Le Mozabite
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 673-681).
LE MOZABITE


I.

C’est la fantasia. L’oasis est en fête. Les cavaliers de Mettili ont revêtu leurs vêtemens de parade. La poudre parle, les chevaux hennissent, les étendards verts et rouges flottent dans le soleil à travers une poussière pailletée d’or. Aux you you des femmes se mêlent les appels belliqueux des cavaliers. Par instans, la derbouka jette, dans ce concert de voix confuses, ses notes bondissantes, que les flûtes aiguës accompagnent bruyamment. Tout est joie, tumulte, enivrement. Couleurs éclatantes, groupes rapides, et le coursier qu’on presse et celui qui se cabre, tout cela passe et repasse dans l’air enflammé, comme les tableaux mobiles d’une gigantesque lanterne magique.

Sur la gauche du terrain choisi pour la fantasia, le chef de la djammah[1] de Mettili, Kouïder-ben-Atar avait dressé ses tentes. Assis devant la plus belle, attentif à l’action, il se tournait, par momens, derrière lui, comme pour tenir au courant un personnage invisible des mille péripéties de la fête guerrière. Une draperie blanche de fine laine séparait la partie de la tente où se trouvait le chef de celle où s’abritait l’interlocuteur mystérieux. On entendait à travers le tissu léger une voix de femme et cette voix disait:

— Oui, mon père, c’est très beau, l’audace, l’ardeur, la lutte et les jeunes hommes qui courent si hardiment, la flissa aux dents!

— C’est vrai, répondait le vieillard enthousiasmé, et les nôtres sont toujours les plus braves. Voici Belkassem, le fils du caïd, voici Milthob, le plus jeune de tes cousins, et Ali, appelé le bras puissant, et Ahmed, dont la monture paraît voler dans l’espace ! — Ce sont eux qui seront l’honneur de Mettili, mon père, mais sauraient-ils faire le bonheur d’une femme?

— O mes yeux ! répondit le vieillard, ceux qui sont forts et vaillans sont ceux qui aiment le plus et...

— Et qui seraient capables d’accomplir toutes les impossibilités que dicte le caprice d’unie femme? répliqua tout d’un coup la jeune fille.

— Oui, continua le père, qui ne perdit pas contenance, surtout si la bouche qui commande ressemble au fruit du jujubier et si la main qui ordonne est plus blanche que le lait des chamelles.

La jeune fille ne répondit pas. À ce moment-là, du reste, deux cents cavaliers, en peloton serré, se dirigeaient, au milieu d’un nuage de poussière et de fumée, du côté où se trouvait la tente de Kouïder. D’abord l’allure des montures fut lente, puis, graduellement, passant du petit pas à l’arable et de l’amble au galop, les deux cents chevaux, avec leurs cavaliers rivés à la selle, s’élancèrent sur le groupe formé par le chef de la djammah et ses invités. C’était l’élite des jeunes gens des tribus d’Ouargla qui venaient saluer Kouïder, le noble chef de l’oasis amie. Soudain les cavaliers se dressèrent sur leurs chevaux, les fusils tournoyèrent au-dessus de leur tête, les haïcks s’agitèrent, et bientôt hommes et chevaux se mêlèrent dans une pittoresque confusion. Des milliers de coups de feu ébranlèrent les airs. Dans les intervalles où la poudre se taisait, on entendait le bruit sonore des larges étriers de fer et le cliquetis des amulettes d’or qui heurtaient le front des coursiers.

Les femmes, enfermées dans des palanquins établis entre les bosses des dromadaires, battirent des mains lorsque l’escadron passa à côté d’elles. De frénétiques you you, saluant les habiles cavaliers, dominèrent un instant tous les bruits. Ces cris persistèrent longtemps, jusqu’à ce que la clameur féminine, aiguë et puissante, après avoir plané sur le théâtre de l’action, fut couverte, à son tour, par les sons des instrumens de musique qui annoncèrent la fin de la fête.

Alors les cavaliers mirent pied à terre et se pressèrent autour du vieux chef. Néfissa! ce mot montait de leur cœur à leurs lèvres, sans qu’ils osassent le prononcer, mais à les voir entourer si respectueusement le vieillard, on comprenait que leurs hommages s’adressaient autant au vénérable dignitaire qu’à sa fille.

