Le Mystère de Valradour/Chapitre XXVII

Maison de la Bonne presse (p. 78-83).

CHAPITRE XXVII

LE RADEAU


L’arrivée de la nuit était inquiétante, aucun abri ne se montrait, la route côtoyait des prairies inondées et, au bas d’une côte, elle était complètement coupée sur une longueur d’environ cent mètres, après laquelle la pente remontait. René regardait avec angoisse l’immersion des arbres de chaque côté du chemin, ce qui lui indiquait une certaine profondeur au bas de la descente. Comment franchir cet obstacle ? L’eau monterait plus haut que la pauvre charrette. Au fond de l’horizon, il apercevait les lueurs d’un village, quelques maisons éclairées ; comment gagner cette oasis ?

Sa mère partageait son anxiété, leurs yeux erraient aux alentours, aucun bateau, aucun pont, une route inondée par la pluie persistante de décembre. Il allait falloir camper là ; nul passant ne venait, nul bruit, un silence sinistre.

René rangea son attelage au bord du fossé, ouvrit les sacs et on soupa assez maigrement avec les provisions emportées de Valradour, dont il fallut donner la plus grande partie aux animaux de trait. Mousson, toujours hostile, refusa de manger et alla se coucher du côté opposé au chemin.

— Si j’essayais de rendre la caisse de la voiture étanche, proposa René, elle flotterait, on détellerait les chiens qui nageraient, moi aussi.

— Je sais bien nager, hasarda Mme de Valradour, seulement l’eau glacée nous paralyserait...

— Essayons de camper. Demain, au jour, on avisera, il y a ici une sorte de masure en ruines, on s’abriterait contre les murs ; vois-tu ce que je veux dire, à droite ?

— Alors on pourrait peut-être faire un peu de feu... L’humidité est terrible.

— Oui, mais s’il allait nous dénoncer.

— C’est juste, résignons-nous.

Ils étaient entrés dans une maison sans toitures, vide de meubles, qui avait été pillée et bombardée, René éclairait un peu l’ombre avec son briquet, il butta dans une barrique vide qui rendit un son sonore. Il y avait là plusieurs barriques, et soudain, illuminé de joie, il s’écria :

— Maman, j’ai le radeau, Maman ! nous allons passer l’eau et nous irons dormir au chaud, là-bas, au village ; grand’mère Ravenel m’a conté souvent que sa propre grand’mère, lors des guerres de Vendée, avait passé la Loire dans une barrique.... Attends un instant, tu auras un radeau.

Sans différer, vite, afin de profiter du reste de jour, le courageux garçon roula deux fûts sur la route, il enfonça deux fortes branches d’arbre dans les orifices des bondes, les laissant dépasser assez afin de pouvoir, en les liant ensemble, rapprocher les deux barriques. Le lien nécessaire fut aisé à trouver. René avait vu à la campagne les paysans tordre des branches pour les rendre souples et attacher avec les fagots de bois. Il coupa de longues baguettes de saule qui firent merveilleusement l’affaire, ensuite, il arracha un volet qui pendait, tenu par un seul gond, le fixa sur les tonneaux et le rustique radeau fut construit. La nuit était presque complète ; heureusement la lune se montrait très claire dans un ciel de gelée.

— Maman, viens, il me semble que nous sommes des naufragés... les chiens nageront, la charrette aussi, j’espère, je l’amarre à notre yacht de plaisance, je place les valises près de toi, je me déchausse et je pousse l’esquif, je vais couper une longue perche, mon couteau a une petite scie, les arbres du bord de la route nous serviront de guides, afin de ne pas perdre la voie.

— Tu es le plus ingénieux des garçons ! Comment pourrais-je assez remercier Dieu de t’avoir donné à moi.

— Tu m’inspires ! Sans toi, qu’aurais-je fait ? Je serais sur le banc de la salle d’étude au collège, au lieu de jouer au Robinson Crusoë, ce qui est autrement passionnant. Viens.

Le brave enfant, toujours fidèle à sa foi, agissait tout en parlant, il se servait de sa branche comme d’un levier pour mettre à flot sa construction. Il l’arrêta au bord.

