Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 23-39).


CHAPITRE II

Les premiers soins de Barras après le 9 Thermidor. — Mesures prises pour procurer l’évasion. — Départ de Puisaye pour Londres. — Son entente avec Frotté. — Variations dans la conduite des princes à l’égard de Puisaye. — Les antécédents de Puisaye. — Son œuvre en Bretagne ; organisation insurrectionnelle du pays. — Nomination de Cormatin, major général. — Négociations avec le cabinet de Saint-James ; promesses de Puisaye. — Concours assuré de la Vendée et des autres provinces. — Intelligences pratiquées dans l’armée républicaine. — Connivences non douteuses dans les administrations et les comités de gouvernement. — Chances de réussite pressenties et escomptées dans le public. — Plans de Puisaye approuvés par les princes ; brevet de commandement donné par le Régent. — Le projet était-il réalisable ? Opinion des contemporains et des historiens.

L’événement du 9 thermidor, dans lequel Barras joua un rôle important et qui lui donna tout à coup une situation prépondérante dans les conseils du gouvernement, ouvrait de grandes facilités pour l’exécution des projets d’évasion basés sur son concours. À peine cette nuit fameuse était-elle achevée, pendant laquelle fut abattue la tyrannie de Robespierre, que le triomphateur, l’homme qui, par le fait, succédait à son pouvoir, se rendait au Temple. Au milieu des mille soucis, des soins sans nombre de cette espèce d’avènement, la première démarche de Barras, dans la matinée du 10, fut une visite à l’enfant-roi ; son premier acte d’autorité fut l’établissement de nouvelles consignes et la nomination d’un nouveau personnel pour la garde du prisonnier et l’administration de la prison. Toutes les dispositions furent immédiatement prises par ceux qui s’y intéressaient pour hâter le dénouement.

Pendant qu’un certain nombre d’affidés dirigeaient à Paris les mesures propres à procurer la délivrance, d’autres préparaient au dehors les moyens d’en tirer parti, aussitôt qu’elle serait accomplie. Trois semaines après le 9 thermidor, le 23 septembre 1794, Puisaye s’embarquait pour Londres ; il allait proposer au gouvernement anglais les plans qu’il avait dressés pour le soulèvement de la Bretagne et l’union de toutes les forces royalistes contre la République et solliciter les secours matériels nécessaires à l’accomplissement de ce vaste dessein.

Il ne serait pas exact de prétendre que ces plans eussent été faits en vue spécialement des circonstances dont on vient de parler. L’organisation insurrectionnelle de la Bretagne avait été commencée trois ans auparavant et très fortement constituée de toutes pièces par La Rouërie, que la trahison seule avait empêché d’en faire mouvoir les ressorts. Puisaye n’avait fait que remettre en état la machine montée par La Rouërie. Il ne faut donc voir peut-être qu’une coïncidence dans ce fait qu’elle se trouva prête à fonctionner au moment où l’évasion parut assurée. Mais ce dont on ne peut douter, c’est que cette coïncidence même n’ait pressé la résolution d’agir.

Il y eut communauté de vues et entente entre Frotté et Puisaye. Vauban, qui fut le lieutenant et le confident de Puisaye, et Beauchamp, un des hommes qui ont le mieux connu la vérité sur les affaires de l’Ouest, le déclarent en termes non ambigus[1] ; et les faits d’ailleurs le prouvent. Cette entente a pu n’être ni constante, ni parfaite sur des points de détail ou sur des questions spéciales, mais l’accord exista certainement sur la direction générale à donner au mouvement royaliste de l’intérieur, dans le sens d’une restauration, plus ou moins constitutionnelle quant à sa forme, mais franchement et loyalement traditionnelle quant aux principes et à l’application du droit de succession. Aussi l’un et l’autre furent-ils désavoués, combattus et irrévocablement condamnés par le Prétendant, qui ne se trompa pas en jugeant qu’ils travaillaient contre lui.

S’il fallait une preuve que l’insurrection était bien réellement dirigée en faveur de Louis XVII, on la trouverait dans les variations de la conduite du comte de Provence. On a dit qu’il avait été très résolument opposé à cette prise d’armes. Le fait est qu’il fit tout pour en empêcher le succès et que c’est à lui seul que l’échec en est effectivement dû. C’est ce que l’on a vu et c’est à cela qu’on s’est arrêté. Mais on n’a pas pris garde aux circonstances dans lesquelles cette opposition s’est manifestée ; et là seulement cependant on en pouvait trouver le sens et la raison.

