Le Mystère de Valradour/Chapitre XXIV

Maison de la Bonne presse (p. 66-71).

XXIV

L’ENNEMI


La mère et le fils remontèrent aussî vite que possible. Albert ; pâle et transi, les attendait en haut de l’escalier.

— Ils montent les lacets de la rivière à cheval, il y en a bien dix à douze, dans notre avenue, j’ai couru vous avertir. Quoi qu’ils nous veulent, Seigneur Jésus l

— Soyez calme, Albert, répondit René, les Boches, ça me connaît. Mère, va t’étendre sur la chaise longue, tu es essoufflée. Et attendons sans crainte.

Maria-Pia ne savait presque rien de la guerre, elle était beaucoup moins épouvantée que les serviteurs.

— Ils vont nous tuer, gémissait Albert, ils vont couper les mains au fiské !

Il n’eut guère le temps de commenter sa frayeur, la troupe entrait dans la cour d’honneur, l’officier qui marchait en avant mit pied à terre au perron. René l’aperçut par la fenêtre :

— Oh ! c’est encore Werner ! Il me poursuit, le bandit ! Mère et vous, Albert, pas un mot de moi, surtout. Je n’existe pas.

Tout en parlant, l’enfant jetait un regard autour de la pièce. Elle avait juste deux portes, l’une donnant sur le vestibule ; l’autre, vitrée, ouvrant sur le perron. Il ne pouvait donc fuir par aucune ; alors, résolument, il se jeta sous la chaise longue de sa mère, dont les franges retombèrent sur lui.

Il était temps, la porte du hall s’ouvrait brusquement. Zabeth montra sa tête effarée, tandis que l’officier, botté, éperonné, cravache en main, passait devant elle. Mousson, surpris d’une telle intrusion, avait bondi en aboyant à pleine gorge, au grand déplaisir de René, tapi à plat ventre, le nez contre le parquet. Werner envoya un coup de pied à l’animal, qu’il crut reconnaître, si bien que sa première parole adressée à Mme de Valradour, qui n’avait ni bougé ni pâli — l’aurait-elle pu ? — fut :

— Qu’est-ce que c’est, que cette bête ?

— Un chien, répondit-elle fort paisible.

— D’où sort-il ?

— D’une famille de chiens, probablement.

— Qu’est-ce qu’il fait ici ?

— Son métier de chien, il garde.

— Il y a longtemps que vous l’avez ?

Maria-Pia sourit un peu :

— C’est pour lui que vous venez ?

— Je viens pour ce qui me plaît. Je vous prie de répondre à mes questions, je suis l’envoyé de l’empereur, je me nomme Konrad von VVerner, gentilhomme de Brandebourg.

— Je ne l’aurais pas deviné. Vous, gentilhomme !

— Vous êtes insolente.

— Observatrice simplement.

— Je viens réquisitionner votre château. Vous aurez l’honneur d’y recevoir votre souverain.

— Le roi d’Italie ?

Il haussa les épaules :

— Le conquérant, celui qui gouverne la Belgique, Madame, notre grand Empereur !

— Ah ! le roi de Belgique s’est fait empereur ! Je ne savais pas, il est vrai que je retarde… depuis douze ans, je n’ai vu personne, ni lu un journal.

— Ça se voit. Apprenez donc que votre pays est allemand, qu’il est régi par nos lois, notre kulture germanique.

— Ah ! est-ce que le climat s’y prête ? Mon mari disait que la culture, chez nous, ne favorisait guère que les bois, un peu de houblon, les pommes de terre.

L’Allemand éclata d’un rire bruyant :

— Seriez-vous toquée… bizarre, Madame, avec votre air de fantôme ? D’où sortez-vous ?

— De la cave.

— Bravo ! Et elle est bien montée, j’espère, la cave ! Je vais la visiter, comme toute la maison. Je suis envoyé en fourrier ici. Nous croyions le château inhabité.

— Il y a quatorze ans que j’y suis, sans l’avoir jamais quitté un seul instant. Que pourra bien faire ici l’empereur de Belgique ?

