Le Mysticisme démocratique dans l’œuvre de George Sand

LE
MYSTICISME DÉMOCRATIQUE
DANS L'ŒUVRE DE GEORGE SAND

Il y a quelques années, certain compositeur de musique était sur le point de faire représenter à Paris un opéra de sa façon. Il fut copieusement interviewé, selon l’usage, pendant les jours qui précédèrent la première représentation de son œuvre ; et, dans son enthousiasme de créateur, dans la certitude anticipée de la victoire, il crut pouvoir affirmer à ses visiteurs professionnels que le collaborateur de tout artiste digne de ce nom n’était autre que Dieu lui-même ! Ce fut une hilarité générale sur le boulevard : les revues de fin d’année s’emparèrent de l’incident et l’on y montra le musicien donnant à ses amis quelques précisions sur son céleste compagnon de travail. C’est que le mysticisme romantique, qui continue d’être autour de nous la religion dominante, a quelque peu modifié son vocabulaŒŒire depuis le milieu du siècle dernier. Des prétentions sacerdotales et des gestes hiératiques qu’il conserve, il ne donne plus aussi franchement l’explication que naguère. Pendant la jeunesse de Hugo, de Vigny ou de George Sand, la phrase qui provoqua l’éclat de rire des bureaux de rédaction aurait été regardée comme un lieu commun, un truisme, une vérité incontestable et incontestée. Mais nous avons à peu près tout gardé du romantisme de 1830, sauf la conscience claire de notre mysticisme foncier : nous n’assimilons plus guère au Dieu biblique et chrétien l’Allié métaphysique dont l’appui nous parait acquis à notre originelle volonté de puissance ; cet Allié que Rousseau et ses continuateurs immédiats nommaient la Nature, on l’appelle plus volontiers la Vie autour de nous depuis quelque temps ; mais les conséquences de nos prétentions orgueilleuses sont bien les mêmes au total.

Le mysticisme démocratique ou social est celui qui proclame, — ou qui suppose sans le proclamer trop haut, — que la raison et même la bonté sont naturelles à l’homme, quel que soit le degré de culture et d’expérience de cet homme, en vertu d’une libéralité gratuite du Tout-puissant. Il se traduit trop souvent par des actes dans la politique et dans la législation contemporaines : il culmine dans les doctrines du socialisme actuellement en faveur auprès des masses, le socialisme romantique, auquel les leçons de l’expérience substitueront lentement un socialisme rationnel. Il y a une quinzaine d’années déjà[1], que nous nous efforçons de le mettre en lumière et il nous paraît que les faits travaillent de leur côté à le manifester au grand jour. L’héroïque et regretté Auguste Cochin l’avait entrevu au cours de ses études sur la Révolution française, qui promettaient de si beaux fruits. M. Paul Bourget, avec son incomparable autorité de penseur et de psychologue, en donnait récemment un bien pénétrant aperçu. Il fait parler de lui dans la presse quotidienne, à la tribune parlementaire : le moment nous paraît venu d’en préciser le sens et la portée. Nous l’avons étudié récemment dans les écrits d’Edgar Quinet[2] et de Jules Michelet[3], deux de ses évangélistes les plus écoutés. Aujourd’hui c’est dans l’œuvre de George Sand que nous voudrions en signaler quelques expressions particulièrement instructives. Aussi bien cette œuvre, si ample et si forte, offre-t-elle au psychologue une synthèse presque sans lacune des croyances dominantes au cours du siècle romantique.


I

Depuis longtemps, dit un des personnages du roman d’Horace (1842), les républiques oublient de donner à leurs théories la sanction divine que ces théories réclament : ce serait pourtant une grande chose que de voir un révolutionnaire proclamer le droit humain pris à son point de vue religieux. Telle est la tâche à laquelle George Sand se consacra vers 1840 et qu’elle poursuivit pendant une dizaine d’années jusqu’à l’échec définitif du mouvement de 1848. — Déjà son récit vénitien de la Dernière Aldini, elle disait déjà la sainteté de ces natures plébéiennes que rangent si bas nos préjugés odieux et notre stupide dédain ! Mais c’est dans le Compagnon du tour de France qu’elle a le plus nettement auréolé le travailleur manuel du nimbe messianique. Le héros de ce livre, le menuisier Pierre Huguenin, manifeste en effet une noblesse de nature plus exquise et plus accomplie mille fois que toutes les illustrations acquises et consacrées par l’opinion des hommes. A toute heure, il est contraint d’étouffer en son sein les élans d’une organisation quasi-princière qui s’accorde fort mal avec la modestie de sa condition dans la société présente. Lorsque cet homme s’assied, dans une noble altitude, sur les coussins d’un sopha de velours (au château de Villeproux où il travaille de son métier), pour contempler avec sensibilité un admirable paysage, il se sent comme le roi du monde. Mais, lorsqu’après un instant de rêverie sublime, il retrouve sur son front pensif, sur ses mains sèches et meurtries, les éternels stigmates de l’esclavage, des larmes brûlantes s’échappent par torrents de ses yeux ; il tombe à genoux il tend les bras vers le ciel, implorant la patience pour lui, la justice pour ses frères, condamnés à l’abrutissement de la misère ! Aussi bien porte-t-il dès à présent dans son esprit la révélation d’un temps et d’une société meilleurs. Sand n’hésite point à l’assimiler au Christ nazaréen, à l’ouvrier charpentier de la bourgade galiléenne parce qu’il est de la même étoffe divine que le fils de Marie.

En général, poursuit l’enthousiaste écrivain, le peuple est aujourd’hui le grand foyer d’inspiration créatrice. Le métaphysicien et le géomètre ont leurs révélations soudaines et merveilleuses de même que l’extatique religieux, le poète ou l’amant. Comment donc l’homme de charité et d’abnégation, celui dont le cœur et le cerveau travaillent de concert à découvrir la vérité sociale dans l’intérêt de ses frères, ne serait-il pas porté, lui aussi, par l’esprit du Seigneur qui plane au-dessus de nos têtes. Le peuple se délivrera lui-même, posera sa règle en personne, tirera ses conseillers de son propre sein, puisant ses inspirations dans l’esprit de Dieu qui descendra sur lui au moment propice. Et ses dons de prophétie sont dès à présent contagieux. Il suffit que la belle Yseult de Villepreux se décide à mettre sa main dans la main d’Huguenin pour qu’elle participe de son céleste privilège. Désormais, lorsqu’elle s’accoudera sur sa gothique terrasse, elle recevra, elle aussi, de grandes révélations sur la perfectibilité humaine ; et les rejetons qui vont naître de ce couple élu verront sans doute plus clair encore dans les secrets du Très-Haut.

