Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 328-339).



CHAPITRE XXII

L’expédition de la seconde armée retardée par les hésitations du comte d’Artois. — Motifs de ces hésitations. — Pourquoi le comte d’Artois avait désiré ce commandement et pourquoi il cherchait à s’en dégager. — L’esprit de la Bretagne après Quiberon. — La confession de d’Hervilly. — Les accusations portées contre Puisaye ; ce qu’on doit penser de ses intentions. — Défaut d’entente entre le comte d’Artois et lui. — Avances faites à Charette par les Princes. — Rectitude de la conduite de Charette ; ses trois manifestes successifs. — Missions de divers agents de Vérone et de Londres.

La seconde armée et l’escadre qui devait l’escorter étaient, depuis un assez long temps, disponibles à Portsmouth, attendant le comte d’Artois, qui, comme le dit Michelet, « promettait toujours et n’était jamais prêt ».

Cette attitude d’un prince qui semblait reculer devant les risques d’une expédition et même devant les ennuis d’une traversée et d’un changement d’habitudes, a donné lieu aux commentaires les plus fâcheux pour son caractère, aux imputations les plus injurieuses pour son courage.

Elle était, en réalité, motivée par des raisons d’un tout autre ordre.

Au moment où le plan de campagne était arrêté entre Puisaye et le cabinet britannique, il avait été bien entendu qu’un des chefs de la Maison de France viendrait joindre l’armée catholique et royale, en prendrait le commandement et la direction du parti royaliste en France.

Le comte de Provence, Régent de France, n’avait pas manqué une si belle occasion de jouer une petite comédie héroïque. « Il avait lui-même brigué ce dangereux commandement[1] » et s’était hâté d’agiter le panache d’Henri IV et de se montrer prêt à chausser les éperons de ce vaillant « qui fut de ses sujets le vainqueur et le père ». Les représentations, — peu inattendues probablement, — de ses fidèles conseillers et celles, — moins spontanées et moins réelles peut-être, — du gouvernement anglais, l’avaient convaincu qu’il ne devait pas compromettre sa personne et l’avaient forcé de céder à son frère la gloire de cette aventure.

Celui-ci avait donc été désigné et avait fait ses préparatifs en conséquence ; son fils, le duc d’Angoulême et le duc de Bourbon devaient l’accompagner, avec les princes de Léon et de Rohan, dont le nom et l’influence étaient d’une grande importance en Bretagne. Toutes les dispositions étaient prises pour que leur départ suivît de près celui des deux corps conduits par Puisaye et Sombreuil.

Et cependant on ne vit paraître sur le continent français ni le comte d’Artois, ni le duc d’Angoulême, ni le duc de Bourbon[2], ni les princes de Léon et de Rohan.

C’est que l’événement du 8 juin avait dérangé toutes les prévisions et tous les calculs.

Dès le 9 juin, — on se le rappelle, — l’agence de Paris avait expédié en toute hâte au comte d’Artois, une dépêche pressante, qui, sous sa forme hétéroclite, contenait un avis dont le sens et la portée devaient être compris de lui. Les mêmes motifs qui faisaient prescrire à d’Hervilly un rôle d’inertie calculée et d’opposition à tout plan d’action rapide, commandaient nécessairement que tout ce qui pouvait avoir pour effet d’accélérer le mouvement des armées catholiques fût arrêté et qu’on ne permît pas à Son Altesse Royale de se hasarder au milieu des populations soulevées, avant qu’on fût « assuré du concours de tous ».

Pour se conformer à cette nécessité politique, les efforts du comte d’Artois devaient se tourner à prolonger autant que possible les délais d’embarquement, car il s’en fallait de beaucoup que les choses fussent arrivées au point pour le succès des desseins concertés entre lui et son ambitieux frère, le Régent.

En Bretagne, la catastrophe de Quiberon, si désastreuse qu’elle fût, n’avait ni abattu la confiance de Puisaye, ni brisé irréparablement la force de résistance à la République. Mais les germes de discorde et de confusion jetés par les intrigues du Régent, s’étaient développés avec d’autant plus de force qu’on ne cessait de les entretenir.

Des survivants recueillis par l’escadre anglaise, un certain nombre fut immédiatement transporté en Angleterre, principalement les blessés, parmi lesquels était d’Hervilly, qui, ramené par les sévères méditations qu’inspire l’approche de la mort, à une juste appréciation des choses, déplora amèrement le rôle néfaste qu’il s’était laissé entraîner à jouer et se fit un devoir de consigner l’expression de son repentir dans un testament dont la portée atteignait sans doute des intérêts puissants et vigilants, car on crut urgent de le supprimer[3].

Les autres furent cantonnés dans l’île d’Houat, où les épidémies firent de nombreuses victimes.

