LE MYOSOTIS.

I.

Large et paisible, la Vienne coule avec lenteur et s’enfonce dans les profondeurs touffues de l’horizon.

Ses eaux sans cesse passent et sans cesse arrivent. « Nous venons de l’infini, dit leur murmure, et nous allons à l’éternité. »

Le vent tantôt les plisse uniformément, tantôt les fait frémir en longues bandes de petites ondes tumultueuses dont l’agitation ressemble à celle d’une foule d’hommes ou d’une ruche d’abeilles.

La lumière les revêt de cent couleurs. Là c’est le vert ; puis l’argenté ; puis des paillettes étincelantes. Par endroits, c’est le bleu même du ciel qui s’y réfléchit ; plus loin, à l’autre bord, le long de ce buisson d’aulnes, c’est une longue bordure d’un roux sombre ; ici, telle que l’or en fusion, la lumière elle-même se baigne et se joue dans les eaux.

Sur les côteaux, le blé jaunit et sous le vent semble un autre fleuve. Auprès, la vigne pleine de promesses. En bas, les prairies semblables à de jeunes filles qui, la tête couronnée de fleurs, baignent leurs pieds dans l’eau.

Des noyers, des aulnes au feuillage frémissant, des peupliers qui se balancent comme de grands roseaux, bordent la rive, et forment à l’horizon des masses de verdure. Le lierre, la viorne, la fougère, la ronce et mille petites fleurs vêtissent les rochers.

Une cascade élève sa voix large et monotone et jette des flots d’écume qui, s’éloignant, se divisent en petits flocons neigeux flottants çà et là, suivent le fil de l’onde, et s’évanouissent au moindre toucher.

L’oiseau chante ; et tout, muet ou sonore, chante aussi la beauté, l’abondance. Tout resplendit de joie. Le ciel et la terre se contemplent et se sourient pleins d’amour. Et l’âme énivrée respire dans l’atmosphère du bonheur.

Comme il fait bon vivre ! Que la terre est fertile et belle ! Que Dieu est grand !…

— Mais quels sons discordants s’élèvent de ce toit là-bas ?… J’entends des voix grondeuses ; puis des sanglots, et encore des imprécations. C’est l’homme qui se manifeste à l’homme.

Comme la chute d’une pierre trouble la surface de l’eau et remplace de riantes images par des ombres confuses, ainsi tout le beau paysage s’obscurcit à mes yeux. Je me lève et m’éloigne, la tête baissée et le cœur troublé.

II.

L’homme apparait au milieu de la nature comme une tache au milieu d’un beau vêtement.

Amour, beauté, poésie, images et promesses du bonheur, êtes-vous aussi vaines que le flocon d’écume de la cascade ?

Hélas ! tandis que la nature chante l’harmonie, l’homme n’exhale que gémissements et colères. Il marche le front soucieux sur la terre fleurie et passe en haillons au milieu de ses trésors.

La vie, c’est un chaos de luttes sanglantes que dominent des voix railleuses, menaçantes ou plaintives, et qu’entrecoupe ça et là quelque note fugitive d’espérance et de foi.

L’esprit y flotte entre mille apparences, qui tour à tour le séduisent par quelque lueur. Le cœur souffre et s’abat, ne trouvant que leurre et contradiction.

Oh ! qui portera ma vue au-delà des espaces que j’entrevois confusément ? Qui me dévoilera l’effet des systèmes ? Qui me dira le secret de la vie ?

— Cette petite fleur bleue, épanouie en touffes parmi l’herbe, qui fixe sur moi son regard pur comme celui d’une étoile, c’est le myosotis des prés. Sa douceur et sa beauté m’attirent, et je me penche sur elle en disant : « Toi que Dieu a faite si belle et si pure, sais-tu ce que je cherche, petite fleur ? » —

Elle s’inclina sur mon visage, et j’entendis, en inspiration, ce mot doux comme un souffle de brise : « Aime ! »

Et la petite fleur souriait avec tendresse en regardant le ciel.