Monte, maman,

Maria-Pia partageait la confiance de son fils, elle se laissa hisser sur le volet, s’y assit à côté des sacs de voyage. Elle prit les vêtements de René, qui n’avait gardé que sa chemise, comptant diriger le radeau à la nage, s’il le fallait ; il lâcha les chiens en pleine eau et résolument y entra à son tour. Sa mère souffrait de le voir ainsi assumer toute la peine, lutter pour elle ; elle priait tout bas.

Le petit claquait bien un-peu des dents, mais il se roidissait, sentant à quel point il était nécessaire de ne pas dévier, de suivre la route droite, au lieu de partir à travers les prés inondés. Bientôt, il eut de l’eau aux épaules, puis jusqu’au nez. Il fallait nager, mais ce fut très court, il sentit que la pente remontait, il vit les chiens atterrir ; alors, de toutes ses forces, il lança le radeau et le fit échouer au bord du flot.

— Ah ! maman, la Providence est avec nous ! Je n’en ai jamais douté.

— Oui, figlio mio. Elle se sert de toi et tu sais bien répondre à son appel. Maintenant, reprends vite tes vêtements, je les ai tenus chaudement sous ma pelisse.

En un tour de main, René fut prêt, une bonne réaction ravivait son énergie, il réattela ses bêtes et le petit cortège remonta la pente dans la direction du village.

  • - Je ne pense pas que les Boches nous découvrent à présent, fit René

en riant ; j’aimerais pourtant à les voir barboter d’où je viens ; la bonne douche, mère, je n’ai jamais été si bien !

Les animaux semblaient du même avis, ils tiraient à plein collier, devinantnant le repos proche en haut de cette rude côte au sommet de laquelle se dressait le village. Il était environ 20 heures lorsqu’ils arrivèrent ; toutes les portes étaient closes, mais plusieurs lumières se montraient aux fenêtres. Une enseigne de tôle se balançait au vent. Sûrement, elle indiquait une auberge. René frappa contre la porte qui s’ouvrit aussitôt.

L’intérieur était agréable à voir. Un poêle répandait une bonne chaleur, on voyait deux longues tables, dont l’une portait un couvert, dressé pour le repas du soir, des bancs, des chaises, et une accorte Flamande en tablier blanc, évoluant affairée autour du fourneau. Assis près du feu, un couple de voyageurs.

— Entrez, dit l’hôtesse, soyez les bienvenus dedans.

Mme de Valradour mit pied à terre de son singulier équipage, et ne se fit pas répéter l’invitation.

— Où puis-je mettre mes chiens ? demanda René, il y a une remise ?

— Dans la cour, tournez a droite. Albreth, prends la lanterne et va conduire monsieur.

Un garçon d’une douzaine d’années accourut du fond de la cuisine.

— Tu peux venir avec, Monsieur, il y a pour tes chiens ici, dit-il à René.

— Bon petit Flamand, répondit René, il faut aussi leur donner un# grosse soupe, tu sais.

— Sois tranquille, Monsieur, j’ai.

— Tu as la soupe ?

— Oui, joeporte avec.

— Bien.

Il y avait une litière de paille, les chiens s’y roulèrent immédiatement, à l’exception de Mousson toujours fâché contre son maître ; il avait suivi Mme de Valradour à l’auberge.

Quand René rejoignit sa mère, il la trouva installée près du poêle, une brique chaude sous les pieds.

L’enfant éprouvait une grande joie à se reposer, à se détendre ; il avait accompli un joli raid.

— J’ai demandé deux chambres, lui expliqua-t-elle, et à souper.

Le couple de voyageurs, silencieux, observait les nouveaux venus. C’était un ménage. Lui pouvait avoir une quarantaine d’années, elle un peu plus jeune, ils avaient le type très français, et les quelques mots qu’ils échangeaient entre eux prouvèrent qu’ils parlaient cette langue à merveille.

Malgré lui, René les regardait avec une sympathie visible, il songeait :

— Ce sont des compatriotes.

L’étranger lui rendit son regard avec non moins d’aménité, et comme l'hôtesse leur offrait à tous de s’asseoir à table pour dîner, ils s’y placèrent les uns à côté des autres. La conversation s’engagea vite entre des voyageurs qu’une difficulté commune réunissait. Ils osèrent avouer leur but ; la frontière de Hollande.

