordre de laver le gaillard. Jimmy, paraît-il, ne tolérait pas l’humidité et nous étions en veine de compassion ce jour-là. Nous tînmes le maître pour une brute et ne le lui cachâmes point. Seul le tact délicat de M. Baker prévint un plein éclat de rébellion : il refusa de nous prendre au sérieux. Il arriva fort affairé sur l’avant, nous traita de beaucoup de noms, pas tous polis, mais sur un ton si cordial de vrai loup de mer que nous commençâmes à avoir honte. À la vérité, nous le considérions comme un bien trop bon marin pour l’offusquer sciemment : et après tout Jimmy n’était peut-être qu’un farceur, — probable même ! Le gaillard fut nettoyé malgré tout, ce matin-là ; mais dans la journée on installa une chambre de malade dans le rouf. Cela fit une jolie petite cabine ouvrant sur le pont et à deux couchettes. On y transporta les bibelots de Jimmy, puis, malgré ses protestations, Jimmy lui-même. Il déclara ne pouvoir marcher. Quatre hommes le portèrent dans une couverte. Il se plaignit qu’on voulait le faire mourir là tout seul comme un chien. Nous prîmes part à son chagrin, enchantés pas moins qu’il eût débarrassé le gaillard. Nous le soignâmes comme devant. De la cuisine, la porte à côté, le coq venait plusieurs fois le jour. L’humeur de Wait s’améliora tant soit peu. Knowles affirma l’avoir entendu rire aux éclats, un jour, sans témoins. D’autres l’avaient aperçu se promenant sur le pont, la nuit. Son petit retrait, dont un long crochet entre-bâillait la porte, était toujours plein de fumée de tabac. Nous lui lancions par la fente des plaisanteries, parfois des injures, comme nous passions là au gré de nos besognes. Il nous fascinait. Jamais il ne permettrait au doute de mourir. Son ombre planait sur le navire. Invulnérable dans la promesse de sa rapide dissolution, il foulait aux pieds notre estime de nous-mêmes, il nous démontrait chaque jour notre manque de courage moral : il souillait nos existences. Nous aurions été une misérable troupe condamnée à une immortalité funeste, également sans recours d’espérance et de crainte, qu’il n’aurait pu nous dominer d’une si lourde seigneurie, ni plus impitoyablement affirmer son sublime privilège.


III


Entre temps, le Narcisse, toutes voiles dehors, sortit de la mousson franche. Il dériva lentement, le nez à tous les points de la boussole plusieurs jours durant, au gré de brises moqueuses. Sous les gouttes chaudes de brèves averses, des hommes mécontents faisaient virer bord sur bord les pesantes vergues ; empoignant les filins trempés, ahannant et soufflant, tandis que leurs officiers revêches et ruisselants de pluie les harcelaient sans fin de leurs voix lassées. Pendant les courts répits, ils regardaient avec dégoût les paumes à vif de leurs mains gourdes, et s’entre-demandaient amèrement : « Qui serait matelot s’il pouvait planter des choux ? » Les caractères se gâtaient ; personne qui tint compte des choses qu’il disait. Une nuit noire que les hommes de quart, haletants de chaleur et mi-noyés de pluie, venaient, pendant quatre mortelles heures, de se faire traquer de bras en boulines, Belfast déclara qu’il lâcherait la mer pour toujours et embarquerait sur un steamer. Propos excessif, sans doute. Le capitaine Allistoun, toujours maître de lui, marmottait tristement à M. Baker : « Ce n’est pas si mal, pas si mal », chaque fois qu’il était parvenu, à force de bordées, de ruses et de manœuvres, à tirer de son bon navire soixante milles de route en vingt-quatre heures. Du seuil de la petite cabine, Jimmy, le menton dans la main, suivait notre aride labeur d’un œil insolent et mélancolique. Nous lui parlions avec douceur, quitte à échanger après d’aigres sourires.

Puis de nouveau, par vent propice et ciel clair, le navire recommença d’additionner les latitudes australes. Il passa au large de Madagascar et de Maurice sans apercevoir terre. On doubla l’amarrage des espars de rechange. On visita les sabords. À ses moments perdus, le steward, d’un air soucieux, faisait mine d’adapter des pavois aux portes des cabines. Des toiles solides furent enverguées avec soin. Vers l’ouest, des yeux anxieux cherchaient déjà le Cap des Tempêtes. Le bateau se mit à piquer du nez dans une houle du sud-ouest, et le ciel doucement lumineux des basses latitudes prit, jour par jour, au-dessus de nos têtes, une patine plus dure : haute voûte arrondissant au-dessus du navire comme un dôme d’acier, où résonnait la voix profonde des vents fraîchissants. Un froid soleil luisait sur les crinières blanches des brisants noirs. Sous la forte haleine des grains d’ouest, le navire, voilure allégée, se couchait lentement, obstiné mais docile. Il dériva de ci de là, peinant à l’effort acharné de se frayer sa route à travers l’invisible violence des vents ; il plongea tête première dans l’ombre de creux lisses, il lutta, remontant, pour franchir les crêtes neigeuses des grandes lames en fuite ; il roula sans repos d’un bord sur l’autre comme un être qui souffre. Endurant et brave, il répondait au vouloir de l’homme, et ses frêles espars, continuellement balancés en demi-cercles abrupts, semblaient implorer en vain la clémence du ciel orageux.

L’hiver fut mauvais au large du Cap cette année-là. Les hommes de barre, à l’heure de relève, couraient çà et là, agitant les bras, tapant des pieds ou soufflant dans leurs doigts rouges gonflés de froid. Ceux de quart sur le pont paraient tant bien que mal l’aiguillon glacé des embruns, ou, tassés dans les coins abrités, suivaient d’un œil morne les hautes lames impitoyables, dont l’inapaisable furie enveloppait le navire d’un assaut toujours renouvelé. L’eau ruisselait en cataractes devant les portes du gaillard. Il fallait crever d’un bond la nappe d’un Niagara pour gagner son lit humide. Les matelots entraient mouillés et resortaient engoncés dans leurs vêtements mal séchés pour faire face aux implacables et rédemptrices exigences de leur destin obscur et glorieux. Tout à l’avant, scrutant avec vigilance l’espace du côté du vent, les officiers apparaissaient à travers la buée des grains. Debout contre la lisse, cramponnés farouchement, droits et vernis sous leurs cabans longs, ils se montraient par intervalles, au gré des plongeons désordonnés du navire durement gouverné, très haut, attentifs, violemment secoués au-dessus de la ligne grise de l’horizon embrumé, figés en attitudes immobiles.

Ils observaient le temps et le navire de l’œil dont les terriens suivent les fluctuations redoutables de la Fortune. Le capitaine Allistoun ne quittait pas plus le pont que s’il eût fait partie des apparaux du navire. De temps en temps, le steward grelottant, mais toujours en manches de chemise, rampait, chancelant et cramponné, jusqu’à lui, une tasse de café chaud à la main. La tempête epprenait la moitié avant qu’elle touchât les lèvres du maître. Il buvait le reste, gravement, d’un seul trait lent, tandis que l’écume lourde cinglait bruyamment la toile cirée de son manteau et que le ressac des vagues s’enflait autour de ses hautes bottes ; et jamais ses yeux ne quittaient son navire. Il en épiait chaque geste, l’œil d’un amant ne reste pas plus ardemment rivé sur le sacrifice et la tâche d’une femme, vie délicate au frêle fil de laquelle tient pour lui tout le sens et toute la joie du monde. Nous aussi tous, nous l’observions, notre navire. Sa beauté n’allait point sans faiblesse. Nous ne l’en chérissions pas moins. Ses qualités nous les admirions tout haut, nous nous les vantions réciproquement comme s’il se fût agi des nôtres, et le secret de son unique défaillance nous l’ensevelissions au silence de notre profonde affection. Il était né parmi le tonnerre des marteaux broyeurs d’acier, les noirs remous des fumées, sous un ciel gris, aux bords de la Clyde. Son fleuve sombre et sonore donne le jour à des êtres de beauté qui s’en vont flottant aux lointains radieux du monde, où des hommes les aimeront. Le Narcisse était bien de leur race parfaite. Moins parfait que ses frères peut-être, mais c’était notre chose, rien ne se pouvait lui comparer. Nous en avions la fierté. À Bombay d’ignares terriens en parlaient comme de « ce joli bateau gris ». Joli ! Piteux éloge ! Nous le connaissions pour le plus magnifique trois mâts jamais lancé. Nous tâchions d’oublier que, pareil à maints autres navires connus pour bien tenir la mer, il était par moments volage. Il avait ses exigences. Sous le rapport du chargement et du maniement, il demandait du soin et nul ne savait au juste combien de soin il lui faudrait. Si courte est la science humaine ! Le navire, lui, savait et corrigeait parfois la présomption de tant d’ignorance par la saine discipline de la peur. D’inquiétantes histoires couraient sur le compte de précédentes traversées. Le coq (par définition matelot, mais sans vraie qualification nautique), le coq, sous la démoralisation de quelque avanie comme la chute d’un poêlon, marmottait sombrement tout en épongeant le plancher : « Là ! Voilà qu’il fait des siennes encore : un de ces voyages, il nous perdra corps et biens. Vous verrez ! » À quoi le steward passant là dérober un instant de répit à sa vie harassée, répondait avec philosophie : « Ceux qui verront n’en bavarderont pas, toujours ! Je ne tiens pas à voir ça ». Nous raillions ces craintes. Nos cœurs s’en allaient vers le vieux quand il le pressait dur, son bateau, acharné à lui faire donner tout ce qu’il pouvait, disputant âprement au vent chaque pouce gagné, lorsque sous ses voiles au bas ris, il le jetait bondissant de biais à l’assaut de lames énormes. Les hommes tassés à l’arrière, l’oreille tendue, dès le premier commandement bref de l’officier venu prendre le quart de pont par gros temps, admiraient sa vaillance. Leurs paupières clignaient aux bourrasques ; leurs joues hâlées se mouillaient de gouttes plus amères que des larmes humaines ; barbes et moustaches trempées pendaient droites et ruisselantes comme des algues. Fantastiquement déformés : hautes bottes, coiffures comme des casques, — ils oscillaient pesamment, raides et ballonnés dans leurs cirés luisants, pareils à des aventuriers bizarrement accoutrés pour quelque fabuleuse équipée. Chaque fois que le Narcisse s’élevait sans effort à quelque cime vertigineuse et glauque, des coudes labouraient des côtes, des figures s’illuminaient, des lèvres murmuraient : « Bien fait ça, pas vrai ? » Tandis que toutes les têtes, tournées comme une seule, suivaient de sourires sardoniques la vague déjouée, fuyant sous le vent, toute blanche de l’écume d’une monstrueuse fureur. Mais quand par manque de promptitude il se laissait surprendre et sous le choc brutal se couchait frémissant, nous empoignions les cordes ei, les yeux levés vers les étroits rubans de toile distendue et trempée qui battaient désespérément au-dessus de nous, nous songions en nos cœurs : « Pas étonnant. Le pauvre !… »

Le trente-deuxième jour après la sortie de Bombay débuta sous de fâcheux auspices. Le matin, une lame fracassa une des portes de la cuisine. Nous nous précipitâmes à travers force vapeur et trouvâmes le coq très mouillé et fort indigné contre le bateau.

— « Il empire tous les jours. Le voilà qui veut me noyer à la porte de mes fourneaux ! » Il était très fâché. Nous le pacifiâmes tandis que le charpentier, quoique balayé à deux reprises par les vagues, réussissait à réparer la porte. Par suite de l’accident notre dîner ne fut prêt que très tard, mais peu importa enfin de compte, Knowles, ce jour-là de corvée, ayant été culbuté par une lame et le dîner emporté par-dessus bord. Le capitaine Allistoun, l’air plus sévère et la lèvre plus mince que jamais, s’obstinait à voguer sous pleins huniers et misaine, se refusant à voir que le bateau, à force d’en trop exiger, semblait perdre courage pour la première fois depuis que nous le connaissions. Il renâclait à s’enlever et se frayait maussadement sa route à travers les lames. Deux fois de suite, comme une chose aveugle et lasse de vivre, il piqua délibérément du nez au plein d’une grosse vague qui balaya le pont d’un bout à l’autre. Comme le fit observer le maître sur un ton de contrariété marquée, tandis que nous pataugions en corps à la poursuite d’un baquet de lessive quelconque : « Chaque sacré bibelot à bord va fiche le camp à la mer ce tantôt. » Le vénérable Singleton rompit son silence coutumier pour prononcer, les yeux levés vers le gréement : « Le vieux est fâché contre le temps, mais ça ne sert à rien de se mettre en. colère avec les vents du ciel. » Jimmy avait fermé sa porte, naturellement. Nous le savions au sec et à l’aise dans sa petite cabine et cette assurance en notre absurde déraison nous emplissait four à tour de plaisir et d’exaspération. Donkin sans pudeur se dérobait à sa besogne, inquiet et lamentable — Il grognait : « Faut se faire périr de froid dehors en loques trempées, tandis que ce biffin noir se pagnotte sur un coffre plein de chouettes habits. Nous ne faisions pas attention, à peine si nous donnions une pensée à Jimmy et sa camarade. Il n’y avait pas de temps à perdre à l’oisive tâche de sonder les cœurs. Le vent emportait des voiles. Les paquets de mer arrachaient des morceaux de navire. Grelottants et trempés, nous nous faisions rouler d’un bout à l’autre du pont pendant que nous tâchions de réparer les avaries. Le navire furieusement secoué dansait, comme un jouet dans la main d’un fou. Au couchant il fallut se précipiter pour carguer les voiles devant la menace d’un nuage sinistre, chargé de grêle. Brutalement la dure rafale s’abattit, comme un coup de poing. Le navire soulagé à temps de sa voile la reçut bravement : il céda comme à regret à la violence de l’assaut ; puis lofant d’un balancement majestueux et irrésistible, amena ses espars sous le vent, dans les dents de l’ouragan frénétique. L’ombre d’abîme du nuage noir vomit alors un torrent de grêle blanche qui crépita sur le gréement, rebondit à poignées du haut des hunes, sauta sur le pont, ronde et opalescente dans l’obscur tourbillon comme une averse de perles. Le nuage passa. Un moment le soleil livide darda horizontaux les derniers rais d’une sinistre lumière, entre les hautes et mouvantes collines des flots. Puis se rua la nuit sauvage, foulant, effaçant ce reste lugubre d’un jour de tempête, dans une grande clameur.

On ne dormit pas à bord cette nuit-là. La plupart des marins se rappellent, au cours de leur vie, deux ou trois nuits pareilles d’ouragan forcené. Rien, semble-t-il, ne demeure de tout l’univers que ténèbre, clameur, furie — et le navire. Comme le dernier vestige d’une création exterminée, il dérive, portant les angoisses d’une poignée d’humanité coupable, à travers la détresse, le tumulte, l’agonie d’une vengeresse terreur. Personne ne dormit dans le gaillard. La lampe de fer-blanc décrivait d’amples cercles de fumée au bout de sa longue ficelle. Les vêtements mouillés bossuaient de tas sombres le plancher luisant, sous la mince couche d’eau mobile qu’y promenait le roulis. Sur les couchettes, les hommes bottés restaient étendus, appuyés sur le coude et les yeux ouverts. Des cirés suspendus oscillaient pà et là, vivaces et inquiétants, comme des spectres téméraires de marins décapités, dansant dans la tempête. Nul ne parlait, tous écoutaient. Au dehors, la nuit bramait et sanglotait, accompagnée d’un roulement continu comme d’innombrables tambours battant au loin. Des cris aigus déchiraient l’air. Sous de formidables chocs sourds, le navire tremblait tandis que les lames écroulées sur le pont l’accablaient de leur masse. Parfois il s’enlevait d’un vif essor, comme pour quitter à jamais la terre, puis, durant d’interminables instants, tombait à travers le vide, tous les cœurs à bord cessant de battre jusqu’à ce qu’un choc affreux, prévu et soudain, les remît en mouvement d’un grand coup. Après chaque secousse dislocante, Wamibo, étendu de toute sa longueur, la figure sur l’oreiller, exhalait dans une courte plainte la souffrance d’un monde à la géhenne. De temps en temps, pendant une fraction d’intolérable seconde, le navire, dans un éclat plus féroce du concert déchaîné, restait sur le flanc, vibrant et immobile, immobilité plus redoutable que la plus démente agitation. Alors, sur tous ces corps gisants, un frisson passait, un frémissement d’angoisse. Un homme allongeait une tête ansieuse, une paire d’yeux luisait dans la lumière balancée, vifs, brillants de folle terreur. Quelqu’un avançait les jambes un peu comme pour se préparer à sauter à terre. Mais plusieurs, sans bouger, sur le dos, une main fortement agrippée au rebord de la couchette, fumaient nerveusement, à rapides bouffées, les yeux au plafond, figés dans un immense désir de paix.

À minuit vint l’ordre de carguer le petit hunier et le perroquet de fougue. Avec d’immenses efforts, nous nous hissâmes dans la mâture à travers d’impitoyables rafales, sauvâmes la toile et descendîmes, exténués, pour essuyer derechef, en un silence haletant, le cruel flagellement des flots. Pour la première fois peut-être dans l’histoire de la marine marchande, le quart relevé ne quitta pas le pont, cloué par la fascination d’une violence que semblait nourrir une rancune empoisonnée. À chaque gros coup de temps, des hommes pressés l’un contre l’autre, se murmuraient : « Ça ne peut pas venter plus fort », et, sur l’heure, l’ouragan leur en criait le démenti dans une déchirante clameur et leur renfonçait le souffle dans la gorge. Une rafale furieuse parut fendre soudain l’épaisse masse des vapeurs de suie et, par-delà la déroute des nuages lacérés, on put voir par éclairs la lune haute, précipitée à reculons à travers le ciel d’une vitesse effrayante, droit dans l’œil de la tempête. Beaucoup baissèrent la tête marmottant que « ça les retournait de la voir ». Bientôt les nuages se refermèrent et le monde, à nouveau, devint une aveugle et déchirante ténèbre qui hurlait en crachant au vaisseau solitaire le grésil et l’embrun salés.

Vers sept heures et demie l’ombre de poix qui nous entourait blêmit tournant au gris livide et nous sûmes que le soleil s’était levé. Cî jour insolite et menaçant qui nous montrait nos yeux hagards et nos faces tirées ne faisait qu’ajouter à l’épreuve. L’horizon de toutes parts semblait s’être rapproché à portée de bras du navire. Dans ce cercle rétréci des lames furieuses arrivaient bondissaient, frappaient, fuyaient, tôt disparues. Une pluie de lourdes gouttes amères volait oblique comme une brume. La grand’voile nous réclamait et tous avec une résignation hébétée se tinrent prêts à escalader une fois de plus la mâture, mais les orficiers crièrent, repoussèrent les hommes et nous comprîmes enfin qu’on ne laisserait pas monter sur la vergue plus de gabiers que la besogne nécessaire n’en réclamait strictement. Comme à chaque instant les mâts avaient chance d’être arrachés ou emportés par-dessus bord, nous conclûmes que le capitaine ne voulait pas voir tout son équipage à la mer d’un seul coup. C’était sage. Le quart de service conduit par M. Creighton se mit péniblement à monter dans le gréement. Le vent les collait contre les cordages, puis mollissant un peu, leur laissait gravir deux échelons ; et de plus belle une rafale soudaine clouait de haut en bas des haubans toute la ligne rampante, en attitudes de crucifixion. L’autre quart plongea vers le pont pour hisser la voile. Des têtes humaines émergeaient au gré de l’eau irrésistible qui les jetait çà et là. M. Baker au milieu de nous distribuait des grognements encourageants, crachotant et soufflant parmi le filin emmêlé, comme un marsouin énergique. À la faveur d’une embellie fatidique et suspecte, la besogne s’acheva sans perdre personne ni de la vergue, ni du pont. Un moment la tempête sembla faiblir et le navire, comme reconnaissant de notre effort, reprit du cœur et fit meilleure mine à l’orage.

À huit heures les hommes relevés, guettant les secondes propices, se lancèrent en courant à travers le pont inondé dans la direction du gaillard d’avant, pour prendre quelque repos. L’autre moitié de l’équipage resta à l’arrière : histoire à leur tour de « tenir compagnie au rafiot dans la peine », comme ils disaient. Les deux officiers pressèrent le maître de quitter la passerelle. M. Baker lui grognait à l’oreille :

— Aouh ! maintenant pour sûr… Aouh !… confiance en nous… rien autre à faire… il faut qu’il tienne ou qu’il y passe. Aouh ! Aouh !

Du haut de ses six pieds le jeune M. Creighton lui souriait avec belle humeur :

— Le bateau est solide. Allez faire une heure, sir.

