Le Mystère du B 14/Chapitre 6

F. Rouff, éditeur (p. 13-16).

vi

le banquier de viviers



Une petite heure après. Rosic, accompagné de Lahuche et Frégière, arrivait en auto à la maisonnette de ce dernier.

Cette maisonnette, plantée tout au bord de la voie, se trouvait exactement à l’entrée de ce défilé que l’on nomme le passage du Robinet.

Elle commandait le passage à niveau d’une route assez fréquentée, qui va de Donzère à Viviers, et traverse le Rhône à dix mètres de la voie sur un pont suspendu à péage.

Mais l’endroit est des plus déserts, et on ne trouve d’habitation qu’à plus d’un kilomètre de là.

D’un coup d’œil, Rosic eut reconnu les lieux ; puis il se fit conduire à l’endroit où Frégière avait découvert « comme un gros merle », ainsi qu’il le disait, le particulier qu’on supposait avoir sauté du B-14 et être l’assassin.

Le bouquet de saules portait encore visible, grâce à ses branches cassées ou froissées, la trace d’un corps qui y serait lourdement tombé :

— Vous voyez, triompha Rosic… c’est bien ainsi que je l’avais deviné !… L’homme a voulu piquer une tête dans le Rhône, dont l’eau aurait amorti sa chute !… Il a ouvert la portière, a pris son élan, mais n’a pas songé à ce bouquet d’arbres qui l’a retenu… et, sous la commotion du choc, il s’est évanoui !… D’ailleurs, ajouta-t-il, après avoir fureté autour des saules, il n’y a rien de plus à examiner ici… Allons chez vous !…

Dans la maisonnette, non plus, il ne remarqua rien d’intéressant ; le fauteuil où l’homme avait dormi était encore là, et les couvertures que la Frégière lui avait données pour le garantir de la fraîcheur de la nuit ; mais aucun indice, sinon une assez forte odeur d’un parfum musqué dont le fauteuil et les couvertures étaient imprégnés. Rosic n’eut pas besoin d’interroger la Frégière pour se rendre compte que cette odeur devait être celle de l’assassin. Mais c’était bien faible comme indice.

— Maintenant, fit Rosic à haute voix, il s’agirait de savoir de quel côté notre homme a filé ?…

— Pour ça, dit la Frégière, c’est assez facile !…

— Comment ?…

— Dame !… Ce matin, comme je racontais notre aventure à Hortense…

— Qui ça, Hortense ?…

— La Rigotte… la femme du péager…

— Ah ! fit Rosic, vivement intéressé… alors, cette Hortense ?…

— Elle m’a dit comme ça : je le connais, ton individu… Oui !… Il paraît que ce matin, vers les cinq heures… un homme a voulu traverser le pont sans payer son sou… Alors Rigot lui a couru après, mais il a pris ses jambes à son cou, et… ma foi… comme Rigot était en bras de chemise… sans casquette, il n’a pas voulu, pour un sou, attraper un mauvais froid… et il l’a laissé courir… Mais la Rigotte l’a bien vu… Et il répond au signalement de l’homme que Frégière a déniché dans les saules du Robinet !…

— Voilà qui est bon, approuva Rosic… Nous savons qu’il a passé le Rhône… Mais, ce signalement, quel est-il ?…

— Ben voilà… un homme comme ça… dans les trente… rasé comme un curé… ni gros ni maigre… brun… avec des souliers jaunes et un complet vert… Pas, Frégière ?

Frégière approuva de la tête : d’ailleurs, depuis le matin il était complètement abruti.

— Allons voir le péager !… conclut Rosic.

Il n’y avait que la voie à traverser ; une petite maison en forme de cube de maçonnerie s’accotait à la première pile formant portique et soutenant les câbles du pont suspendu ; assis devant sa porte, fumant une courte pipe, Rigot bayait aux corneilles.

Mais l’arrivée de Rosic, les questions qu’il posait, et cet air pas commode que prennent toujours les policiers, intimida Rigot, qui se sentait dans son tort et qui crut d’abord avoir affaire à quelque inspecteur de son administration venu pour lui reprocher les nonchalances de son service. Puis, quand il fut rassuré sur ce point, il redit avec un grand luxe de détails ce que la Frégière avait déjà narré ; il ajouta, cependant :

— L’homme n’était pas au bout du pont que Noré a passé, avec son tape-cul… Il m’a jeté ses huit sous, comme il fait d’ordinaire car il est toujours pressé… Mais Noré a sûrement vu notre homme, et lui pourra vous dire si, au bout du pont, il a bifurque vers Viviers ou vers Saint-Montant !…

— Qu’est-ce que Noré ?