C’est Pierre Leroux qui, par sa rousseauiste philosophie de l’histoire, avait conquis George Sand à ce « communisme » dont elle se fit l’apôtre au cours des années qui précédèrent la révolution de 1848. Pendant cette période de crise, les communistes passeront pour les plus inquiétants des démagogues. Et pourtant, chose curieuse, l’évolution qui, vers 1840, avait conduit Sand du socialisme de Lamennais vers le communisme de Leroux, s’était accompagnée au contraire d’un adoucissement des dispositions violentes qui marquent ses premiers écrits de propagande républicaine. A mesure que l’utopie pousse de plus profondes racines en cette âme féminine, — assurément généreuse et dévouée quand l’entraînement passionnel où l’orgueil ne lui dictent pas sa conduite, — cette utopie se fait plus indulgente et plus souriante : elle oublie ou néglige les obstacles à écarter de son chemin dans le ravissement des résultats entrevus. N’est-il pas significatif, en effet, que ses récits délibérément communistes aient été publiés en feuilleton par des feuilles conservatrices, comme le Constitutionnel ou l’Époque, tandis que les journaux réformistes se fermaient devant ces rêveries qui leur semblaient défavorables à l’action immédiate ? L’appel à la violence en a disparu : un souffle d’idylle, une haleine de printemps circulent entre leurs pages, annonçant les délicieux romans champêtres qui vont les suivre de près ou même les continuer par une transition insensible. Le rousseauisme sandien semble ici rétrograder vers sa source astréenne, qu’il rejoindra tout à fait dans les Beaux messieurs de Bois-Doré. L’association volontaire est désormais proposée comme le ressort essentiel de la réforme sociale prochaine.

Dans le premier des deux grands romans communistes de Sand, le Meunier d’Angibault, on voit une belle Parisienne, Marcelle de Blanchemont, demeurée veuve avec un très jeune fils, se retirer à la campagne dans la région de Nohant. Les terres de sa famille ont été lourdement hypothéquées par un mari dissipateur : elle vient en disputer les débris aux créanciers de ce peu regrettable époux, afin de sauvegarder tant bien que mal les intérêts de son enfant, et elle y fait presque aussitôt la connaissance du meunier d’Angibault, le grand Louis, qui s’offre à l’aider dans sa tâche ardue. — Mme de Blanchemont a aimé naguère un socialiste du nom de Lémor qui lui a prêché les doctrines de Pierre Leroux : elle se félicite donc de sa ruine, car elle a longtemps déploré pour son enfant, ce nouvel Emile, le malheur d’être né riche : « A présent, Louis, je serai du peuple, dit-elle avec élan à son nouveau protecteur, et les hommes comme vous ne médiront plus de moi ! — Vous ne serez pas du peuple, lui répond le beau meunier avec un parfait bon sens. Votre fils a des parents riches qui ne le laisseront pas élever comme un pauvre. Tout cela, c’est des romans que vous vous faites ! » Et Sand a toujours montré de ces clairvoyances intermittentes à travers ses tenaces illusions mystiques.

S’il voit souvent juste en matière psychologique et sociale, le grand Louis n’en est pas moins bon « communiste, » en ce sens qu’il voudrait assurer le sort des faibles, des bornés et même des paresseux ! Mais il conçoit que des étapes sont nécessaires pour aboutir à ce résultat, et Marcelle corrigera donc jusqu’à un certain point, sous son influence, l’excès de générosité que nous venons de constater en elle : elle raisonnera désormais sur l’éducation et sur l’avenir de sa progéniture à peu près comme la châtelaine de Nohant en personne, c’est-à-dire comme tous les représentants de la classe bourgeoise à cette date. Elle s’arrêtera, dans la pratique, à des solutions moyennes et provisoires, à celles-là même que Sand acceptait alors pour règles de son existence, car elle ne voit, dit-elle, aucun des systèmes politiques nouveaux où l’ambition de dominer ne montre par quelque endroit le bout de l’oreille (oh combien ! ) et où la liberté morale lui semble suffisamment respectée. Saint-simonisme et fouriérisme sont à ses yeux des philosophies avortées où l’esprit du mal semble se cacher sous les dehors de la philosophie. — Et ceci est sans doute une allusion à la très suspecte « réhabilitation de la chair. » — En un mot, elle se sent repoussée loin de ces doctrines comme par le pressentiment d’un nouveau piège tendu à la simplicité des hommes !

Voilà des constatations fort sages, et lorsque Lémor, le premier inspirateur politique et moral de Marcelle, ainsi que nous l’avons dit, s’avisera de s’abandonner devant elle à des transports d’enthousiasme, en s’écriant : « O peuple, tu prophétises ! C’est pour toi que Dieu fera des miracles. C’est sur toi que souffle l’Esprit Saint. Tu sens ta force, ton amour ! Tu comptes sur l’inspiration d’En-Haut, et voilà pourquoi j’ai brûlé mes livres pour chercher la loi parmi les simples de cœur ! » le grand Louis reprendra sur le même ton que précédemment : « Romans, romans que tout cela ! Mme de Blanchemont ne sait pas ce que son fils pensera dans quinze ans d’ici sur l’argent et sur l’amour. N’allez pas faire la folie de le dépouiller de son bien ! » — Toutefois, Sand sera moins sage en définitive que cet interprète plébéien de ses velléités de sagesse. Par sa volonté, les événements viendront mettre à néant ces conseils du bon sens. Les grands-parents de l’enfant se ruinent à leur tour : il ne lui reste plus aucun héritage à prétendre et le problème de son avenir se trouve résolu de ce fait. Marcelle, voyant son fils sans ressources, proclame avec joie qu’enfin il est un homme à ses yeux (toujours suivant la suggestion de Jean-Jacques, aux premières pages de son Emile) : « Puisses-tu comprendre un jour, dit-elle solennellement au petit garçon, que te voilà jeté dans le troupeau de brebis qui est à la droite du Christ et séparé des boucs qui sont à sa gauche ! » Formule empruntée de la Bible pour affirmer une fois de plus l’alliance céleste au profit de l’impérialisme démocratique. Après quoi, elle obéit à une inspiration plus rationnelle, aussitôt compensée par un retour de conviction mystique : « Mon Dieu, donnez-moi, dit-elle, la force et la sagesse nécessaire pour faire de cet enfant un homme. Pour en faire un patricien, je n’avais qu’à me croiser les bras ! » Naïve philosophie du patriciat que n’aurait consignée ni Plutarque, admirateur des aristocraties Spartiates, mécédoniennes ou romaines et meilleur appréciateur des conditions morales de leur puissance, ni même peut-être Jean-Jacques, membre-né de ce patriciat civique qui gouvernait en son temps la république genevoise et dont il réclama longtemps le privilège après s’être rendu indigne de l’exercer par ses folies de jeunesse.

Aussi bien la tâche éducatrice de Mme de Blanchemont sera-t-elle facilitée par cette circonstance que le jeune Edmond est déjà, dans sa cinquième année, un être tout évangélique, un enfant béni que Dieu a marqué en naissant pour en faire un noble pauvre ! Et nous ne nous chargerons pas de décider où est le substantif, où l’adjectif dans cette combinaison de deux épithètes également laudatives.