Le regard de pierre de ses yeux rougis d’insomnie les fixait. Les rebords de ses paupières étaient écarlates et il bougeait sa mâchoire sans cesse, d’un effort lent, comme s’il eût mastiqué de la gomme. Il secoua la tête. Il répéta :

— Ne vous occupez pas de moi. Il faut que j’en voie la fin. Il faut que j’en voie la fin.

Il consentit pourtant à s’asseoir un moment, sa face dure inflexiblement tournée du côté du vent. La mer la fouettait de crachats ; elle ruisselait comme s’il eût pleuré.

Le quart était cramponné aux agrès de misaine ; ils tentaient d’échanger des mots d’encouragement. Singleton de la barre héla à pleine voix :

— Attention vous autres !

Sa voix leur parvint réduite à un murmure avertisseur. Ils tressaillirent.

Une énorme lamé écumante sortait de la brume ; elle venait sur nous, rugissant avec sauvagerie, aussi dangereuse et glaçante d’effroi dans l’élan dont elle se ruait, qu’un fou avec une hache. Un ou deux matelots poussant des cris se jetèrent dans le gréement ; la plupart avec une aspiration convulsive tinrent bon à leur poste. Singleton enfonça ses genoux sous la roue mais sans ôter ses yeux de la vague qui arrivait. Vertigineuse, à toucher, elle se dressa comme un mur de cristal vert crêté de neige.

Le navire s’enleva comme à tire d’ailes et un moment resta posé sur la cime écumante, pareil à un grand oiseau des mers. Avant que nous ayons pu reprendre haleine, une lourde rafale le frappa, un autre brisant le prit traîtreusement en dessous par l’avant, il se coucha d’un coup, l’eau envahit le pont. D’un bond le capitaine Allistoun se mit debout et tomba ; Archie roula pardessus en criant : Il se relève !

Le navire pencha plus fortement.

Les pieds des hommes se dérobèrent sous eux, tandis qu’ils restaient suspendus et ruant au-dessus de la poupe inclinée. Ils purent voir le bateau tremper son flanc dans la mer et clamèrent tous ensemble : « Nous sombrons ! » À l’avant, les portes du gaillard s’ouvrirent violemment et les hommes couchés se précipitèrent un à un, les bras levés, pour tomber aussitôt sur les mains et les genoux, et ramper à quatre pattes vers l’arrière le long du bordage dressé du pont plus penché qu’un toit de maison. Les vagues se levaient à leur poursuite ; ils fuyaient, vaincus d’une lutte sans merci, comme des rats devant une crue ; ils grimpèrent à la force du poignet, l’un après l’autre, l’échelle de poupe qui émergeait, demi-nus, prunelles dilatées, et, aussitôt arrivés en haut, glissèrent d’un bloc sur tribord, les yeux clos, jusqu’à ce qu’ils s’arrêtassent au heurt brutal de leurs côtes contre les étançons de fer de la lisse ; puis, avec des plaintes, ils roulèrent en un amas confus.

L’immense volume d’eau projeté vers l’avant par le derrière du navire avait défoncé la porte de tribord du gaillard. Ils virent leurs coffres, leurs traversins, leurs couvertures, leurs hardes en sortir, flottant sur la mer. Tandis qu’ils s’efforçaient de se hisser à nouveau sur tribord, ils regardaient navrés le désastre. Les paillasses voguaient de haut bord, les couvertes ondulaient étendues, tandis que les coffres demi pleins et donnant forte bande, roulaient pesamment avant de sombrer, telles des coques rasées ; le gros caban d’Archie passa les bras en croix, comme un matelot noyé, la tête sous l’eau. Des hommes glissaient tout en essayant de s’agripper des ongles aux interstices des planches ; d’autres, tassés dans des coins, roulaient des yeux énormes. Tous ils hurlaient sans arrêter : « Les mâts ! coupe ! coupe !… » Un grain noir mugissait dans le ciel bas, au-dessus du navire couché sur le flanc, ses bouts de vergue de bâbord pointés vers les nuages, tandis que les grands mâts, inclinés presque parallèlement à l’horizon, semblaient avoir pris une longueur démesurée.

Le charpentier lâcha prise, roula contre la clairevoie et se mit à ramper vers l’entrée du rouf où, justement, en vue d’extrémité pareille, ou gardait une forte hache. À ce moment, l’écoute du hunier céda, le bout de la lourde chaîne ferrailla là-haut, des étincelles de feu rouge descendirent mêlées au vol des embruns. La voile claqua une fois d’une secousse qui sembla nous arracher le cœur à travers nos dents serrées et devint instantanément un bouquet d’étroits rubans flottants qui, mêlés, noués, retombèrent bientôt inertes le long de la vergue.

Le capitaine, d’un effort, parvint à se dresser la face contre le pont sur lequel des hommes pendaient, balancés au bout des cordes, comme des voleurs de nids à la paroi d’une falaise. Un de ses pieds posait sur la poitrine d’un matelot, dans son visage pourpre, les lèvres bougeaient. Il criait aussi, il criait courbé en deux :

— Non ! non !

M. Baker, se retenant d’une cuisse à l’habitacle, rugit :

— Avez-vous dit non ? Pas couper ?

L’autre secoua la tête frénétiquement :

— Non ! non !

Entre ses jambes, le charpentier rampant l’entendit, retomba tout de suite et demeura coi de tout de son long dans l’angle de la clairevoie. Des voix reprirent la défense : « Non ! non ! »

Puis, tout redevint muet. Ils attendaient que le navire se retournât complètement et les vidât dans la mer, et, parmi la terrifiante rumeur des Ilots et des vents, pas un murmure de remontrance n’échappa à ces hommes dont chacun eût donné beaucoup d’années de sa vie pour voir « ces damnés bâtons s’en aller pardessus bord ». Tous, leur unique chance de salut, ils la sentaient là ; mais un petit homme au visage dur secouait sa tête grise et criait : « Non ! » sans leur jeter même l’aumône d’un regard. Muets, ils soufflèrent. Ils saisirent des barres d’appui, nouèrent des bouts de cordes sous leurs aisselles, agrippèrent des chevilles, se traînèrent en tas où l’on pouvait assurer ses pieds ; ils se cramponnèrent, des deux bras, crochèrent dans n’importe quoi du côté du vent, des coudes, du menton, peu s’en fallut, des dents : quelques-uns, incapables de s’arracher assez vite des coins où ils avaient été jetés, sentaient la mer s’enfler, comme ils grimpaient et les frapper dans le dos. Singleton n’avait pas lâché la barre. Ses cheveux volaient au vent ; la tempête semblait empoigner par la barbe son ennemi de toute une vie et lui tordre sa tête blanche. Il ne lâchait pas et, ses genoux coincés entre les manettes de la roue, dansait en bas, en haut, semblable à un homme sur une branche. Comme la mort ne semblait point prête, ils se remirent à regarder autour d’eux. Donkin, pris par un pied dans une boucle de filin quelconque, pendait la tête en bas au-dessous de nous et braillait la figure au ras du pont : « Coupez ! coupez ! » Deux hommes se laissèrent couler avec précaution jusqu’à lui, d’autres halant sur la corde. Ils le saisirent, le juchèrent en lieu plus sûr, le maintinrent, tandis qu’il agonissait le maître, lui montrant le poing avec d’horribles blasphèmes, nous sommant en mots abjects :

— Coupez ! Ne tenez pas compte de cet idiot assassin ! Coupe, quelqu’un donc !

Un de ses sauveteurs le frappa d’un revers de main en pleine bouche ; sa tête cogna le pont et il devint subitement très tranquille, les joues blêmes ; sa bouche, dont la lèvre fendue montrait quelques gouttes de sang, haletait sans bruit. À tribord, un autre homme gisait comme assommé, le bastingage seul le retenant d’être emporté. C’était le steward. Il nous fallut le ficeler comme un ballot, car l’effroi le paralysait. Il était monté comme un trait de l’office, en sentant le vaisseau pencher et s’était affalé piteusement, un pot à lait dans sa main crispée. Il ne s’était pas cassé. On le lui arracha avec peine et, voyant l’objet dans nos mains, il demanda d’une voix tremblante : « Où avez-vous trouvé ça ? » Sa chemise pendait en loques, les manches fendues claquaient comme des ailes. Deux hommes l’amarrèrent et son corps, plié en deux de part et d’autre de la corde qui l’assujettissait, ressemblait à un paquet de chiffons mouillés. M. Baker rampa le long de la ligne des hommes en demandant : « Tout le monde est là ? » et passant l’inspection à chacun. Certains battaient des paupières sur leurs yeux atones, d’autres grelottaient convulsivement. La tête de Wamibo pendait sur sa poitrine, et en attitudes douloureuses, sciés par les amarres, s’exténuant à ne pas lâcher prise, ils haletaient pesamment. Leurs lèvres tordues, à chaque écœurante embardée du bateau chaviré, s’ouvraient grandes comme pour crier. Le coq, embrassant une écoutille de bois, répétait inconsciemment une prière. Dans chaque bref intervalle du démoniaque tumulte qui nous enveloppait, on pouvait l’entendre de là, sans béret ni savates, implorant au sein de l’orage le maître de nos vies de ne pas l’induire en tentation. Lui aussi bientôt se tut. Dans toute cette troupe d’hommes affamés et gelés, réunis dans l’attente épuisée d’une mort violente, pas une voix ne s’élevait ; muets, méditatifs et sombres, ils écoutaient pleins d’horreur l’imprécation de l’ouragan.

Des heures passèrent. Malgré l’abri qu’offrait la forte bande du navire contre le vent soufflant au-dessus de leur tête en un long hululement continu, de glaciales averses troublaient par moments le calme sans aise de leur refuge. Alors sous le tourment de cette nouvelle épreuve une paire d’épaules se crispait un peu. Des dents claquaient. Le temps se leva, un soleil clair brilla sur le navire. Le bris de chaque vague, après le coup de bélier de l’assaut, bandait chatoyants et fugaces des arcs-en-ciel dans l’étincelante écume au-dessus de la coque en dérive. La tempête finissait en une forte brise luisante et tranchante comme un couteau. Entre deux vieilles barbes, Charley, attaché par un long cache-nez à un anneau du pont, pleurait doucement des larmes rares, larmes de stupeur, de froid, de faim, de générale infortune. Un de ses voisins lui allongea un coup de pointe dans les côtes en s’enquérant avec rudesse : « Qu’as-tu fait de ton toupet ? Par beau temps, n’y a pas moyen de te tenir, crapaud. » Avec des torsions prudentes il s’extirpa de sa veste et la jeta sur l’enfant. L’autre matelot à côté marmonnait : « Ça fera de toi un homme, fiston, » Ils étendirent les bras et se pressèrent contre lui. Charley remonta les pieds et ses paupières tombèrent.

Puis ce furent des soupirs à mesure que les hommes, commençant à douter d’être « noyés tout de go », essayaient des postures plus franches. M. Creighton, qui s’était blessé à la jambe, gisait parmi nous, les lèvres serrées. Quelques gars, parmi ceux de son quart, se mirent en devoir de l’assujettir plus solidement. Sans un mot, sans un regard, il leva les bras l’un après l’autre pour faciliter l’opération, et pas un muscle ne bougea sur son jeune visage dur. Ils lui demandèrent avec sollicitude :

— C’est mieux, maintenant, sir ?

Il répondit courtement :

— Ça ira. »

C’était un jeune officier, raide dans le service, mais plus d’un de son quart avouait l’aimer assez « pour ses manières d’aristo de vous damner du haut en bas du pont ». D’autres, incapables de discerner d’aussi fines nuances, respectaient sa correction d’allure et sa tenue. Pour la première fois depuis que le navire avait engagé, le capitaine Allistoun jeta un bref coup d’œil sur ses hommes. Il se tenait presque debout, un pied contre la claire-voie, un genou sur le pont, et, le bout du palan de garde autour de la taille, il oscillait d’arrière en avant, comme une vigie en quête d’un signal. Devant ses yeux, le navire, la moitié du pont sous l’eau, montait et retombait, soulevé par les grosses lames qui jaillissaient de sous sa masse, pour fuir éclatantes dans le froid soleil. Nous commencions à trouver qu’il naviguait encore à merveille, tout compte fait. Des voix confiantes hélèrent : « Il fera l’affaire, les gars ! » Belfast s’écria avec ferveur :

— Je donnerais un mois de paye pour une bouffée de pipe !

Un ou deux d’entre nous qui passaient des langues rêches sur leurs lèvres salées, mâchonnèrent quelque chose qui ressemblait à : « De l’eau ! » Le coq, comme inspiré, se hissa la poitrine contre le baril de poupe et regarda dedans. Il y avait un peu de liquide au fond. Il cria en agitant les bras et deux hommes se mirent à ramper d’avant et d’arrière, en passant le pot à lait. Chacun en prit une bonne gorgée. Quand vint le tour de Charley, un de ses voisins cria : « Le sacré gosse dort. » Il dormait comme si on l’eût drogué de narcotiques. On le laissa. Singleton garda une main sur la barre, tandis qu’il buvait courbé pour abriter ses lèvres du vent. Il fallut cogner et tarabuster Wamibo avant qu’il vît le pot tenu devant ses yeux ; Knowles observa avec sagacité : « C’est meilleur qu’an boujaron. » M. Baker grogna : « Merci. » M. Creighton but et fit un petit signe de tête. Donkin lampa gloutonnement, en roulant des yeux mauvais par-dessus le bord du vase. Belfast nous fit rire quand, de sa bouche grimaçante, il cria : « Envoyez par ici ; on est tous taytootlers dans ce coin. » Le patron auquel un homme accroupi présentait de nouveau le récipient, en lui criant d’en bas : « On a tous bu, cap’taine » étendit la main à lâtons pour le prendre et le rendit d’un geste raide, comme s’il eût craint de voler un demi regard à son bateau. Des figures s’éclairèrent. Nous criâmes au coq : « Bravo, docteur ! » Il se tenait assis à tribord, calé par le baril, et riposta d’abondance ; mais les brisants menaient un bruit de tonnerre à ce moment-là et nous ne saisîmes que des lambeaux de phrase : cela sonnait comme « Providence » et « deux fois nés ». Il était retombé à sa vieille manie : il prêchait. Nous lui adressâmes des gestes de blague amicale et, d’en bas, il apparaissait un bras tendu, cramponné de l’autre, remuant les lèvres, sa face illuminée levée vers nous, forçant sa voix apostolique et saluant pour éviter l’embrun.

Soudain quelqu’un cria : « Où est Jimmy ? » et de nouveau ce fut la consternation. Au bout de la rangée le maître héla d’une gorge enrouée : « L’a-t-on vu sortir ? » Des voix navrées s’exclamèrent : « C’est-il qu’il est noyé ?… Non !… Dans sa cabine !… Bon Dieu !… Pris comme un rat au piège… Pas pu ouvrir la porte… Ouais 1 Le bateau a flanché trop vite et l’eau l’a bloqué… Pauvre diable !… Rien à faire… Faut aller voir… Qui pourrait y aller ? glapit Donkin. « Personne ne te demande à toi, grommela un voisin, t’es pas un homme, t’es un objet ». « Y a-t-il seulement une demi-chance d’arriver jusqu’à lui ? » interrogèrent deux ou trois voix ensemble. Belfast se détacha d’un élan d’aveugle impétuosité et, plus prompt que l’éclair, dégringola tout d’un coup sur tribord. Nous poussâmes tous à la fois un cri de détresse, mais, les jambes déjà passées par-dessus bord, il tenait bon et réclamait une corde à grands cris. En notre extrémité, rien ne pouvait guère nous sembler terrible : nous le jugeâmes comique gigotant là-bas avec sa face effarée. Quelqu’un se mit à rire et, comme infectés d’une contagion d’hystérique gaieté, tous ces naufragés hagards partirent d’un rire fou, pareils à une troupe d’aliénés rangés et liés contre un mur. M. Baker se laissant glisser de l’habitacle tendit une jambe à Belfast. Il regrimpa, bouleversé et nous vouant en termes atroces à tous les diables d’Erin. « Vous êtes… Aouh ! vous êtes un mal embouché, Craik, grogna M. Baker. Il répondit bégayant d’indignation : « Regardez-les, Sorr. Sales images ! Rigoler d’un copain à la mer ! Et ça s’appelle des hommes ! » Mais du fronteau de dunette le maître d’équipage cria : « Par ici » et Belfast dare dare s’en fut à quatre pattes. Les cinq hommes, le cou tendu par dessus le bord de la dunette, cherchaient à démcler le plus sûr chemin pour atteindre l’avant. Ils semblaient hésiter. Les autres, retournés dans leurs amarrages, avec des contorsions pénibles, épiaient bouche bée. Le capitaine Allistoun ne voyait rien. Il semblait par la force du regard maintenir son navire à flot au prix d’une surhumaine concentration d’énergie. Le vent sifflait haut au soleil ; des colonnes d’écume y montaient très blanches et, dans le papillonnement des arcs en-ciel épanouis en gerbe sur la coque harassée, les hommes descendirent, circonspects, disparaissant de notre vue avec des gestes délibérés.

Ils allèrent balancés de cabillot en taquet au dessus des vagues qui fouettaient le pont à demi submergé. Leurs orteils grattaient les planches. Des paquets de froide eau verte leur dégringolaient sur la tête par-dessus les pavois. Ils restaient suspendus un instant au bout de leurs bras disloqués, l’haleine coupée par le choc et les yeux clos, puis, lâchant prise d’une main, se lançaient têtes ballantes essayant d’empoigner quelque filin ou quelque épontille plus en avant. Le maître d’équipage à longues brassées athlétiques avançait vite, agrippant des choses d’un poing dur comme fer et se remémorant tout à coup des passages de la dernière lettre de sa « vieille ». Le petit Belfast se démenait rageusement et dit : « Sale nègre ! » à mi-voix. De surexcitation la langue de Wamibo pendait, tandis qu’Archie, intrépide et calme, mettait à saisir chaque chance de progrès toute la clairvoyance de son sang-froid.

Une fois au-dessus du rouf, ils lâchèrent prise l’un après l’autre et tombèrent lourdement, à plat ventre, les paumes pressées contre la lisse en bois de teck. Autour d’eux le ressac des vagues giclait écumeux et sifflant. Toutes les portes s’étaient, comme il sied, transformées en trappes. Celle de la cuisine se rencontrait la première. La cuisine allait de bord à bord, on entendait la mer là-dedans s’éclabousser aux murs en notes répercutées et creuses. La porte suivante ouvrait sur l’atelier du charpentier. Ils la levèrent et regardèrent au fond. La pièce semblait avoir subi les ravages d’un tremblement de terre. Tout son contenu avait dégringolé sur la cloison face à la porte et, de l’autre côté de cette cloison, il devait y avoir Jimmy mort ou vif. Le banc, une caisse à demi achevée, des scies, des ciseaux, des fils de fer, des haches, des pinces s’amoncelaient sous un semis de clous épars. Une herminette affilée y dressait son tranchant clair, qui luisait dangereusement au fond comme un mauvais sourire. Les hommes sondaient de l’œil ce vide, cramponnés les uns aux autres. Un coup de roulis écœurant et sournois faillit les envoyer tous par-dessus bord en pagaye. Belfast hurla : À Dieu vat ! et sauta. Archie suivit agilement, crochant dans des étagères qui cédèrent sous son poids, et se reçut dans un grand bruit de bois fracassé. Il y avait à peine la place pour trois hommes. Dans le carré d’azur ensoleillé de la porte, la figure du maître d’équipage sombre et barbue, celle de Wamibo, hagarde et blême, se suspendaient, guettant.

Ensemble ils hélèrent : « Jimmy ! Jimm ! » D’en haut, la grosse voix du maître gronda pour sa part : « Wait ! espèce de… » Dans une pause, Belfast implora : « Jimmy chéri, c’est-il que t’es vivant ? » Le maître dit : « Encore 1 Tous ensemble, les gars ! » Tous clamèrent frénétiquement. Wamibo faisait des bruits pareils à des abois sonores. Belfast tambourinait sur la cloison avec un morceau de fer. Tout cessa brusquement. Un bruit de cris et de coups frappés retentit, continu, grêle et distinct, tel un solo suivant un chœur. Il vivait. Nous attaquâmes avec l’énergie du désespoir l’abominable entassement d’objets lourds, d’objets coupants, d’objets gauches à manier. Le maître d’équipage s’en alla rampant, en quête d’un bout de corde ; et Wamibo, retenu par des cris de : « Ne saute pas !… Ne viens pas ici, tête de bois ! » restait à rouler ses yeux désorbités au-dessus de nous, tout en prunelles blanches, crocs luisants, cheveux embroussaillés. On eût dit un démon à demi brute, se délectant émerveillé devant l’extraordinaire agitation des damnés. Le maître nous adjura de nous « débrouiller » : une corde descendit, nous y attachâmes des choses qui s’envolèrent tournoyantes et que l’œil de l’homme-ne devait plus revoir. Une rage de tout jeter par-dessus bord-nous posséda. Nous travaillions furieusement, nous coupant les doigts, avec des mots brutaux à l’adresse l’un de l’autre. Jimmy continuait un concert affolant : cris perçants de femme torturée jetés sans reprendre haleine, coups redoublés des pieds et des mains. L’excès de sa terreur tordait si cruellement nos cœurs, qu’il nous tardait de l’abandonner, de sortir de ce lieu profond comme un puits et vacillant comme un arbre, de ne plus entendre, enfin regagnée la dunette où nous pourrions passivement attendre la mort en un incomparable repos. Nous lui criâmes : « Ferme, ferme donc ! » Il redoubla. Il devait s’imaginer que nous ne l’entendions pas.