Le vieux Kouïder prodigua ses félicitations aux acteurs de la magnifique scène qui venait de se dérouler devant lui. Toujours cachée, sa fille écoutait. Le soir venu, alors que la lune se levait splendide dans un ciel d’un gris d’opale et que tout dormait dans l’oasis, Néfissa, après avoir parlé avec son père des incidens de la journée, lui tint le langage suivant, qui empruntait aux circonstances présentes une signification qui n’échappa pas au vieillard :

— Mon père, vous m’avez dit que, pour un caprice de femme, les hommes vaillans, c’er-t-à-dire ceux qui aiment le plus, d’après vous, accompliraient l’impossible ?

— Je le répète, répondit le vieillard.

— Eh bien, Néfissa, elle, a un caprice. Meriem, à czama[2], m’a dit que sur le pic le plus élevé du Djebel-Amour fleurissait une rose jaune aux senteurs enivrantes et qu’à côté nichaient des tourterelles bleues. Je veux la rose et les oiseaux. Je serai la femme de celui qui me les apportera.


II.

C’était un étrange caprice que celui de Néfissa. Quoique habitué à satisfaire tous ses désirs, à obéir à ses moindres volontés, Kouïder s’était parfois avisé de faire remarquer à sa fille la bizarrerie du prix qu’elle attachait à sa conquête. En vain avait-il essayé de lui faire comprendre qu’on pouvait être un excellent mari sans avoir déniché des tourterelles bleues et qu’il était possible de rendre sa femme heureuse sans qu’il fût nécessaire d’effeuiller à ses pieds les pétales d’une rose inconnue, à tout cela Néfissa répondait en maintenant sa résolution de n’appartenir qu’à l’homme qui lui apporterait d’une main la fleur désirée et de l’autre le volatile ami des nuages bleus.

Les flancs du Djebel-Amour qui regardent le Sahara sont abrupts et presque infranchissables. Cependant cent cinquante jeunes gens de vingt à vingt-six ans en tentèrent l’escalade pour obéir à Néfissa, mais pas un ne put arriver sur les pics derniers où, à côté des neiges, croissait, au dire de la czana, la rose jaune et nichaient les jolies tourterelles, couleur d’azur. Leurs pieds laissèrent des empreintes sanglantes sur les roches aiguës, leurs mains se déchirèrent aux aspérités sauvages, non-seulement rien n’apparaissait à leurs regards qui ressemblât à ce que demandait la vierge des ksours, mais encore il arriva un moment où l’ascension ne fut plus possible. Du reste, plus on montait et plus la flore devenait rare ; à peine si de pâles centaurées, de maigres romarins végétaient sur ces âpres cimes. Quant, aux oiseaux, on n’en voyait presque plus. Seul, l’aigle ou le faucon habitait ces régions élevées.

Désolés, meurtris, à bout de forces, les prétendans à la main de Néfissa reprirent le chemin de leur tribu. Ah ! si la fille de Kouïder eût demandé à chacun d’eux de lui apporter dix peaux de lion pour servir de tapis au gynécée, que de dépouilles sanglantes seraient déjà à ses pieds ! Si elle eût voulu encore cent têtes de Touaregs pillards, le désert eût été, pour elle, fouillé en tous sens et, à cette heure, les habitans de l’oasis contempleraient, réunis en un tas lugubre, cent bruns visages des fils des sables. Si, désireuse des richesses d’un sultan, elle avait dit : « J’appartiendrai à celui qui brodera la tente nuptiale de perles fines et de corail » tous seraient partis, les uns vers Fez, l’industrieuse cité, les autres, vers Alger, la ville fastueuse, et c’est à qui, dévalisant les juifs, achetant aux chrétiens, eût apporté le plus de diamans pour en orner l’asile mystérieux où Néfissa se donnerait à son heureux époux.

Mais non, cette noble fille ne veut rien de ce qu’il est possible de faire. Néfissa ne ressemble pas aux autres femmes; son esprit est aussi étranger aux choses vulgaires que la gazelle l’est à la servitude à laquelle elle ne peut se plier.