L’empereur de Belgique est aussi l’empereur d’Allemagne, de France, de Serbie, de Monténégro ! S. M. Wilhelm II.

— Dont vous seriez le « Chat botté », comme dans les contes que me contait ma nourrice, c’est l’empereur de Carabas !

— Peu importe, fit le lourdeau, qui croyait avoir affaire à une simple d’esprit. Vous allez avoir le grand bonheur de le recevoir… chez lui.

— Chez lui ? je n’ai nulle intention de m’y rendre pour y être son hôtesse.

— Ici. Comprenez donc que partout où loge le maître, il est chez lui ! Or, nous avons choisi cette résidence, parce qu’il a besoin d’air pur, de grand calme, d’isolement et de confortable ; cette maison nous paraît appropriée selon nos désirs. Ecoutez mes ordres et soumettez-vous-y à l’instant même, sous peine…

— De retourner dans la cave, comme les enfants méchants ?

— Trêve de railleries. Vous recevrez une équipe de valets tout à l’heure ; ils doivent préparer les pièces, allumer les feux, organiser les cuisines, vous devez avoir du linge en quantité. Reettez-moi vos clés.

— Je n’en ai pas une.

— Bien. Elles sont aux meubles ? ça suffit. Vous allez quitter cette chambre, que prendra probablement le kaismr. Elle est grande, bien exposée au rez-de-chaussée, ce qui est plus commode pour le service.

— Où donc irais-je ?

— 11 doit exister des logements dans les combles, vous y serez tolérée.

— De la cave au grenier ! étrange destinée, soupira Mme de Valradour.

— Vous avez déjà payé une contribution de guerre ?

— Je l’ignore. 11 faut demander cela au gardien.

— C’est le domestique qui garde la galette ici ?

— La galette ! Je ne sais s’il en reste, il y a, en tous cas, une réserve de boîtes de sardines.

— La drôle de bonne femme ! exclama l’Allemand, se moquerait-elle de moi… Tant pis pour elle, si elle ose. Je vais examiner les appartements et désigner leur emploi ; en attendant que je revienne, videz les lieux.

— Oh !

Il sortit, claquant la porte.

René aussi sortit tout doucement de sa cachette. Il riait, il saisit la main de sa mère, l’embrassa :

— Tu as été admirable ! Seulement, il va falloir sortir d’ici. Vivre sous le même toit que ces malappris serait impossible. Tant que le Werner est au château, je ne peux pas me montrer, je vais aller me cacher dans le souterrain. Quand il sera loin, envoie Albert m’appeler.

— Va, mon trésor, et surtout ne t’expose pas !

René se faufila hors de la chambre. Il entendait un bruit de bottes et de voix à l’étage supérieur. Déjà sur la porte du salon, il put lire ces mots écrits à la craie : « Zimmer den doctor ». Il se dissimula derrière le battant de l’entrée de l’escalier conduisant à la cave ; il voulait entendre, il aurait toujours le temps, quand l’ennemi descendrait, de s’enfuir. Le « feldwebel », resté en bas, ne faisait aucune attention à lui, iï s’occupait à inspecter les buffets de la salle à manger, donnant des ordres à deux soldats qui le suivaient.

— Prenez cette argenterie, frottez-la et qu’elle brille, et ne l’oubliez pas en partant, car elle en vaut la peine. Essuyez ces cristaux, cette vaisselle, qui paraît n’avoir pas servi depuis longtemps. Sa Majesté dînera ici, avec ses médecins et officiers d’ordonnance.

— Le vautour est donc malade ? pensait René ; le fait est que je lui avais trouvé une vilaine mine aux Amerois. Alors, le kaiser qui parade sur tous les « fronts », c’est le « sosie », celui qu’on montre à l’air belliqueux, aux moustaches hérissées. Comme on apprend des choses, à faire mon métier ! Ah ! les voilà qui rappliquent, je me sauve.