II

Le Péché de Monsieur Antoine est un récit d’allure plus optimiste encore, exprimant une entière confiance dans les réalisations sociales d’un très prochain avenir. Le charmant début du livre est de couleur à peu près purement poétique : il nous fait souvenir que l’ère des romans paysans, l’ère des chefs-d’œuvre sans conteste, est désormais commencée pour l’auteur (avec son livre intitulé Jeanne). Nous assistons à un orage nocturne dans le pittoresque pays de la Creuse, sur les bords de la Gargilesse, où la dame de Nohant venait alors séjourner de temps à autre. Le fils d’un grand industriel qui est en train de « prolétariser » méchamment ce pays champêtre, le jeune Emile Cardonnet, surpris par la bourrasque, se réfugie dans les ruines d’une forteresse féodale, nommée Chateaubrun. Ces ruines abritent encore le dernier des comtes de Chateaubrun, M. Antoine, un exquis gentilhomme-paysan, en compagnie de sa fille la délicieuse Gilberte, et de son unique servante, l’originale et dévouée Janille. Le comte, ruiné par la Révolution, a dû se faire charpentier sous la direction de son frère de lait, l’artisan Jean Jappeloup, qui ne lui a pas ménagé les semonces, ni même les injures au cours de son apprentissage. Après quoi, il a exercé dans le pays cet honorable métier que la tradition évangélique attribue au père nourricier de Jésus. — Ne le prenons pas trop au sérieux comme ouvrier cependant, car George Sand nous apprendra par la suite qu’il fut un travailleur « pour rire » et qu’il « avait l’air » de faire de l’ouvrage plutôt qu’il n’en abattait véritablement. De la façon dont il nous fut présenté, il gardera toutefois l’auréole du travailleur manuel, et, par-là, le droit à l’alliance divine privilégiée, selon le canon de Jean-Jacques.

A M. Antoine, le gentilhomme descendu vers la vie du peuple, s’oppose, comme une vivante antithèse, le manufacturier Cardonnet, son voisin, self made man qui est en train de révolutionner le pays de la Gargilesse où il a introduit la grande industrie moderne. Cette industrie nous est décrite comme un fléau contre lequel Sand élève d’abord les plus âpres critiques, et dont elle fait débattre le procès sous nos yeux entre Cardonnet lui-même et son fils Emile, un jeune « communiste » de la plus grande espérance, qui mérite amplement de porter le prénom illustré par l’œuvre de Jean-Jacques, ainsi que nous allons le voir. Voici, en substance, le plaidoyer du premier, si l’on en élimine quelques observations criantes et quelques brutalités voulues par Sand pour discréditer l’orateur. « C’est, dit-il, la mode des jeunes gens d’aujourd’hui que de se poser en législateurs, d’inventer des religions, des sociétés, une morale nouvelle. Leur imagination se complaît dans ces chimères. Mais, avant de détruire la société, il faudrait la connaître et la pratiquer, car on s’apercevrait bientôt qu’elle vaut encore mieux que nous. Avec tes utopies socialistes, tu ne feras pousser ni froment sur le sol aride, ni hommes capables de vivre en frères sur la terre devenue commune. À quarante ans, épuisé de fantaisies, à bout de génie et de confiance, dégoûté de l’imbécilité ou de la perversité de tes disciples, fou peut-être, car c’est ainsi que finissent les âmes sensibles et romanesques, lorsqu’elles veulent appliquer leur rêve, tu me reviendras accablé de ton impuissance, irrité contre l’humanité et trop vieux désormais pour reprendre le bon chemin. » N’est-ce pas à peu près exactement l’histoire de Rousseau, celle aussi de Pierre Leroux que Sand traitera de « fou » après 1848 ?

Les ouvriers de manufactures, expose encore M. Cardonnet à son rejeton, se trouvent en situation d’acquérir dans leurs ateliers l’esprit d’ordre, la prévoyance, la sobriété et bien d’autres vertus qui font trop souvent défaut au cultivateur arriéré de nos campagnes. Ces vertus procéderont pour eux de l’exercice régulier de leurs forces. Devenus vieux, ils n’auront plus besoin de secours : ils auront songé eux-mêmes à l’avenir et seront désormais des hommes libres ! — Magnifique formule de socialisme rationnel, n’est-il pas vrai ? Il est frappant que Sand soit amenée à placer cette formule sur les lèvres de son bourgeois typique, avec la plus amère ironie, comme un blasphème doublé d’une absurdité, comme le comble de la mauvaise foi hypocrite ! « Il n’y a pas d’autre moyen de sauver le peuple (puisqu’il lui faut des sauveurs), conclut ce calme théoricien du self help. Je suis seulement fâché de te dire que ce sera plus long à réaliser que ton utopie. Pour moi, je veux que tout le monde travaille selon ses facultés, et mon idéal, puisque ce mot te plaît, ne serait pas éloigné de celui des saint-simoniens (devenus industriels, les Michel Chevalier ou les Pereire). À chacun selon ses capacités ! Que la société assure la puissance des hommes capables, car la capacité est un bienfait public. Mon utopie à moi est une source de force et un stimulant précieux pour cette société de rêveurs qui nous entoure. Soyons cent dès aujourd’hui à nous inspirer de ces principes, et je réponds que, dans cent ans, nous ne serons plus des exceptions, car l’activité est contagieuse, entraînante, prestigieuse ! » — Encore une fois, tout ce développement est entrecoupé d’outrances ou de crudités voulues par l’auteur et que nous en écartons, car elles sont comme des saillies difformes éparses sur un mur de solide construction rationnelle : saillies auxquelles le jeune Emile va pouvoir accrocher son échelle d’assaut, trop semblable par malheur à cette échelle mystique que Jacob contempla seulement dans son rêve.

Tout d’abord, le pauvre enfant demeure accablé sous l’étroitesse et la froideur de tant de lieux communs, lui qui espérait dans la bouche paternelle les manifestations d’un saint enthousiasme : mais enfin la parole lui revient pour plaider sa cause, ce qu’il fait à son tour en ces termes : « Vous exigez que je m’astreigne comme vous à pressurer le travail des hommes à mon profit. Quel sacrifice utile à l’humanité aurai-je accompli par cette occupation ? Fonder une colonie d’hommes libres, vivant en frères et m’aimant comme un frère, c’est là toute mon ambition. Que devient en effet le paresseux dans votre système ? » Il est étonnant de constater quelle sollicitude Sand a cru devoir témoigner aux paresseux pendant la période communiste de sa pensée théorique ! « Certes, poursuit Emile, dans une société parfaite, il pourrait être juste d’abandonner cet homme à la loi de répression, après avoir essayé de le corriger, parce que, là, le paresseux deviendrait une monstrueuse exception ! Mais, actuellement, combien de paresseux seraient chassés et abandonnés à leur sort ? » Et l’on ne voit pas pourquoi le petit nombre des paresseux qui subsisteront dans le paradis rousseauiste rendrait leur châtiment juste, s’il ne l’est pas aujourd’hui ?