Il est vrai, tout le prouve, qu’il avait de tout temps montré une grande défiance vis-à-vis des armées catholiques et royales de l’Ouest. C’est que la loyauté inflexible de ces populations spontanément soulevées, plus encore que les sentiments, bien connus de lui, de leurs principaux chefs pour sa personne, ne lui permettaient d’attendre de ce côté qu’une résistance énergique à toute manœuvre tendant à changer ou à fausser l’ordre de succession[2]. Mais à l’époque où l’on se trouvait (derniers mois de 94), l’accident prévu par lui dès le mois de janvier 93, qui devait lui donner le titre incontestable d’héritier légitime, lui paraissait si certain et si imminent, que ses inquiétudes diminuèrent. Aussi à ce moment, songeait-il si peu à désapprouver et à entraver l’entreprise de Puisaye qu’il n’hésita pas à lui conférer le titre de lieutenant général et des pouvoirs de commandant en chef pour la Bretagne

Pourquoi, bientôt après, mais enfin plus tard, mit-il tout en œuvre d’abord pour lui faire retirer les secours matériels promis et préparés par l’Angleterre, ensuite pour détourner les royalistes de France de le suivre et de l’assister ? Qu’on donne une raison de ce revirement, si ce ne fut pas parce que l’avis lui était parvenu des efforts tentés en vue d’une évasion qui pouvait le laisser Gros-Jean, c’est-à-dire Régent comme devant, sans espoir de se faire roi.

On peut dire, — et cela est vrai, — que les antécédents de Puisaye étaient de nature à inquiéter le Régent, cantonné dans un programme de reconstitution intégrale de l’ancien régime, et à offusquer les préjugés des courtisans en titre et aspirants-courtisans, pour qui le fait de non-émigration était, plus encore qu’un crime politique, une faute impardonnable contre les règles du savoir-vivre. Mais enfin cette tare n’avait pas été jugée rédhibitoire.

Cadet d’une famille noble de Mortagne-en-Perche, où il était né le 6 mars 1755, Joseph de Puisaye avait été d’abord destiné à l’état ecclésiastique. Du séminaire de Saint-Sulpice, que sa grand’mère, mue par d’honorables scrupules, lui fit quitter, il était entré aux Dragons-Conti, avec le grade de sous-lieutenant et y était devenu capitaine. Au moment de la Révolution, il était riche par son mariage avec la fille du marquis de Ménilles. La noblesse du Perche l’envoya comme député aux États généraux. Son attitude dans l’assemblée, peut-être un peu flottante en face des premières motions qui vinrent coup sur coup jeter le trouble dans tous les esprits, prit bientôt plus de consistance. Il avait accepté la réunion des trois ordres, non sans quelques réserves. Puis l’engouement assez général pour une constitution imitée de la constitution anglaise, l’avait porté vers le groupe de ceux pour qui cette formule était la solution du redoutable problème, Mounier, Malouet, Lally-Tollendal et consorts, sans cependant l’entraîner aussi loin que quelques-uns d’entre eux. Il avait voté contre le décret abolissant la noblesse et contre les décrets frappant les émigrés. Ne voulant pas émigrer lui-même, il s’était retiré dans le domaine de Ménilles. Le grade de major général qu’il avait alors, lui avait valu d’être nommé au commandement des gardes nationales du district d’Évreux. Cette situation lui avait permis de prendre une part active aux projets préparés pour la fuite du roi et son installation à Rouen. Plus tard, après le 31 mai, il était entré avec beaucoup d’ardeur dans ce mouvement fédéraliste que les Girondins croyaient diriger et dont Michelet a si justement dénoncé la tendance réellement royaliste. C’est lui qui avait organisé cette armée départementale que le général Félix Wimphen fit marcher sur Paris et qui fut défaite le 13 juillet à Pacy-sur-Eure. Il y commandait l’avant-garde.