Sans doute sa propre clameur ne lui parvenait qu’affaiblie. Nous nous le représentions accroupi sur le bord de la couchette du haut, tapant des deux poings sur les planches dans l’obscurité, la bouche grande ouverte par ce cri qui ne cessait pas. Odieuses minutes. Un nuage passant sur le soleil enténébrait d’une menace l’ouverture de la porte. Chaque mouvement du navire était une souffrance. Nous nous démenions au hasard, suffoqués par le manque d’air et en proie au plus affreux malaise. Le maître nous objurguait d’en haut : « Débrouillez-vous ! Débrouillez-vous ! On va se faire emporter à la mer nous deux ici tout de suite si vous ne vous pressez pas ! » Trois fois une lame bondit pardessus le bordage supérieur et versa des baquets d’eau sur nos têtes. Alors Jimmy, effrayé par le choc s’arrêtait un moment — attendant peut-être que le vaisseau coulât — puis reprenait de plus belle le cri de sa détresse, comme ragaillardi par une bouffée de peur.

Au fond, les clous formaient une couche de plusieurs pouces d’épaisseur. C’était affreux. Tous les clous de l’univers non fixés quelque part semblaient s’être donné rendez-vous dans cet atelier de charpentier. Il y en avait de toutes sortes, restes des provisions de sept traversées. Amures d’étain, amures de cuivre (pointus comme des aiguilles), boulons de pompe à grosse tête pareils à des petits champignons de fer ; clous sans tête (horribles) ; clous français, sveltes et polis. Ils gisaient en masse compacte plus rébarbative qu’un hérisson d’acier. Nous hésitâmes, convoitant une pelle, tandis qu’au-dessous de nous Jimmy criait comme un écorché vif. En gémissant, nous enfonçâmes nos doigts dans la ferraille ; puis, blessés, nous nous mîmes à secouer de nos mains des pointes et des gouttes vermeilles. Nos chapeaux, pleins de clous assortis, nous les passions au maître d’équipage, et lui, comme le prêtre d’un rite pacifiant et mystérieux, les jetait à la volée au courroux déchaîné des flots.

Nous atteignîmes la cloison, enfin. Fortes planches que celles-là. En tant que navire bien fini jusqu’au moindre détail, le Narcisse n’en craignait nul autre. Jamais cloison de bateau n’assembla de plus résistants cœurs de chêne, — du moins il nous parut ainsi, — alors nous nous aperçûmes qu’en notre hâte, nous avions envoyé tous les outils par-dessus bord. Cet absurde petit Belfast voulut crever l’obstacle sous son propre poids et se mit à sauter à pieds joints comme un springbok, damnant les constructeurs de la Glyde pour leur besogne trop bien faite. Incidemment, il agonit toute la Grande-Bretagne du Nord, le reste de la terre, la mer et tous ses compagnons. Il jurait, tout en se laissant pesamment retomber sur les talons, qu’au grand jamais il n’aurait plus rien de commun avec aucun imbécile « pas assez malin pour distinguer son genou de son coude ». Il parvint, à force de coups de botte sur le bois, à mettre en déroute les derniers restes de sang-froid que Jimmy gardait encore. Nous pouvions entendre l’objet de notre sollicitude exaspérée se ruant de côté et d’autre sous les planches. Sa voix forcée avait craqué enfin, et, seuls, des pépiements lamentables sortaient de son gosier. Son dos, — à moins que ce fût sa tête, — frôlait les planches, tantôt ci, tantôt là, d’une manière falote. Il piaulait en parant les coups invisibles. C’était plus insoutenable encore que ses cris. Soudain Archie produisit une pince. Il l’avait mise de côté en même temps qu’une petite hachette. Nous poussâmes un hurlement de satisfaction. Il frappa un coup puissant et de menus éclats de bois nous sautèrent au visage. De là-haut, le maître d’équipage héla :

— Attention ! Ne le tuez pas. En douceur…

Wamibo, affolé, pendait la tête en bas, et d’une voix de démence —nous stimulait :

— Hou !… cogne ! hou ! hou !

De peur qu’il dégringolât en tuant l’un de nous dans sa chute, nous adjurâmes très vite le maître de « flanquer le Finnois à l’eau ». Puis, tous ensemble, nous criâmes aux planches :

— Ôte toi de dessous. Va vers l’avant.

Puis nous nous tûmes.

On n’entendait que le bourdon profond du vent qui se plaignait sur nos têtes avec le grondement des lames mêlé au sifflement du ressac. Le navire, comme accablé de désespoir, ballottait sans vie, et le vertige de ce roulis insolite tournoyait dans nos crânes. « Belfast clama :

— Pour l’amour de Dieu, Jimmy, où es-tu ?… Frappe ! Jimmy, ma vieille… Frappe ! Sale bête noire de malheur, frappe !

Il restait plus muet qu’un mort dans sa tombe, et nous, comme des hommes au chevet d’une fosse, nous nous sentions près de pleurer, pleurs de vexation, de surmenage, de fatigue, où fondrait notre immense désir d’en avoir fini, de partir, de nous coucher pour dormir en quelque endroit, où voir le danger en face et respirer. Archie cria : « Place ! » Accroupis derrière lui, protégeant nos têtes, nous regardions le fer attaquer obstinément le joint de deux planches. Un craquement, puis soudain la pince disparut à demi parmi les échardes d’un orifice oblong. Elle dut manquer la tête de Jimmy de moins d’un pouce. Archie la retira prestement, et ce nègre infâme, se jetant vers l’ouverture, y colla ses lèvres et y gémit « au secours ! » d’une voix presque éteinte, pressant sa tête contre le bois, dans un effort dément, pour sortir par un trou d’un pouce de large sur trois de long. Il semblait impossible de le chasser de là. Archie lui-même en perdit à la fin son sang froid.

— Si tu ne t’ôtes pas de là, je t’enfonce l’outil dans la tête, cria-t-il d’une voix résolue.

Il aurait fait comme il disait, et son sérieux parut impressionner Jimmy. Il disparut soudain, et nous attaquâmes les planches, défonçant, arrachant, avec la furie d’hommes pressés d’atteindre un ennemi mortel, et qu’éperonne le désir de l’écarteler membre à membre. Le bois se fendit, craqua, céda. Belfast plongea dans l’ouverture sa tête et ses épaules, et tâtonna rageusement :

— Je le tiens ! je le tiens, cria-t-il. Oh ! là. Il m’échappe ; je le tiens. Tirez-moi par les jambes. Tire !

Wamibo hululait sans cesser un instant. Le maître criait des ordres :

— Empoigne-le par les cheveux, Belfast ; remontez-les à pic, tous deux ! D’aplomb !

Nous tirâmes d’aplomb. Nous sortîmes Belfast d’un élan et le laissâmes retomber avec dégoût. Sur son séant, la face empourprée, il sanglotait désespérément.

— Y a pas moyen de crocher dans son lainage ras !

Soudain la tête et le buste de Jimmy parurent. Il restait pris à mi-corps et, les yeux désorbités, écumait contre nos pieds. Nous l’assaillîmes dans la brutalité de notre impatience, lui arrachant sa chemise du dos, le halant par les oreilles, ahannant sur lui et, tout d’un coup, nous le sentîmes venir dans nos bras, comme si quelqu’un eût lâché ses jambes. Du même mouvement, sans une pause, nous l’enlevâmes. Son haleine sifflait, ses pieds frappèrent nos visages haussés, il agrippa deux paires de bras au-dessus de sa tête et nous fila entre les doigts avec une telle précipitation qu’il sembla s’échapper de nos mains comme une vessie pleine de gaz. Ruisselants de sueur, nous remontâmes par la corde, en grappe, et, de nouveau saisis par l’âpre souffle du vent, nous restions, l’haleine coupée, pareils à des hommes plongés dans l’eau glacée. Les joues brûlantes, nous frissonnions jusqu’aux moelles de nos os. Jamais auparavant la tempête ne nous avait paru plus furieuse, plus démente la mer, le soleil plus moqueur et plus impitoyable, ni la position du navire plus affreusement sans espoir. Chacun de ses mouvements présageait la fin de son agonie et le commencement de la nôtre. Nous quittâmes la porte, trébuchants, et, surpris par un coup de roulis soudain, nous nous abattîmes en tas. Le mur de la dunette nous paraissait plus lisse que du verre et plus poli que de la glace. Aucune prise, sauf un long crochet de cuivre servant à l’occasion à maintenir une porte ouverte. Wamibo s’y cramponnait, et nous nous cramponnions à Wamibo, serrant notre Jimmy. Il était à présent complètement affalé. Il ne semblait pas lui rester la force de fermer la main. Nous le tenions toujours, aveugles et fidèles dans notre peur. Il n’y avait pas à craindre que Wamibo lâchât prise (on se souvient que la brute avait plus de force que trois autres pris au hasard dans l’équipage). Mais nous craignions que le crochet cédât, et nous pensions aussi que le navire avait pris le parti de se retourner enfin. Il n’en fit rien pourtant. Une lame nous inonda. Le maître d’équipage cracha de l’embrun et ces mots :

— Debout et partons. Il y a embellie. À l’arrière tous, ou on est fichus.

Nous nous redressâmes, entourant Jimmy. Nous l’implorions de se lever, de se tenir au moins. Il roulait ses yeux exorbités, muet comme un poisson, tout ressort d’énergie brisé dans sa carcasse. Il refusait de se mettre sur pieds, de se cramponner même à nos cous. Ce n’était plus qu’une froide enveloppe de peau noire, mal bourrée d’ouate molle ; bras et jambes pendant disloqués et veules, tête roulant de ci de là, lippe tombant énorme et lourde. Nous nous pressions autour de lui, déconcertés et gauches ; nos corps qui le protégeaient se balançaient périlleusement en grappe ; au seuil même de l’éternité, nous titubions tous ensemble, avec d’absurdes gestes dissimulateurs, comme un groupe d’hommes ivres embarrassés d’un cadavre volé.

Il fallait faire quelque chose, le porter sur l’arrière coûte que coûte. Une corde lâche lui fut passée sous les aisselles, et nous haussant au péril de nos vies nous l’accrochâmes au taquet de misaine. Aucun bruit ne sortit de sa bouche ; il présentait l’aspect ridicule et lamentable d’une poupée à demi vidëe de son et nous nous mimes en route pour notre dangereux voyage vers l’autre extrémité du pont, traînant avec sollicitude derrière nous, calamiteux, déjeté, pitoyable, notre haïssable fardeau. Il n’était pas très lourd, mais il eût pesé une tonne que nous ne l’aurions pas1 trouvé plus difficile à manier. Il passait littéralement de main en main. De temps à autre il nous fallait le suspendre à quelque cabillot opportun pour souffler et reformer la chaîne. Le cabillot brisé, l’homme s’en fût allé à tout jamais sous l’Océan du Sud, mais c’était une chance qu’il lui fallait courir ; après un temps il parut s’en apercevoir, gémit sourdement, et avec grand effort prononça quelques paroles. Nous écoutâmes avidement. Il nous reprochait la négligence qui l’exposait à des risques pareils :

— Maintenant, après que je me suis sorti de là… murmura-t-il faiblement.

Là, c’était sa cabine. C’est lui qui s’en était sorti. Nous n’y étions pour rien apparemment !… N’importe… Nous continuâmes, lui laissant courir les risques inévitables, mais simplement parce que nous n’y pouvions rien -, car nous avions beau, dans cette minute, le haïr plus que jamais — plus que tout au monde — nous ne voulions pas le perdre. Jusqu’alors, vaille que vaille, nous l’avions sauvé, cela devenait affaire personnelle entre la mer et nous. Nous comptions ne l’abandonner point. Nous aurions

— folle hypothèse — dépensé autant d’effort et de peine pour un baril vide que ce baril nous fût devenu aussi précieux que Jimmy. Plus précieux, au fait, car nous n’aurions eu nul motif de haïr le baril. Et nous haïssions James Wait. Nous ne pouvions écarter le monstrueux soupçon que ce nègre inouï simulait son mal, acharné dans son imposture à la face de notre labeur, de notre mépris, de notre patience, et maintenant de notre dévouement, que dis-je, de la mort même ! Quelque imparfait et vague qu’il demeurât, notre sens moral se soulevait de dégoût devant la vilenie d’un mensonge aussi lâche. Mais l’homme s’y obstinait bravement, invraisemblablement. Non ! Impossible. Il était à toute extrémité. L’aigreur de son caractère provenait seulement de l’invincible, de l’exaspérante obsession de cette mort qu’il sentait à son chevet. Nul qui n’ait droit d’en vouloir à si despotique familier. Mais, alors, quelle sorte d’hommes étions-nous donc, avec nos soupçons ! L’indignation et le doute s’étreignaient en nous, foulant dans leur joute les plus délicats de nos sentiments. Et nous le haïssions à cause du soupçon, nous le détestions à cause du doute. Nous n’osions le mépriser avec sincérité, ni le plaindre sans dommage pour notre dignité. De sorte que nous l’abominions, tout en le passant avec soin de main en main. On criait : « Tu le tiens ? Oui. All right. Largue. » Il allait ainsi, balancé d’un ennemi à l’autre, faisant montre d’autant de vitalité que pourrait un vieux traversin. Ses yeux barraient de deux étroites fentes blanches son visage noir. Il respirait lentement, et l’air qu’expulsait sa bouche s’en échappait avec un bruit de soufflet. Nous atteignîmes enfin l’échelle de poupe et l’endroit pouvant passer pour relativement abrité, nous nous couchâmes un moment en un tas harassés, pour nous reposer un peu. Il commença de marmonner. Nous gardions une incurable envie d’entendre ce qu’il avait à dire. Cette fois il geignit revêchement :

— Vous avez pris le temps pour venir. Je commençais à croire que tous fins matelots que vous êtes, vous aviez passé par-dessus bord. Qu’est-ce qui vous faisait tarder donc ? Hein ? La frousse ?

Nous nous tûmes. En soupirant, nous nous remîmes à la tâche de le traîner là-haut. L’ardent et secret désir de nos cœurs était de le frapper rageusement, de nos poings fermés, en plein visage : et nos mains le touchaient aussi tendrement que s’il eût été de verre…

Quand nous regagnâmes la dunette, on eût dit un retour de nomades après des années d’exil chez des peuples marqués par la désolation du temps. Des yeux lentement se tournèrent dans leurs orbites pour nous lancer des regards. De faibles murmures s’élevèrent :

— Vous l’avez tout de même ?

Les figures bien connues paraissaient étranges et familières ; fanés, salis, leurs traits mêlaient des expressions de lassitude et de fièvre. Tous paraissaient avoir maigri pendant notre absence, comme si ces hommes, depuis de longs jours, figés en attitudes bizarres, avaient subi les affres de la faim. Le capitaine, un tour de filin enroulé au poignet, un genou plié, oscillait sur place : rien ne vivait dans sa face immobile et froide que ses yeux dont il tenait le navire au-dessus de l’abîme, sans regarder personne, comme perdu dans l’effort surhumain de sa volonté. On arrima James Wait en lieu sûr. M. Baker, grimpant et rampant, s’en vint prêter main forte. M. Creighton, sur le dos et très pâle, murmura : « Bien manœuvré ! », partagea entre Jimmy, le ciel et nous un regard méprisant, puis referma lentement les yeux. Çà et là un homme bougeait, mais la plupart restaient apathiques, en postures pénibles, marmottant des choses entre leurs dents qui claquaient.

Le soleil se couchait. Un soleil énorme, sans un nuage sur son orbe rouge, déclinant bas à l’horizon, comme s’il se penchait pour nous regarder dans les yeux. Le vent sifflait au travers des rayons obliques, resplendissants et froids, qui frappaient en plein les pupilles dilatées sans en faire cligner les paupières. Les cheveux collés en mèches, les barbes hirsutes étaient gris de sel de la mer. Une teinte terreuse couvrait les visages et les cernes noirs qui tachaient le dessous des yeux s’étendaient jusqu’aux oreilles, estompés aux méplats des joues creuses. Livides, les lèvres se pinçaient et ne semblaient se mouvoir qu’avec peine, comme collées aux dents. Quelques-uns souriaient tristement au crépuscule, grelottant de froid. D’autres, tristement, demeuraient sans bouger. Charley, dompté par la révélation soudaine de l’insignifiance de sa jeunesse, dardait des regards timorés. Les deux Norvégiens, avec leurs joues glabres, paraissaient deux enfants décrépits, qui béaient stupidement. Sous le vent, à l’extrême horizon, des lames noires bondissaient vers le soleil de braise. Il sombrait avec lenteur, flamboyant et rond, et les crêtes des vagues éclaboussaient le bord du disque lumineux. Un des Norvégiens parut l’apercevoir et après un soubresaut qui le secoua violemment, se mit à parler. Sa voix en faisant tressaillir les autres les arracha de leur torpeur. Ils remuèrent leurs télés, très roides, en se tournant laborieusement, le regardèrent avec surprise, avec crainte ou dans un grave silence. L’homme radotait au soleil couchant, dodelinant de la tête, tandis que les hautes lames commençaient à déferler sur la largeur du globe cramoisi ; et par-dessus des lieues d’eau turbulente, les ombres des grandes houles masquaient de ténèbre fugace la pâleur des visages humains. Crêté d’écume un brisant s’abattit dans un grand fracas d’eau sifflante et le soleil, comme une flamme soufflée, disparut. Le babil de l’homme flancha, s’éteignit tout d’un coup avec la lumière. Des soupirs se firent entendre. Dans la brève accalmie qui suit la rumeur d’un brisant écroulé, quelqu’un dit à voix basse : « Voilà ce Boche qui perd la boule. » Un matelot, amarré par le milieu du corps, frappait le pont de sa paume ouverte, sans arrêter, à coups rapides. Alors, dans la grisaille du soir déclinant, une silhouette robuste se leva à l’arrière et commença de ramper à quatre pattes avec les mouvements de quelque lourd animal circonspect C’était M. Baker passant l’inspection des hommes. Il grognait d’un ton encourageant au-dessus de chacun, éprouvant leurs amarres. Certains, les yeux mi-clos, soufflaient comme opprimés par la chaleur ; d’autres, machinalement, avec des voix de rêve, faisaient : « Oui ! oui ! sir ! » Il allait de l’un à l’autre, grognant :

— Aouh !… On l’en tirera encore.

Et, subitement, avec des éclats de bruyante colère, il se mit à enlever Knowles pour avoir coupé un long bout de corde au garant du palan de barre :

— Aouh !… Ta n’as pas honte… Palan de barre… Tu ne sais pas çal… Aouh !… un gabier breveté. Aouh !

Le boiteux confondu balbutia :

— Il me fallait bien une amarre pour moi, sir.

— Aouh ! une amarre… pour toi. Es-tu tailleur ou matelot ?… Quoi ? aouh !… On peut avoir besoin de ce palan-là tout de suite… Aouh !… Il ferait plus de bien au bateau qu’à ta carcasse de bancal. Aouh !… Garde-la !… Garde-la à présent que c’est fait.

Il s’en fut rampant sans hâte, tout en marmottant des choses au sujet « d’hommes quasi pires que des enfants ». L’algarade nous ragaillardit. Des exclamations contenues s’échangèrent : « Entends-tu ?… Holà !… » Des dormeurs réveillés en sursauts convulsifs de sommes douloureux interrogeaient : « Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? » Un ton de bonne humeur imprévue sonna dans les réponses : « Le second qui lave la tête au boiteux pour je ne sais quoi. — Tu blagues !… Ce qu’il a fait ? » Quelqu’un même étouffa un rire. Il sembla qu’un petit souffle d’espoir venait nous rafraîchir comme un rappel des jours de sécurité passée. Donkin, jusque-là stupéfié par l’effroi, revint à lui soudain et se mit à brailler.

— Écoutez le ; c’est comme ça qu’ils vous parlent. Pourquoi qu’vous lui bourrez pas la gueule un de vous autres ?… Cogne ! cogne ! Des magnes d’officiers avec nous, malheur ! On se vaut. On est tous perdus à présent. Après avoir crié de faim sur ce sabot pourri, va falloir se faire noyer pour le cœur noir de ces bourreaux ! cogne !

