Le Mystère de la Trinité

Éclairs et FuméeEditions Armorica Voir et modifier les données sur WikidataOeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 1 (p. 111-116).


LE MYSTÈRE DE LA TRINITÉ


L’histoire que voici me vient de ma grand’mère.
Brasparts n’est pas en soi paroisse très austère
Et le bon Guyader raconte qu’autrefois
Ripailles et festins y furent ceux de rois.
Le rire truculent et la farce anodine
S’exhalaient, m’a-t-on dit, d’une très riche mine.
Argent au Huelgoat, mais or rouge à Brasparts,
Chacun (en ses bons mots) y passait maître ès-arts.
Ce fou de cidre doux, en chatouillant la panse,
Faisait mousser le sang et laissait sans défense,
Contre l’ange du mal, ses tours de mauvais gueux,
Les enfants de Brasparts, croyants et vertueux !
Or donc, il n’était point, au moment où nous sommes,
En tout ce pays-là, parmi ces joyeux hommes,
D’estomac délabré ni d’esprit bilieux.
On n’en savait aucun en ces agrestes lieux
Qui put par son aspect, sa mine réjouie,
Se targuer d’engendrer quelque neurasthénie.
Chacun était un peu fêtard et bon enfant.
Quant au curé, c’était figure de vivant.
Il vous avait, seigneurs, la plus belle des trognes
Dont n’auraient point rougi les plus parfaits ivrognes ;
Et partout, de l’Arrée aux marais de Botmeur,
Son nom haut prononcé conjurait le malheur.
Rien que de l’entrevoir tous sautaient de liesse,
Les femmes, les vieillards, les enfants, la jeunesse,

Tant sa personne avait un air réconfortant.
Avec un tel pasteur, jamais de mécréant.
Mais voilà, je le sais, « digarez » inutile.
Allons vite au sujet, car ma verve est débile.
C’est toujours pour le mieux qu’on conte simplement,
Ne parons donc en rien ce récit d’ornement.
Hâtons droit vers le but et si notre entreprise
S’arrête quelquefois… c’est pour humer la prise…

Notre brave curé s’appelait Tonton Cou,
Un nom qui tient deux fois dans le bruit d’un glouglou.
Bouteille qui se vide ou baril mis en perce
Chante, rit, pleure ému aux larmes en averse.
Ce Tonton Cou menait un troupeau de moutons
Qui avaient plus d’esprit, certes, que de toison.
Le recteur bon vivant avait au presbytère
Tout ce qu’il fallait, sauf la cuisinière.
Pour trouver cet objet, pendant près d’un long mois
Le vicaire s’en fut par landes et par bois.
Mais de « carabassen » sa recherche fut vaine.
La montagne était vide ainsi que la grand’plaine,
Vides aussi les vaux, le sentier, le chemin !
Il pensa, tout marri, laisser là son latin…
Pour sûr, il ne manquait pas de femmes au bourg.
On aurait trouvé dix, cinquante en un seul jour.
Servante de curé c’est bien facile à dire…
Mais de tant de vertus l’une il fallait élire.
Chacune fut alors « canonique » possible,
Mais le recteur passait tous leurs défauts au crible.
L’une était « lipêrez », l’autre trop « couillouren » ;
Janned fut « teod fall », Yvona « skanv he fenn ».
Pas une qui ne fut contre lui furieuse.
Tonton Cou n’avait pas la main judicieuse !

C’était un « Katellig », un brouillon, un balourd,
Un grand âne bâté, sans cœur et d’esprit gourd !
— Ma Doué ! se dit-il, riant de guerre lasse,
Qu’ai-je dans le cerveau ? n’ai-je hanté la classe ?
Argumenté, traduit, disserté sans repos
De Virgile et Caton, d’Homère et des héros ?
N’ai-je donc pas porté le sac et la giberne ?
Allons ! je me comprends ! vieux Tonton on te berne !
Du temps où tu n’étais qu’un aide pour cuistots
Tu avais plus de cran, d’allant et d’à propos…
Vicaire ! désormais, nous ferons la cuisine
Chacun à notre tour, et sans humeur chagrine !
Oui ! dès demain matin, je prendrai ma fonction,
Sans avoir cette fois besoin d’ordination…
Pour fêter mes débuts, vous goûterez, je gage,
Au fin coup de midi, d’un savoureux potage
De ma confection ! Ma foi ! le lendemain
Tonton Cou se rengorge une louche à la main.
« Nettoyons ce chaudron et découpons ce lard.
Hum ! onze heures déjà ! C’est vraiment un peu tard…
Cette eau qui ne bout pas et maint et maint légume
Qu’il faut bien éplucher avant, je le présume.
Je croirais volontiers qu’en enfer le prévôt
Oblige le damné de se faire cuistot.
Holà ! je n’en puis plus ! Tonton Cou, mon bonhomme,
Dans ce fauteuil douillet, faisons un petit somme ! »
Et l’eau, dans le chaudron, berce d’un bruit très doux
Tonton Cou qui s’endort, son lard sur les genoux.
Le bon recteur, les mains en croix sur sa bedaine,
Dans le fauteuil moelleux, oublieux de sa peine,
Évoque un paradis, un séjour langoureux
Qui le muerait lui-même en divin maître-queux.
Devant lui, l’Éternel et sa séquelle d’anges
Exaltant ses talents, l’accablant de louanges,