Puisaye s’y établit provisoirement avec Vauban et plusieurs de ses officiers, ne cessant de se tenir en correspondance avec la Bretagne, où les comités royalistes, non remis du trouble causé par les dissensions récentes et agités par des excitations sans cesse renouvelées, discutaient sa conduite et mettaient en question le maintien de son autorité.

Il est assez difficile de démêler exactement quelle était la nature des griefs retenus contre lui par ses anciens officiers. Il est même probable que les motifs de mécontentement et de défiance ne furent pas les mêmes pour tous les chefs. Des hommes de sens droit et de conscience juste comme Cadoudal, Mercier et quelques autres, ne durent pas céder au courant d’opinion qu’on avait créé pour faire retomber sur lui la responsabilité de l’échec subi. Mais sans doute ses ennemis, pour qui sa perte était nécessaire, furent assez perfides et assez retors pour varier les accusations propres à le perdre auprès de chacun.

Pour ce qui est de cette période, certains détails échappent à l’observation la plus attentive et la plus avertie, masqués qu’ils sont par des apparences extérieures ; l’ensemble même de la situation ne s’aperçoit qu’à travers les déchirures faites par le temps, au voile de ces apparences.

La froide et machiavélique audace du Régent ayant forcé les adversaires les plus résolus de ses prétentions jusqu’à cette ultime défense, mortellement périlleuse, d’un schisme monarchique en face de la République régnante, tous les royalistes s’étaient vus contraints à accepter pour mot d’ordre, le nom de Louis XVIII. Les indications précises deviennent donc très rares pour établir sûrement une distinction entre ceux qui se rallièrent immédiatement au parti dont les chances s’affirmaient par le fait de cette prise de possession et ceux qui cédèrent seulement à la nécessité temporaire d’éviter un scandale irréparable.

En ce qui concerne Puisaye, en particulier, on ne distingue pas très clairement dans quel sens et vers quel but se tournèrent à ce moment ses projets. On voit bien que, comme tous les autres chefs vendéens et chouans, il se soumit à la nécessité d’accepter la proclamation de Louis XVIII. Il semble même que l’ambition, peut-être dominante chez lui, de rester dans tous les cas le héros d’une restauration, l’ait entraîné à la tentation de se vouer au service des princes qui prenaient l’allure de s’imposer au parti[4]. Mais d’autre part, Vauban nous le montre envisageant sans répugnance la perspective d’une campagne au profit du duc d’Orléans ; car cet autre intrigant, — infatigable poursuivant de toute combinaison quelconque, républicaine ou monarchique, française ou antifrançaise, qui ferait de lui un chef de gouvernement[5], — poussait alors activement sa candidature au commandement des forces royalistes et à la royauté[6]. Vauban était l’ami de Puisaye, et dans ses Mémoires, affecte le souci de rester fidèle à cette amitié[7]. On ne voit donc pas pourquoi il aurait attribué gratuitement à celui-ci des velléités orléanistes, à moins que ce ne fût parce que, lorsque lui-même écrivait, Puisaye ayant pris le parti de dissimuler la part qu’il avait prise à la défense des droits de Louis XVII, c’était un service à lui rendre que d’user d’une sorte de transposition pour donner de sa conduite une explication qui ne fût pas de nature à contrarier l’effet auprès des princes, de son nouveau système.

Ce qu’il faut retenir, c’est que, pour une cause ou pour une autre, il y eut impossibilité d’entente entre les princes et Puisaye.

En Vendée, la même impossibilité se manifesta.

Avant l’événement du 8 juin, le comte de Provence avait écrit à Charette « une lettre bienveillante qui ne lui parvint que vers le milieu de juin[8] ». Charette était alors « le héros de l’Agence de Paris » et du cabinet de Vérone ; on le proclamait « le second fondateur de la monarchie », parce qu’il s’était laissé entraîner à suivre une ligne de conduite qui gênait les plans de Puisaye.

Il s’agissait de l’y maintenir.