Sa voix déchirait l’ombre épaissie, il bafouillait, sanglolait à travers ses cris de : cogne ! Sa rage et sa crainte devant l’injure faite à son droit de vivre éprouvèrent la fortitude de nos cœurs plus que les ombres menaçantes en route à travers l’incessante clameur de la nuit. On entendit à l’arrière M. Baker :

— Y en a-t-il pas un de vous qui le fera taire ? Faudra-t-il que j’y aille ?

— Tais-toi ! Ferme ! crièrent des voix diverses, exaspérées et chevrotantes de froid.

— Je te vas envoyer quelque chose par le travers de la cafetière, dit un matelot invisible, d’une voix excédée. Ça épargnera la peine au second.

L’autre se tut et resta coi, dans un silence de désespoir. Au ciel noir, les étoiles apparues brillèrent sur une mer d’encre qui, pommelée d’écume, leur renvoyait par éclairs l’évanescente et pâle clarté d’une blancheur éblouissante née du noir tourbillon des flots. Lointaines, du profond de leur calme éternel, elles luisaient, dures et froides, au-dessus du tumulte terrestre ; de toutes parts, leur troupe environnait le tourment du navire vaincu ; plus cruelles que les yeux d’une cohue triomphante, et plus inapprochables que des cœurs mortels.

Le vent glacé du Sud hurlait avec exultation sous la sombre splendeur du ciel. Le froid secouait les hommes avec une irrésistible violence, comme s’il essayait de les démolir en morceaux. De brefs gémissements que nul n’entendait, le vent les emportait à même des lèvres roides. Quelques-uns se plaignaient à mi-voix de ne plus « se sentir au-dessous de la ceinture », et ceux qui tenaient les yeux clos s’imaginaient porter un bloc de glace sur la poitrine. D’autres, alarmés de ne pas éprouver de souffrances dans les doigts, battaient le pont faiblement de leurs mains, obstinés et fourbus. Wamibo regardait devant lui d’un œil vide plein de rêves. Les Scandinaves continuaient à marmotter des mots sans suite entre leurs dents claquantes. Les Écossais, à force de détermination, s’acharnaient à tenir immobiles leur mâchoire inférieure. Les gars du Nord gisaient vastes et massifs derrière l’invulnérable rempart d’un silence de brutes. Un homme bâillait et jurait alternativement. Un autre haletait, un râle dans la gorge. Deux vieux loups de mer endurcis, attachés côte à côte, se chuchotaient lugubrement des récits au sujet de certaine patronne de boarding house, à Sunderland, qu’ils connaissaient tous deux. Ils exaltaient son cœur de mère et sa libéralité ; ils évoquaient le rôti de bœuf et le grand feu qu’on voyait dans la cuisine basse. Les mots défaillants expiraient sur leurs lèvres en légers soupirs. Une voix, tout à coup, cria dans la nuit froide : « Mon Dieu ! » Personne ne changea de position ni ne prit garde à ce cri. Un homme ou deux passèrent la main sur leur visage d’un geste vague et répété, mais la plupart restèrent sans bouger du tout. Dans l’immobilité transie de leurs corps, ils étaient excessivement fatigués par la fuite de leurs pensées qui se pourchassaient avec une hâte et une vivacité de rêves. Parfois, abrupte et inopinée, une exclamation répondait à l’appel falot de quelque illusion ; puis, calmés, en silence, ils contemplaient de nouveau le spectacle des visages connus et des objets familiers. Ils se remémoraient les traits de camarades oubliés et prêtaient l’oreille aux voix de patrons morts depuis des années. Ils se souvenaient du bruit des rues entre leurs becs de gaz, de la touffeur et de la fumée des bars ou du torride soleil des jours de calma en mer.


LE NÈGRE DU « NARCISSE »
Le Correspondant, 25 septembre 1909.


M. Baker quitta son poste peu sûr et se traîna en faisant halte de temps à autre, le long de la dunette. Dans l’ombre, à quatre pattes, il ressemblait à quelque fauve errant parmi des cadavres. En arrivant au fronteau, accoté sous le vent d’une épontille, il plongea les yeux vers le pont. Il lui parut que le navire montrait une tendance à se redresser un peu. L’ouragan, semblait-il, avait molli, ma’is la mer restait aussi mauvaise que jamais. Les vagues écumaient avec furie et le côté du pont sous le vent disparaissait dans une blancheur sibilante comme du lait bouillonnant, tandis que le gréement vibrait continuement, tenant une note de basse profonde, et qu’à chaque oscillation du navire pour se relever, le vent se ruait avec une clameur prolongée parmi les espars. M. Baker sans un mot regardait. Un homme à côté de lui se mit à faire un bruit bégayant de la bouche, tout d’un coup et très fort, comme si le froid, brutalement, l’eût percé de part en part. Il balbutiait : « Ba… ba… ba… brr… brr… ba… ba… »

— Tais-toi, dit M. Baker. Veux-tu te taire !

— Qu’est-ce qu’il y a, sir, héla Belfast, du ton d’un homme réveillé en sursaut ; on cherche ce Jimmy de malheur.

— C’est-il ça ? Aouh ! Ne faites pas ce bruit alors. Qui est là contre toi ?

— C’est moi, sir, le maître d’équipage, grommela l’homme ; nous tâchons de réchauffer ce pauvre diable.

— Bon ! bon ! dit M. Baker. Faudrait voir à le faire plus doucement, hein ?

— Il veut qu’on le tienne au dessus de la lisse, continua le maître avec irritation, il se plaint de ne pas pouvoir respirer sous nos paletots.

— Si on le soulève on le laissera tomber à l’eau, dit une autre voix, on ne se sent pas les mains de froid.

— Ça m’est égal : j’étouffe, dit James Wait d’une voix claire.

— Que non, fiston, répartit le maître en désespoir de cause, tu ne t’en iras pas avant nous par cette belle nuit.

— Vous en verrez de pires, dit M. Baker, avec bonne humeur.

— Ce n’est pas jeu d’enfant, sir ! répondit le maître d’équipage. Il y en a, plus à l’arrière, qui ne sont pas à la noce.

— Si on avait coupé les mâts, on se baladerait à présent la quille en bas comme tout bateau qui se respecte, avec une chance au moins de s’en tirer, soupira quelqu’un.

— Le vieux n’a pas voulu… il se fiche pas mal de nous, murmura un autre.

— De vous, s’écria M. Baker en colère. En quel honneur s’occuperait-il de vous ? Est-on un tas de demoiselles pour qu’on s’occupe de nous ? Nous sommes là pour nous occuper du bateau.

— et il y en a parmi vous qui ne sont pas même bons à ça. Aouh !… Eh.r qu’avez-vous donc fait de si étonnant qu’il faille s’occuper de vous ? Aouh !… Il y en a ici qui ne peuvent seulement pas supporter un peu de brise sans pleurer.

— Tout de même. On vaut mieux que ça, prolesta Belfast d’une voix brisée de frissons ; nous ne sommes pas… brr…

— Encore, crie le second en projetant le bras vers la forme indécise… Mais il est en chemise ! Qu’est-ce que tuas fait ?

— J’ai mis mon ciré et mon paletot sur ce moricaud à demi mort, — et il dit qu’il étouffe, dit Belfast, d’un ton de plainte.

— Tu ne me parlerais pas comme ça si je nTétais pas à moitié mort, va-nu-pieds d’irlandais ! tonitrua James Wait.

— Tu… brr… tu ne serais pas plus blanc si tu te portais bien. Je me battrai avec toi… brrrr… pas beau temps… brrr… une main amarrée derrière le dos… brrrrrr…

— Je ne veux pas tes nippes, je veux de l’air, pantela l’autre faiblement, comme si ses forces s’épuisaient soudain.

Les embruns balayaient le pont, sifflant et crépitant. Des hommes, surpris dans leur paisible torpeur, par l’accent douloureux des querelles, gémirent, marmottant des malédictions. M. Baker se traîna un peu plus loin, sous le vent, vers une pièce à eau, dont la masse montrait à son pied quelque chose de blanc.

— Est-ce toi, Podmore ? interrogea M. Baker.

Il eut à répéter sa question avant que le cuisinier se retournât en toussant faiblement.

— Oui, sir. Je priais en moi-même, afin d’obtenir prompte délivrance ; car je suis prêt à tout appel… Je…

— Écoute, interrompit M. Baker, les hommes crèvent de froid.

— De froid, dit le coq, lugubre, ils auront assez chaud bientôt.

— Quoi ? demanda M. Baker, l’œil plongeant vers l’extrémité du pont, dans la vague phosphorescence de l’eau écumante.

— Ce sont des pécheurs, continua le coq avec solennité.

Puis, il laissa échapper une sorte de râle lugubre, moitié plainte, moitié ronflement. M. Baker le secoua par les épaules :

— Hé, coq ! Réveille-toi, Podmore ! Dis-moi, y a-t-il de l’eau à boire dans la caisse à eau de la cuisine. Le bateau donne moins de bande, il me semble ; j’ai envie d’aller à l’avant. Un peu d’eau leur ferait du bien. Hé quoi ? Attention ! Prends garde !

Le coq se débattait.

— Pas vous, sir, pas vous !

Il se mit à grimper du côté du vent.

— La cuisine !… ça me regarde, cria-t-il.

— Le coq qui perd la boule à présent, firent plusieurs voix.

— Perdre la boule, moi ! vociféra-t-il. Je suis plus prêt à sauver mon âme que pas un de vous, officiers compris, là ! Tant qu’on est à flot, je ne lâche pas mes fourneaux ! Je vais vous faire du café.

— Coq, tu es chic, pleura Belfast.

Mais le cuisinier escaladait déjà l’échelle. Il fit halte un moment pour crier vers la dunette : « Tant qu’on est à flot, je ne lâche pas mes fourneaux » ! puis disparut comme par-dessus bord. Les hommes qui avaient entendu le suivirent d’un hourra. Cela sonna comme un vagissement d’enfants malades. Une heure après, peut-être davantage, quelqu’un prononça distinctement :

— Il est parti pour de bon.

— Probable, déclara le maître d’équipage, même par beau temps, il était aussi adroit de ses pieds sur le pont qu’une génisse à son premier voyage. Faudrait aller voir.

Personne ne bougea. Au cours des heures lentes qui s’étiraient à travers l’ombre, M. Baker rampa plusieurs fois d’un bout de la dunette à l’autre. Quelques-uns crurent l’entendre échanger à voix basse des paroles avec le patron, mais à ce moment les souvenirs avaient pris une importance et un relief incomparablement supérieurs à rien d’actuel, et ces murmures, nul n’était certain de les avoir entendus alors ou nombre d’années auparavant. Ils ne tentèrent pas d’approfondir. Qu’importait un mot chuchoté de plus ou de moins ! Il faisait trop froid pour se mettre en frais de curiosité voire presque d’espérance. Il leur semblait impossible de voler un moment ou une pensée à l’unique occupation mentale qui les absorbait : le désir de vivre. Et le vœu de vivre les gardait vivants, apathiques, aguerris sous la cruelle persistance du vent et du froid ; tandis que le noir dôme constellé du ciel effectuait sa révolution lente au-dessus du navire qui dérivait, portant leur patience et leur épreuve à travers l’orageuse solitude de la mer.

Pressés l’un contre l’autre, ils se figuraient être absolument seuls. Ils entendaient, soutenues et sonores, d’étranges rumeurs, puis derechef enduraient l’horreur d’exister durant de longues heures de silence profond. Dans la nuit, ils voyaient le soleil, en sentaient la chaleur, et soudain, frissonnant, désespéraient que l’aube se levât jamais sur le glacial univers. Quelques-uns entendaient des rires, écoutaient des chansons ; d’autres, au bout de la dunette, s’étonnaient de grands cris humains venus de l’ombre et les yeux ouverts s’émurent de les entendre toujours, quoique très affaiblis et très loin.

Alors le maître d’équipage : « Mais on dirait le coq qui hèle de l’avant… » Il ne croyait pas plus à ses propres paroles qu’il ne reconnaissait sa propre voix. Un long espace de temps s’écoula sans que son voisin donnât signe de vie. Il bourra du poing, très fort, l’autre homme près de lui et dit : « Le coq nous appelle ! » Beaucoup ne comprenaient pas, à d’autres qu’importait ? La majorité, tout à l’avant, ne se laissait pas convaincre. Mais le maître et un autre matelot eurent la vaillance de se traîner vers l’arrière pour voir. Il sembla qu’ils étaient partis depuis des heures, on les oublia vite. Puis soudain des hommes plongés jusqu’alors dans une résignation sans espoir devinrent comme possédés d’un besoin de frapper, de nuire. Ils s’attaquèrent entre eux à coups de poing. Dans l’ombre ils martelaient avec persistance tout ce qui gisait d’élastique à leur portée et avec plus d’effort que pour un grand cri chuchotèrent avec animation.

— Ils ont du café chaud… Le maître l’a… Non !… Où ça ?… On l’apporte. Le coq l’a fait.

James Wait gémit. Donkin gigota rageusement sans prendre garde où frappaient ses pieds, âprement désireux que les officiers n’eussent point de part à l’aubaine. Le café arriva, dans une gamelle où chacun but à son tour. Il était chaud et il ébouillantait les palais avides qu’on ne pouvait y croire encore. Des lèvres soupiraient en s’arrachant de l’étain brûlant : « Comment qu’il a fait ? » Quelqu’un cria faiblement : « Bravo, docteur ! »

Il l’avait fait de façon ou d’autre. Plus tard Archie déclara que cela tenait du miracle. Pendant bien des jours nous nous émerveillâmes du prodige et ce fut là le sujet toujours neuf de nos conversations jusqu’à la fin du voyage. Nous demandâmes au coq, par beau temps, ce qu’il avait éprouvé en voyant son fourneau dressé le bout en l’air. Nous nous enquîmes, tandis que l’alizé du nord-est éventait la sérénité des soirs, s’il avait dû se mettre la tête en bas pour rétablir en quelque manière le bon ordre de son matériel, cachant de notre mieux notre admiration sous le badinage de nos fines ironies. Il affirmait n’en rien savoir, rabrouait notre légèreté, se déclarait avec une animation solennelle comme spécialement favorisé d’une providence particulière pour le salut » de nos vies pécheresses. En principe il disait vrai, sans doute, mais il n’avait pas besoin d’appuyer avec tant de désobligeante emphase, ni d’insinuer si souvent que nous en aurions vu de dures s’il n’avait été là, méritoire et pur, tout prêt à recevoir l’inspiration et la force pour l’œuvre de grâce. Nous aurions dû le salut à son imprudence ou à son agilité que nous nous en serions en somme accommodés ; mais admettre notre obligation envers la vertu ou la sainteté de quiconque, voilà qui nous coûtait non moins qu’à toute autre poignée d’hommes ; comme maints bienfaiteurs de l’humanité le coq se prenait trop au sérieux et récoltait l’irrévérence en retour. Nous n’étions pas ingrats pourtant. Il demeurait héroïque à nos yeux. Sa parole, la grande, l’unique parole de sa vie, devint proverbiale dans la bouche des hommes comme celles des sages et des conquérants. Dans la suite, que l’un de nous se trouvât embarrassé d’une tâche et objurgué d’y renoncer, il exprimait ainsi sa résolution de persévérer et de réussir : « Tant qu’on est à flot, je ne lâche pas mes fourneaux ».

Le breuvage réchauffant nous rendit moins pénibles les louches heures qui précèdent l’aube. Le ciel au ras de l’horizon se teinta délicatement de rose et de jaune comme l’intérieur d’un coquillage précieux. Et plus haut, dans la 2one qu’emplit une lueur nacrée, parut un petit nuage noir, fragment oublié de la nuit, serti d’or éblouissant. Les rayons lumineux ricochèrent aux crêtes des vagues. Les yeux des hommes se tournèrent vers l’Orient. Le soleil inonda leurs visages las. Ils s’abandonnaient à la fatigue comme s’ils en avaient fini avec leur besogne, à jamais. Sur le ciré noir de Singleton le sel desséché brillait comme du givre. Il restait rivé à la roue du gouvernail, les yeux ouverts et morts. Le capitaine sans cligner les paupières fit face au soleil levant. Ses lèvres bougèrent, pour la première fois depuis vingt-quatre heures, et d’une voix claire et ferme il commanda : Virez !

L’accent net de l’ordre stimula la torpeur de ces hommes comme un brusque coup de fouet. Puis immobiles où ils gisaient, quelques-uns par force d’habitude le répétèrent en murmures à peine discernables. Le capitaine Allistoun abaissa les yeux sur son équipage et plusieurs, à doigts tâtonnants, tentèrent de se libérer des liens qui les maintenaient. Il répéta d’un ton impatient :

— Virez, allons, monsieur Baker, faites grouiller les hommes. Qu’est-ce qu’ils ont ?

— Virez. Entends-tu, vous autres ?

— Virez, tonna soudain le maître d’équipage.

Sa voix sembla rompre un charme mortel. Les matelots commencèrent à remuer, à ramper.

— Je veux qu’on hisse le petit foc et vivement, dit le patron très fort, si vous ne pouvez pas le faire debout, faites-le couchés, voilà tout. Débrouillez-vous !

— Allons-y, donnons au vieux rafiot une chance de s’en tirer, appuya le maître.

— Oui ! oui ! Virez, chevrotèrent quelques voix.

Les gabiers de beaupré, à contre-cœur, se préparèrent à marcher. M. Baker à quatre pattes, grognant, montra la route et ils suivirent par-dessus le fronteau. Les autres restèrent sans mouvement, avec au cœur l’espoir vil de n’avoir point à changer de place jusqu’à ce qu’ils fussent sauvés ou noyés en paix.

Après quelque temps, on put les voir à l’avant apparaître sur la pointe du gaillard, un à un, en postures périlleuses. Sans arrêt, avec d’étranges contorsions, ils agitaient les bras, s’agenouillaient, se couchaient à plat, puis se relevaient chancelants, comme s’ils s’appliquaient de toutes leurs forces à se jeter par-dessus bord. Soudain, un petit morceau blanc de toile battit au milieu d’eux, grandit, claquant au vent. Son étroit sommet monta par saccades, et enfin il se dressa triangulaire et gonflé dans le soleil.

— Ça y est ! cria-t-on de l’arrière.

Le capitaine détacha la corde enroulée à son poignet et roula la tête la première du côté du vent. On le vit larguant les boulines derrière tandis que le ressac des vagues l’inondait.

— Brassez carré la grande vergue, nous cria-t-il d’en bas, tandis que nous l’observions étonnés. Nous hésitions.

— Le grand bras, vous autres ! Halez ! halez de manière ou d’autre ! Couchez-vous sur le dos et halez, hurla-t-il, à demi submergé au-dessous de nous.

Nous ne pensions pas pouvoir manœuvrer la grande vergue, mais les plus forts et les moins découragés tâchèrent d’obéir. Les autres, à contre gré, regardaient. Les yeux de Singleton flambèrent tout à coup, comme il réempoignait les manettes de la roue. Le capitaine Allistoun grimpa.

— Halez, les gars ! Tâchez de la bouger. Halez, aidons le navire.

Les muscles frémissaient dans son dur visage allumé de colère.

— Part-il, Singleton ? cria-t-il.

— Rien encore, sir, grinça la voix horriblement rauque du vieux matelot.

— Attention à la barre, Singleton, cria le patron, en crachant de l’eau salée. Halez, les gars ! Vous n’avez donc pas plus de force que des rats ? Halez, gagnez voire pain.

M. Creighton, sur le dos, la jambe enflée et la figure blanche comme une feuille de papier, ferma les yeux à demi, crispant ses lèvres bleues. Dans leur folle ruée, les hommes empoignaient ses habits, foulaient sa jambe blessée, s’agenouillaient sur sa poitrine. Il demeurait parfaitement calme, serrant les dents sans un gémissement, sans un soupir. L’ardeur du capitaine, les cris de ce muet nous soufflèrent leur courage. Nous halâmes, pendus en grappe à la corde. Nous entendîmes le patron déclarer violemment à Donkin qui gisait, abject, à plat ventre :

— Je te fais sauter la cervelle avec ce cabillot, si tu n’empoignes pas la corde.

Et cette victime de l’injustice humaine, impudent et poltron, geignit, tandis que d’un élan désespéré il s’accrochait au filin :

— C’est-il qu’ils vont nous assassiner, maintenant ?

Les hommes ahanaient, criaient, sifflaient des mots sans suite, râlaient. Les vergues s’ébranlèrent, vinrent lentement carrées au vent qui chantait sonore à leurs pointes.

— Nous bougeons, sir, cria Singleton, le bateau marche.

— Prenez un tour, prenez un tour, clama le patron.

M. Creighton à demi suffoqué et incapable d’un mouvement fit un immense effort et de la main gauche parvint à fixer la corde.

— Amarré ! cria quelqu’un.

Il ferma les yeux comme s’il défaillait, tandis qu’en tas, nous guettions de nos yeux effarés ce qu’allait faire le navire.