Le jeune Cardonnet expose encore que l’amour du travail sans relâche et sans autre compensation qu’un peu de sécurité pour la vieillesse est si contraire à la nature qu’on ne l’inspirera jamais à la masse. Quelques tempéraments exceptionnels, dévorés d’ambitions ou d’activité, feront le sacrifice de leur jeunesse ! — Eh ! mais le voilà, le « sacrifice » que réclamait précédemment Emile ! C’est le plus salutaire au corps social qui se puisse accomplir ! — En revanche, reprend-il, celui qui se sentira simple, aimant, porté à la rêverie, à d’innocents et légitimes plaisirs, soumis enfin à ces besoins d’affection et de calme qui sont le bien-être légitime de l’espèce humaine, (toujours l’appel au droit avant la concession au devoir), celui-là fuira cette geôle de travail excessif où l’on prétendrait l’enfermer : « Si, insiste le jeune homme, après votre formule : à chacun selon ses capacités, vous n’ajoutez pas aussitôt : à chacun selon ses besoins, c’est l’injustice ( ! ) qui règne, c’est le droit du plus fort par l’intelligence ou par la volonté ! C’est l’aristocratie ou le privilège sous d’autres formes ! » Que tout cela est bien femme en vérité et nous ouvre des jours précieux sur la psychologie féminisée du rousseauisme, car les commentateurs masculins de cette doctrine hasardent moins de non-sens ingénus et se taisent sur ces corollaires, trop compromettants, de leur prédication mystique !

« Cette paresse, cette apathie à laquelle vous vous heurtez dans le peuple, achève cependant Emile avec intrépidité, sont les résultats d’une lutte où quelques-uns triomphent seuls ! Supprimez la lutte économique ! Alors, vous trouverez autour de vous tant de zèle et tant d’amour que vous ne serez plus obligés de vous épuiser seuls. Vous pouvez décupler, centupler le zèle ! Vous pouvez faire éclore, comme par miracle, le feu du dévouement, l’intelligence du cœur dans ces âmes affaissées, engourdies et vous ne le voudriez pas ! Supprimez le bénéfice personnel ! Moi, j’y renonce avec transport ! Et cette fortune que vous rêvez à présent pour vous seul dépassera, pour l’ensemble, vos prévisions les plus optimistes ! » — Ce qui nous ramène en plein fouriérisme rousseauiste, ainsi qu’il le voit[4].

Désespérant de convertir par le raisonnement ce jeune extatique, l’odieux Cardonnet père imagine un autre moyen de courber son enfant sous sa volonté tyrannique. Il refusera d’autoriser son mariage avec l’aimable Gilberte de Chateaubrun, la fille de M. Antoine, si le jeune homme n’abjure pas sa foi communiste pour proclamer à son exemple l’ignorance, l’erreur, l’injustice et la folie dans l’homme et par conséquent pour haïr Dieu dans l’humanité, son image ! Mais comment obtiendrait-il une abjuration de cette sorte si les convictions de son fils sont naturelles et imposées aux hommes par l’instinct que Dieu leur a donné ; bien que certains d’entre eux, par une étrange anomalie, n’en puissent souffrir la déduction logique et les conséquences rigoureuses (nous avons pu juger de cette rigueur logique I) — De quelle façon le charmant couple paryiendra-t-il donc à la réalisation de ses vœux ?

Ce sera l’œuvre du marquis de Boisguilbaut, un très riche propriétaire foncier de la région, qui est une sorte d’hégélien marxiste avant la prédication de Marx : car George Sand savait un peu de philosophie romantique allemande par Ballanche, Barchou de Penhoen[5] et Pierre Leroux. La seule différence entre le vieux gentilhomme et le communiste en herbe, c’est que l’un professe avec calme les doctrines que l’autre soutient avec exaltation. Quand les faits donnent un démenti apparent au noble argumentateur, celui-ci ne tombe nullement dans le doute. Il ne peut pas même douter, quoiqu’il voie de ses yeux, parce qu’il croit à l’ordre moral des choses éternelles. Plus il se trouve illogique selon son propre jugement, plus il sent la logique de Dieu planer sur sa faible tête. — Et tel est le représentant du sang-froid en matière de réformes sociales dans cette partie de l’œuvre sandienne.

Le marquis fera d’Emile l’héritier de son immense fortune pour obtenir de M. Cardonnet père son consentement au bonheur de Gilberte : son intention est que cette fortune soit employée par le jeune ménage à la fondation d’une « commune » modèle. Mais il entend qu’ils choisissent leur heure ; et, s’ils ne jugent pas les circonstances propices à cette fondation, si la phase d’humanité qu’ils traverseront ne permet pas d’en prévoir le succès, ils sont autorisés à léguer cette fortune à d’autres, sous la même condition. Disposition fort sage (car Sand le redevenait dès qu’elle touchait le terrain solide des institutions bourgeoises) et que sans doute approuva M. Cardon-net père en se frottant les mains ! Après quoi Boisguilbaut expire, non sans avoir salué l’aurore du communisme comme prochain. « N’ôtez pas, dit-il, au vieux planteur cette illusion, si c’en est une ! » On voit que le dernier mot du roman marque beaucoup moins d’assurance messianique que certains de ses chapitres ! Et ce discret scepticisme final à l’égard de la psychologie rousseauiste a son prix !


III

Les événements de février 1848 trouvèrent George Sand profondément ébranlée dans son équilibre moral et même dans sa santé physique par une des plus terribles crises intimes de son existence, qui en avait pourtant connu de bien graves (en 1821 et en 1835, par exemple). Ces événements publics la surprirent en effet au lendemain du mariage de sa fille Solange Dudevant avec le sculpteur Clésinger, union qui avait été précédée et suivie des plus pénibles incidents domestiques. Nous ne nous arrêterons pas sur ces faits, encore insuffisamment éclaircis. Ils intéressent d’ailleurs l’évolution de son mysticisme social en ceci seulement qu’ils lui conseillèrent de se jeter à corps perdu dans le mouvement politique pour distraire à tout prix sa pensée de ses préoccupations personnelles. Aussi bien se crut-elle à ce moment devant l’aurore de cette société de rêve qu’elle appelait depuis quinze années de ses vœux et dont elle avait préparé de son mieux l’avènement par ses écrits. Le succès « miraculeux » de la campagne des banquets réformistes éveilla d’abord sur ses lèvres un hymne d’allégresse, presque un nunc dimittis, quoique cette interprète en titre des intentions du Ciel n’eût aucun désir réel d’abandonner l’existence à l’heure même où elle allait devenir si douce à couler pour les hommes, à l’heure où s’incarnait le Dieu dont elle avait eu mission d’annoncer la venue, à l’heure où le peuple, enfin dûment inspiré, se préparait à proférer les paroles qui sauvent et à prodiguer les gestes qui guérissent.