L’expédition tentée dans les montagnes du Djebel-Amour et l’insuccès des cavaliers iut le sujet de toutes les conversations. Les femmes commentèrent très malignement les bizarres idées de Néfissa, les hommes en parlèrent sans qu’aucune critique se mêlât à leur dépit inavoué. Quelques-uns, les sages ou les désillusionnés, prétendirent même qu’ils trouvaient la fille de Kouïder bien modérée en ses désirs, que les femmes étaient généralement bien plus exigeantes, exemple : la fille du grand chef du Touât, qui avait demandé récemment, par l’entremise de son père, que son fiancé lui envoyât, en plus de trente esclaves, douze guessââ[3] d’or massif! Pour eux, c’était s’en tirer à bon marché que d’apporter simplement, pour cadeau de fiançailles, un mauvais oiseau et une fleur commune.

Quelque temps après, alors que le vénérable Kouïder était sollicité plus que jamais au sujet de Néfissa, un étranger, arrivé la veille dans l’oasis, demanda à lui parler. Cet étranger, jeune d’ailleurs, était pauvrement vêtu ; il arrivait du nord et allait dans la direction opposée, sans but, au caprice de sa volonté; c’est en ces termes qu’il avait répondu aux premières personnes qui l’avaient interrogé. Dès qu’il se trouva en la présence du chef de la djammah, il lui dit brièvement qu’ayant entendu parler du désir de sa fille et de l’insuccès des prétendans, il venait, lui, annoncer à Kouïder et à tous les hommes de Mettili qu’il avait trouvé la fleur inconnue et les oiseaux charmans, objet des convoitises de sa fille.

— Dis-tu vrai? dit le vieillard.

— Aussi vrai que j’ai escaladé les roches inaccessibles et bravé le bec des aigles. La rose jaune fleurit en pleine neige, et c’est le soleil qui l’a dorée; la tourterelle bleue se baigne dans les nuages et ses plumes en retiennent la teinte, pareille à ces étoffes d’abord blanches, que les nègres de Tombouctou plongent dans les bassines de cuivre pour les retirer ensuite colorées en bleu[4].

— As-tu les bêtes et les fleurs? répliqua le chef.

— Oui, j’ai caché les unes et les autres dans un massif de palmier-nain, à l’entrée de l’oasis.

— Va les chercher.

L’étranger courut et une demi-heure après rapporta une cage faite de latanier et ombragée par de magnifiques roses jaunes. Dans l’intérieur se trouvait une nichée de tourterelles bleues à pattes de rubis et aux yeux de perles. Tout ce petit monde gazouillait, heureux de vivre, abrité du soleil par le toit odorant que formaient au-dessus de lui les tiges du rosier, disposées artistement par le conquérant de cette nouvelle toison d’or.

Des esclaves portèrent avec des cris de joie la cage à Néfissa. Quant aux hommes, envieux et méchans, ils firent cercle autour de cet inconnu qui, plus habile et plus brave qu’eux, satisfaisait enfin aux vœux de Néfissa.

— Qui es-tu? dirent-ils tous à la fois, et leur bouche s’ouvrait déjà pour lancer l’injure, lorsque Kouïder les arrêta d’un geste.

Ils se turent.

L’étranger les regarda. Son fier regard dévisageait chacun d’eux.

— Qui je suis? exclama-t-il, avez-vous besoin de le savoir? Que vous importe? pouvez-vous aussi bien que moi fixer le soleil? vos pieds sont-ils faits pour la marche, et, sans vos chaussures de peau, pourriez-vous, sur les rochers en saillie, marcher seulement l’espace de dix bonds de gazelle?

— Vagabond insolent! s’écrièrent les djouads[5].

— Impuissans, restez donc muets, vous qui n’avez su triompher ni du soleil, ni des neiges, ni de la dent des roches, répondit l’insulté.

Cette apostrophe exaspéra ceux des prétendans de Néfissa qui se trouvaient présens. Un cercle menaçant se forma autour de l’étranger, et sans l’intervention de Kouïder, c’en était fait de cet homme dont l’ironie hautaine bravait leur courroux.

— mes enfans, s’écria le chef de la djammah, oubliez-vous que l’hôte que Dieu nous envoie est sacré? Voudriez-vous que Dieu vous punisse, lui qui a dit qu’il ne sera jamais fait de mal à la main qui aura donné ?