Il s’ébranla lentement, on eût dit qu’il était las et sans courage, comme les hommes qu’il emportait. Il se laissa porter très graduellement, nous étouffions à force de retenir notre haleine et aussitôt le vent amené par l’arrière du travers, se décida, partit dans le battement de nos cœurs. Il était effrayant à voir, à demi chaviré, commençant de se mettre en route et de traîner à travers l’eau son flanc submergé. Les cordages brisés du gréement fouettaient les lames écumantes. La moitié inférieure du pont s’emplit de remous et de tourbillons fantasques ; et la ligne longue de la lisse noyée apparaissait par intervalles, dessinée en noir parmi les moutonnements d’un champ d’écume aussi éblouissant et pâle qu’un champ de névé. Le vent aigu bruissait aux espars ; et au moindre coup de roulis nous nous attendions à ce que le navire se dérobant sous nos dos gisants, glissât de biais à l’abîme. Une fois au plein vent arrière, le Narcisse ébaucha sa première tentative de se relever et nous l’encourageâmes d’un hurlement faible et discord. Une grande lame accourait par l’arrière et recourba, un moment au-dessus de nous, sa crête suspendue avant de crouler et de s’étaler de part et d’autre en large nappe de mousse grésillante. Plus haut que son sifflement forcené, le rauquement de Singleton annonça : « Il gouverne ! » Il avait maintenant les deux pieds fermement plantés et la roue tournait rapide à mesure qu’il mollissait la barre pour soulager le navire.

— Venez grand largue bâbord, amurez et gouvernez droit, commanda le patron, en se dressant sur ses jambes flageolantes, le premier debout du tas prostré que nous faisions. Une voix ou deux crièrent avec animation : « Le bateau se relève ! » Très loin à l’avant, M. Baker et trois autres se silhouettaient dressés et noirs sur le ciel clair, bras levés et bouches ouvertes, comme s’ils criaient tous ensemble. Le navire trembla, tâchant de soulever son flanc, retomba, sembla renoncer en un plongeon veule, puis soudain, d’un bond inattendu, se jeta violemment du côté du vent comme s’il s’arrachait d’une mortelle étreinte. Tout l’énorme volume d’eau soulevé par le pont roula d’un seul coup vers tribord. Des craquements sonores se firent entendre. Des sabords de fer défoncés tonnèrent sous des coups retentissants. L’eau se précipita par-dessus la lisse de tribord avec l’élan d’une rivière franchissant une digue. Cette mer sur le pont et les lames de part et d’autre se mêlèrent en une assourdissante clameur. Nous roulions violemment. Nous nous levions, aussitôt ballottés ou terrassés comme des loques impuissantes. Soulevé par une montagne liquide, le navire se laissa porter un moment, tandis qu’à gros bouillons l’eau giclait par toutes les ouvertures de ses flancs meurtris. Les hommes, là-bas, dirigeaient des regards d’épouvante vers les redoutables espars tournoyant au-dessus d’eux. La toile déchirée et les bouts de filin rompu, flottaient au vent comme des chevelures. À travers le clair soleil, l’éclatant tumulte des lames, le navire courait aveugle, affolé, droit devant lui, comme en fuite pour sauver sa vie ; et sur la poupe nous tournoyions, nous titubions, égarés et bavards. Nous parlions tous à la fois eu un babil chevrotant, avec des mines de malades et des gestes de déments. Des yeux brillaient larges et hagards au-dessus des sourires de faces maigres qu’on eût dit poudrées de craie. Nous tapions des pieds, frappions dans nos mains, prêts que nous nous sentions à sauter, à faire n’importe quelle manœuvre, en réalité, à peine capables de nous tenir debout. Le capitaine Allistoun, dur et mince, gesticulait follement du haut de la dunette vers M. Baker.

— Fixez les vergues de misaines. Fixez-les au mieux !

Sur le pont, des hommes animés par ses cris battaient l’eau, se ruaient au hasard de ci de là, dans l’écume jusqu’aux hanches. À part, tout à l’arrière et seul près de la barre, le vieux Singleton avait délibéremment bordé sa barbe blanche sous le bouton du haut de son suroit luisant. Balancé sur le fracas et le tumulte des vagues, il restait rigidement immobile, oublié de tous, le visage attentif. En face de la silhouette droite, seuls bougeaient les deux bras, en travers, en leur prompte adresse opportune, selon qu’ils modéraient ou remettaient en branle le rapide jeu des rayons tournoyants. Il gouvernait avec soin.

IV

Aux hommes qu’a rejetés sa dédaigneuse merci, l’immortelle mer confère en sa justice le plein et convoité privilège de ne reposer point. De par l’infinie sagesse de sa grâce, ils n’ont point licence de méditer à loisir sur l’âcre et compliquée saveur de l’existence, de peur qu’ils se rappellent et regrettent peut-être l’amertume inspiratrice de la coupe qui les récompense.

Le patron et M. Baker en se trouvant face à face se dévisagèrent un moment avec les regards intenses et stupéfaits de gens qui se rencontrent à l’improviste après des années d’infortune. L’un et l’autre avaient perdu leur voix et ce furent entre eux des chuchotements forcenés.

— Il ne manque personne ? demanda le capitaine.

— Non, tout le monde présent.

— Pas de blessés ?

— Le premier officier seulement.

— Je vais y voir tout de suite. Nous avons de la chance.

— Beaucoup, articula M. Baker faiblement. Ses mains se crispaient sur la lisse et il roulait des yeux injectés de sang. Le petit homme grisonnant fit effort pour élever la voix au-dessus d’un murmure et fixa son second d’un œil froid, perçant comme un dard :

— Faites hisser de la toile, dit-il d’un ton d’autorité, avec un claquement inflexible de ses lèvres minces. Aussi vite que possible. Le vent est bon. Tout de suite, monsieur. Ne donnez pas aux hommes le temps de se reconnaître. Qu’ils se sentent esquintés, les bras raides, et il n’y aura plus moyen… Il s’agit de marcher.

Il chancela sous un gros coup de roulis. Il empoigna un hauban, oscilla, vint cogner le second d’un choc machinal.

— Maintenant qu’on a bon vent enfin… de la toile…

Sa tête roulait d’une épaule sur l’autre. Ses paupières se mirent à battre rapidement.

— Et les pompes, les pompes, monsieur Baker.

Il clignait les yeux comme si le visage, à un pied du sien, en eût été à un mille.

— Gardez les hommes en mouvement pour qu’on marche,

marmonna-t-il d’un ton somnolent comme d’un homme qui s’assoupit. Il se ressaisit subitement :

— Il ne faut pas que je reste en place. Ça n’irait pas, dit-il, en ébauchant péniblement un semblant de sourire.

Il lâcha prise, et, projeté par la plongée du bateau, s’encourut à contre gré, trottant menu, jusqu’à ce qu’il heurtât l’habitacle. Échoué là, il leva un regard sur Singleton qui, sans faire attention à lui, observait, l’œil tendu, la pointe du bout-dehors.

— La barre manœuvre bien ? demanda-t-il.

Une rumeur se produisit dans le gosier du vieux loup de mer comme si les mots, avant de sortir, s’entrechoquaient au fond.

— Gouverne… comme un petit bateau, dit-il enfin, d’un ton de rauque tendresse, sans jeter seulement au patron l’aumône d’un demi-regard. Puis, vigilant, il donna un tour, appuya, ramena de nouveau la roue. Le capitaine Allistoun s’arracha au délice de s’accoter à l’habitacle, et commença d’arpenter la dunette, oscillant et polkant pour garder l’équilibre.

Les tiges des pompes, à grand bruit, à petites foulées, saute-laient, accompagnant la giration égale et rapide des volants au pied du grand mât et jetant d’arrière en avant, d’avant en arrière avec une impétuosité régulière deux grappes d’hommes flageolants suspendus aux manivelles. Ils s’abandonnaient, le torse balancé sur les hanches, les traits convulsés et les yeux de pierre. Le charpentier, sondant de temps à autre, exclamait machinalement :

— Ralinguez ! Ne mollissez pas.

M. Baker, incapable de parler, retrouva sa voix pour crier, et, sous l’aiguillon de ses remontrances, les hommes vérifièrent les amarres, sortirent de nouvelles voiles, et persuadés qu’ils étaient de ne pouvoir bouger, hissèrent des poulies dans la mâture, firent la visite au gréement. Ils y montèrent avec de grands efforts spasmodiques et désespérés. La tête leur tournait tandis qu’ils changeaient leurs pieds de place, les posant aveuglément sur les vergues comme s’ils marchaient dans la nuit, ou se confiant au premier filin à portée de main avec la négligence de la force à bout d’elle-même. Les chutes évitées ne hâtaient pas le battement languide de leurs cœurs ; le rugissement des lames bouillonnantes au-dessous d’eux résonnait dans leurs oreilles, affaibli et continu, comme un bruit indistinct venu d’un autre monde : le vent emplissait leurs yeux de larmes et, à lourdes rafales, tâchait de les déloger des postes périlleux où ils se balançaient. Visages ruisselants, cheveux en désordre, ils montaient et descendaient entre ciel et mer, chevauchant des bras de vergue, accroupis sur des ralingues, étreignant des balancines pour avoir les mains libres, ou dressés contre des itagues en chaîne. Leurs pensées vagues flottaient entre le désir de repos et le désir de vivre tandis que leurs doigts gourds larguaient des empointures, fourrageaient dans les ceintures à la recherche de couteaux ou se cramponnaient d’une étreinte tenace contre les chocs violents de la toile battante. Ils échangeaient des regards féroces, faisaient d’une main des signes frénétiques, leur vie suspendue à l’autre, regardant d’en haut l’étroit fuseau du pont noyé d’écume, hélaient du côté du vent : « Soulagez ! Halez ! Amarre ! » Leurs lèvres frémissaient, leurs yeux semblaient jaillir des orbites en leur furieux et âpre désir d’être compris, mais le vent dispersait leurs paroles inentendues sur le tumulte de la mer. Dans l’outrance d’un intolérable, d’un interminable effort, ils peinaient comme des hommes qu’un rêve sans pitié vouerait à une lâche impossible dans une atmosphère de glace ou de feu. Ils brûlaient et grelottaient tour à tour. D’innombrables aiguilles lardaient leurs prunelles comme parmi la fumée d’un incendie ; leurs têtes à chaque cri menaçaient d’éclater. Sur leurs gorges semblaient se crisper des doigts durs. À chaque coup de roulis, ils pensaient : « Cette fois-ci, je lâche, nous sommes tous à bas. » Et, ballottés dans la mâture, ils criaient follement : « Attention là ! Attrape ce filin ! Passe ! Vire cette poulie. »

Ils hochaient la tête désespérément en remuant des faces furibondes. De bas en haut, ils semblaient s’entre-haïr d’une mortelle haine. L’immense désir d’en avoir fini une fois pour toutes leur rongeait la poitrine et le scrupule de bien faire leur tâche les consumait comme un feu vivant. Ils maudissaient leur sort, faisaient fi de leur vie et dépensaient leur souffle en mortelles imprécations à l’adresse l’un de l’autre. M. Baker, prêt à défaillir, trébuchait de ci de là, grognant et inflexible comme un homme de fer. Il commandait, encourageait, tançait :

— Allons, maintenant, au grand hunier, à présent ! Mettez-vous sur ce cartahu. Ne restez pas là sans rien faire !

— Jamais de repos alors ? grommelèrent des voix.

Il pivota rageusement, le cœur amolli :

— Non ! pas de repos que la besogne soit faite. Travaillez jusqu’à tomber. Vous-êtes ici pour ça.

Contre son coude, un marin, plié en deux, eut un rire bref : « Marche ou crève », fit-il amèrement, du fond de sa gorge rauque. Puis, crachant dans ses larges paumes, il éleva ses longs bras, et, empoignant le câble bien plus haut que sa tête, poussa un long cri plaintif et lugubre pour réclamer :

— Encore un coup tous ensemble.

Une lame prit de flanc le gaillard d’arrière et envoya tout le roupe à plat ventre du côté du vent. Des bonnets, des anspects bottèrent. Poings fermés, jambes ruantes, ici et là un visage dont ies joues crachaient l’eau salée, crevèrent le blanc sifflement de l’onde écumeuse. M. Baker, culbuté avec le reste, cria :

— Ne lâchez pas cette corde ! Tiens bon !

Et, tout meurtris du brutal assaut, ils tinrent bon comme ils auraient tenu à la fortune de leur vie. Le navire filait, roulant très fort, et les brisants couronnés haussaient, passant tribord et bâbord, l’éclair de leurs têtes blanches. On étancha les pompes. On établit les trois huniers et la misaine. Le Narcisse glissa plus vile sur les eaux, dépassant le galop emporté des vagues. Le tonnerre menaçant des lames distancées montait derrière lui, emplissait l’air des formidables vibrations de sa voix. Et, dévasté, meurtri, mutilé, il courait, écumant, vers le nord, comme inspiré par l’audace d’une haute entreprise…

Le gaillard d’avant n’était qu’humide désolation. Les matelots contemplèrent atterrés leur demeure. Beaucoup avaient perdu tout ce qu’ils possédaient au monde, mais la plupart des tribordais avaient sauvé leurs coffres. Les lits étaient détrempés, les couvertures dépliées et retenues par quelque clou avaient été foulées aux pieds. Ils retirèrent des loques mouillées de coins malodorants et une fois tordues reconnurent leurs hardes. Quelques-uns sourirent sans joie. D’autres hébétés et muets promenaient autour d’eux leurs regards. Il y eut des cris de joie sur de vieux gilets et des gémissements de douleur pleurèrent d’amorphes débris repêchés parmi les esquilles noires de châlits fracassés. Un couple d’hommes prit le chemin de l’arrière en quête d’huile et de biscuit.

Alors, dans la lumière jaune, en se reposant d’éponger le pont, ils broyèrent des croûtes dures et prirent le parti de narguer tant bien que mal la mauvaise fortune. Des matelots s’apparièrent quant aux couchettes. On établit des tours pour le port de bottes et de cirés. Ils se traitèrent de « ma vieille » et de « fiston » en voix réjouies. Des claques amicales sonnèrent. On criait des plaisanteries. Un ou deux dormeurs étendus à même le pont humide se faisaient un oreiller de leurs bras repliés et plusieurs fumaient assis sur le panneau. Les figures défaites paraissaient à travers la légère buée bleue, pacifiées et les yeux brillants. Le maître d’équipage passa la fête dans l’entre-bâillement de la porte.

— Relevez à la barre, quelqu’un, cria-t-il, il est six heures. Du diable si ce vieux Singleton n’est pas là-haut depuis plus de trente heures. Vous êtes chics !

Il fit claquer le battant.

— Hé, Donkin, c’est ton tour de relève, cornèrent deux ou trois voix ensemble. Il avait escaladé une couchette vide et gisait immobile sur les planches mouillées.

— Donkin, ton tour de barre.

Pas un son ne répondit.

— Donkin qui est mort, poulïa quelqu’un.

— Faut vendre ses effets, jeta un autre.

— Donkin, si tu ne t’en vas pas prendre ton tour de barre, on va vendre tes habits, gouailla un troisième.

On entendit geindre l’interpellé. Il se plaignait de douleurs dans tous les membres et se lamentait pitoyablement.

— Il n’ira pas, dit une voix méprisante. Davies, c’est ton tour.

Le jeune matelot se leva péniblement, élargissant sa carrure.

Donkin avança la tête : la lumière jaune la montra hagarde.

— Je te donnerai un paquet de tabac, pleurnicha-t-il d’une voix conciliante, sitôt que je l’aurai touché, parole.

Davies, d’un revers de main, fit disparaître la tête.

— J’irai, dit-il, mais tu me le paieras.

Il marcha d’un pas mal assuré, mais résolu vers la porte. Puis on l entendit barbotter ; une lame embarqua dont résonna le choc sourd.

— Il n’a pas été long à prendre sa douche, prononça un vieux loup de mer renfrogné.

— Ouais, ouais ! grommelèrent d’autres.

Après un long silence, tous ensemble tournèrent leurs visages du côté de la porte. Singleton entrait ; il lit deux pas et resta debout vacillant un peu. La mer sifflait, déferlant rugissante de part et d’autre de l’étrave, et le gaillard tremblait plein de rumeur profonde ; la lampe balancée comme un pendule jetait des éclats fumeux. Il les dévisageait d’un œil de rêve et de perplexité comme incapable de distinguer les hommes immobiles de leurs ombres mouvantes. Des murmures intimidés coururent :

— Alors, alors… À quoi le temps ressemble-t-il à cette heure, Singleton ?

Les marins assis sur le panneau levèrent les yeux en silence et le plus vieux matelot du bord après Singleton lui-même (ils s’entendaient, ces deux-là, quoique ils n’échangeassent pas trois mots par jour), fixa de bas en haut son ami, puis retirant de sa bouche une courte pipe de terre, la lui tendit sans un mot. Singleton étendit le bras pour la prendre, la manqua, chancela et soudain s’abattit en avant, écroulé, raide et la tête la première, comme un arbre déraciné. Il y eut une brusque, ruée. Des hommes poussaient, criant : « Il est rendu !… Retournez-le !… Faites place donc !… » Sous la foule des visages effarés courbés vers le sien, il gisait sur le dos. À travers le silence des souffles suspendus et de la consternation générale, il dit en un murmure rauque : « Ça va bien », et fit des gestes de main pour saisir un appui. On le remit sur pied. Il marmottait d’un ton affecté :

— Je me fais vieux… vieux.

— Pas toi, s’écria Belfast avec un tact spontané. Soutenu de tous côtés, Singleton baissait la tête.

— Ça va mieux ? demandèrent-ils.

Il dirigea sur eux, à travers ses sourcils, le regard brillant de ses yeux noirs, tandis que se répandait sur sa poitrine la blancheur emmêlée et drue de sa longue barbe.

— Vieux, vieux ! répéta-t-il avec sévérité.

On l’aida, il atteignit sa couchette. Il y avait dedans un tas mou de quelque chose qui sentait, comme à marée basse l’ourlet de vase d’une, grève : ta paillasse détrempée. D’un effort convulsif, il se hissa dessus et dans la ténèbre on put l’entendre gronder de colère, comme un fauve irrité mal à l’aise en son gîte.

— Pour une risée de brise… pas une affaire… ne tiens pas debout… trop vieux !

Il s’endormit enfin. Il respirait fortement, haut botté, suroit en tête, et ses habits de toile cirée bruissaient quand avec un profond soupir gémissant, il se retournait dans son rêve. Les hommes conversaient à son sujet en chuchotements renseignés et discrets.

— II ne s’en relèvera pas…

— Fort comme un cheval…

— Ouais, mais il n’est plus ce qu’il était…

Leurs murmures attristés l’abandonnèrent à son sort. Pourtant, à minuit, il se présenta pour prendre son service comme si rien n’était survenu et répondit à l’appel de son nom par un : Présent’, mélancolique. Il ruminait tout seul plus que jamais en un impénétrable silence et le visage assombri. Des années il s’était oui nommer : « Le vieux Singleton » et cette qualification il l’avait acceptée d’un cœur serein, comme un tribut de respect dûment accordé à un homme qui, pendant ud demi-siècle, avait mesuré sa force contre les faveurs et les rages de la mer. Son individu mortel n’avait jamais obtenu de lui une pensée. Il vivait libre d’atteinte, comme s’il eût été indestructible, docile à toutes les tentations, bravant toutes les tempêtes. Il avait suffoqué au soleil, grelotté dans la froidure, souffert la faim, la soif ; passé par maintes épreuves, connu toutes les furies. Vieux ! Il lui semblait être dompté enfin. Et comme un homme traîtreusement lié pendant qu’il dort, il s’éveillait garrotté par la longue chaîne des années dont il n’avait pas tenu le compte sans pitié. Il lui fallait soulever d’un seul coup le faix de toute son existence, faix trop lourd semblait-il pour ses muscles aujourd’hui. Vieux ! Il remua ses bras, secoua la tête, palpa ses membres. Vieillir… et puis ? Il contempla la mer immortelle, soudain éveillé à la perception aiguisée et tâtonnante de son implacable puissance ; il la vit non changée, noire et tachée d’écume sous l’éternelle veille des étoiles, il entendit son impatiente voix l’appeler du fond d’une vastitude sans merci, pleine de tumulte, de chaos et d’effroi. Il regarda au loin sur sa face et ne vit qu’une immensité tourmentée, aveugle, plaintive, furieuse, qui réclamait tous les jours de sa vie opiniâtre et qui, au soir de cette vie, réclamerait un corps usé jusqu’aux moelles à son esclave impénitent.