Mis hors la loi, réduit à se cacher, il n’avait pas voulu chercher son salut hors des frontières : il n’avait pas renoncé à la lutte sur le territoire. De forêt en forêt, il avait gagné la Bretagne, décidé à ressaisir et à réunir les éléments qu’il y savait préparés pour faire la guerre à la République. Il s’y employa avec assez d’activité pour se croire en mesure, lorsque la grande armée catholique et royale des Vendéens prit Laval et Fougères, de leur offrir un renfort de 40.000 Bretons. On a dit que les chefs de la Vendée l’avaient tenu en suspicion, comme constitutionnel, comme girondin, comme non-émigré ; il est difficile de croire que ces titres eussent suffi à les mettre en défiance, car ce qui était une mauvaise note à la cour des princes et au camp de Condé n’entraînait pas nécessairement disqualification aux camps vendéens. On a dit aussi qu’ils avaient conçu des doutes sur la loyauté de ses intentions, quant au rétablissement du culte catholique et de la monarchie légitime ; rien dans sa conduite antérieure ne paraît avoir pu justifier ces doutes ; mais il est certain que, dès cette époque, il avait des ennemis, — notamment l’évêque de Saint-Pol, Mgr de La Marche, — acharnés à les susciter et à les propager contre lui. Le fait est qu’on ne se montra pas disposé à accepter ses offres, peut-être tout simplement parce qu’on craignit le danger de modifier le plan, déjà hasardeux, de la campagne, en vue d’un concours dont l’importance et la disponibilité immédiate paraissaient incertaines.

Ni ce refus, ni l’échec de l’armée vendéenne n’avaient découragé Puisaye. Poursuivant sa tâche avec une résolution froide et imperturbable, il avait même su tirer parti du désastre. La déroute du Mans lui avait fourni de nombreuses et excellentes recrues pour augmenter la force et la solidité des bandes qui représentaient alors les éléments rudimentaires de la Chouannerie, et des officiers exercés pour les discipliner et les conduire.

Sur ces entrefaites, il avait pris pour lui les dépêches adressées « au commandant des armées catholiques royales » et destinées à Henri de La Rochejaquelein, et y avait trouvé sur les dispositions du gouvernement anglais, des indications qu’il s’était aussitôt promis de mettre à profit.

Puisaye, après avoir mis la dernière main à l’organisation de son armée de Bretagne et en avoir complété les cadres à six divisions, en avait laissé le commandement provisoire à un homme dont le caractère et le rôle sont restés mal définis, un nommé Desotteux, fils d’un ancien médecin militaire, qui avait débuté dans le monde en prenant, du nom d’une terre appartenant à sa femme, le titre de baron de Cormatin, puis, les circonstances changeant, avait cherché sa voie dans le mouvement révolutionnaire et avait figuré parmi les vainqueurs de la Bastille, ce qui ne l’avait pas empêché de devenir, peu après, chevalier de Saint-Louis et adjudant général dans l’état-major de Bouillé. Sur une recommandation, pourtant un peu douteuse, de celui-ci, Puisaye en avait fait son major général. Puis il s’était embarqué à Saint-Malo, et sans s’arrêter à Jersey, centre d’un nombreux rassemblement d’émigrés, il s’était rendu à Londres. Il avait été aussitôt mis en rapport avec les ministres anglais : son introducteur était un tout jeune homme, Prigent, ancien marchand ambulant, vendeur de pommes à Saint-Malo, parvenu à la situation d’agent accrédité de Pitt. Ces détails ne sont pas sans intérêt : ils marquent assez bien les tendances très peu aristocratiques du mouvement royaliste dans les provinces de l’Ouest.

Dès sa première entrevue avec les ministres de Saint-James, Puisaye avait conquis leur confiance[3]. Il leur promettait de mettre en ligne cent mille hommes, d’entraîner à sa suite tous les contingents de l’Anjou, du Poitou, de la Vendée, du Maine et de la Normandie, de provoquer la désertion de corps entiers de l’armée républicaine et de rallier à la cause royale plusieurs généraux. Il affirmait notamment avoir les moyens de s’assurer le concours de Canclaux, l’ex-marquis de Canclaux, son ami d’autrefois, et même celui de Hoche.

Ces promesses étaient-elles fondées ? Après l’échec lamentable de l’entreprise, on a beau jeu à formuler le reproche de forfanterie et même d’imposture. Mais quand on aura pris la peine d’étudier les faits, on hésitera même devant le reproche d’exagération.

