Le Mystère de Valradour/Chapitre XXI

Maison de la Bonne presse (p. 61-62).

XXI

MAMMINA


René n’était pas un psychologue, il était un enfant insouciant et heureux jusqu’à ces récents jours. Il n’avait jamis songé à analyser ses pensées, il n’avait pas encore abordé au collège la philosophie, il comprenait son devoir d’écolier et aimait sa famille. Il se plaisait aux jeux, aux sports auxquels il excellait, les pratiquant surtout pendant ses vacances en anjou, chez sa grand"mère. Là, il montait à cheval, sans selle ni bride, sur les jeunes poulains qu’on élevait dans les prairies ; il conduisait la vieille dame en automobile à la Messe et à la ville. À présent, il tombait subitement de la plus douce quiétude aux plus terribles événements, non seulement extérieurs, mais en pleine lutte d’âme. Qu’était-il ? D’où venait-il ? Deux femmes également aimantes l’appelaient « mon fils ». Et envers ces deux femmes un élan filial le portait. Alors, au lieu de songer, il accepta en vrai sage les faits accomplis. Il se dit que son miraculeux voyage cachait un mystère, que l’idéale créature sauvée par lui devait avoir droit à sa tendresse, qu’un jour il saurait tout.

En attendant, il allait la soigner de son mieux, compenser ses douleurs par d’exquises attentions. Et comme les deux domestiques émettaient toutes les suppositions, il crut remarquer sur le cher visage blême une grande lassitude, et il les pria de préparer leur besogne silencieusement. Celle qui, depuis douze ans, n’avait pas entendu une parole humaine n’en pouvait supporter davantage.

L’enfant appela Albert, après avoir conseillé à Zabeth de procéder à la toilette de l’es-prisonnière, de lui apporter du linge et des vêtements. Pendant ce temps, il parcourait la maison seul. Il voulait être seul, écouter la voix des choses, toucher des objets dont ses mains croyaient retrouver le contact. Longtemps il demeura près d’un berceau, jamais ii n’avait éprouvé pareille impression, il croyait découvrir un filon très lointain, perdu dans l’insaisissable ; plus il cherchait, moins il trouvait, les fugitives clartés éclairaient mieux quand il ne les provoquait pas.

Dans un ancien journal, non décacheté : le XXesiècle de Bruxelles, daté de, il lut cette adresse : M. Rheney de Valradour. Et ce lui fut un trait de lumière, les concierges l’avaient appelé Monsieur Rheney et non René, ces bons Flamands avaient un si singulier langage !

Un livre d’images attira ses doigts et il feuilleta de vieilles pages enlu minées, abîmées, qui lui soufflaient de légères ondes de souvenir à peine perceptibles.

Il suivait une attirance à travers les grandes pièces froides, il contemplait. les tableaux... portraits d’ancêtres... paysages d’Italie, la baie de Naples d’un azur profond.

Une clochette agitée au bas de l’escalier le rappela à la réalité, la voix d’Albert criait :

— Hé, fiské, Godforden ! Monsieur est servi.

Alors René descendit. Ces mots flamands lui chantaient déjà comme un ancien écho.

Quand il entra dans le salon, ce fut pour lui comme un éblouissement. II crut défaillir tant son cœur bondit avec violence et il dut s’arrêter sur le seuil, s’appuyer un moment au chambranle.

Cette femme, au visage animé d’une lumière intérieure, aux yeux immenses et ardents qui le fixaient, oh ! il la reconnaissait ! Ce sourire tendre s’était penché sur ses sommeils d’enfant, cette robe à ramages bleus l’enveloppait jadis dans scs plis. Quand la voix suppliante l’appela : Figlio mio ! il reconquit ses forces, courut, et ses lèvres retrouvèrent l’instinctif accent : Mammina ! Cette fois la glace était rompue, le passé avait filtré à travers la couche d’oubli, la mère et le fils se contemplaient extasiés.

Leur journée fut exquise, bien qu’ils eussent ensemble plus de silences que de paroles ; leurs âmes se confondaient, ils n’avaient aucun mot capable d’exprimer le flot de souvenirs inexprimables. Ils se regardaient, ils s’aimaient. René ne s’étonnait pas de s’entendre appeler Pio.

Quand vint la nuit, il lui semblait n’avoir jamais quitté la maison, il disait maman avec une aisance naturelle et il s’endormit dans la chambre voisine de celle de sa mère, après lui avoir dit le plus doux des bonsoirs. Il s’endormit brisé d’émotion, de lassitude, redevenu Bébé...

Et elle, l’infortunée recluse, s’endormit aussi sans une pensée d’amertume, ayant tout pardonné dans le bonheur présent !