Il ne fallait rien moins que cet appel aux traditions hospitalières de l’oasis pour calmer soudainement les djouads, fidèles observateurs des prescriptions religieuses. Ils rougirent d’avoir oublié un moment que la personne d’un hôte était inviolable et qu’ils lui devaient asile et protection. Celui qui s’était montré le plus exaspéré s’approcha de l’inconnu et prenant un pan de son haïck :

— O toi que j’ai pu blesser, viens sous mon toit, tu en seras le maître.

L’étranger ne répondit pas.

Kouïder, à qui deux ou trois esclaves dépêchés auprès de lui venaient d’exprimer de la part de sa fille la satisfaction qu’elle éprouvait, conjura l’inconnu d’accepter l’hospitalité qui lui était offerte, mais lui, relevant le pan de son haïck, répliqua que les cœurs qui ne s’étaient pas ouverts tout de suite se fermeraient trop tôt, que, du reste, il ne lui fallait rien, ni fait ni dattes, et se tournant vers le chef de l’oasis, il lui dit en manière d’adieu :

— Je ne veux pas l’aumône. Dis à ta fille que j’ai l’âme pleine de délices à l’idée que ses yeux contemplent aujourd’hui les tourterelles bleues et qu’elle pourra faire dessécher sur son sein la fleur d’or du soleil.

Il venait à peine d’achever ces mots qu’il s’éloigna. Un quart d’heure après, il était hors de vue, en marche du côté de Ghadamès.


III.

Les jardins de Mettili environnent chaque maison. Celui de la demeure de Kouïder était vaste et planté d’arbres de toute sorte. Sous l’ombrage, et comme protégés par de magnifiques dattiers, croissaient à l’envi le bananier aux larges feuilles, le cédratier aux fruits énormes, le caroubier toujours vert. Çà et là, grimpant le long des robustes troncs des palmiers, les jasmins laissaient tomber tout autour de ces colonnes végétales leurs tiges chargées de fleurs. Contre les murs, parmi les roses éclatantes, couraient, soutenues par des traverses assujetties à des piquets de bois, les branches épineuses du cassier à boulons jaunes.

Autour d’une petite source, charme et fortune de ce coin de terre, les sauges veloutées de Timinoum formaient sous les pieds un tapis odorant. A quelque distance, une haie circulaire de jeunes citronniers protégeait les abords de la fontaine. C’est là qu’au coucher du soleil, Néfissa venait savourer en silence les voluptés tranquilles qu’où rencontre dans la contemplation des nuits sereines, voluptés d’autant plus désirées et nécessaires qu’elles succèdent aux lassitudes énervantes des heures chaudes.

Un soir, comme elle venait de s’arrêter près de la source, à son endroit favori, elle sentit le sommeil envahir soudainement tout son être. Elle était venue seule ; la journée avait été particulièrement accablante et, mal disposée, jalouse d’une solitude complète, elle n’avait pas même amené ses deux slouguis, magnifiques lévriers qui la quittaient rarement. Le soleil était couché et, malgré la disparition de ses rayons, une chaleur étouffante persistait encore. Aussitôt qu’elle fut assise, Néfissa enleva son haïck de fine laine brodé de soie et ne garda qu’une chemise de gaze légère, puis, déposant sur le bord de la source ses babouches rouges de Tafilah, elle plongea ses pieds nus dans l’onde glacée. Perdue dans les sauges, accoudée sur l’herbe humide, ses pieds toujours dans l’eau, la belle enfant s’endormit.

Il était deux heures du matin quand la jeune fille se réveilla. La lune était levée. Un silence adorable régnait sur l’oasis. Un vent léger, venant de l’ouest, passait à travers les rameaux des arbres, arrachant des bruissemens de bien-être à cette nature alanguie.

Tout à coup un fantôme blanc apparut aux limites de la haie de citronniers, immobile et muet. La première pensée de Néfissa fut de fuir. La peur la cloua sur le sol. Le fantôme, subitement animé, s’approcha et, prenant dans ses mains une poignée de terre qu’il répandit sur sa tête en signe de soumission, il s’exprima ainsi :

— Néfissa, l’homme qui a tout bravé pour toi est à tes pieds; commande-lui comme à ton esclave.