On verra que, quelques jours après le débarquement et malgré les circonstances qui, dès les premiers moments, avaient refroidi l’enthousiasme et paralysé l’élan, les rassemblements d’insurgés en armes pour la cause royale comptaient déjà certainement plus de trente mille hommes. La population tout entière se soulevait. Sans les nouvelles décourageantes des dissentiments entre les chefs, des procédés vexatoires à l’égard des volontaires royalistes, sans les faux avis et les faux ordres multipliés, si tout eût été conduit comme on devait le prévoir, le nombre de combattants annoncé eût été, sans nul doute, facilement et rapidement atteint et dépassé.

C’est par l’effet de causes analogues, que le concours de la Vendée et des autres provinces a manqué. Ce concours était bien réellement assuré. « J’ai, dans ce temps-là, — affirme Vauban, — tenu et lu les lettres des généraux Charette, Stofflet, Scépeaux et Frotté, enfin de tous les chefs royalistes. L’espérance renaissait dans leur âme ; tous remerciaient M. le comte de Puisaye ; tous convenaient des moyens de se soutenir puissamment ; tous enfin concevaient des espérances au delà de celles qu’ils avaient jamais pu avoir. » Les preuves de cette entente se trouvent d’ailleurs dans de nombreux mémoires et de nombreuses correspondances. Si, au moment critique, les promesses n’ont pas été tenues, on verra à qui en doit remonter la responsabilité. Puisaye et les ministres auxquels il les produisait, avaient toutes raisons d’y compter.

Le fait d’intelligences sérieusement et très largement établies dans tous les rangs de l’armée républicaine ne peut non plus être mis en doute. Il y a dans la proclamation lancée par Puisaye au moment du débarquement, quelques lignes remarquablement significatives : « Et vous, généraux, officiers et soldats, qui, fatigués d’être les instruments de l’oppression et du crime, avez refusé de devenir les bourreaux de vos frères ; vous qui, au moyen de la correspondance récemment établie entre nous, avez appris à apprécier nos sentiments, comptez sur notre parole et venez prendre dans nos rangs les places qui vous y sont offertes. » Ce ne serait pas de légèreté ridicule, ni de témérité impudente, ce serait d’insanité manifeste qu’il faudrait taxer de tels appels et de telles allusions, s’ils ne répondaient pas effectivement à un état de relations très généralement connu et admis parmi les troupes auxquelles ils s’adressent.

Quant aux engagements pris par des généraux, on ne saurait s’étonner qu’il ne subsiste pas de preuves positives et directes s’appliquant à tel ou tel d’entre eux en particulier. Mais en dehors des affirmations de Puisaye et de quelques autres, la tradition sur ce point a persisté trop universellement et trop longtemps dans les provinces de l’Ouest, pour qu’on n’en tienne pas un très grand compte, surtout quand on voit quel fut en effet, pendant cette période de la guerre civile, le caractère tout à fait singulier des rapports entre les deux camps opposés, quand, notamment en ce qui concerne Hoche, on rapproche un grand nombre de faits antérieurs et qu’on fait attention à ce que fut son attitude pendant les diverses phases des négociations de La Jaunaye et de La Mabilais et à la façon dont il conduisit les opérations militaires jusqu’au 21 juillet 1795[4].

L’analyse sérieuse de cette affaire de Quiberon démontre même que l’entreprise de Puisaye avait des bases beaucoup plus solides et plus profondes ; qu’elle trouvait de puissants appuis dans le gouvernement et que cette force de la combinaison était devenue apparente presque aux yeux de tous.

On ne saurait expliquer autrement ce mouvement extraordinaire de l’opinion, qui, dès le début, ou pour mieux dire, dès l’annonce de l’expédition, était constaté dans les rapports officiels ; « le parti royaliste faisant chaque jour de nouveaux prosélytes » ; — « les soldats républicains abandonnant leur drapeau pour suivre celui des rebelles et beaucoup d’habitants qui jusque-là avaient semblé dévoués à la République n’ayant pas honte de se montrer ouvertement ses ennemis » ; — « l’insurrection se propageant de département en département et menaçant de s’agrandir de façon inquiétante[5] ».