« Bon et grand Peuple, prononce-t-elle dès le 7 mars dans la première de ses Lettres au peuple, aujourd’hui que la fatigue de ta noble victoire commence à se dissiper, agenouille-toi devant Dieu ! O peuple, que tu es fort, puisque tu es si bon !… Tu vas régner ! Tu vas, en échange de la science sociale que tes maîtres avaient vainement cherchée sans toi, leur donner la lumière de ton âme qui est toute d’instinct et dont la pureté n’a été ternie par aucun sophisme ! — Les gamins de Paris, à la fois peuple et enfants, c’est-à-dire doublement chers à la sociologie mystique du rousseauisme, lui apparaissent comme les enfants du miracle, et aussi comme des artistes décorateurs visiblement doués de génie, ce qui est un troisième titre à la sympathie du mysticisme moderne. Partout, dans cette révolution inespérée, elle se sent d’ailleurs frappée du spiritualisme vague, mais exulté de l’enfant-artiste : et cette prépondérance sociale du premier âge lui semble dans l’ordre, puisque c’est aux enfants et aux femmes qu’il convient de demander des directions politiques dans les heures de crise. Toujours désintéressés ( ! ), ces êtres naïfs sont en rapports plus directs que les hommes mûrs avec l’Esprit qui souffle d’en-haut sur les agitations de ce monde.

Elle écrit à Lamartine dans les premiers jours d’avril qu’il s’exagère le défaut de maturité du peuple souverain, qu’il doute bien à tort des rapides et divins progrès dont ses convulsions seront pour lui le signal. « Pourquoi doutez-vous, insiste-t-elle, vous qui pouvez juger des miracles que la Toute-puissance divine tient en réserve pour l’intelligence des faibles et des opprimés d’après les révélations sublimes qui sont tombées dans votre âme de poète et d’artiste ! » Assimilation du mysticisme démocratique au mysticisme esthétique, de l’inspiration du plébéien à celle du poète génial qui risquait d’indisposer Lamartine, peu enclin sans doute, en dépit de ses gestes oratoires, à partager de la sorte avec le vulgaire le privilège de la délégation d’en-haut et les satisfactions préparées à l’humaine volonté de puissance par le messianisme romantique : « Vous croyez, lui signifie cependant sa correspondante, que Dieu attendra des siècles pour réaliser le tableau magique qu’il vous a permis d’entrevoir ? Vous vous trompez d’heure, ô grand poète, en retardant l’avènement de l’idéal ! Pourquoi êtes-vous avec ceux que Dieu ne veut pas éclairer ?… Si la peur seule peut les ébranler et les vaincre, mettez-vous donc avec les prolétaires pour menacer, sauf à vous placer en travers le lendemain pour les empêcher d’exécuter leur menace ! » On sait ce que valent ces tardives, ces impuissantes « mises en travers » et où conduit ce jeu dangereux avec les plus brutales passions de la masse, que Sand va trouver opportun de jouer pendant tout ce décisif mois d’avril 1848.

Certes Sand condamne la guerre civile, et son geste hiératique prétend à calmer de la main ceux qu’elle excite de la voix : « Jamais dans l’avenir tu ne recommenceras le passé (terroriste), dit-elle au peuple ameuté par ses cris de menace. Dans le passé, tu as été l’homme du passé, tantôt sublime et tantôt criminel. Reconnais la faute de tes pères et pourtant, vénère et bénis le nom et la mémoire de tes pères, qui furent à la fois grands et coupables ! Ceux qui les haïssent et les condamnent d’une manière absolue font le procès à Dieu même ! » Toujours le recours mystique en dernier ressort ! Mais le groupe social conquérant qu’elle désigne sous le nom de peuple répondrait fort congrûment à ces singuliers avis de modération (et lui répondra bientôt en effet par ses actes) : « Coupables, criminels même, nous le serons donc à notre tour et sans grand scrupule en vérité, puisqu’au regard des mystiques de l’avenir nous avons chance d’être pareillement grands, vénérés, bénis, sublimes et patronés de Dieu en personne sous prétexte que notre conscience n’avait pas encore reçue du ciel les lumières suffisantes à nous détourner du geste qui tue ! »

Au début d’avril, invitée par ses amis du Gouvernement provisoire à leur rendre ce bon office, Sand rédigera de sa main le XVIe Bulletin officiel de la république récente, proclamation qui hâtera le mouvement de réaction par son illuminisme violent : « Pour un bulletin un peu raide que j’ai fait, sera-t-elle contrainte d’écrire au lendemain de cette équipée, il y a un déchaînement incroyable contre moi dans toute la classe bourgeoise ! » Et, peu après, elle se verra réduite à plaider sur ce point les circonstances atténuantes : « Je crois, écrira-t-elle à Girerd (un avancé cependant) que tu dois blâmer la brutalité du XVIe Bulletin. Pardonne-moi ce péché que je ne puis appeler un péché de jeunesse… Il n’y avait qu’une femme assez folle pour oser l’écrire. Aucun homme n’eût été assez bête et assez mauvaise tête pour faire tomber de si haut une vérité si banale ! » Les derniers mots sont une tentative d’excuse ou même d’apologie : les avant-derniers expriment une profonde vérité psychologique que nous avons déjà formulée plus haut et qui rappelle les origines féminines du mysticisme qui gouverne présentement nos âmes. Elle écrit encore en ce temps qu’il semble fort équitable au premier coup d’œil de tout reprendre à celui qui a tout pris : « Les riches, ajoute-t-elle, voient bien que nous ne les laisserons pas jouir en paix d’un luxe qui nous affame… Ils doivent s’attendre à payer les frais de la guerre, etc.. » Ce qui caractérisera suffisamment l’accent trop fréquent de sa polémique à cette date.

Ensuite viendront, il est vrai, les reculs et les restrictions, à la Jean-Jacques, mais trop tard pour les menacés comme pour les menaçants. Ayons quelque pitié des pauvres riches, prononcera-t-elle alors sur un ton qui n’est guère moins agressif au fond que le précédent ; tolérons-les parmi nous jusqu’à ce que nous puissions les élever à la dignité d’hommes du peuple, c’est-à-dire de révélateurs et d’initiateurs authentiques, puisqu’ils participeront dès lors du privilège de l’alliance divine telle que la délimite à son profit le mysticisme démagogique ! et, en attendant de leur accorder cette promotion dans la hiérarchie des êtres créés, regardons passer avec un sourire leur faste insolent et leur vanité creuse ! — Mais quelle sera l’expression de ce sourire sur les lèvres du lecteur prolétaire de ces lignes ? Sans doute ressemblera-t-il à ce rictus de bête fauve près de s’élancer sur sa proie, dans lequel certains transformistes outranciers voient l’origine des hilarités humaines !