A pas de loup, il s’enfonça dans la nuit. Il savait son chemin, il refermait avec précaution derrière lui toutes les portes. Quand il fut à celle du souterrain, il approcha une futaille, se glissa dans l’entre-bâillement du battant et ramena avec sa main la barrique tout contre l’entrée, puis, l’oreille au guet, il épia. Bientôt, il entrevit une lueur filtrant entre les jointures de sa cachette, le son des voix lui arrivait clairement :

— Mince de liquide, remarqua un soldat, qui devait avoir servi dans une taverne de Montmartre, sans doute en qualité d’espion ; la réputation des caves de Belgique est usurpée ! Y a tout juste de quoi se rincer la dalle dans cette turne. La plupart des fûts sont vides.

Il donnait de grands coups de pied dans les futailles, qui résonnaient, emplies d’air. Il conclut :

— Remontons, il faudra réquisitionner quelques barriques de vin et de bière dans le voisinage, sous peine d’avoir la pépie. Ouste ! kamarades, remontons ; il gèle ici.

La lueur et le bruit se perdirent. Alors, le garçon continua jusqu’au profond souterrain. Il avait une idée :

— Je vais emplir mes poches de tout l’or que je pourrai, nous en aurons besoin pour la fuite ; après, je remettrai les pierres plates sur l’excavation, pour que les Boches ne la trouvent pas ; plus tard, à la paix, nous reviendrons.

Il tâtonnait, moins habitué que sa mère à l’obscurité ; heureusement, il avait en poche son briquet. Quand il plongea ses mains dans les amas d’or, il eut une hésitation…

— Est-ce que je vole… est-ce que j’ai le droit… ?

Comme toujours, lorsqu’il était dans l’embarras, il évoqua la pensée l’oncle Pierre.

— Inspirez-moî !

Et la voix intérieure dit !

— Prends, tu es chez toi, tu as besoin d’or pour toî et les autres, tu ne commets aucune faute.

L’enfant se chargea sans enthousiasme, le maniement des richesses n’avait sur lui aucune prise. Mais il pensait à sa mère, à l’oncle Pierre, au besoin d’argent pour vivre, voyager, regagner la patrie !

Les heures parurent longues au pauvre garçon emprisonné. Il comprit encore plus l’horreur des années de séquestration endurées par sa mère, en ces affreuses catacombes. Il s’ingéniait à reconstituer les occupations de l’infortunée recluse, il admirait le parti qu’elle avait su tirer des boîtes de conserves. Il grignota un peu des derniers biscuits, et comme il en prenait un, sa main se posa sur un petit corps velu qui ne s’enfuit pas :

— Le rat de maman !

Il prit la bestiole, nullement farouche, vive, au doux pelage, et il se demanda pourquoi on avait tant d’antipathie pour le rongeur très propre, aisément familier. Il alla boire à la source, heureux d’accomplir tous les gestes de celle qu’il aimait. Il colla son visage le long de la fente, d’où venait l’air du dehors, par où il avait passé jadis…. Les excellents Ravenel s’étaient donc trouvés au bord de la rivière, amenés par la Providence pour le repêcher ? Il reprenait en lui-même toute l’histoire de sa vie. Une voix douce l’appela d’en haut. Il reconnut l’organe de sa mère, il courut escalader les marches et la rencontra dans la première cave.

— Viens, l’officier est parti, les soldats sont allés dîner, nous sommes seuls. Quel parti prenons-nous ?… Tu vois, mon bambino, je m’appuie sur toi, nos rôles sont renversés, c’est moi qui me laisse guider. Ta jeune expérience dépasse celle de la recluse. Je n’avais guère plus de ton âge, quand le malheur a commencé à pleuvoir sur moi, lorsque je suis venue ici à seize ans.

— Maman, sans toi, sans ta pensée, je n’aurais rien fait ; je serais encore le collégien inutile…

— Mais heureux, loin de tout danger.

— Loin du plus grand bonheur : t’aimer ! Quelle joie est comparable à cela : t’avoir délivrée ! Voici ce que je crois bon de faire. Werner peut revenir…

— Non. Il m’a dit, avec sa grâce de « gentilhomme » de Brandebourg, qu’il avait l’honneur de me saluer, en prenant un congé définitif, parce qu’il partait aux Dardanelles.