Il avait fallu une force plus puissante qu’une impulsion morale ; il avait fallu l’accumulation de probabilités équivalant à une certitude, pour produire cette irruption soudaine et irrésistible d’un courant qui rompait toutes les digues, qui entraînait tout ; pour donner tout à coup du courage aux timides, de la confiance aux hésitants, de l’ardeur aux tièdes et aux prudents, de la crainte aux irréconciliables ; pour déterminer les habitants de toute une province à se jeter à corps et à biens perdus dans l’insurrection ; pour provoquer ces désertions en nombre inusité dans l’armée républicaine et l’insubordination presque générale des équipages de la flotte passant en masse au camp royaliste.

La réalité et la valeur des ressorts préparés qu’il s’agissait de faire mouvoir, avaient été évidemment démontrées aux ministres anglais, qui ne se seraient pas lancés en aveugles dans une aventure où l’entrée de jeu était de plus de cinquante millions. Les secours de l’Angleterre aux insurgés de l’Ouest avaient été jusque-là parcimonieusement mesurés. Les plans de Puisaye furent adoptés sans discussion, et pour les mettre à exécution on lui accorda, sans marchander, tout ce qu’il demandait.

L’aveu des princes français, indispensable à Puisaye pour que son autorité fut à l’abri de toute contestation, ne fut pas, dit-on, obtenu sans difficultés. On raconte que, lorsqu’il fut présenté au comte d’Artois, qui ne l’avait jamais vu, celui-ci, après sa sortie, ne pût retenir cette exclamation : « J’ai cru voir la tête de Robespierre[6]. » Il est bien vrai qu’on nourrissait contre lui, à la cour des princes, des préventions hostiles, fondées sans doute sur autre chose qu’une douteuse ressemblance. Il est vrai aussi qu’au moment de son départ, l’hostilité de ces mêmes princes contre lui s’accusa de la manière la plus violente. Plusieurs historiens ont noté ces deux faits et en ont conclu que Puisaye avait menti en se vantant d’être pourvu de pouvoirs réguliers ; ce sont ces historiens qui se sont trompés. Ils n’ont pas aperçu la raison invariable des variations qui se produisirent dans la conduite des princes ; ils n’ont pu comprendre par conséquent, les raisons de circonstances devant lesquelles, à la fin de 94, ces préventions cédèrent momentanément. Il est de fait cependant qu’elles cédèrent et qu’on ne fit même pas attendre longtemps à Puisaye les pouvoirs dont il avait besoin[7] ; dès le 15 octobre, il reçut, au nom de Monsieur, Régent de France, le brevet de lieutenant général, commandant en chef de l’armée catholique et royale de Bretagne. On lui accorda en même temps la confirmation des grades qu’il avait conférés, ainsi que la ratification des règlements et des mesures dont il avait pris l’initiative sans autorisation.

Tout le monde voyait que cet homme avait préparé un mouvement formidable ; tout le monde sentait qu’il avait le succès en main.

Un historien de la Vendée indique très bien, en quelques lignes, quelle était la portée de la campagne projetée et quelles en étaient les chances.


« Maîtres de la presqu’île, les insurgés espéraient emporter le fort Penthièvre, qui la ferme du côté de la mer ; en outre, il avait été convenu que sans perdre un moment, on marcherait sur Rennes, en chassant devant soi les républicains surpris dans leurs cantonnements. Après ce succès, que rien ne devait contrarier, on s’emparait d’Auray, de Vannes, d’Hennebont et de tous les points intermédiaires. Là, les royalistes qui s’associaient à ce mouvement, se réunissaient et combinaient leurs opérations avec Charette, Stofflet, Scépeaux, Boisguy, Frotté et les chouans du Maine. Dans le même moment, le prince de Condé, à la tête de son armée, tentait une diversion en Franche-Comté, Monsieur arrivait sur l’escadre de lord Moira, et la Révolution était finie. Tel était le plan du comte de Puisaye[8]. »


Certes, le projet était grandiose ; mais était-il réalisable ? L’opinion de cet écrivain royaliste peut sembler suspecte. Voici ce qu’en pensent d’autres écrivains :