*

C’en était fini de l’orage. Le vent changea, vint au sud-ouest, lourd encore de vapeurs noires, et s’apaisa vite, non sans avoir donné au navire un fameux coup d’épaule vers le nord et les latitudes ensoleillées où règne l’alizé. Rapide et tout blanc, il courut vers son port natal, en ligne droite, sous le ciel bleu, et sur la plaine bleue de la mer. Il emportait la sagesse mûrie de Singleton, Donkin et la délicatesse de ses susceptibilités, la présomptueuse folie de nous tous. Oubliées, les heures de vaine tourmente ; nulle allusion à la terreur et à l’angoisse de ces sombres moments n’attrista jamais la paix radieuse des beaux jours. Pourtant notre vie sembla dater à nouveau de ce temps-là comme si, morts une fois, nous avions ressuscité. Toute la première partie du voyage, l’Océan Indien, l’autre côté du Cap, tout cela se perdait dans une brume, comme le rêve obsédant de quelque vie antérieure. Cette vie avait eu son terme, — puis des heures mornes, un trou noir, un néant estompé d’un halo livide, — et de nouveau nous vivions. Singleton, plus riche d’une vérité sinistre, M. Creighton d’une jambe endommagée ; le coq de gloire, — ce dont il abusait sans pudeur en toute occasion. Donkin comptait un grief de plus. Il allait, répétant avec insistance : « J’te fais sauter la cervelle, qu’il m’a dit, avez-vous entendu ? Ils vont nous assassiner à présent pour rien. » Alors, nous commençâmes à nous dire qu’en effet, c’était plutôt roide. Et nous étions fiers de nous. Nous nous targuions de notre crânerie, de notre capacité de travail, de notre énergie. Nous nous rappelions des épisodes flatteurs : notre dévouement, notre indomptable persévérance. Non moins enorgueillis que si nos impulsions propres, sans aide, avaient tout opéré. Nous nous rappelions notre péril, notre labeur, et savions à propos oublier notre cuisante alarme. Nous décriâmes nos officiers, — qui n’avaient rien fait, — et prêtâmes l’oreille au spécieux Donkin. Son souci de nos droits, le soin désintéressé qui l’attachait à notre dignité, ni l’invariable affront de nos paroles, ni le dédain de nos regards ne parvenaient à le décourager. Notre mépris pour lui ne connaissait pas de bornes, et nous ne pouvions écouter sans intérêt cet artiste consommé. Il nous dit que nous étions de braves gens, « des vrais, pas d’erreur », qui donc nous en savait gré ? Qui comptait avec nos torts ? N’était-ce pas « une vie de chien à deux livres dix shillings par mois » que nous menions ? Jugions-nous donc ce chétif salaire une compensation au risque encouru et à la perte de nos hardes ? « On n’a plus un fil ! » criait-il. Nous en oubliions que lui, du moins, et pour cause n’avait rien perdu de ses propres biens. Les plus jeunes écoulaient, songeant à part eux : « Ce Donkin y voit clair, quoique ça ne soit pas un homme, tant s’en faut. « Les Scandinaves tiquaient à ses audaces. Wamibo ne comprenait pas ; et les marins plus âgés hochaient gravement leurs têtes où les anneaux d’or brillaient aux lobes charnus des oreilles laineuses. Sévères, hâlés, des visages méditatifs s’étayaient sur des avant-bras tatoués. Des poings bruns aux grosses veines serraient dans leur noueuse étreinte l’argile blanche brunie de pipes à demi-fumées. Ils écoutaient impénétrables, larges dos, épaules rondes, en leur rude silence. Il parlait avec chaleur, irréfutable et discrédité. Sa pittoresque et ordurière faconde coulait comme un flot trouble d’une source empoisonnée. Ses petits yeux noirs, tels deux grains de jais, dansaient, épiant de droite et de gauche, toujours sur l’alerte en cas d’approche d’officier. Parfois, M. Baker, se dirigeant vers l’avant pour jeter un coup d’œil à la voilure, roulait sa massive dégaine à travers le silence, soudain tombéj des hommes ; ou M. Creighton arrivait, traînant la jambe, et plus intraitable que jamais, perçant notre bref mutisme d’un coup droit de ses yeux clairs. Derrière lui, Donkin recommençait à darder la sournoiserie de ses regards de côté :

— En voilà un. Il y en a ici qui l’ont amarré l’autre jour. Pour ce qu’il vous a dit merci ! Vous fait-il pas trimer pire qu’avant ? On l’aurait laissé à la traîne… Pourquoi pas ? Ça aurait coûté moins de peine. Pourquoi pas ?

Confidentiel, il se portait en avant, puis reculait, sûr de ses effets oratoires ; il chuchotait, clamait, agitait ses bras misérables pas plus gros que des tuyaux de pipe, tendait son maigre cou, bafouillait, louchait. Tout abominable que nous considérions l’individu, comment nier la vérité lumineuse de ses remontrances ? Cela tombait sous le sens.

Bons marins, indubitablement, nous l’étions ; riches de mérites et pauvres de solde. Nos efforts avaient sauvé le navire et c’est le capitaine auquel on saurait gré. Qu’avait-il fait ? Nous voulions le savoir. Donkin demandait :

— Comment qu’il s’en aurait tiré sans nous ?

Et nous ne pouvions pas répondre. Opprimés par l’injustice du monde, surpris d’apercevoir depuis combien de temps son fardeau nous pesait sans que nous réalisions notre état déplorable ; nous souffrions, d’un soupçon et d’un malaise, celui de notre obtuse stupidité qui n’avait rien su voir. Donkin nous assurait que c’était tout « notre bon cœur la cause », mais nous refusions de nous laisser consoler par si pauvre sophisme. Nous étions encore assez dignes du nom d’hommes pour convenir bravement envers nous-mêmes des insuffisances de notre intellect ; à dater de ce temps, pourtant nous nous abstînmes à l’adresse de notre héros des coups de pied, torsions de nez et bousculades accidentelles qui, ces derniers temps, après le passage du Cap, avaient fourni à nos loisirs une distraction éminemment populaire.

Donkin, toujours prêt, répondait à tout sur un ton de méprisante assurance, les mains dans les poches d’habits trop grands, où il semblait travesti à dessein. C’étaient, pour la plupart, des habits de Jimmy, — quoique Donkin, pas fier, acceptât n’importe quoi, d’où que cela vint ; mais personne, sauf Jimmy, n’avait de quoi se montrer généreux. Son dévouement à Jimmy n’avait pas de limites. C’était à toute heure des incursions dans la petite cabine, il prévenait les besoins de Jimmy, amusait ses caprices, cédait aux exigences de ses humeurs, riait avec lui souvent. Rien ne l’aurait pu détourner de l’œuvre pie, de la visite aux malades, en particulier lorsqu’il y avait quelque dur coup de lialage à faire sur le pont. Deux fois M. Baker l’avait extrait de là par la peau du cou, à notre indicible scandale. Fallait-il donc abandonner un homme qui souffrait ? Allait-on nous maltraiter parce qu’on soignait un camarade ?

— Quoi ? grogna M. Baker en faisant face d’un front menaçant aux murmures ; et tout le demi-cercle, comme un seul homme, fit un pas en arrière. Hissez la bonnette dhune. Allons, là-haut, Donkin, affale les cargues, ordonna le second d’une voix inflexible. Frappe le haie-bas. Débrouillons-nous !

Puis, la voile en place, il s’en allait lentement à l’arrière et restait longtemps à regarder le compas, soucieux, pensif, et respirant fort, comme étouffé par le relent d’incompréhensible mauvais gré qui envahissait le navire. « Quelle mouche les pique ? songeait-il. Peux pas comprendre ces manières de renâcler à la besogne et de grogner. Et de la part d’un bon équipage aussi, au moins tels qu’on en trouve au jour d’aujourd’hui. »

Sur le pont, les hommes échangeaient des paroles amères que suggérait une niaise exaspération contre je ne sais quoi d’injuste et d’irrémédiable qui ne souffrait point d’être mis en doute et dont le reproche s’obstinait à leurs oreilles longtemps après que Donkin s’était tu. Notre petit monde glissait sur la courbe inflexible de sa route, chargé d’un peuple mécontent et ambitieux. Ils trouvaient un sombre réconfort à l’interminable et consciencieuse analyse de leur valeur méconnue, et grisés par les doctrines prometteuses de Donkin, rêvaient avec enthousiasme au temps où tous les vaisseaux du monde vogueraient sur une mer toujours calme, manœuvrés par des équipages bien rentés, bien nourris, de capitaines satisfaits.

La traversée s’annonçait longue. Nous laissâmes derrière nous l’alizé du— sud-est inconstant et volage ; puis, sous le ciel gris et bas des parages équatoriaux, le navire, dans la chaleur lourde, flotta sur une mer unie semblable à une dalle de verre dépoli. Des grains orageux suspendus à l’horizon tournaient autour de nous, très loin, grondants et courroucés, comme une troupe de fauves qui n’oseraient charger. Le soleil invisible, glissant au-dessus des mâts verticaux, mettait aux nuages une lâche estompée de lumière diffuse, et, pareille, l’accompagnait une tache jumelle de clarté fanée, au même rythme, de l’est à l’ouest ; sur la surface des eaux mates. La nuit, a travers l’impénétrable ténèbre de la terre et du ciel, de larges nappes de feu ondulaient sans bruit ; pour une demi-seconde, le navire, pris par le calme, se silhouettait mâts et gréement, chaque voile et chaque cordage nettement découpé en noir, au centre de ces flamboiements célestes, comme un vaisseau calciné captif en un globe de feu. Puis, de nouveau, pendant de longues heures, il demeurait perdu en un vaste univers de nuit et de silence, où des risées très douces, errant çà et là comme des âmes en peine, faisaient palpiter les voiles, on eût cru de peur soudaine, et arrachaient à l’Océan, du fond de son linceul d’ombre, un murmure au loin de compassion, voix dolente, immense et frêle…

Une fois sa lampe éteinte et par la porte grande ouverte, Jimmy, en se retournant sur l’oreiller, pouvait voir s’évanouir, fugaces et réitérées, les visions d’un monde fabuleux tramées de feux bondissants et d’eaux assoupies. L’éclair se reflétait dans ses larges yeux tristes qui semblaient en un rouge brasillement se consumer soudain dans sa figure noire ; puis il gisait alors aveuglé, invisible, au sein d’une intense nuit…

Mais le soir, pendant le quart de quatre à huit et même assez avant dans le grand quart de nuit, un groupe d’hommes se voyait toujours assemblé devant la cabine de Jimmy. Ils s’adossaient de part et d’autre de la porte, paisiblement intéressés et les jambes croisées ; ils discouraient à cheval sur le seuil ou, par couples silencieux, restaient assis sur son coffre, tandis que contre le pavois, le long du mât dTiune de rechange, trois ou quatre se rangeaient méditatifs, leurs physionomies de simples éclairées par le rayon que projetait la lampe de Jimmy. L’étroit réduit repeint en blanc avait, dans la nuit, l’éclat d’un tabernacle d’argent, sanctuaire d’une noire idole étendue très droite sous sa couverture et qui clignait ses yeux las en recevant notre hommage. Donkin officiait. Il semblait un démonstrateur exhibant un phénomène, quelque manifestation bizarre, simple et méritoire, laquelle devait fournir aux spectateurs une inoubliable leçon :

— Regardez-le, il la connaît, lui, pas d’erreur ! exclamait-il de temps à autre en brandissant une main dure et décharnée comme l’ergot d’un oiseau d’eau.

Jimmy, sur le dos, souriait avec réserve et sans bouger un membre. Il affectait la langueur de l’extrême faiblesse comme pour bien nous manifester que notre retard à l’extirper d’une prison horrible, et cette nuit, ensuite, passée sur la dunette parmi notre égoïste négligence, l’avaient achevé. Il y revenait volontiers, et le sujet, comme de juste, nous intéressait toujours. Il parlait spasmodiquement, par élans intermittents coupés de longues pauses.

Après un nouveau récit, Belfast leva un regard douloureux au-dessus d’un sourire plein d’un attendrissement déchiré, et crispa les poings, à la dérobée ; Archie, aux yeux bleus, caressa ses favoris roux d’une main hésitante ; le maître d’équipage, de l’entrée, reluqua un instant, et, brusquement, s’esquiva, pouffant d’un gros rire. Wamibo rêvait… Donkin tâta son menton stérile en quête d’un poil rare, et dit, triomphalement, en glissant un regard oblique du côté de Jimmy :

— Regardez-le ! Je voudrais me porter moitié aussi bien qu’lui !

Il jeta son pouce court par-dessus son épaule, désignant la partie postérieure du navire.

— Le voilà le moyen de les mâter, eux autres, jappa-t-il sur un ton de bonne humeur forcée.

Jimmy dit, d’une voix affable :

— Ne fais pas l’idiot.

Knowles, tout en frottant son épaule au chambranle, remarqua :

— On peut pas tous se faire porter malades, ça serait la révolte.

— La révolte ! allons donc, ricana Donkin. Y a pas de règlement qui défende d’être malade.

— Ils vous collent six semaines de dur pour refus d’obéissance, riposta Knowles.

— Ben quoi ? dit Donkin. Six semaines, c’est pas si terrible. Au moins, on dort toutes les nuits, c’est réglé. Leurs six semaines, je les ferai sur la tête.

— Tu as l’habitude, pas vrai ? demanda quelqu’un.

Jimmy condescendit à un sourire. Cela mit tout le monde de bonne humeur. Knowles, avec une surprenante agilité d’esprit, changea de terrain.

— Si on se faisait tous porter malades, comment ferait le bateau, hein ?

Il posa le problème et rit à la ronde.

— Qu’il aille au diable, le bateau, grogna Donkin. Il est pas à nous.

— Quoi ? Le laisser partir en dérive, alors ? insista Knowles d’un ton mal convaincu.

— Oui, en dérive. Et puis, on s’en moque, affirma DoDkinavec une belle assurance.

Ils riaient dans la lumière crue, autour du lit de Jimmy, où, sur l’oreiller blanc, sa face noire et creuse roulait sans trêve. Une risée de vent arriva, fit fuser la flamme de la lampe et dehors, très haut, les voiles battirent, tandis que, tout près, la poulie de misaine heurtait d’un choc sonore les parois de fer.

Une voix lointaine cria : « La barre au vent ! » Une autre moins distincte répondit : « Au vent toute ! » Les hommes se turent attendant la suite. Le matelot au poil gris tapa sa pipe sur le pas de la porte et se mit debout. Le navire s’inclina mollement et la mer comme éveillée se plaignit d’un murmure assoupi « . Un peu de vent qui se lève », dit quelqu’un tout bas. Jimmy se tourna lentement pour faire face à la brise. La voix dans la nuit, haute et impérieuse, commanda : « Bordez la brigantine ». Le groupe assemblé devant la porte disparut de la zone de lumière. On n’entendit plus que le bruit de leurs bottes s’éloignant vers l’arrière, tandis qu’ils reprenaient en intonations variées : Bordez le brigantine !… Bordez !…

Donkin resta seul avec Jimmy. Un silence régna. Jimmy ouvrit et referma les lèvres plusieurs fois comme pour àvaler des gorgées d’air plus frais ; Donkin remuant son pied nu, l’examinant d’un œil absorbé.

— Ta ne leur donne pas un coup de main ? interrogea Jimmy.

— Non, s’ils ne sont pas capables à six de border leur brigantine, ils ne valent pas le pain qu’ils mangent, répondit Donkin d’une voix blanche et importunée comme montant du fond d’un trou.

Jimmy considéra ce profil conique à bec d’oiseau avec uae sorte d’intérêt bizarre ; penché au bord de sa couchette, sa physionomie revêtait l’expression de calcul et d’incertitude d’un qui délibère sur le moyen de mieux saisir, le plus sûrement, quelque créature suspecte capable de piquer ou de mordre. Il dit seulement :

— Le second s’en apercevra. Il y aura du grabuge.

Donkin se leva pour partir.

— Je lui ferai son affaire quelque nuit noire, tu verras, dit-il par-dessus son épaule.

Jimmy continua vite :

— Tu es comme un perroquet, un perroquet qui crie. Oui. À jacasser tout ce que tu sais, comme un cacatoès blanc.

Donkin attendit. Il entendait le souffle de l’autre lent et prolongé, le souffle d’un homme dont un poids de cent livres opprimerait le sternum. Puis il demanda, très calme :

— Qu’est-ce donc que je sais ?

— Quoi ?… Ce que je te dis… Pas grand chose. Pourquoi te faut-il… parler de ma santé comme tu fais ?

— C’est une carotte. Une monumentale carotte, et de premier choix. Mais je n’y coupe pas !

Jimmy ne broncha pas. Donkin plongea ses mains dans ses poches et d’un seul pas dégingandé se rapprocha de la couchette.

— Je parle, et après ? C’est pas des hommes ici, c’est des bestiaux. Un troupeau qu’on mène. Je te soutiens… Pourquoi pas ? Tu as des sous ?

— Peut-être bien. J’ai rien à dire pour ça.

— Alors, fais voir. Qu’ils apprennent ce qu’un homme peut faire. Je suis un homme et je connais » ton truc.

Jimmy se rejeta plus loin sur l’oreiller ; l’autre tendit son cou maigre, baissa son visage d’oiseau vers le nègre, comme s’il visait ses yeux d’un bec imaginaire.

— Je suis un homme. J’ai compté les clous de toutes les portes de prison des colonies, plutôt que de céder sur mes droits.

— Tu es un pilier de bagne, dit Jimmy faiblement.

— Et je m’en vante. Toi, tu n’avais pas assez de nerf, alors tu as monté ce bateau-là.

Il s’arrêta, puis, soulignant son arrière-pensée, accentua :

— T’es pas malade. Voyons.

— Non, dit Jimmy avec fermeté.

Sa voix tomba tout à coup, comme il ajoutait dans un murmure :

— Un peu mal en train, comme ça, par moments, cette année.

Donkin ferma un œil, grimace amicale et complice. Il chuchota :

— C’est pas la première fois que tu tires au flanc, pas vrai ?

Jimmy sourit, puis, comme incapable de se contraindre :

— À mon dernier bord, oui. Ça n’allait pas pendant la traversée. Tu comprends ? C’était facile. Ils m’ont payé à Calcutta et le patron.. Pas d’histoire. J’ai eu mon compte. Cinquante-huit jours couché. Les imbéciles ! Chaque sou de mon dû.

Il ricana spasmodiquement. Donkin s’égaya de compagnie. Puis Jimmy toussa violemment.

— Je vais aussi bien que jamais, fit-il, ayant repris haleine.

Donkin eut un geste de dérision.

— Pour sûr, dit-il d’un air profond, ça se voit.

— Eux ne voient pas, dit Jimmy, en ouvrant la bouche comme un poisson.

— Ils en avaleraient bien d’autres, affirma Donkin.

— Ne cause pas trop, admonesta Jimmy d’une voix épuisée.

— De ta petite farce ? commenta Donkin avec jovialité.

Puis, d’un ton de brusque dégoût :

— Tu ne penses qu’à toi…

Ainsi taxé d’égoisme, James Wait se remonta la couverture jusqu’au menton et resta tranquille un moment. Les lèvres lourdes saillaient en une moue noire qui ne s’effaçait plus.

— Pourquoi tiens-tu si fort à faire du grabuge ? demanda-t-il sans grand intérêt.

— Parce que c’est une honte. On nous exploite… Mauvaise nourriture, mauvaise paye… Ce que je veux, c’est qu’on leur monte un fameux chahut ! Bousculer les gens… faire sauter la cervelle… Faudrait voir ! Est-on des hommes ?

Son altruisme indigné flamba. Puis il dit avec calme :

— J’ai fait prendre l’air à tes nippes.

— Très bien, dit Jimmy d’une voix languide, rentre-les.

— Passe-moi la clef de ton coffre, dit Donkin avec une impatience amicale, je te les serrerai.

— Apporte-les ici, je les serrerai moi-même, répondit James Wait avec sévérité.

Donkin baissa les yeux, marmotta quelque chose.

— Tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ? s’enquit Wait anxieux.

— Fait sec, qu’ils restent pendus jusqu’au matin, dit Donkin avec un tremblement insolite dans la voix, comme s’il contraignait son rire ou sa colère. Jimmy parut satisfait.

— Donne-moi un peu d’eau pour la nuit dans mon bidon, fit-il.

Donkin franchit le pas de la porte.

— Va la chercher toi-même, répliqua-t-il d’une voix bourrue. Tu peux, à moins que tu sois malade.

— Sûr que je peux, dit Wait, mais…

— Alors, fais-le, dit Donkin hargneusement ; si tu peux voir après tes nippes, tu peux voir après toi.

Il remonta sur le pont sans un coup d’œil en arrière.

Jimmy étendit la main vers le bidon. Pas une goutte. Il le replaça doucement en étouffant un soupir et ferma les paupières. Il pensa : « Belfast m’apportera de l’eau si j’en demande. L’idiot. J’ai très soif… »

Il faisait chaud dans la cabine… La figure de Jimmy ruisselait de sueur, ses bras pesaient comme du plomb. Il vit le coq debout dans l’embrasure, une clef de bronze dans une main et un pot d’étain brillant dans l’autre.