— Vous êtes Français, Monsieur, demanda René en souriant, votre langage vous dénonce... Je suis si heureux de me trouver près d’un compatriote.

— Tu es Belge, mon chéri, lui souffla sa mère.

— Oh ! mère, Franco-Belge et même Italien par toi, mais de tout cela on peut faire, à cette heure, un ennemi des Boches.

— « Taisez-vous, méfiez-vous », vint dire à demi-voix l’hôtesse. Ici

nous sommes surveillés de près. A tout instant, il peut entrer un Allemand. Notre maison, tolérée ouverte, peut être fermée si on nous soupçonne amis des alliés.

— Écoutez, fit à voix basse le voyageur étranger, j’étais consul de France à Liège. J’ai été pris comme otage, je me suis échappé avec ma femme à travers mille périls…

— Ah ! et nous aussi, affirma Mme de Valradour ; sans le courage de mon fils, nous nous serions perdus.

— Voilà trois fois que nous essayons de passer, expliqua le consul et nous sommes forcés de rétrograder. Toute la frontière est hérissée de fils de fer barbelés, les patrouilles circulent le long du barrage sans trêve. On tâche de passer derrière le dos des soldats.

— On m’a dit qu’il existait des entreprises d'évasion, murmura René. Ici peut être…

— Oui, ici, et on y est honnête. J’ai déjà eu affaire à plusieurs agences. On paye un tiers avant le départ et les deux tiers à l’arrivée, Répondit le consul.

— Et garantit-on le succès ?

— Nullement. Les entrepreneurs risquent leur vie. Ils ont des cachettes, des postes de ralliement ; le plus difficile est le passage du canal, sur une sorte de radeau qu’on tire de la rive opposée par une corde. Après, il n’y a plus qu’une demi-journée de marche pour être sauvé. Mais je préfère le système des braves gens chez qui nous sommes.

L’hôtesse, à ce moment, laissa choir une assiette, la porte venait de s'ouvrir, deux hommes en uniformes gris entraient.

Les quatre voyageurs comprirent que le silence était de rigueur, les nouveaux venus les regardaient avec malveillance. Ils se firent servir « ein gross glass béer », l’avalèrent sans le payer et se mirent à examiner le livre de police.

Mme de Valradour n’avait pas encore inscrit son nom, l’aubergiste s’adressa à elle :

~ Vous avez un sauf-conduit ?

—. C’est moi qui l’ai, se hâta de répondre René, ma mère est très souffrante.

La pâleur spectrale de Maria-Pia le prouvait assez…

Il se levait en prononçant ces mots et s’adressant au policier en sa langue, il lui montrait, d’un air aimable, le laissez-passer au nom de Karl Hartmann.

— Puisque j’ai la chance de vous rencontrer, mein Herr, fit-il, voudriez vous me dire si la tournée de mon oncle, le colonel Hartmann, gouverneur de Mézières, vous est annoncée. Je dois l’attendre ici, mais la route est si mauvaise qu’il aura, je le crains, beaucoup de retard.

Les deux Allemands portèrent la main à leur front, polis en face de ce neveu d’un personnage important.

— Non, répondit le gradé, nous ne sommes pas encore avisés, ce n’est guère étonnant, le télégraphe a été coupé à Zaventhem.

— J’ai quitté mon oncle au château des Amerois, où j’ai eu l’honneur de voir l’empereur, il est possible que Sa Majesté l’ait retenu, il m’a envoyé en avant. Sa tournée d’inspection ne peut s’accomplir à jour fixe.

— Nous serons prêts à le recevoir, Monsieur, merci de nous avoir prévenus.

— Je croyais que vous l’étiez déjà. En tous cas, cet hôtel est le meilleur du pays, j’y retiens ses appartements. Bonsoir, Messieurs.

Très calme, René se rassit à sa place et se mit à manger paisiblement en ayant soin de parler allemand pour se faire servir.

Quand les deux policiers furent loin, le jeune garçon osa regarder sa mère qui sourit :

— Tu m’épouvantes !