« Sans cet abandon de l’Angleterre — dit Beauchamp, — l’armée des émigrés aurait pu remplir le but de son expédition ; la présence d’un prince de la maison de Bourbon aurait porté l’insurrection des campagnes au plus haut période et déterminé celle des villes[9]. »

« Si on n’eut pas tant menti sur les Chouans et sur la Vendée, — écrit Danican, — l’ordre serait rétabli en France ; on trouvera difficilement une occasion aussi avantageuse que celle qu’on a manquée à Quiberon… Tout semblait se réunir pour assurer des succès aux royalistes. Et si, à cette époque, ils eussent remporté un succès éclatant, ils entraînaient toute la France dans leur parti[10]. »


C’est encore Michelet qui donne la note la plus vigoureuse et la plus juste :

« Les écrivains royalistes, — constate-t-il, — montrent très bien son grand danger (c’est de Hoche qu’il parle). Il était réellement assis sur un volcan. Et le pis, sur un volcan obscur qu’on ne pouvait calculer. Même les villes ne tenaient à rien. D’Auray tout fuit vers Lorient. D’autres vers Rennes. Vannes est tout royaliste. Ce fut comme une traînée de poudre. À Caen, à Rouen, on crie « Vive le Roi ! ». La Loire éclate. La grande Nantes est bloquée. Saint-Malo, minée en dessous, attendait une flotte anglaise, déjà près de Cherbourg, flotte chargée d’officiers, qui, descendus, auraient agi en cadence avec ceux de Carnac, et tous ensemble auraient entraîné les Chouans vers Rennes, vers Vannes, et qui sait ? vers Paris…[11] »


Ainsi, entre tous ceux qui ont eu des renseignements directs sur cette affaire de Quiberon ou qui l’ont étudiée sérieusement, pas de désaccord sur ce point, que le but de l’expédition pouvait être rempli. Quant à la question de savoir pourquoi tout a marché à rebours, pourquoi le mouvement en avant convenu n’a pas été exécuté, pourquoi les concours promis ont manqué, pourquoi le soulèvement général, si fortement prononcé, a été comprimé, pourquoi le fonctionnement de la machine si vigoureusement lancée a cessé brusquement, comme par la rupture subite d’un rouage essentiel ; les uns n’en ont donné que des explications manifestement inexactes ou incomplètes ; les autres ont semblé renoncer à l’expliquer. C’est pourtant là qu’est l’intérêt réel de cette affaire.


  1. Voici ce que dit Beauchamp : « Frotté, qui connaissait les plans de Puisaye, fit d’abord des tentatives pour lier ses opérations à celles de la Basse-Bretagne, et, profitant de la pacification, il avait dépêché au conseil royal du Morbihan un officier porteur de l’invitation suivante (23 janvier 95) : « Notre intérêt commun, la même façon de penser et d’agir rendent nécessaire entre nous une correspondance suivie, qui ne nous laisse rien ignorer de nos positions réciproques… Nous vous prions au nom du roi et du bien général, de nous faire parvenir les instructions que vous jugerez convenables pour que nous puissions seconder par tous nos moyens le noble dévouement dont nous vous savons pénétrés » (Histoire de la Vendée, t. 3, p. 176). — Après ces lignes il faut lire celles de Vauban : « À la gauche de la Bretagne en remontant au Nord, se trouve la Normandie, parti royaliste naissant pouvant prendre une grande existence. Le général Frotté faisait tout ce qui dépendait de lui pour l’augmenter mais il n’avait encore que six ou sept mille hommes. Cela tenait à des causes intérieures, couvertes encore d’un voile qu’il serait dangereux de soulever. Cette province toute excellente était invisiblement conduite par une main qui ne voulait agir qu’à une condition qui n’existait pas encore… » (Mémoires, p. 223). Il y a là des réticences singulières. Quand on aura vu à quels agissements le conseil royal du Morbihan se laissa entraîner contre Puisaye, on en apercevra peut-être le sens.
  2. « Je n’aime pas Monsieur ni ses opinions, disait le marquis de Lescure, quoique je respecte son droit. » — Voilà pourquoi Monsieur se défiait des royalistes de l’Ouest, dès qu’il pouvait exister des doutes sur son droit — son droit à la couronne, bien entendu, car c’était à celui-là qu’il tenait.
  3. Le départ de Puisaye pour l’Angleterre eut lieu le 23 septembre 1794. D’après une lettre de Frotté (publiée dans les Annales religieuses de 1863, p. 262), il serait revenu faire un tour en Bretagne, en décembre suivant. Cette indication concorderait assez avec des souvenirs transmis par la tradition locale et recueillis par M. Henry Céard, relatant sa présence à Quiberon vers cette époque.
  4. La conviction exprimée ici, d’une entente entre Hoche et le parti royaliste, est très suffisamment et très fermement fondée sur les données actuelles des documents historiques. Depuis que ces pages sont écrites, elle a été, non pas fortifiée, mais confirmée par une communication, venant d’une source très sûre, relativement à l’existence de preuves positives et authentiques, qu’il n’est malheureusement pas permis de produire encore, mais qui le seront un jour.
  5. Rapports de l’État-Major (9 avril, 4 mai 95).
  6. Ce n’est d’ailleurs qu’après le désastre de Quiberon, à l’île d’Houat, que Puisaye fut reçu pour la première fois par le comte d’Artois, et que celui-ci fit part à Vauban de cette impression, et non pas en novembre 96, comme le dit M. Chassin.
  7. Voir Lettre du comte d’Artois à Puisaye. — Append. n° 1.
  8. La Vendée militaire, t. 3, p. 312. — Crétineau-Joly est certainement, après Beauchamp, un des historiens qui furent le mieux documentés sur les affaires de la guerre de l’Ouest. S’il était gêné pour dire sur certains points la vérité tout entière (et cela se sent), on peut d’autant plus s’en rapporter à lui quand il fournit des détails que les raisons de sa discrétion eussent pu le porter à taire. Il faut donc admettre comme impossible à nier, le fait de l’entente de Puisaye avec la Vendée et avec l’armée de Condé.