Après les riches, Sand menace la représentation nationale qui, dans son ensemble, incarnait à cette heure le bon sens des masses françaises plutôt que l’utopisme mystique issue de Rousseau. C’est « en souriant » une fois de plus que le peuple devra laisser ses élus seuls en face des énergumènes qui les assiègent : après quoi, il leur portera la Constitution volée par lui sur « le Champ de Mars ! » En réalité, d’accord avec ses amis Leroux et Barbes, elle rêvait de « fructidoriser » bette assemblée rebelle à l’inspiration d’en-haut, ce qui était conforme à la tradition révolutionnaire qu’il est permis de résumer en ces termes : incliner la France devant les faubourgs de Paris, et l’immense majorité du vrai peuple devant l’infime minorité des clubs qui pérorent dans quelques grandes villes, après avoir sélectionné dans leur soin les éléments les plus suspects du corps social. Enfin, comme les Girondins de 1792, elle appelait de ses vœux la guerre extérieure, très propre à déséquilibrer les esprits et à déchaîner enfin les instincts par les agitations de la peur et de la haine. Une telle péripétie faisait à sus yeux partie intégrante du scénario révolutionnaire : mais l’on sait de quelle qualité sont les « instincts » mis en liberté de la sorte !

Il lui faut bien constater pourtant, sans délai, l’effet produit sur l’opinion moyenne par le spectre du Communisme, avec lequel on l’a vu jouer de si bonne foi naguère. Elle avouera bientôt qu’un petit nombre d’exaltés a donné prétexte à la panique générale en agitant çà et là le drapeau du Communisme immédiat, qui serait, dit-elle, la négation même du Communisme organique de demain : elle oublie qu’elle a jadis réduit elle-même à trois ans le délai nécessaire pour la pleine réalisation de ses plans utopiques. — Au surplus, pendant qu’elle poursuit ses considérations théoriques, elle se voit rejointe et singulièrement distancée dans la pratique. Par la manifestation du 16 avril 1848, le peuple a tenté de passer des menaces salutaires aux violences qui le sont moins, et la réaction s’accentue d’autant. « Mon pauvre Bouli, écrit-elle à son fils avec une tardive clairvoyance, j’ai bien l’idée que la République a été tuée dans son principe et dans son avenir, du moins dans son prochain avenir ! » Le cri, partout proféré désormais, de « Mort aux Communistes ! » l’inquiète grandement pour sa sûreté personnelle et pour celle de ses proches. C’est à son tour de passer par les émotions de la peur, selon la parole évangélique : « Quiconque usera de l’épée périra par l’épée ! »

En mai, elle publie quelques articles plus abstraits sur la religion qui convient désormais à la France : cette religion est, naturellement, le vrai christianisme, c’est-à-dire l’hérésie érotico-romanesque de Jean-Jacques, de Lamennais ou de Leroux, qui inscrira parmi ses bienheureux tous les confesseurs anciens de la sainte hérésie. Mais elle concède à présent qu’avant de devenir initiateur en titre, le peuple a besoin d’être initié à bien des choses encore ; initié toutefois comme on initie un enfant de grande espérance, objet d’une sollicitude fort justifiée par les destins glorieux qui l’attendent ! Il s’agit d’une éducation ad usum delphini, ainsi qu’on le voit. — N’importe, la métaphore mystique de l’enfance a grandement évoluée sous sa plume en quelques semaines, puisque l’enfant-peuple n’est plus le vates illuminé d’en-haut, mais l’écolier de la bourgeoisie qui lui doit une initiation rationnelle condescendante plutôt que respectueuse.

Sa raison et sa conscience se tourmentent et la tourmentent davantage encore après l’émeute du 15 mai : car elle reconnaît, un peu tard, qu’il ne faut pas jouer avec l’action, que le peuple n’est pas prêt encore et qu’en le stimulant on la retarde. Nous voilà loin de la lettre à Lamartine ! Le chef des insurgés, Barbès, reste et restera toujours un véritable saint à ses yeux, mais il a voulu imposer par l’audace une idée que le peuple n’a pas encore acceptée dans son intégralité, à savoir la loi de la fraternité totale : et les procédés qu’il a mis au service de sa tentative sont moins de Jésus que de Mahomet ! Au lieu d’une religion, il n’aurait fondé qu’un fanatisme, s’il avait réussi dans son assaut ! — Que la ligne de démarcation est donc étroite entre ces vocables successivement hiératiques ou dénigrants qui s’appliquent, selon l’allure des événements, aux mêmes procédés ou aspirations mystiques ! — Le succès de Barbès, insiste Sand, aurait été une usurpation philosophique : après trois mois de son régime dictatorial, on se serait réveillé non pas républicain, mais cosaque. Nous savons à quel point les récents événements du pays des Cosaques ont justifié ces pronostics. « Je n’accepte pas le 15 mai, écrira-t-elle plus nettement par la suite. Ce fut une sorte d’orgie improvisée où les clubs ont marché, mais non pas le peuple ! » Encore une fois, que la distinction est’ difficile à faire entre ces abstractions diverses qui sont évoquées tour à tour selon le plus ou moins de succès des actes qu’il s’agit de qualifier !

Elle se retire alors à Nohant d’où elle écrit à ses amis des lettres fort désabusées, car les événements de juin se préparent. Elle ne désire point, dit-elle, les solutions du désespoir, la haine impie entre concitoyens. Certes, le peuple, terrible à tous, de 1793 fut la gloire tragique de son temps : il serait la honte sanglante du nôtre ! Toujours de ces distinctions purement oratoires et verbales qui ne sauraient arrêter les intérêts ou les passions qu’elles persistent d’ailleurs à surexciter dans la phrase même où elles affichent la prétention de les contenir ! — Décidément, le peuple est bien un enfant comme les vrais enfants, un enfant faible et ignorant, quoiqu’il porte en lui le germe d’un avenir idéal. Et c’est ici la conception expérimentale et rationnelle de l’enfance enfin substituée à sa trop mystique représentation ! — Décidément aussi on a trop effrayé la bourgeoisie qui fournit les cadres et les avances nécessaires à la production nationale ! La propriété commune doit avoir des bornés et ne pas réduire à néant la propriété individuelle : la vérité a été outrepassée par les écoles socialistes à ce point de vue. — Et voilà donc une provisoire négation des théories d’Emile Gardon net qui pourra décidément jouir, en sûreté de conscience, des rentes à lui léguées par son généreux coreligionnaire.

Puis encore, c’est la psychologie rousseauiste en général qui sera reniée par la plume de Sand à la lumière de la grande expérience mystique du XIXe siècle qui vient de se dérouler sous ses yeux. Tout irait bien, écrit-elle en effet, pour résumer ses constatations de ce temps, si les hommes qui représentent les idées de l’avenir étaient bons. Par malheur, ils sont faux, ambitieux, vaniteux, égoïstes, et le meilleur, d’entre eux ne vaut pas le diable ! C’est un spectacle qui est profondément triste à voir de près. « J’ai, dira-t-elle plus tard dans l’Histoire de ma vie, j’ai beaucoup appris, beaucoup vécu, beaucoup vieilli durant ce court intervalle (du printemps 1848), par cette tardive et rapide expérience de la vie générale… Je n’avais étudié l’humanité que sur des individus, souvent exceptionnels, et toujours examinés par moi à loisir ( ? ). Depuis, j’ai fait, de l’œil, une campagne dans le monde des faits, et je n’en suis pas revenue telle que j’y étais entrée ! » Pas tout à fait, devrait-elle dire, car elle allait encore marquer, par la suite, bien des retours vers ses convictions mystiques de jeunesse.