— Je viens de fermer les portes pour la nuit, dit le coq tout rayonnant et bénévole. On vient de piquer huit heures. Je t’apporte un peu de thé froid pour la nuit, Jimmy. Même j’y ai mis du sucre blanc, du carré. Le bateau ne coulera pas pour ça.

Il entra, fixa le pot au bord de la couchette et demanda d’un air responsable :

— Comment ça va ?

Puis s’assit sur le coffre.

— Hum, grogna Wait d’un ton peu engageant.

Le quart relevé passa en corps à grand bruit de lourdes semelles, dans la lueur projetée par la porte. Quelqu’un cria : « Bonsoir ! » Belfast fit halte un moment, allongea la tête vers Jimmy et resta frémissant et muet comme d’émotion réprimée. Il jeta au coq un regard chargé de funèbres augures et disparut. Le coq toussa pour s’éclaircir la voix. Jimmy, les yeux au plafond, ne faisait pas plus de bruit qu’un homme caché.

Une brise très douce éventait la nuit claire. Le navire donnait légèrement de la bande, glissant tranquillement sur une mer sombre vers l’inaccessible splendeur en fête d’un horizon noir criblé de points de feu scintillant. Au-dessus des mâts, la courbe resplendissante de la voie lactée chevauchait le ciel, arc triomphal d’éternelle lumière, au-dessus de la terre et de son sentier ténébreux. À la pointe du gaillard d’avant, un homme sifflait avec une netteté bruyante un air vif de gigue, tandis qu’on entendait un autre vaguement tapant et traînant des pieds en mesure. Un riîarmure confus de voix arriva de l’avant : des rires, des bouts de chansons. Le coq secoua la tête, épia Jimmy d’un œil oblique et se prit à marmotter :

— Oui-da. Danser et chanter. Ils ne pensent qu’à ça. Je m’étonne que la Providence ne se lasse pas. Ils oublient le jour qui doit sûrement venir… Toi du moins…

Jimmy avala une gorgée de thé, précipitamment, comme s’il l’eût volée et se blottit sous sa couverture, en appuyant de côté. Le coq se leva ferma la porte, puis se rassit et, nettement, articula :

— Chaque fois que je tisonne mon fourneau, je pense à vous autres jurant, volant, mentant et pis encore, comme si un autre monde ça n’existait pas… Pas mauvais garçons, avec ça, concéda-t-il d’une voix ralentie ; il musa un instant, déplorant ces choses, puis reprit d’un ton résigné :

— Qu’y faire ? Ce sera leur faute s’ils ont chaud un jour. Chaud que je dis ?… Les fournaises d’un de ces paquebots de White Star ne sont rien à côté.

Il se tut pendant quelques minutes ; puis :

— Jimmy ! s’écria-t-il, d’un ton inspiré. Puis il hésita. Une étincelle de pitié humaine luisait encore à travers l’infernale vanité de son rêve fumeux.

— Quoi ? dit James Wait à contre-cœur. Un silence régna. Il tourna la tête à peine et risqua un regard timide. Les lèvres du cuisinier bougeaient sans bruit ; dans sa figure illuminée les yeux fixaient le ciel. Il semblait implorer en son for intérieur les poutres du plafond, le crochet de cuivre de la lampe, deux cafards.

— Je veux dormir, fit Wait. Je crois qu’il y aurait moyen.

— Ce n’est pas le moment de dormir, exclama le coq très haut. Il avait secoué ses derniers scrupules d’humanité. Il ne restait de lui qu’une voix, — un je ne sais quoi de sublime et de désincarné.

— Ce n’est pas le moment de dormir, répéta sa voix exaltée. Est-ce que je peux dormir, moi ?

— Moi je peux. Va te coucher.

— Il jure… Dans la gueule même… presque dans la gueule.. Ne vois-tu pas le feu… ne sens-tu pas la fournaise ? Malheureux, aveugle ! Je le vois pour toi. C’en est trop. J’entends une voix qui me dit : Sauve le ! Jour et nuit, je l’entends. Jimmy laisse-toi sauver !

Les mots de prière et de menace sortaient de sa bouche comme un torrent déchaîné. Jimmy transpirait, se tortillait sournoisement sous sa couverte. Le coq brailla :

— Tes jours sont comptés !

— Va-t’en d’ici, barytonna Wait, courageusement.

Une chaleur de four régnait dans la petite cabine. Elle contenait une immensité de peur et de souffrance, une atmosphère de cris et de plaintes, des prières vociférées comme des blasphèmes et des malédictions étouffées. Au dehors, les hommes appelés par Charley qui les informait en accents réjouis qu’une dispute se poursuivait chez Jimmy, se pressaient devant la porte close, trop surpris pour ouvrir. Tout l’équipage était là. Le quart relevé s’était précipité en chemise sur le pont comme après un abordage. Des hommes montés en courant demandaient : « Qu’est-ce que c’est ? » D’autres disaient : « Écoute ! » Les clameurs assourdies continuaient de plus belle :

— Va-t’en ! Au meurtre ! À l’aide ! clama Jimmy.

Sa voix cessa. On entendit des plaintes, des murmures vagues, quelques sanglots.

— Qu’est-ce qui se passe donc ? dit une voix rarement entendue. Arrière, vous autres. Arrière donc ! répéta M. Creighton sévèrement en se frayant un passage.

— Voici le vieux, murmurèrent quelques voix.

— Le coq est là, sir, s’écrièrent plusieurs en reculant.

La porte claqua, brusquement ouverte, dardant un large rai de lumière sur les visages intrigués ; une bouffée chaude d’air vicié s’exhala. Les deux seconds dominaient de la tête et des épaules la frêle silhouette à tête grise apparue entre eux, en habits râpés, raide et anguleuse comme une statuette de pierre, dans l’impassibilité de ses traits fins. Le coq à genoux se releva. Jimmy, sur son séant, étreignait ses jambes ployées. Le gland de son bonnet de nuit bleu tremblait imperceptiblement au-dessus de ses genoux. Ils contemplaient surpris la courbe longue de son dos, tandis que de biais, un œil blanc luisait aveugle dans leur direction. Il avait peur de tourner la tête, il se repliait en lui-même ; la perfection de cette immobilité au guet revêtait un aspect surprenant et animal. Il n’y avait plus là qu’une chose d’instinct, l’immobilité sans pensée d’une brute apeurée.

— Que faites-vous ici ? demanda M. Baker d’un ton sec.

— Mon devoir, dit le coq avec ferveur.

— Votre… quoi ? commença le second.

Le capitaine Allistoun lui toucha le bras légèrement.

— Je connais sa lubie, dit-il à mi-voix. Hors d’ici, Podmore, ordonna-t-il tout haut.

Le coq joignit les mains, brandit ses poings au-dessus de sa tête et ses bras tombèrent comme devenus trop lourds. Un moment il resta là, tête perdue, sans paroles.

— Jamais, bégaya-t-il.., ja… lui…

— Qu’est-ce que vous dites ? prononça le capitaine Allistoun ? Sortez tout de suite, ou bien…

— Je m’en vais, dit Je coq, d’un air de sombre résignation.

Il franchit le seuil avec fermeté, hésita, fit quelques pas. Tous le contemplaient en silence.

— Je vous rends responsables ! cria-t-il avec désespoir en pivotant à demi. Cet homme se meurt. Je vous rends…

— Encore là ? héla le patron d’un ton gros d’orage.

— Non, sir, exclama l’autre très vite, une alarme dans la vois.

Le maître d’équipage l’emmena par un bras ; quelqu’un rit ;

Jimmy leva la tête, risqua un œil furtif et d’un bond inattendu sauta hors de son cadre. M. Baker à propos l’empoigna au vol ; le groupe qui encombrait la porte grogna de surprise. Le nègre fléchit dans les bras du second.

— Il ment, suffoquait-il, il parle de démons noirs, c’est lui, un diable, un diable blanc. Je suis solide.

Il se raidit et M. Baker, pour voir, le lâcha. Il chancela, fit un pas ou deux en avant sous le regard calme et pénétrant du capitaine Allistoun ; Belfast se précipita pour soutenir son ami. Celui-ci ne semblait pas se douter d’un voisinage quelconque ; il resta muet un instant luttant à lui seul contre une légion de terreurs innombrables ; parmi les regards avides de ces curiosités allumées, qui l’observaient de loin, seul absolument, en l’impénétrable solitude de sa crainte.

— Empêchez-le de venir ici, fit enfin le baryton sonore de James Wait, tandis qu’il s’appuyait de tout son poids sur la nuque de Belfast. Ça va mieux cette semaine… Je suis d’aplomb… J’allais reprendre mon service demain — tout de suite, si vous voulez, capitaine. Belfast tassa les épaules pour tenir Wait debout.

— Non, dit le patron en le fixant.

Sous l’aisselle de Jimmy la figure rouge de Belfast grimaçait inquiète. Une rangée d’yeux luisants bordait la zone de lumière. Les hommes se poussaient du coude, tournaient la tête, chuchotaient entre eux. Wait laissa tomber le menton sur la poitrine et promena alentour un regard soupçonneux.

— Pourquoi pas ? cria une voix, l’homme n’a rien, sir.

— Je n’ai plus rien, dit Wait, avec feu. Mal en train… fini maintenant… vais reprendre. (Il souffla.)

— Sainte Mère ! s’écria Belfast en remontant les épaules, tiens bon, Jimmy.

— Va-t’en de là alors, dit Wait en éloignant Belfast d’une poussée pétulante. Puis il tituba, se raccrocha au chambranle. Ses pommettes luisaient. Il arracha son bonnet de nuit, s’en essuya le visage, le jeta à terre.

— Je sors, dit-il sans bouger.

— Non. Je dis non, dit le patron tout sec.

Des pieds nus traînèrent sur les planches, des voix désapprobatrices murmurèrent de toutes parts, il continua comme s’il n’entendait point :

— Vous aurez tiré au flanc pendant toute la traversée et à présent vous voulez sortir. Vous vous jugez assez près du comptoir de paye. Ça sent la terre déjà, hein ?

— J’ai été malade, ça va mieux maintenant, marmonna Wait les yeux luisants sous la lumière.

— Vous avez fait le malade, rétorqua sévèrement le capitaine Allistoun ; n’importe qui… il hésita moins d’une demi-seconde… ça crève les yeux. Vous n’avez rien du tout, mais il vous a plu de garder le lit et il me plaît à moi maintenant que vous y restiez. Monsieur Baker, j’entends qu’on ne voie pas cet homme sur le pont d’ici la fin du voyage.

Il y eut des exclamations de surprise, de triomphe, d’indignation. Le groupe sombre des matelots se porta en avant dans la zone éclairée. — Quoi donc ? Je te l’avais dit… Si c’est pas honteux… Ça-, par exemple, faudrait voir à en causer, brailla Donkin du dernier rang. — A pas peur, Jim, t’auras ton dû, crièrent plusieurs voix ensemble. Un matelot âgé s’avança : — C’est-il à dire, sir, demanda-t-il d’un ton oraculaire, qu’un gars malade n’aurait pas le droit de se remettre à bord de ce sabot ?

Derrière lui, Donkin chuchotait rageusement au milieu d’une foule où personne ne lui jetait l’aumône d’un regard, mais le capitaine Allistoun secoua son index devant la face bronzée, durcie par la colère de son interlocuteur.

— Toi, tais-toi, fit-il en guise d’avertissement.

— Il y a rien de fait, clamèrent trois ou quatre jeunes gabiers.

— On est donc des machines ? s’enquit Donkin d’un ton perçant, en plongeant sous les coudes du premier rang.

— On lui fera voir qu’on n’est pas des mousses.

— C’est un homme comme les autres, tout noir qu’il est.

— On va pas manœuvrer ce bateau sans son compte de bras si Boule-de-Neige peut travailler.

— Il le dit.

— Eh bien alors, la grève, les gars !

— C’est ça, la grève !

Le capitaine Allistoun dit d’une voix nette au second : « Du calme, Monsieur Creighton », et demeura maître de lui parmi le tumulte, écoutant avec une attention profonde le mélange de grognements et de cris aigus, chaque apostrophe et chaque juron de ce déchaînement soudain. Quelqu’un du pied ferma la porte de la cabine ; l’ombre pleine de menaçants murmures sauta dans un claquement sec par-dessus la raie de clarté muant les hommes en ombres gesticulantes qui grondaient, sifflaient, riaient avec animation. M. Baker dit à mi-voix :

— Éloignez-vous d’eux, sir.

La haute prestance de M. Creighton semblait planer autour de la grêle silhouette du patron.

— On nous en a fait voir de toutes les couleurs pendant cette traversée, mais ça c’est le bouquet, ronchonna une voix.

— C’est-il un camarade ou non ?

— Les bâbordais, faut pas marcher.

Le vacarme sembla changer de ton. Un nouvel éclat de discordante colère monta. D’emblée plusieurs querelles partirent à la fois.

M. Baker grogna :

— Àouh ! Ils deviennent fous. Voilà un mois que ça mijote.

— J’avais remarqué, dit le patron.

— Les voilà qui s’empoignent entre eux à présent, dit Creighton avec dédain. Il vaudrait mieux pour vous gagner l’arrière, sir. Nous les calmerons,

— Du sang-froid, Creighton, fit le patron.

Et les trois hommes se mirent lentement en marche vers la porte de la cabine.

Parmi les ombres des haubans d’avant, une masse noire frappait du pied, tournaillait, avançait, reculait. Des paroles s’échangeaient : reproche, encouragement, méfiance, exécration. Les plus vieux matelots, dans le désarroi de leur colère, grondaient leur détermination d’en finir avec ceci ou cela ; les esprits avancés delà plus jeune école exposaient leurs griefs et ceux de Jimmy en clameurs confuses et discutaient entre eux. Pressés autour de cette carcasse moribonde, juste emblème de leurs aspirations, et s’exhortant l’un l’autre, ils oscillaient, piétinaient sur place, criaient qu’ils ne voulaient pas se laisser rouler. À l’intérieur de la cabine, Belfast, tout en aidant Jimmy à se recoucher, fourmillait du désir de ne rien perdre de l’esclandre et retenait avec difficulté les pleurs de sa facile émotion. Wait, à plat sur le dos sous sa couverture, poussait des plaintes entrecoupées.

— Nous te soutiendrons, assura Belfast.

— Je sors demain matin… on verra… il faudra que vous autres… marmonna Wait. Pas de patron qui tienne.

Il leva un bras à grand peine et se passa la main sur le visage. Il haletait très fort, comme un chien après une course au soleil. Quelqu’un au dehors, tout contre la porte, brailla :

— Il se porte aussi bien que n’importe qui !

Belfast mit la main sur le bouton de la porte.

— Dis donc ! appela James Wait, précipitamment et d’une voix si claire que l’autre pivota d’un sursaut.

James Wait, étendu, noir et cadavérique, dans l’éblouissante lumière, tourna la tête sur l’oreiller. Les yeux fixaient Belfast adjurateurs et impudents.

— Je suis un peu faible pour être resté couché si longtemps, fit-il distinctement.

Belfast approuva d’un signe de tête :

— Mais je me rétablis tout à fait, insista Wait.

— Oui. J’ai bien remarqué que ça allait mieux depuis… un mois, dit Belfast en regardant par terre. Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y a ? cria-t-il et sortit en courant.

Immédiatement, il fut aplati contre la paroi de la dunette par deux hommes qui le heurtèrent. Un vacarme de disputes semblait l’envelopper. Il se dépêtra et vit trois formes indécises debout, isolées, dans la ténèbre moins opaque, sous l’arche de la grand’voile qui montait au-dessus de leurs têtes comme la muraille convexe d’un haut édifice. Donkin sifflait :

— Tombez dessus… il fait noir !

Le groupe s’ébranla vers l’arrière au pas de course, puis s’arrêta net. Donkin, agile et maigre, passa, rasant le sol, le bras droit décrivant un moulinet, puis fit halte soudain, les doigts rigidement étendus vers le ciel. On entendit filer en tournoyant quelque objet lourd et de petite taille ; cela passa entre les têtes des deux officiers, ricocha lourdement le long du pont, frappa le panneau pour finir d’un choc pesant et amorti. Massive, la forme de M. Baker se précisa :

— Reprenez votre bon sens ! cria-t-il en marchant vers le groupe stationnaire.

— Revenez, Monsieur Baker ! héla le patron de sa voix calme.

Le second obéit à contre-cœur. Il y eut une minute de silence, puis un assourdissant tapage éclata. Plus haut, la voix d’Archie, énergique, affirma :

— Si tu recommences, je dis que c’est toi !

On criait : « Arrête ! Lâche ça ! Nous ne marchons pas pour ce truc-là ! »

La grappe humaine de formes noires oscilla vers les bastingages, puis de nouveau vers la dunette. Des ombres vagues chancelaient, tombaient, se relevaient d’un bond. Sous des pieds trébuchants, sonnaient des boucles de fer.

Puis un bruit de face giflée, de morceau de fonte tombant sur le pont, de lutte brève, tandis que l’ombre d’un corps coupait le grand panneau de sa course, rapide, obliquement, devant l’ombre d’un coup de pied. Une voix, qui pleurait de rage, vomit un torrent d’ignobles injures.

— Ils lancent des choses, à présent, bon Dieu ! grogna M. Backer dérouté.

— C’était à mon intention, dit le maître tranquillement. Jrai senti le vent ; qu’était-ce ? Un cabillot de fer ?

— Diable, dit M. Creighton.

Les voix confuses des matelots au milieu du navire se mêlaient au clapotis des lames, montaient parmi les voiles muettes et distendues, semblaient déborder dans la nuit » plus loin que l’horizon, plus haut que le ciel. Les étoiles luisaient sans défaillance au-dessus des mâts penchés. Des traînées de lumière zébraient l’eau, divisées par l’étrave en marche ; et, le navire passé, tremblaient encore longtemps, comme d’effroi, sur la mer murmurante.

Entre temps, l’homme de barre, curieux de savoir le motif de l’algarade, avait lâché la roue ; et, courbé en deux, courut, à longs pa9 amortis, jusqu’au fronteau de dunette. Le Narcisse, abandonné à lui-même, vint doucement au vent, sans que personne s’en rendît compte. Il roula légèrement, puis les voiles assoupies s’éveillèrent soudain, heurtèrent toutes ensemble les mâts d’un claquement puissant, puis s’enflèrent, l’une après l’autre, en une succession rapide de détonations sonores qui tombèrent des hauts espars jusqu’à ce que, la dernière, la grand’voile se bombât tout à coup d’un éclat violent. Le navire trembla de la pomme des mâts à la quille, les voiles continuaient à crépiter comme une salve de mousqueterie. Les écoutes de chaîne et les maillons détachés tintinnabulaient là-haut en grêle carillon ; les poulies gémirent. On eût dit une secousse irritée donnée au navire par une invisible main, afin de rappeler les hommes qui peuplaient ses ponts au sens de la réalité, de la vigilance, du devoir.

— La barre au vent, commanda le patron d’un ton sans réplique. Courez derrière, monsieur Creighton, voir ce qui arrive à cet imbécile.

— Bordez plat les focs. Pare à brasser auvent, gronda M. Baker.

Surpris, des hommes couraient prestement en répétant les ordres. Le quart relevé, abandonné par le quart de service, s’en alla, en dérive, vers le gaillard d’avant par groupes de deux et trois, dans un clabaudage de discussions bruyantes.

— On verra ça demain ! cria une grosse voix comme pour couvrir d’une insinuation de menace une retraite sans, gloire.

Alors, seulement, on entendit les ordres, la chute des lourds rouleaux de cordages, le cliquetis des poulies. La tête blanche de Singleton semblait voleter çà fit là, dans la nuit, au dessus du pont, comme un oiseau fantôme.

— On marche, sir, héla M. Creighton de l’arrière,

— On porte plein.

— All right…

— Friez les écoutes de foc. En douceur. Levez les manœuvres, grogna M. Baker affairé.

Peu à peu s’éteignirent les bruits de pas, les colloques des voix confuses, et les officiers, assemblés à l’arrière, discutèrent les événements. M. Baker, dans le désarroi de ses pensées, grognait ; M. Creighton rageait, malgré son sang-froid apparent ; mais le capitaine Allistoun demeurait calme et réfléchi. Il écoutait la dialectique, mêlée de grognements, de M. Baker ; les incidentes sévères jetées par Creighton, tandis que, les yeux fixés sur le pont, il soupesait le cabillot de fonte qui venait de manquer sa tête, il y avait un moment, comme s’il tenait là le seul fait tangible de toute la transaction. C’était « un de ces commandants qui parlent peu, semblent rien n’entendre, ne regardent personne, et qui savent tout, entendent le moindre murmure, discernent chaque ombre fugitive de la vie de leur navire. La haute stature de ses deux officiers dominait sa maigre et courte silhouette ; ils se parlaient par-dessus sa tête ; ils montraient leur trouble, leur surprise, leur colère, tandis qu’entre eux deux, le petit homme tranquille semblait puiser sa sérénité taciturne aux profondeurs d’une plus vaste expérience. Des lumières brûlaient dans le gaillard d’avant ; de temps à autre, une bruyante rafale de discours et de bavardages balayait les ponts, vite évanouie, comme si, dans son inconscience, le navire, glissant doucement à travers la grande paix de la mer, avait laissé derrière lui, à jamais, toute la folie ed, laTan-cune de la turbulente humanité. Mais cela reprenait par intervalles. Des bras gesticulaient ; des profils de têtes, bouches bées, apparaissaient un moment, dans les carrés illuminés des portes ; des poings noirs saillaient, aussitôt rétractés.