— Nous arriverons, mère, la Providence l’a décidé, tu sais bien.

Le consul et sa femme ne savaient trop quelle contenance faire. Qui René avait-il joué ? L’enfant comprit leur pensée.

— Rassurez-vous. Sous l’apparence, il y a le fond. Grattez le nom de Karl Hartmann, vous trouverez René Ravenel.

— Non, dit tout bas la mère, tu t’appelles Pio Rheney de Valradour.

— Pour l’instant je suis une trinité… trois personnalités en une seule, Monsieur le consul, quand comptez-vous partir ?

— Au plus vite sûrement. Et vous ?

— Demain à la première heure. Inutile d’attendre mon oncle !… (il riait). Avez-vous un véhicule, Monsieur ?

— Aucun. Il serait imprudent d’en avoir. Pour n’être pas vu, il faut filer à pied. Et passer l’eau… Tous les ponts sont gardés.

— Quelle est la distance ?

— Douze à quinze kilomètres.

— C’est long, mais avec ma voiture à chiens…

— Vous ne passerez pas, interrompit l’hôtesse, qui se mêlait à la conversation, j’en ai bien vu des proscrits, tous ceux qui ont été pris ont été immédiatement fusillés. Non, il n’y a qu’un moyen.

— Lequel ? Dites-le-moi, Madame, fit Maria-Pia, nous serons heureux de reconnaître vos services.

La brave femme eut un geste d’indifférence. Elle alla mettre le verrou à la porte, éteignit la lampe et s’asseyant sur le banc, à côté de ses clients, elle parla presque bas.

— Voici : mon homme est chargeur aux mines de Laxen, à quatre kilomètres d’ici. Les wagonnets partent à vide d’Olburgen et en reviennent pleins do charbon, ils circulent en l’air suspendus aux fils de transmission.

— Ah ! j’y suis, s’écria René, la belle idée, on passe le canal dans le wagonnet, par la voie aérienne.

— Juste, mon petit, juste, il n’y a pas une seule autre manière. Les rives, les ponts, les bateaux, tout est gardé minutieusement et partout sont tendus plusieurs rangs de fils de fer barbelés.

— Alors, il faut avoir des intelligences avec les mineurs pour embarquer ? et débarquer des wagonnets.

— On en a. Pour le départ, il y a mon homme ; pour l’arrivée, mon frère qui est porion. Vous descendez au dépôt de charbon, où il attend pour charger, vous glissez tout doucement dans le tas de poussière noire, il n’y a que des Belges employés à ces puits, pas de danger qu’ils parlent. De là à la frontière, il reste deux heures de marche à travers une plaino d’ajoncs, vous passez la nuit naturellement, les douaniers hollandais sont bien disposés, ils savent fermer les yeux à propos.

— Tu vois, mère, dit René, toujours le fil conducteur. C’est comme si l’étoile des Mages marchait devant nous. Madame l’hôtesse, Dieu vous le rendra. En attendant, je vous laisse mes chiens de trait et ma voiture en souvenir de votre bonne action.

— Pourrons-nous partir tous les quatre ? fit le consul.

— Je l’espère, répondit la Flamande, mon petit gars vous préviendra à 4 heures du malin, les wagonnets sont lancés au jour. Il y a quatre kilomètres environ à faire à partir d’ici, les chemins sont mauvais, souvent il faut s’arrêter et se cacher.

— Ma mère ira dans la voiture à chiens, cela passe à peu près partout. Votre fils ramènera l’attelage.

— On essayera de marcher ainsi ; mais il faut à tout prix que les bêtes soient solidement muselées, le moindre aboiement nous dénoncerait. Maintenant, reprit l’hôtesse, allez dormir ; soyez en paix, je vous avertirai, faites attention, donnez-moi la main pour monter, il serait imprudent de rallumer la lampe. Voilà justement le pas d’une patrouille, dans la rue. Tous se turent, nul n’osait bouger ; devant la porte, des soldats traversaient la chaussée, on percevait le bruit de leurs bottes et le cliquetis de leurs armes. Alors, les proscrits, le cœur ému, rentrèrent chacun dans son appartement, afin d’essayer de prendre un peu de repos et de forces pour les grandes fatigues du lendemain.