« Dès que la mort de Louis XVII fut connue, — dit un biographe bienveillant, — Louis XVIII ne différa pas un instant de faire acte de royauté… Un de ses premiers actes fut de conférer l’institution royale de généralissime[9] à Charette ; Charette était alors son héros. « Je n’ai pas encore pu vous apprendre, lui écrivit-il (le 8 juillet 95), que je vous avais nommé lieutenant général. La providence m’a placé sur le trône, le plus digne usage que je puisse faire de mon autorité, est de conférer un titre légal au commandement que vous ne devez jusqu’à présent qu’à votre courage, à vos exploits et à la confiance de mes braves et fidèles sujets ; je vous nomme lieutenant général de mon armée catholique et royale. En vous obéissant, c’est à moi-même qu’elle obéira… C’est du positif que je puis vous donner » ; et déjà, il demande à Charette une liste de ceux qu’il juge dignes de la croix de Saint-Louis ; il les nommera tout d’un temps. « Cette forme, ajoute-t-il, est moins régulière que celle d’envoyer des brevets à chacun, mais la difficulté des communications l’exige[10]… »


Cette lettre est vraiment remarquable d’astuce, de rouerie savante et d’audace corruptrice. Mais le rusé prétendant ne savait pas à qui il avait affaire ; son génie d’intrigue restait inhabile à concevoir un caractère fait de droiture et d’inflexibilité. Il ne devait pas tarder à connaître quel homme était Charette.

À la première nouvelle du décès survenu au Temple, Charette, outré d’avoir été berné par les promesses de La Jaunaye, avait lancé une proclamation indignée (20 juin), pour dénoncer à la France et à l’Europe, la mort du jeune roi comme un nouveau régicide commis par le gouvernement républicain. Cette attitude, qui faisait l’affaire du Régent, pressé d’être Roi, lui inspira cette fausse confiance qu’il pouvait désormais compter sur Charette.

Mais, quelques jours après, Charette, mis en garde certainement par de nouveaux renseignements, publie un second manifeste (26 juin), où il ne parle plus de la mort de Louis XVII et réserve les droits de l’héritier présomptif de la couronne. Ce n’était déjà plus désigner Louis XVIII.

À ce même moment — c’est Puisaye qui nous l’apprend (Mém., t. 6, pp. 122-125) — Scépeaux et Béjarry avaient été chargés par délibération (du Conseil de l’armée vendéenne) du 28 juin, de « se rendre à Paris pour réclamer les indemnités promises aux royalistes et être plus à portée de veiller à ce qu’on remplit fidèlement certaines clauses contenues dans l’acte de pacification » ; ces envoyés seraient partis effectivement « le 3 ou le 4 juillet ».

La coïncidence est frappante entre la date de cette mission et celle de la seconde proclamation de Charette (26 juin). Tout cela s’enchaîne parfaitement. Charette, qui avait d’abord cru à la mort du jeune roi, venait d’être averti, d’une façon un peu vague évidemment — ne fut-ce que par le bruit qui en courait partout — que l’enfant pouvait bien avoir été sauvé : il avait aussitôt envoyé à Paris des délégués pour réclamer des explications du Comité de salut public, avec lequel il avait traité, et certainement aussi pour se renseigner d’autre part, sur le sort de Louis XVII.

En attendant, il avait cru devoir formuler des réserves publiques, et avait lancé sa proclamation en faveur de « l’héritier présomptif de la couronne ».

Tout avait été mis en œuvre pour prévenir un si fâcheux éclat, pour gagner même le concours du terrible adversaire qu’on avait voulu croire un allié.

Dès les premiers temps de cette période critique, Charette avait vu arriver à son camp un émissaire du comte de Provence, M. Meyronnet de Saint-Marc, ancien capitaine de vaisseau, et un émissaire du comte d’Artois, son ami de confiance, le marquis de Rivière[11]. Il avait reçu aussi la visite du baron de Nantiat. Leurs démarches étant restées sans effet, une véritable mission avait été envoyée auprès de lui ; elle se composait du même Rivière, de l’abbé Brumault de Beauregard, qui fut depuis évêque d’Orléans, d’un ancien officier de marine, Kersabiec, de Bascher et de Prudent de La Bassetière. Pour tenter Charette, ils étaient porteurs de nouvelles promesses et de nouvelles faveurs.

Rien n’est plus extraordinaire et, au premier abord, plus incompréhensible que la concomitance de choses qui devraient s’exclure : l’octroi de grades et de distinctions honorifiques qui s’augmentent à mesure que les actes de celui à qui on les confère, s’affirment publiquement dans le sens de la résistance irréductible.

Il y a là comme une contradiction dépassant la notion du vraisemblable.

Et cependant cela s’est passé ainsi.

C’est que, très évidemment, en raison de la nature particulièrement délicate de la question, les deux parties en présence en étaient venues, par la force des choses, à maintenir les négociations sur le terrain des demi-mots.

Il en résultait que le comte d’Artois ne pouvait donner aucun prétexte, publiquement avouable, pour retarder plus longtemps l’expédition promise.