Près d’énormes chaudrons, d’augustes marmitons
Le proclament soudain « Prince des échansons ».
La porte tout à coup s’ouvre avec grand fracas
Et un enfant de chœur est accouru d’en bas.
De son nez reniflant pend une double cloche,
Un pied « kamik » termine une jambe bancroche.
Tonton Cou sursauta dans son fauteuil surpris.
Pensez donc, il venait de choir du paradis…
— Ayez pas peur, Monsieur, c’est moi Fanchik Kerbone,
Et je viens vous chercher pour commencer le prône.
Allons ! dépêchez-vous, je crois qu’on vous attend !
— File ! sacré « fri louz », je te suis à l’instant.
Et voilà qu’en grattant son tissu capillaire
Encore sommeillant, il prend son bréviaire,
Le lance vivement dans l’eau de la marmite,
Puis, son lard sous le bras, il s’enfuit au plus vite !

Quand le curé survint, portant son « kig sall » gras,
Dans l’église, ce fut un bien joli fatras.
Les fidèles en chœur s’étouffèrent de rire
Et chacun à son banc se prenait de délire !
On oubliait, dès lors, la sainteté des lieux,
Et l’on avait, ma foi, des larmes plein les yeux.
Tonton Cou s’aperçut bientôt de sa méprise ;
D’un geste bienveillant il apaisa la crise ;
Être distrait, c’est bien, mais rester en affront
Devant tous ces gaillards, serait faire faux bond !
Pestant bas, il monta les marches de sa chaire…
Qui sait bien repérer sait quelquefois mal faire !
— Mes chers frères, dit-il, il est fort irritant
De vous voir rire ainsi. J’en suis très mécontent.
Si c’est ce lard que j’ai qui prête tant à rire,
C’est que vous êtes sots, allez, on peut le dire,

Ce lard, entendez-vous ? chrétienté frivole,
Ce lard, oui ce bon lard est un parfait symbole
Dont la juste valeur vaut bien les Tôlennou[1]
D’un malin tableauteur à l’éloquent bambou,
Ô mystère ineffable, sublime Trinité,
Que mes faibles accents célèbrent ta beauté !
Hum ! hum ! (Toussons un peu car j’ai la gorge anhydre.
Pour vos cerveaux obtus que déforme le cidre,
Il m’a fallu choisir des exemples frappants.
Rachetez vos écarts ! Écoutez mes enfants !
Hep… Yann ! veux-tu finir ? mes frères, soyez sages !
La Trinité comprend trois divins personnages :
C’est le Père d’abord, la couenne qui brunit ;
Et ce gras savoureux, le Fils ; le Saint-Esprit,
Le maigre que voilà. Ce sublime ternaire
Nous font un seul Seigneur, notre Dieu tutélaire.
Frères, gloire à Celui dont la bonté divine
Daigna mettre sa loi jusqu’en notre cuisine.

Tonton Cou descendit un peu plus qu’important
Les ailes du surplis, à l’envi palpitant.
Arrêtons-nous, messieurs, et disons pour conclure
Que c’est bien se tirer de vilaine posture.
Pour Tonton Cou c’était un jeu de débutant.
Le tout était d’avoir quelque peu de coulant.
Il l’eût, et l’âme en paix, laissant les saints parvis,
Notre homme à pas comptés regagna son logis,
Non sans de ci, de là, tailler mainte bavette
En augurant du temps, derrière ses lunettes !

Au dîner ce jour-là il fut pourtant chagrin,
Car son potage avait le goût du parchemin.
Le grand vicaire émit des doutes fort acerbes
Quant à la propreté des chaudrons et des herbes.
Et plus tard, il faillit s’étrangler de dépit,
Apprenant qu’il avait sucé du manuscrit.



  1. Tableaux exposés dans les missions et dont un prêtre armé d’une longue baguette donne l’explication. Ils sont dus à Michel le Nobletz et au P. Maunoir.