Dès le lendemain des journées de juin, elle avait écrit, en termes beaucoup plus énergiques, qu’il était temps d’ouvrir les yeux pour voir telle qu’elle est la majorité du peuple : aveugle, crédule, ignorante, ingrate, méchante et bête ; bourgeoise pour tout dire en un mot, qui dit tout pour les mystiques du rousseauisme en effet. Au mois de décembre de la même année, dans une préface écrite pour un livre de Borie, elle conviendra qu’il faut prendre l’homme tel que nous pouvons raisonnablement (rationnellement, enfin ! ) le concevoir, sans nous refuser toutefois un peu de cet optimisme qui est la tendance des âmes aimantes, mais sans que cette tendance vienne à dégénérer en folie ! Imposer le communisme par la violence serait recommencer la tentative de l’Inquisition !


IV

Pendant les derniers mois de l’année 1848, un homme avait surgi dont l’apparition était venue modifier grandement les données immédiates du problème politique posé par les événements de février. Nous avons nommé Louis Bonaparte. Rappelons que Sand avait été avec lui en relations épistolaires, tandis qu’il était captif au fort de Ham, à la suite de ses tentatives insurrectionnelles ; ils se communiquaient leurs rêveries humanitaires et communiaient dans un analogue mysticisme social. Par-là s’était créé entre eux un lien que la grande femme de lettres ne jugea nullement opportun de rompre lorsque le prétendant se vit porter par les événements au pouvoir ; elle devait obtenir beaucoup de lui, après le coup d’Etat de décembre, en faveur des démagogues menacés dans leur liberté ou même dans leur vie.

Elle parut donc accepter tout d’abord sans trop de répugnance cette solution imprévue de la crise sociale, qui fut la dictature non pas du prolétariat, comme elle l’avait annoncé, mais d’un fils et d’un neveu de souverains. Elle s’efforça seulement d’interpréter une telle péripétie dans le sens de sa foi démocratique. La grande prêtresse du mysticisme social fit mine de s’avancer avec solennité, comme jadis le métropolitain de Reims, pour oindre au front le nouveau chef d’Etat du saint-chrême de la religion rousseauiste : « Je vous ai toujours regardé, lui écrira-t-elle le 20 janvier 1852, comme un génie socialiste. Dieu vous impose à la France. Pénétrée d’une confiance religieuse, je croirais faire un crime en jetant, dans cette vaste acclamation, un cri de reproché contre le Ciel, contre la nation, contre l’homme que Dieu suscite et que le peuple accepte ! » Napoléon sourit sans doute, dans sa moustache cirée, à ce vocabulaire qui rappelle celui du pape Léon se portant au-devant d’Attila ; mais il s’inclina dans une attitude de discrète courtoisie, et, lorsque Sand réclama de lui clémence ou amnistie au nom du Dieu dont elle se disait l’interprète, elle fut plus d’une fois écoutée et se montra quelque temps reconnaissante.

Devant cette capitulation, plus ou moins voilée de componction dévote, les coreligionnaires de la transfuge ne se firent pas faute de crier à la trahison, ce qui eut pour effet de l’exaspérer : « Cela m’inspire, écrit-elle à Hetzel, un profond mépris et un profond dégoût pour l’esprit de parti, et je donne de bien grand cœur, non pas au Président qui ne me l’a pas demandée, mais à Dieu que je connais mieux que bien d’autres, ma démission politique ! » Et les récriminations se font, sous sa plume, beaucoup plus amères encore que les précédentes années : « Savez-vous, expose-t-elle par exemple à Mazzini, la seule chose dont je serais capable ? Ce serait une malédiction ardente sur cette race humaine, si égoïste, si lâche et si perverse ! Je voudrais pouvoir dire au peuple des nations : « C’est toi qui es le grand criminel ! C’est toi, imbécile, vantard et poltron, qui te laisses avilir et fouler aux pieds. Je t’ai cru grand, généreux et brave : tu l’as été, en effet, sous la pression de certains événements, lorsque Dieu fit en toi des miracles… Mais tu vends ta conscience pour un peu de plaisir, etc.. » Elle acceptera, peu, après, le rétablissement de l’Empire sans aucune protestation, parce que le peuple lui apparaît à cette heure comme un enfant assez ingrat, fort égoïste et, à tout prendre, innocent de ses propres fautes, parce que son éducation a été tardive et ses instincts trop peu combattus ! Ces instincts n’étaient donc pas divins ? et voilà l’aboutissement de la métaphore enfantine que nous avons rencontrée sous sa plume à toutes les étapes de la crise mystique dont fut marqué le milieu du siècle romantique. Il faut laisser, conclut-elle, cet enfant présomptueux aux leçons de sa propre expérience, — ce qui est, en effet, fort salutaire à tous les enfants des hommes. — Mais Mazzini la boudera pendant quelque temps pour ces vérités trop crûment énoncées.

Quelques années encore, et, dans le roman qui s’intitule Monsieur Sylvestre, le jeune bourgeois Pierre Sorrède, personnage fort sympathique à l’auteur, proclamera que les doctrines du socialisme humanitaire sont très pernicieuses, en ceci qu’elles promettent à l’individu le bonheur sans une collaboration soutenue de sa part. Il faut haïr les révolutions qui n’aboutissent pas à l’amélioration des individus et se garder surtout de croire aux sociétés meilleures que ceux qui les font ! — Quelle admirable formule de socialisme rationnel, encore une fois, que cette simple constatation du bon sens ! — Oui, poursuit Sorrède avec une conviction communicative, si les masses étaient imbues de ce principe que la société leur doit le bonheur, quelque ignorantes et corrompues qu’elles soient d’ailleurs et qu’elles en- tendent rester, elles deviendraient bientôt ivres de fureur et de tyrannie. Car personne n’étant encore capable du bonheur qui repose avant tout sur l’ordre, le travail, le dévouement et la modestie, mais tout le monde s’imaginant néanmoins être digne de ce bonheur, on verrait une lutte effroyable s’établir entre la foule follement exigeante et le dictateur éphémère ou le Parlement divisé, qui seraient sommés par elle de la contenter sans réserves et sans délai ! La civilisation ne pourrait manquer de périr ou de rétrograder grandement dans une pareille tourmente ! — Anticipation frappante, à laquelle M. Sylvestre répond, comme jadis son maître Jean-Jacques, qu’il faut préférer la liberté à une vaine civilisation ! Mais c’est là une riposte si faible et si puérile aux solides propositions de Sorrède que Sand était assurément d’accord à cette heure avec l’homme d’expérience dont elle formulait les arguments en termes si persuasifs et si énergiques.