  1. Voir sa lettre.
  2. Le duc de Bourbon s’était cependant mis en route pour se joindre aux armées royalistes, mais on ne lui permit pas de débarquer. Vauban donne le renseignement suivant : « J’eus l’honneur de rendre mes devoirs à M. le duc de Bourbon : notre conversation sur les pays royalistes me mit à même de lui témoigner quelque étonnement de la course légère qu’il avait faite sur la côte, de sa courte apparition et de son prompt départ. Quoique ce prince fut très peu parlant et que les notions qu’il s’était formées, ou plutôt qu’on lui avait données sur les armées catholiques et royales fussent très peu justes et fort défavorables pour elles, cependant je fus à même de juger qu’il se serait fait débarquer et que telle était son intention ; mais que des ordres impératifs de Son Altesse Royale l’en avaient empêché et qu’il lui avait été ordonné par elle de retourner en Angleterre. » (Mém. de Vauban, p. 345.) M. Chassin cite le duc d’Enghien comme ayant été désigné pour aller en Vendée. D’après la correspondance des princes de Bourbon, il paraît certain qu’il n’a jamais été question de cela.
  3. Rouget de Lisle mentionne expressément cet « acte solennel qu’il dicta sur son lit de mort ». — Vauban en parle dans ces termes : « Il est mort tourmenté du regret de ses fautes, et il a écrit sur cela, un mémoire où il les déclinait franchement : ce mémoire était l’expression de son repentir. On dit qu’il était noble et touchant. Il est fâcheux qu’un de ses parents, qui l’a soigné jusqu’à sa mort et qui en est resté dépositaire pour le faire connaître, n’ait pas rempli sur cela ses instructions dernières… » (Mém., p. 171.) Puisaye désigne assez clairement ce dépositaire scrupuleux, M. de Moustier (Mém., t. 6, p. 19). L’intéressé au profit duquel fut opérée cette suppression, s’est dénoncé lui-même en la récompensant. M. de Moustier fut immédiatement nommé par le Roi Louis XVIII, son commissaire-général en Bretagne.
  4. Il est bien certain que, plus tard, il y eut un moment où il fut prêt à abjurer toute idée d’opposition à Louis XVIII. Les réticences et les mensonges manifestes que l’on constate dans ses mémoires, furent dictés visiblement par la préoccupation de rentrer en grâce ; mais il n’en résulte pas que cette intention ait été sérieusement la sienne lors du voyage du comte d’Artois. Et toujours est-il que celui-ci n’y crut pas.
  5. Quelques mois après, le duc d’Orléans s’offrait au Directoire pour prendre la présidence de la République « aux conditions que l’on voudrait », en épousant Mme Royale (v. Mém. de Napoléon). Ensuite il chercha à se faire donner le gouvernement des Sept-Îles, puis à se faufiler, comme roi constitutionnel, en Espagne.
  6. Mém. de Vauban. C’est à ce moment que Charette, tâté également sur ce projet, répondit à Dumouriez : « Dites au fils d’Égalité d’aller se faire f… »
  7. Ce qu’il y a de curieux, c’est que Puisaye se plaint des Mém. de Vauban (sans lui en attribuer la responsabilité) comme écrits contre lui. Or, la lecture des Mém. de Vauban donne certes une impression plus favorable à Puisaye que celle des Mém. de Puisaye lui-même.
  8. Mortonval, Hist. de la Vendée, p. 376.
  9. D’après divers auteurs, le titre de généralissime n’aurait été conféré à Charette qu’un peu plus tard. On a eu de bonnes raisons pour reculer cette date, comme on a reculé au 18 juillet la date de la lettre même citée ici : la différence des époques en changeait la portée. Mais l’auteur de ces lignes, ordinairement bien renseigné, ne se trompe certainement pas. Il suffit de prêter attention à la lettre qu’on va lire pour s’en convaincre.
  10. Manuscrit inédit de Louis XVIII, par Martin Doisy, Avant-propos, p. 120. — Il n’est pas besoin de signaler les sous-entendus un peu trop marqués et les finesses vraiment trop transparentes qui tendent à imposer à Charette l’obligation de recevoir une investiture légale pour être en possession du positif et à affirmer que par le fait de l’envoi d’un brevet de commandement, c’est à Louis XVIII lui-même que tout le monde obéira. Mais il convient de faire ressortir la précaution contradictoire qui consiste à antidater la nomination, sous le prétexte inadmissible d’une impossibilité qui en aurait retardé l’envoi, mais en réalité pour parer à l’effet désastreux qui se serait produit, si, comme on pouvait le craindre, le Grand-Vendéen avait refusé un brevet signé du Roi Louis XVIII, ainsi qu’il devait (comme on va le voir) refuser les cordons envoyés par ce Roi, c’est évidemment pour la même raison que la difficulté des communications était invoquée comme empêchement à l’envoi de brevets individuels de promotions dans l’ordre de Saint-Louis.
  11. Le marquis de Rivière avait fait une première visite à Charette le 14 mai 1795.