— Comment, vous ne connaissez pas Noré, Noré… le patron du Soleil d’Or, le meilleur hôtel de Viviers ?

— En route pour Viviers…, fit simplement Rosic en se tournant vers le chauffeur, qui attendait à l’entrée du pont. Venez-vous avec moi, monsieur Lahuche ?

Lahuche accepta, heureux de cette aventure à quoi il se trouvait si intimement lié, et, un quart d’heure après, l’auto s’arrêtait devant le Soleil d’Or.

Rosic était enchanté, heureux, sûr de la réussite de cette affaire ; le hasard, cette collaboration inavouée des policiers, le servait à merveille ; il était sur la trace de son assassin, car, pour lui, l’affaire ne souffrait aucun doute : l’homme déniché par Frégière était bien l’assassin du B-14.

Noré, un gros, blond et réjoui personnage, fut assez effrayé quand Rosic, lui ayant décliné ses qualités, lui demanda si, le matin, il n’avait pas rencontré un homme chaussé de jaune et vêtu de vert et sans chapeau.

— Ma foi, si, je l’ai rencontré… Ah !… pour sûr, que je l’ai rencontré… Même qu’il est descendu ici… et que si jamais quelqu’un m’a épaté !…

— Il est encore chez vous ?

— Parti depuis une demi-heure !

— Pour où ?

— Pour Lyon… même qu’il n’avait pas le sou, et que…

— Vous lui avez prêté de l’argent ?

— Pas de ça, Lisette, fit Honoré, je ne prête pas d’argent aux chemineaux que je rencontre sur la route… Car il faut vous dire…

Rosic consulta sa montre : il était onze heures et demie ; il demanda :

— Cet homme est, dites-vous, parti il y a une demi-heure ?

— Pour Lyon ?

— Oui…

— Il n’y arrivera pas avant deux heures et quart, fit Rosic à voix haute, mais comme se parlant à lui-même… Il y a du bon… Un télégramme et mes hommes vont le cueillir au saut du train !… Voilà une affaire bien menée !… Maintenant, j’ai le temps de vous écouter… Mais soyez bref !

Noré regardait Rosic avec des yeux agrandis par la stupéfaction ; il ne comprenait rien à ce que venait de dire le policier ; il parlait de faire arrêter cet homme ! C’était donc un malfaiteur ?

— Voyons… je vous écoute !… répéta Rosic.

— Eh ben !… eh ben !… voilà !… Je venais donc de Donzère… avec mon tape-cul… et, après le pont, vers le milieu de la chaussée qui domine les ramières, voilà un homme qui me dit comme ça :

— Pardon ! où mène cette route ?

— À Viviers, que j’y fais.

— C’est encore loin ?

— Quatre kilomètres… à peu près…

L’homme fait une moue ; alors, comme il n’était pas trop mal vêtu, et que je suis l’obligeance même, j’y fais :

— Y a une place à côté de moi, si le cœur vous en dit…

Sans prononcer un mot, l’homme grimpe ; je le regarde : il avait l’air assez distingué, mais pas causeur ; tout de même il n’ouvre pas la bouche, et à chacune de mes questions il ne répond que par oui et non ; ah ! il ne risquait pas de se compromettre !

Enfin, on arrive ; je le fais entrer dans la salle à manger et je lui demande ce qu’il veut. Il me dit :

— Rien pour le moment… ou plutôt si… Y a-t-il un banquier ici ?

— Oui, que j’y fais… M. Coconaz…

— Bon… je vais aller le voir.

— Pour ça, faut attendre… vu qu’il n’est pas six heures et que M. Coconaz n’est pas matinal…

— C’est que je suis pressé…

Et il me fait cette réponse stupéfiante :

— Je n’ai pas un sou sur moi… et je veux partir le plus tôt possible, car je veux être à Lyon avant ce soir…

— Vous connaissez M. Coconaz ?

— Non, qu’il fait.

J’en suis resté tellement épaté que je n’ai même pas eu la force de lui dire :

— Si vous croyez que M. Coconaz, qui est un peu serré, prête comme ça de l’argent au premier venu !

— Eh bien ! vous me croirez si vous voulez… Mais ce client-là est allé trouver M. Coconaz : il l’a forcé à se lever ; et il est revenu avec un beau billet de mille, dont je lui ai fait moi-même la monnaie, et, bien qu’il n’ait pris chez moi qu’une tasse de thé, il m’a laissé cinquante francs, aussi vrai que je m’appelle Honoré et que je suis le patron du Soleil d’Or, à Viviers-sur-Rhône !

— Eh bien ! mon ami, vous pouvez vous vanter d’avoir reçu cinquante francs d’un assassin ! conclut M. Rosic.