— Tant mieux, je ne le croiserai plus… Ah ! Mousson a manqué me jouer un bien mauvais tour. Sans ta présence d’esprit, la pauvre bête me faisait découvrir.

— Nous avons la nuit pour nous préparer, leur kaiser doit arriver au matin.

— Pendant mon emprisonnement dans ton souterrain, j’ai jugé utile de prendre de l’argent dans le trésor, il faut en cacher sur nous le plus possible. Où pourrions-nous nous installer, puisqu’ils t’ont chassée de ta chambre ?

— Ils ne m’ont pas encore chassée, j’ai obtenu d’y coucher cette nuit ; viens, tu as eu une idée géniale ; moi, je ne pense à rien, je n’ai pas même une bourse.

— Fais un petit sac d’étoffe, couds-le dans ton corset, et mets-y les louis. Maman Marthe agissait ainsi quand nous voyagions. Moi, je vais me fabriquer une ceinture avec des serviettes. Fais emplir par Zabeth une valise de linge.

— Zabeth est plus morte que vive, les ennemis l’ont obligée à leur faire la cuisine.

— Et Albert ?

— Il ne quitte pas sa femme, il tremble ; les braves gens ne peuvent nous aider en rien.

— Passons-nous d’eux. Repose-toi, économise tes forces ; moi, je vais tout préparer. Il faudrait aussi dîner.

— Encore une chose que j’oublie… les heures de repas m’étaient inconnues.

— Je vais aller à la cuisine et je t’apporterai quelque chose. Je sais leur langue, ils me prendront pour un des leurs. Ce n’est pas que je m’en flatte, mais cela me sert. Veux-tu coudre, en attendant ?…

René avait un caractère décidé, il avait acquis en bien peu de jours beaucoup d’audace et d’expérience, il se croyait invincible, il avait confiance en lui et, ce levier en main, il ôtait de son chemin tous les obstacles.

Il entra en maître dans la salle à manger des domestiques, située au sous-sol, près de la cuisine. Les Allemands mangeaient avidement, silencieux, trop occupés à jouer des mâchoires pour causer ou observer, Albert, pâle comme la serviette qu’il avait en main servait. Le feldwebel, seul officier laissé au château pour le mettre en état de recevoir le souverain malade, présidait la table. Elle était chargée de victuailles. René prit un plateau sur une étagère et y posa tranquillement du pain, un poulet rôti, des pommes de terre, une bouteille de vin. des confitures, une tranche de pâté, du sucre et une cafetière emplie de café bouillant.

— Qu’est-ce qu’il fait, celui-là ? exclama le sergent.

— Ce qu’il doit faire. Silence, ou je fais mon rapport demain, riposta l’audacieux garçon en parfait allemand.

— Suffit, dit l’autre, en se versant une pleine coupe de champagne, qu’il avala d’un trait.

René remonta chargé de ses provisions, et dîna presque gaiement avec sa mère.

— Vois-tu, maman, j’ai toujours dans ma poche le sauf-conduit au nom de Karl Hartmann ; quand il le faudra, j’incarnerai le personnage.

— Mon compatriote, le mime Frégoli, te rendrait des points. Quand j’étais jeune, en Italie, nous avions un acteur nommé ainsi, qui jouait à lui seul une pièce à plusieurs personnages. Il changeait de personnalité avec une incroyable habileté. Alors, nous attendrons demain pour voir leur grand empereur universel ?

— Nous ne saurions faire autrement. D’abord, tu n’es pas encore bien forte. Ensuite, il faut que je trouve, un véhicule quelconque.

— Autrefois, nous avions chevaux et voitures à Valradour.

— Les chevaux ont été réquisitionnés ; quant aux voitures… qu’en ferions-nous. On avisera demain ; « à chaque jour suffit sa peine », dit un proverbe français. Tu vas te coucher, mère, et tâcher de dormir.

Quand ils eurent dîné, Mousson expédia les restes, sans négliger un os. Le mère et le fils firent leur prière fervente, si douce, à genoux l’un près de l’autre, leurs mains croisées ensemble, la droite de l’un dans la gauche de l’autre, unis dans une même foi, un même amour !