— Oui, convint le patron, il est odieux d’avoir à subir, sans provocation, pareille algarade.

Un tumulte de hurlements monta dans la lumière, cessa tout à coup… Il ne pensait pas que cela s’aggravât pour l’instant…

On relevait à la barre comme d’habitude.

— Près et plein, dit très haut l’homme qui partait.

— Près et plein, répéta l’autre en empoignant les manettes.

— C’est à ce vent debout que j’en ai, s’écria le patron, frappant du pied sous le coup d’une subite colère. Vent debout ! Tout le reste n’est rien.

Une seconde lui rendit son calme.

— Tenez-les en haleine cette nuit, messieurs ; qu’ils sentent qu’on les garde en main toujours — doucement s’entend. Vous, Creighton, attention à ne pas jouer des poings. Demain, je leur parlerai comme un oncle (le Hollande. Tas de chaudronniers… Je pourrais compter les vrais matelots qu’il y a dans le nombre sur les doigts d’une seule main.

Il s’arrêta.

— Vous aviez cru que je déménageais, je parie, Monsieur Baker ?

Il se tapa le front du doigt avec un rire bref.

— Quand je l’ai vu debout là, aux trois quarts mort ei les boyaux tordus de peur, — tout noir au milieu des autres qui ouvraient la bouche en le regardant, — sans ressort pour faire face à ce qui nous attend tous, l’idée m’est venue comme ça, tout à coup, avant le temps de réfléchir. Je le plains comme on plaindrait une bête malade. Si jamais être fut en plus mortelle frousse de mourir !… J’ai pensé qu’il valait mieux le laisser s’éteindre à sa manière. On a de ces impulsions. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que ces idiots… Je ne vais pas revenir là-dessus à présent. Sûr.

11 fourra le morceau de fonte dans sa poche, l’air honteux de cette expansion subite, puis très net :

— Si vous repincez Podmore à ses exercices, dites-lui que je le ferai mettre sous la pompe. J’ai dû le faire déjà une fois. Le bonhomme a des crises qui le prennent de temps à autre. Bon cuisinier avec ça.

Il s’éloigna rapidement, revint au capot. Les deux seconds le suivaient, à travers la lueur des étoiles, de leurs yeux stupéfaits. Il descendit trois marches et, changeant de ton, parla, la tête tout près du pont.

— Je ne me coucherai pas ce soir en cas de nouveau ; appelez-moi si… Avez-vous vu les yeux de ce nègre malade, monsieur Baker ? J’imagine qu’il me suppliait. De quoi ? Plus rien à faire. Ce pauvre diable noir, tout seul au milieu de nous tous, qui me regardait comme s’il avait vu l’enfer au travers. Misérable Podmore, voyez-vous ça ! Qu’il meure en paix au, moins. Je suis maître ici, après tout. Je dis ce qu’il me plaît. Qu’il reste où il est. Ç’a peut-être été une fois la moitié d’un homme… Veillez bien.

Il disparut dans les profondeurs du navire, laissant les deux seconds qui se regardaient l’un l’autre plus impressionnés que s’ils avaient vu quelque statue de pierre verser une larme de compassion miraculeuse sur les incertitudes de la vie et de la mort.

Dans la buée bleue où fondaient les spirales dressées aux fourneaux des pipes, le gaillard d’avant apparaissait plus vaste qu’une grand’salle. Entre les poutres stagnait un nuage lourd ; et les lampes nimbées de halos brûlaient chacune, comme morte privée de rayons, au cœur d’une auréole violette. Des couronnes ondulaient en traînées plus denses. À plat ventre par terre, assis en poses négligentes ou bien le genou plié, une épaule contre la cloison, les hommes s’affalaient. Des lèvres remuaient, des yeux étincelaient, des bras agités creusaient des remous dans la fumée. Le murmure des voix semblait monter de plus en plus haut, comme incapable de s’échapper assez vite par les portes étroites. Le quart relevé, en chemise, longues jambes blanches arpentant la pièce, semblait un troupeau de somnambules frénétiques ; cependant, de temps à autre, un homme de quart de service entrait brusquement, l’air trop vêtu, incongru par contraste, écoutait un instant, jetait dans la lueur une phrase rapide et s’en courait de nouveau ; mais quelques-uns demeuraient près de la porte, fascinés, une oreille tendue vers le pont.

Donkin accroupi en tas contre le beaupré, les clavicules à hauteur des oreilles, semblait avec son nez crochu qui pendait vers la terre un vautour malade aux plumes rebroussées. Belfast, les jambes de ci de là, la figure rouge à force de crier, les bras levés, figurait assez une croix de Malte. Les deux Scandinaves, dans un coin, avaient l’aspect de consternation muette qu’on voit aux témoins d’un cataclysme. Et, plus loin que la lumière, Singleton debout dans la fumée, monumental, indistinct, la tête touchant les poutres, dressait une effigie de stature héroïque dans les ombres de cette crypte.

Il fit un pas en avant, imperturbable et vaste. Le bruit tomba comme une vague se brise : mais Belfast cria une fois de plus, les bras battant l’air : « Il se meurt, je vous dis ! » puis se rassit tout à coup sur le panneau et prit sa tête dans les mains. Tous contemplaient Singleton, les yeux levés du pont où ils gisaient, braqués du fond d’obscurs recoins ou tournés avec des tètes curieuses. Ils attendaient, apaisés déjà, comme si ce vieillard qui ne regardait personne avait possédé le secret de leurs indignations et de leurs désirs troublés, une vision plus nette, un plus clair savoir. En vérité, debout au milieu d’eux, il revêtait la mine indifférente d’un qui a connu des multitudes de navires, entendu bien des fois des voix pareilles aux leurs, assisté déjà à tout ce qui peut arriver sur l’étendue des grandes mers. Ils entendirent sa voix ronfler dans sa poitrine large, comme si les mots roulaient vers eux des profondeurs d’un gouffre escarpé.

— Que voulez-vous faire ? interrogea-t-il.

Personne ne répondit. Knowles seul marmotta : Ouais, ouais, et quelqu’un dit très bas : Si c’est pas honteux ! Il attendit, fit un geste méprisant.

— J’ai vu des émeutes à bord quand certains d’entre vous n’étaient pas nés, dit-il lentement pour quelque chose ou pour rien ; mais jamais pour chose pareille.

— Puisque il se meurt, que je vous dis, répéta Belfast lugubrement en s’asseyant aux pieds de Singleton.

— Et pour un noir encore, continua le vieux loup de mer. J’en ai vu mourir comme des mouches.

Il s’arrêta, pensif, comme dans l’effort de remémorer des choses sinistres, des détails d’horreur, des hécatombes de dègres. Ils le regardaient fascinés. Il était assez vieux pour se souvenir de négriers, de mutineries sanglantes, de pirates peut-être ; qui pouvait dire quelles violences et quelles terreurs il avait vécu ! Qu’allait-il dire ? Il dit : « Vous n’y pouvez rien. Il faut qu’il meure. »

Il fit une nouvelle pause. Sa moustache et sa barbe bougèrent. Il mâchait des mots, marmottait derrière son poil blanc emmêlé, incompréhensible et affolant comme un oracle derrière un voile.

— Reste à terre… porté malade… Au lieu de ça… nous amener tout ce vent debout. Peur. La mer veut son bien… Mourir en vue de terre. Toujours comme ça. Ils le savent.., long voyage… plus de journées, plus de dollars… Restez tranquilles. Qu’est-ce qu’il vous faut ? N’y pouvez rien.

Il sembla sortir d’un rêve.

— Pour lui, ni vous, dit-il. Le patron n’est pas une bête. Il a son idée. Prenez garde, c’est mai qui le dis ! Je le connais !

Les yeux droits devant lui, il tourna la tête de gauche à droite, de droite à gauche, comme inspectant une longue rangée de patrons astucieux.

— Il a dit qu’il me casserait la tête ! cria Donkin.

Singleton dirigea son regard vers le sol, d’un air d’attention intriguée, comme s’il n’y pouvait rien découvrir.

— Va-t’en au diable ! dit-il vaguement, y renonçant.

Il émanait de lui une ineffable sagesse, l’indifférence dure, le souffle glacé de la résignation. Alentour, tous les auditeurs se sentirent en quelque manière complètement éclairés par leur déception même, et, muets, ils faisaient nonchalamment les gestes d’aise insouciante d’hommes capables de clairement discerner l’aspect irrémédiable de leurs existences. Lui, profond d’inconsciente sagesse, ébaucha un mouvement de bras et sortit sur le pont sans une autre parole.

Belfast, l’œil arrondi, s’abîmait en ses réflexions. Un ou deux matelots se bissèrent, patauds, dans les couchettes supérieures, et, une fois là-haut, poussèrent un soupir, d’autres, plongeaient tête première dans les alcôves de plain-pied, très prompts, et faisant instantanément demi-tour sur eux-mêmes, comme une bêta gagnant sa bauge.

De toutes parts, des hommes invisibles dormaient, respirant avec égalité. Donkin sembla puiser de l’audace et de la fureur dans la paix environnante. Venimeux, hâve, ses yeux luisants erraient des vêtements d’emprunt où ballottait sa dégaine, autour de lui, comme en quête de choses à fracasser. Son cœur sautait follement dans sa poitrine étroite. Ils dormaient ! Il lui fallait des cous à tordre, des yeux à crever à coups d’ongle, des visages ou cracher. Il brandit une paire de poings osseux vers les lumignons qui charbonnaient.

— Vous n’êtes pas des hommes ! cria-t-il d’un timbre amorti.

Personne ne bougea :

— Vous n’avez pas le courage d’un rat !

Sa voix monta au diapason d’un cri enroué. Puis il s’assit lourdement ; il soufflait avec force à travers ses narines frémissantes, il grinçait et claquait des dents, et, le menton incrusté dans la poitrine, il paraissait fouir dans sa chair vive comme pour atteindre son cœur au travers…

Ce matin là, le navire, à l’aube d’un nouveau jour de sa vie vagabonde, revêtit un aspect de fraîcheur somptueuse comme la terre aux jours printaniers. Les ponts lavés miroitaient longs, spacieux et clairs ; le soleil oblique arrachait aux cuivres jaunes un éclaboussement d’étincelles, dardait ses traits d’or sur les barres polies, et les gouttes d’eau de mer isolées, oubliées par endroits le long de la lisse, étaient aussi limpides que des gouttes de rosée, et jetaient plus de feux que des brillants épars. Les voiles dormaient, bercées par une brise douce. Le soleil montant solitaire et splendide dans le ciel bleu vit sur l’eau bleue glisser, courant au plus près, un vaisseau solitaire.

Les hommes se pressaient sur trois rangs de profondeur à hauteur du grand mât, et en face de la cabine du commandant. Ils poussaient, se bousculaient, mines irrésolues, faces mornes. A chaque mouvement léger, Knowles flanchait lourdement du côté de sa jambe trop courte. Donkin glissait derrière les dos, inquiet et sur l’œil, comme un homme en quête d’une embuscade. Le capitaine Allistoun sortit tout à coup. Il marcha de long en large devant le front du groupe. Il était gris, mince, alerte, râpé sous le soleil et dur comme diamant. Il tenait sa main droite dans la poche de sa veste que distendait du même côté un objet lourd. Un des matelots s’éclaircit la voix avec solennité :

— Je ne vous ai pas encore trouvés en faute, matelots, dit le patron, s’arrêtant court.

Il leur faisait face de son regard usé, couleur d’acier, qu’une illusion commune semblait fixer droit dans chacune des vingt paires d’yeux braqués sur les siens. Derrière lui, M. Baker, morose, grognait bas, du fond de son cou de taureau ; M. Creighton, frais et pimpant, les joues roses, avait l’allure résolue et prête à tout événement.

— Je ne me plains pas de vous pour le moment non plus, continua le patron, mais je suis ici pour mener ce bateau, et pour que chaque marin du bord fasse proprement sa besogne. Si vous connaissiez votre métier comme je connais le mien, il n’y aurait pas de désordre. Vous avez passé voire nuit à braire qu’on verrait demain ! Eh bien ! vous me voyez. Qu’est-ce qu’il vous faut ?

Il attendit, un pas vif le promenait de long en large devant eux, ses yeux scrutaient les leurs. Ils se dandinaient d’un pied sur l’autre, balançaient leurs corps ; quelques-uns, poussant en arrière leurs bonnets, se grattaient la tête. Que voulaient-ils ? Jimmy, on l’oubliait ; nul ne pensait à lui, seul à l’avant dans sa cabine, luttant contre de grandes ombres, cramponné à des mensonges sans pudeur, saluant d’un pénible sourire l’issue de sa transparente imposture. Non, pas Jimmy ; il n’eût pas été plus oublié, mort. Ils voulaient de grandes choses. Et soudain, tous les simples mots qu’ils connaissaient leur parurent perdus à jamais dans l’immensité de leur vague et brûlant désir. Ils savaient ce qu’ils voulaient, mais sans pouvoir rien trouver qu’il valût la peine de dire. Ils bougeaient sur place, balançaient au bout de bras musculeux de grosses mains, dont le goudron salissait les doigts déformés. Un murmure expira :

— Qu’est-ce ? La nourriture ? demanda le patron, vous savez que les vivres ont été gâtés au large du Cap.

— On sait ça, sir, dit un vieux gourganier barbu.

— Trop d’ouvrage ? Trop pour vos forces ? demanda t-il encore.

Un silence offensé tomba.

— Nous ne voulons pas manquer de monde, sir, commença enfin Davies d’une voix mal assurée, et ce noir-là…

— Assez ! cria le patron.

Il resta immobile à les toiser un moment, puis marchant quelques pas de ci de là commença de leur dire leur fait, déchaîna l’orage, froidement, en rafales violentes et coupantes comme les bises de ces mers glacées qui avaient connu sa jeunesse.

— Je vais vous dire ce dont il retourne. Trop grands pour vos bottes. Vous vous prenez pour des gars supérieurs. Connaissez la besogne à moitié, faites votre devoir de même. Trouvez que c’est trop encore. Vous en feriez dix fois autant que ça ne serait pas assez.

— On a turbiné de son mieux, sir, cria une voix exaspérée.

— De votre mieux, tonna le patron. On vous en dit de belles à terre, pas vrai ? Ils ne vous disent pas là pourtant que, votre mieux, il n’y a guère de quoi s’en vanter. Je vous le dis, moi : votre mieux vaut encore moins que mauvais. Vous ne pouvez pas en faire plus ? Non, je sais, n’en parlons plus. Mais halte à vos farces ou je m’en charge. Je suis paré, halte là !

Il menaça d’un doigt l’équipage.

— Quant à cet homme, il éleva beaucoup la voix, quant à cet homme, s’il met le nez sur le pont sans ma permission, je le colle aux fers. U !

Il y eut un moment de profond silence.

— Il y a autre chose, dit le patron avec calme. Ceci.

Il fit un pas rapide et d’un mouvement balancé sortit de sa poche un cghillot de fer. Le geste fut si subit et si prompt que le groupe recula d’un pas. Il tenait ses yeux attachés sur les leurs, et quelques visages revêtirent incontinent une expression de surprise comme s’ils n’avaient jamais vu de cabillot auparavant. Le capitaine l’éleva : « Ceci est mon affaire. Je ne pose pas de questions, mais vous savez tous ce que parler veut dire : il faut que ceci retourne d’où c’est venu. » Les yeux s’allumèrent de colère. Le groupe piétina saisi d’un malaise. Ils détournaient les yeux de ce morceau de fer, ils semblaient timides, un embarras, une honte les troublait comme devant un objet répugnant, scandaleux ou choquant que la décence la plus vulgaire interdirait de brandir ainsi au grand jour. Le patron attentif observait :

— Donkin, fit-il d’un ton bref et incisif.

Donkin plongea derrière l’un, puis derrière l’autre, mais ils regardèrent par-dessus leurs épaules et s’écartèrent. Leurs rangs continuèrent à s’ouvrir devant lui, à se refermer derrière, jusqu’à ce qu’enfin il apparût seul devant le patron comme s’il avait surgi du pont même. Le capitaine s’approcha de lui. Ils avaient à peu près la même taille et, à courte portée, le patron échangea un regard meurtrier avec les petits yeux luisants. Ils clignèrent.

— Tu connais ça, demanda le patron.

— Non, j’connais pas, répondit l’autre, trépidant mais effronté.

— Tu es un chien. Prends-le, ordonna le patron.

Les bras de Donkin semblaient lui coller aux cuisses ; il restait les yeux à quinze pas comme on fixe à la parade.

— Prends-le, répéta le patron en se rapprochant d’un pas ; ils se soufflaient au visage.

— Prends, dit une fois de plus le capitaine Allistoun, avec un geste de menace.

Donkin s’arracha un bras du flanc contre lequel il le serrait.

— Pourquoi qu’vous me cherchez ? marmonna-t-il avec effort, comme s’il avait la bouche pleine de bouillie.

— Si tu ne te presses pas… commença le patron.

Donkin empoigna le cabillot comme s’il allait s’enfuir avec et resta sur place, le tenant comme un cierge.

— Remets-le où ta l’a pris, dit le capitaine avec un regard courroucé.

Donkin recula, les yeux écarquillés.

— Va, coquin, ou je t’y aiderai, cria le maître en le forçant à battre lentement en retraite devant une avance menaçante.

Il para, tenta de préserver sa tête avec la dangereuse ferraille au bout de son poing levé. M. Baker cessa de grogner un moment.

— Bien joué, by Jove, murmura M. Creighton, d’un ton de connaisseur averti.

— Ne me touchez pas, jappa Donkin en rompant.

— Alors, va. Va plus vite.

— Ne oie louchez pas, ou je vous cite en justice.

Le capitaine Allistoun fit un grand pas, et Donkin, tournant le dos en plein, courut quelques mètres, puis s’arrêta et par-dessus l’épaule montra des dents jaunes.

— Plus loin, haubans d’avant, commanda le capitaine, le bras tendu.

— Allez-vous donc rester là comme des pieux à me voir brimer, cria Donkin à l’équipage taciturne qui l’observait.

Le capitaine Allistoun marcha sur lui résolument. Il üla de nouveau d’un bond, fonça sur les haubans d’avant, logea violemment le cabillot dans son trou.

— C’est pas fini, j’aurai ma revanche encore, cria-t-il à tout le navire, puis s’éclipsa derrière Le mât de misaine.

Le capitaine Allistoun fit demi-tour et s’en revint vers l’arrière, les traits parfaitement calmes, comme s’il eût oublié déjà l’épisode. Les hommes s’écartèrent devant lui. Il ne regardait personne.

— Ça suffira, monsieur Baker. Faites descendre le quart, dit-il tranquillement. Et vous, matelots, tâchez de marcher droit, à l’avenir, ajouta sa voix égale.

Il suivit quelque temps, d’un œil pensif, les dos de l’équipage impressionné qui se retirait.

— Déjeuner, steward, héla-t-il, d’un ton soulagé.

— Ça m’a fait quelque chose… aouh ! de vous voir donner le cabillot à ce bonhomme, sir, observa M. Baker ; il aurait pu vous fracasser… aouh ! la tête comme une coquille d’œuf.

— Oh ! celui-là ! murmura le patron, l’esprit ailleurs. Drôles de gars, continua-t-il à mi-voix. Je pense que tout est bien, à présent. On ne peut jamais dire pourtant, au jour d’aujourd’hui, avec… Il y a des années, j’étais jeune capitaine, alors, pendant un voyage de Chine, une révolte, j’ai eu ça. Révolte ouverte, Baker. C’était autre chose, d’autres hommes, cependant. Je savais ce qu’ils voulaient : « harabarder la cargaison et arriver à la boisson. Très simple. On les a secoués pendant quarante-huit heures, et quand ils ont eu leur compte… doux comme des agneaux. Bon équipage. Jolie traversée, comme on n’en fait plus.

Il regarda en l’air, dans la direction des vergues orientées au plus près :

— Vent debout un jour après l’autre, exdama-t-il amèrement. Ne trouverons-nous donc jamais une bonne brise, ce voyage-ci ?

— Servi, sir, dit le steward, apparu devant eux tomme par magie, une serviette sale à la main.

— Ah ! très bien. Arrivez, monsieur Baker ; il est tard, avec toutes ces bêtises.

partie V sans fac-simile

  1. En anglais : Attendez.