    En ce qui concerne l’armée de Condé, on trouve de nombreux témoignages établissant qu’en effet, à cette époque, elle était dirigée dans un sens contraire aux vues du comte de Provence. Quelques lignes extraites d’une notice sur la vie politique de Louis XVIII, sont intéressantes à citer : « Louis XVIII annonçait les événements qu’on vient de voir (le désastre de Quiberon) au prince de Condé, moins pour ces événements eux-mêmes que pour faire connaître à ce prince et à son armée qu’il était compté pour quelque chose par les émigrés de Londres et par l’Angleterre. Plus ses sujets méconnaissaient son autorité, plus il s’efforçait, et cela était naturel, de s’en prévaloir et profitait des moindres occasions… C’était à son insu et sans son concours que le prince de Condé venait de tenter, lui-même, à l’époque dont nous parlons, un projet d’invasion dans l’Est… L’Angleterre favorisait les projets de l’armée de Condé, comme elle s’était prêtée à ceux du comte de Puisaye… — Charette mort, on verra Louis XVIII se retourner vers Pichegru, cet autre restaurateur de la monarchie légitime. Mais il avait ignoré ses démarches ; les émigrés de l’Est entendaient, eux aussi, avoir tout l’honneur de la contre-révolution et en régler les clauses avec lui… » (Manuscrit inédit de Louis XVIII, précédé d’un examen de sa vie politique par Martin Doisy — Paris, Michaud, 1839, pp. 118-120.) — L’auteur ne paraît pas avoir soupçonné les raisons véritables qui portaient, à cette époque, une fraction considérable du parti royaliste à agir en dehors de la direction du Régent ; il constate le fait : il faut en prendre acte.

  9. Histoire de la Vendée et des Chouans, édition 1807, t. III, p. 238. Beauchamp n’a pu croire que l’échec de l’expédition ait été dû à l’abandon de l’Angleterre, car on verra que l’Angleterre n’a rien abandonné. Cette préoccupation de dissimuler la véritable cause du désastre donne la plus grande valeur à l’aveu que le but de l’expédition aurait pu être rempli. Telle fut sans doute l’appréciation de Louis XVIII, car Beauchamp, devenu son historiographe, a eu la complaisance de déclarer, dans son édition de 1820, que le but de l’expédition n’aurait pu être rempli.
  10. Danican, Les Brigands démasqués, p. 191.
  11. Histoire de la Révolution, p. 1973.