Le Mystère de Valradour/Chapitre XVIII

Maison de la Bonne presse (p. 53-55).

XVIII

DANS LES BOIS


Dès l’aube, notre petit Français, endormi dans le palais, presque sous le même toit que le kaiser ennemi, s’éveilla. Il avait pris i’habitude des étapes variées, des sommeils en de singulières chambres à coucher ; celle-ci était en somme assez confortable, les coussins moelleux en cette voiture de luxe, réquisitionnée évidemment à quelque personnage ami du bien-être. Sur les portières étaient gravés des couronnes et des blasons ; seulement René ne connaissait rien à l’art héraldique.

Il bondit avant qu’il fût jour, se rappelant que Werner avait son audience pour 4 heures du malin. Or, il était fort possible qu’après il lui enjoignît de repartir. Ah ! non, cette fois il ne fallait plus retourner le visage vers la France avant que sa mission fût accomplie.

Il ouvrit facilement le rideau de fer qui renfermait les automobiles, d’autant mieux qu’un autre-chauffeur se préparait à partir avec sa voiture.

René s’élança dans le parc, suivi de son chien bondissant. L’éclairage était plus sommaire que la veille au soir. L’enfant se jetait autant que possible dans l’ombre des massifs épais de houx et de lauriers.

En haut, dans le ciel blafard, quelques aviatiks couraient, semblables à des étoiles filantes. La grille était déjà ouverte, les factionnaires à leur poste. Ils arrêtèrent le fuyard.

— Vous avez un laissez-passer ?

— Mon numéro de chauffeur. Voyez : 45. — Où allez-vous ?

René était pris au dépourvu. Que dire ?

— Je dois aller attendre au pont l’arrivée du général Hindenbourg...

René avait lancé au hasard le nom de cet homme illustre. Le soldat, par chance, était un simple, il avait pour consigne de laisser passer ceux qui avaient un numéro, il l’exécutait sans plus, le porteur étant en règle.

René s’élança libéré, le cœur vaillant ; hors du cercle de lumière concentré par les globes électriques, la nuit était épaisse, le soleil ne se lèverait pas avant 7 h. ½ d’ici là il fallait marcher... sans savoir où... s’éloigner surtout.

Il regarda sa boussole avant de franchir l’espace lumineux, il savait devoir s’orienter vers l’Ouest. Il pensait suivre le bord de la rivière autant que possible et pour cela il était limpide qu’il fallait descendre, il ne risquait pas de s’égarer en prenant la route en ce sens.

Il s’enfonçait entre deux bois tout noirs, séparés par une étroite bande plus claire, assez glissante, avec de profondes ornières gelées. Quelques étoiles tremblotaient là-haut ; la lune, au dernier quartier, ne se montrait plus. Le vent chantait-il dans les sapins ou était-ce le bruit du torrent ? Le jeune voyageur ne pouvait s'en assurer, mais aucune défaillance ne noyait sa foi. Il avait surmonté de telles difficultés et avec tant de bonheur ! Il n’était d’ailleurs pas trop mal sur ce chemin abrité, absolument désert, inclinant du côté Ouest. De temps à autre, un bruit de courses effarées dans les fourrés lui indiquait la présence de gibiers. Mousson dressait les oreilles prêt à bondir.

Bientôt il aperçut le miroitement de l’eau, le chemin tournait à droite et à gauche, René s’arrêta. Avant de s’engager dans le sentier absolument obscur de droite, il était prudent d’attendre le jour. Il entra sous un sapin, s’assit sur une branche horizontale, s’appuya le dos contre une autre et songea que s’il trouvait à déjeuner il n’aurait plus à se plaindre du sort. Il se mit à réciter sa prière du matin.