Pour terminer par une sorte de parabole, — fort instructive puisqu’elle est aussi une histoire vraie, — nos considérations sur le mysticisme social, nous emprunterons à un distingué publiciste[6] le récit qu’il donnait récemment dans un grand journal parisien d’un événement qui n’a guère qu’un demi-siècle de date. — Sur les confins de la colonie du Cap et du Natal vivait la riche et guerrière nation des Kosas, soumise pour ses deux tiers environ par les armes britanniques, après huit guerres meurtrières. Un matin de mai 1856, une jeune fille kosa, allant puiser de l’eau dans le ruisseau qui coulait près de sa case, vit sur la berge un groupe de personnages d’aspect étrange ; elle courut chercher son oncle, un certain Umhlakaza, qui reconnut dans l’un des survenants son frère, mort plusieurs années auparavant. Il se rendit compte de la sorte qu’il avait affaire à des esprits. Ceux-ci lui expliquèrent qu’ils venaient de très loin pour apporter la prospérité aux Kosas et la confusion à leurs ennemis, à la condition d’être fidèlement obéis dans leurs prescriptions salutaires. Ils avaient choisi Umhlakaza pour faire connaître leur volonté à ses compatriotes.

Ils prescrivirent d’abord de leur offrir un bœuf en sacrifice. L’homme leur donna satisfaction, et bientôt, la nouvelle de sa mission se répandit dans le pays. Les pèlerins se pressèrent pour le consulter comme un oracle. Les esprits n’apparaissaient plus a ce moment, mais ils tenaient des conciliabules souterrains dont la nièce d’Umhlakaza, debout dans le lit du ruisseau, pouvait seule percevoir les échos que son oncle interprétait ensuite à la foule dévote. On pressent qu’Umhlakaza devait être un exalté intelligent et ambitieux, sans doute demi-sincère et demi-charlatan dans son mystique effort vers le pouvoir. — D’abord les délégués de l’au-delà ne demandèrent que l’holocauste de quelques animaux : mais à mesure qu’on obtempérait à leurs ordres, ils devenaient plus exigjants, sans doute parce que la surenchère est indispensable en pareille matière pour retenir l’attention et l’adhésion de la masse. Ils finirent par réclamer la mise à mort de tout le bétail et la destruction complète des provisions de grains, qui représentent le capital, la prévision de l’avenir dans ces sociétés primitives. C’était condamner le peuple à la famine future, mais le dispenser du travail présent. Et ils avaient de bien séduisantes promesses pour écarter le souci de l’avenir ! Aussitôt que le dernier bœuf serait égorgé et le dernier épi brûlé, la face du monde changerait : le jour fixé pour le commencement des temps nouveaux verrait paraître deux soleils à l’horizon oriental : d’innombrables troupeaux descendraient alors des montagnes voisines dans le pays des Kosas et la terre se couvrirait spontanément de moissons abondantes Quant aux autres peuples, aux rivaux dans la lutte vitale, Cafres, Hottentots (les frères de race tout d’abord) et colons blancs, le ciel les écraserait ! Aucun des leurs ne survivrait et les Kosas, élus privilégiés des puissances métaphysiques, resteraient seuls à jouir des délices d’un véritable paradis terrestre.

Les prophéties d’Umhlakaza se répandirent et triomphèrent de toutes les résistances. Le roi des Kosas, les principaux chefs furent conquis et donnèrent l’exemple de la soumission. Une frénésie destructive s’empara de la nation entière : toute la contrée devint un vaste abattoir à la lueur de l’incendie des récoltes. On massacra plus de deux cent mille têtes de bétail : la viande pourrissait sur le sol. En vain les administrateurs anglais des indigènes soumis par les armes britanniques s’efforcèrent-ils de calmer cette fureur de dévastation : les arrêts du gouverneur, les sermons des missionnaires ne purent arrêter les ravages d’un fanatisme irrésistible. — (Les Doukhobors russes, chers à Tolstoï, ont donné des spectacles de ce genre aux Anglo-Saxons du Nouveau-Monde quand on les y eut établis à grands frais sur des terres fertiles).

Le grand jour approcha enfin (on sait que chez nous c’est le grand soir). La nuit qui le précéda fut remplie par des chants ou danses extatiques, malgré les souffrances déjà subies jusqu’à ce moment. Enfin le ciel commença de blanchir au Levant : le peuple attendait, haletant ! Quand un seul soleil se montra, personne ne voulut admettre la terrible déconvenue. Umhlakaza s’était trompé d’heure, disait-on. A midi, le second astre paraîtrait avec les troupeaux et les moissons ; et l’on recommença de danser tant bien que mal. Il fallut pourtant reporter encore l’échéance au coucher du soleil. Mais à la nuit le désespoir saisit cette masse d’êtres fatigués par le jeûne. La plupart d’entre eux n’essayèrent pas de réagir contre le Destin et se laissèrent mourir sur place. Les plus énergiques, se nourrissant de racines et de chenilles, s’enfuirent vers les territoires voisins. Ceux qui tombèrent aux mains des tribus cafres furent tués ou réduits en esclavage. Les autres trouvèrent asile chez les colons blancs où des dépôts de vivres avaient été formés en prévision de la catastrophe imminente. Le pays fut presque entièrement dépeuplé. Dans la partie soumise aux Anglais, soixante-sept mille habitants sur un total de cent cinq mille périrent ou se dispersèrent : quant aux Kosas indépendants, ils disparurent presque jusqu’au dernier. Sir George Grey, gouverneur du Cap, dut songer à utiliser au mieux des intérêts de la Colonie les terres devenues vacantes : il les répartit entre les soldats de la légion germanique qui avait été recrutée pour la guerre de Crimée et qui était sur le point d’être licenciée. En sorte que des Allemands héritèrent dès lors de ces mystiques sociaux trop conséquents avec leur croyance. — Et nous aurions ici en raccourci l’histoire du socialisme romantique depuis les rêveries astréennes de Jean-Jacques dans la forêt de Montmorency jusqu’aux dévastations du régime soviétique et jusque plus avant encore dans la voie de la régression culturale, si, dans nos races de plus vaste expérience sociale, la raison, synthèse de cette expérience, ne conservait ses droits malgré tout et ne devait vraisemblablement se réserver le dernier mot.


ERNEST SEILLIERE.

  1. Voir en particulier nos récents ouvrages sur Mme Guyon et Fénelon précurseurs de Rousseau (Alcon : le Péril mystique dans l’inspiration des démocraties contemporaines : les Étapes du mysticisme passionnel ; les Origines romanesques de la morale et de la politique romantique (ces trois derniers à la Renaissance du livre.
  2. Edgar Quinet, in-8o, 1919 (Librairie de la Réforme Sociale).
  3. Voir La Réforme sociale de novembre 1919 à février 1920.
  4. Voir notre étude sur Fourier dans notre ouvrage intitulé : Le Mal romantique. Plon, 1908.
  5. C’est dans cette Revue que ce publiciste étudia la philosophie germanique.
  6. M. Réginald Kann, dans le Temps du 23 mars 1920.