— Un assassin… cet homme !…

— Parfaitement… un assassin que, dans deux heures, mes hommes vont arrêter à la gare de Perrache !…

— Un assassin… ce monsieur à qui M. Coconaz prête des mille francs !…

— Pour ça, fit Rosic, nous allons voir ce qu’il en retourne… et si ce M. Coconaz n’a pas, à cette heure, trois pouces de couteau dans le ventre… eh bien !…

— Il aurait assassiné M. Coconaz !…

Noré était rouge comme une tomate, ce qui ne valait rien à son tempérament apoplectique ; il fit sauter le col de sa chemise, pour ne pas étouffer, et il criait :

— Assassiné M. Coconaz… et ce serait moi… Vite… vite, allons voir !…

Et il fila vers la maison du banquier, suivi de Rosic et de Lahuche, profondément troublé par cette aventure, par cette histoire invraisemblable où l’on marchait de surprises en surprises et d’émotions en émotions.

Or, comme Noré allait heurter à la porte de M. Coconaz, voici que la porte s’ouvrit, et M. Coconaz lui-même apparut, court, rougeaud, rond, et sa canne à la main, tout prêt à faire au bord du Rhône sa petite promenade matinale.

— Dieu soit loué !… cria Noré… Il ne vous a pas assassiné !

Qu’est-ce que tu chantes là !… fit M. Coconaz supposant que Noré devenait fou.

Mais Rosic s’approchait, et saluant :

— Monsieur, je suis Rosic, chef de la brigade mobile de Lyon, et je désirerais avoir de vous quelques éclaircissements !

— À votre disposition ! fit Coconaz. Donnez-vous la peine d’entrer !

— Monsieur, fit Rosic, quand il se fut assis dans le bureau du banquier, ce matin vous avez reçu la visite d’un homme à qui vous avez prêté, paraît-il, mille francs !

— En effet !

Pourriez-vous me dire si vous connaissez cet homme ?

— Nullement ! Je ne l’avais jamais vu de ma vie !

— Alors…

M. Coconaz sourit :

— Oui, cela paraît invraisemblable. C’est la chose la plus simple du monde. Vous allez voir : cet homme est venu et m’a dit : « Monsieur, connaissez-vous M. Cazeneuve, banquier, rue Saint-Marc ? — C’est mon correspondant parisien, ai-je répondu ! — All right, a fait l’homme, qui est Anglais. En ce cas, voulez-vous me permettre de lui téléphoner. — Volontiers. »

J’ai moi-même demandé la communication ; remarquez ce détail : comme à cette heure, les lignes ne sont pas encombrées, je l’ai eue tout de suite ; M. Cazeneuve, dont je connais la voix, m’a répondu ; j’en suis certain, car nous avons dit deux mots d’une petite affaire en cours ; alors j’ai passé la communication à mon inconnu.

Je ne pourrais vous répéter ce qui s’est dit, car la conversation a eu lieu en anglais, et je ne comprends pas cette langue. Au bout de deux minutes, l’homme m’a passé à son tour l’appareil, et Cazeneuve m’a dit textuellement :

— Veuillez, je vous prie, remettre cinquante louis au gentleman qui est chez vous à cette heure… Vous les porterez à mon compte, et pour que je m’en souvienne, vous mettrez à côté la mention : Affaire du Poignard de cristal…

À ces mots, Rosic bondit :

— Vous êtes sûr de ces trois mots : Poignard de cristal ?

— Cela m’a un peu étonné, et j’en suis d’autant plus sûr que je l’ai fait répéter à M. Cazeneuve.

— Ce Cazeneuve serait donc un complice ?

— De quoi ?

— Mais… d’un crime qui a été commis dans le B-14, et dont l’assassin n’est autre que l’homme que vous avez reçu ce matin…

À cette déclaration, M. Coconaz éclata de rire.

— Les Cazeneuve, fit-il, sont aussi connus à Paris que je puis l’être à Viviers ; ils sont banquiers de père en fils depuis plus de cent ans et possèdent quelque chose comme quatre ou cinq cents millions de fortune… Vous ferez difficilement croire qu’ils ont assassiné un homme dans un train !

Rosic se mordit les lèvres.

— Alors, c’est que votre visiteur s’est joué de M. Cazeneuve.

— Je ne le pense pas…

— Pourtant, puisque cet homme a assassiné…

— En êtes-vous sûr ?

— Jugez vous-même…

Et il fit part à M. Coconaz de l’affaire dans ses plus minimes détails.

— Oui…, fit M. Coconaz… oui… mais… Et il y eut dans ce mais une telle ironie, un tel doute pour le flair des policiers que Rosic prit congé, saluant à peine le banquier.