Des cloches sonnèrent au château, un appel de clairon, une sirène d’automobile ; bref, l’éveil, la reprise de la vie. Pour s’occuper, René grimpa de branches en branches, jusqu’au sommet du sapin. De là, il découvrait la bande rose pâle d’un lever de soleil d’hiver embrumé et, au Nord, le grand château toujours éclairé de la base au faîte. Il apercevait le clocher de la chapelle, muet et sombre. Peu à peu, les sommets devinrent grisâtres, la dernière étoile disparut, une grande traînée de brume resta étendue entre ciel et terre, laissant tout juste filtrer le jour terne de décembre.

Le garçon redescendit, il verrait à se conduire à présent ; il s’engagea dans le routin qui devait être délicieux en été, sous les arbres ombreux, superbes. En ce moment, il était encore agréable, quelques maigres bruyères persistaient à l’égayer de leurs frêles tiges violettes. René en cueillit une fleurette ; comme il la piquait à sa boutonnière, il entendit une course folle et le cri lamentable d’un lièvre pris dans la gueule du chien.

— Voilà Mousson qui a conquis son déjeuner, songea-t-il ; si nous partagions ?

L’animal avait deviné le désir de son maître, il rapportait, tête et pattes pendantes, un joli levraut.

— Bravo ! mon chien. Les Robinsons que nous sommes vont se régaler ; donne ta chasse.

Tout de suite, le petit Français se mit en devoir de dépouiller le gibier. Il avait vu souvent Juliette attacher un lièvre par la patte, le suspendre et lui enlever sa fourrure. De tous ses yeux, Mousson suivait le travail dont il comprenait le but. Ce ne fut pas long. René ramassa ensuite les branches mortes tombées en abondance ; le chien intelligent en prenait aussi dans sa gueule ; ils les mettaient au ras, au bord de l’eau, assez loin des sapins, de manière à ne pas incendier la forêt.

Quand le bûcher fut prêt, René tira son briquet et alluma instantanément les brindilles résineuses. IL choisit deux branches de houx vertes et fourchues, il les enfonça en terre, aiguisa une autre branche droite, y embrocha le lièvre et le posa sur les supports. Ceci fait, il attira de la braise sous son rôti et le retourna consciencieusement, La cuisine en plein air embaumait. Mousson en bâillait de faim, le feu était une joie aussi ; une lumière établie en contre-bas du talus ne pouvait être vue et la flamme se reflétait gaiement dans l’eau.

Le couvert est mis.

— Regarde, Mousson, dit le gamin amusé ; je vais faire une tasse pour boîre à présent. En dépouillant une branche de saule, je plie l’écorce, je la roule, je lie le bord avec une pelure d’ormeau, et voici le gobelet.

Il montrait la tasse rustique, tout joyeux, encore tellement enfant !

Le lièvre manquait bien un peu de sel, il sentait la résine, mais nos affamés le trouvèrent si excellent que pas même un os n’en resta. Mousson acheva la dernière bouchée avec le même entrain que la première.

Tout regàillardi, réchauffé, restauré, René poussa dans la rivière le reste des tisons, afin d’éviter tout danger d’incendie, puis il reprit sa marche ; le jour tout à fait venu, bien que sans soleil, pénétrait suffisamment pour rendre facile une marche sous bois.

Le sentier se perdait contre de grandes ruines couvertes de lierres.

— Est-ce Bouillon ? Est-ce Orval ?

Il fit le tour des pittoresques débris déserts, inhabitables, but de promenade pour les touristes en d’autres temps, à d’autres heures.

Quelques moineaux sortaient des lierres, des écureuils sautaient, couraient, jouaient en liberté, évidemment peu de passants s’aventuraient dans ces parages abrupts. Un lointain écho de clairon rappela Werner à son chauffeur forcé.

— S’il me cherche, songea celui-ci, il aura de la peine à imaginer où je me trouve. En tous cas, il ne s’inquiétera pas de moi ; la belle kulture allemande apprend que la reconnaissance est une faiblesse. Au fait, c’est à moi qu’il a rendu service, se dit René, non sans sourire. A midi, je serai à Valradour ! La belle randonnée accomplie en moins de huit jours.