La pauvre fille crut être le jouet d’un songe. Pâle et défaillante, elle ferma les yeux devant l’apparition fantastique de cette nuit troublée.

— Parle, Néfissa! dit encore la voix, et cette voix avait cette intonation douce et suppliante qui éloigne l’effroi.

— Si tu es un esprit favorable, dit la fille de Kouïder, dis-moi quel est ton but en te révélant à moi.

— Je ne suis pas un esprit, dit la personne qui avait franchi l’enclos et qui, se rapprochant peu à peu, se trouvait à deux pas de Néfissa. Vois, mes bras s’étendent vers toi, mes lèvres remuent, je suis ton serviteur et ton esclave, celui qui t’a apporté les tourterelles et qui voit encore dans tes cheveux la rose jaune des montagnes géantes.

— Quoi! tu serais le coureur rapide, l’homme des airs? Tu n’es donc pas une vision?

— Non, je ne suis pas une vision, Mabrouck est mon nom, Mabrouck le Mozabite[6], le fils d’un boucher. Je ne suis pas noble, mais je suis plus brave, plus aimant, plus dévoué que tous ceux qui te recherchent.

— Fuis alors, s’écria Néfissa, fuis, je ne m’appartiens plus, je suis promise à Djilali... — Promise!.. soupira, après un instant de silence, le Mozabite. Promise! répéta-t-il avec amertume et reproche. Et ta parole d’appartenir à celui qui aurait rempli tes vœux? Et tes sermens? continua le fils du boucher, ému jusqu’au fond de l’âme.

— Je ne dois à celui qui n’est pas de ma race, interrompit Nefissa, que des remercîmens et l’aumône si tu la veux.

— L’aumône! répliqua Mabrouck, qui bondit sous cette parole comme la gazelle sous le coup de feu, l’aumône ! garde-la, car tu la feras à ton mari; il ne t’a pas gagnée, lui !

— Va-t’en, sauve-toi, dit la jeune fille, qui se couvrit précipitamment de son haïck, pars si tu ne veux pas être dévoré par les chiens, vagabond sans nom, étranger sans patrie!

Et Néfissa courut vers la maison de son père.

— Néfissa!.. supplia Mabrouck, qui fit quelques pas vers elle, réfléchis, au nom du Prophète !

— Aux chiens le voleur!.. cria éperdûment la fille de Kouïder.

Et elle précipita sa fuite. A ses cris, ses deux slouguis bondirent à ses côtés; mais ils eurent beau s’élancer à la poursuite de l’homme qu’ils aperçurent à côté de la source, le Mozabite avait franchi la muraille du jardin et courait, plus léger que la nuée voyageuse, à travers l’immensité du désert.


IV.

Cinq jours après cet événement, Néfissa recevait en présent de Djilali vingt chevalières d’or, huit peaux de leroui[7], cent mesures de blé, vingt esclaves, deux méhari et des étoffes merveilleuses venues d’Egypte.

Le soir même, après un simulacre de combat devant la maison de Kouïder, Djilali, le fils de l’agha des Chambas d’Ouargla, enlevait sa fiancée aux sons assourdissans des gangââ, au milieu des coups de feu et des nuages de fumée. Comme il faut, d’après la tradition, que la fiancée ne touche pas le sol de la maison de son père à la demeure de son mari, Djilali la reçut dans ses bras descendant d’une mule richement caparaçonnée pour la faire monter dans un splendide ââtiche, ces somptueux palanquins suspendus au dos des chameaux. Fier et heureux, il escorta sa femme jusqu’aux extrémités de l’oasis, accompagné par cinquante cavaliers de Metiili qui, à cette limite, devaient le confier avec sa fiancée à cinquante autres cavaliers d’Ouargla, venus exprès pour faire cortège aux jeunes époux. Après un dernier adieu, où les fusils retentirent encore, Djilali, prenant la tête de la caravane, se mit en marche vers les ksours de l’oasis natale.

On marcha toute la nuit. Le lendemain, au petit jour, on fit halte près de certains puits qui se trouvent à quelques lieues d’Ouargla. Ces puits sont ombragés par une vingtaine de palmiers. Des lentisques et des jujubiers sauvages végètent tout autour.

En quelques minutes, les tentes furent plantées. Les chameaux dociles s’accroupirent pour permettre à leurs conducteurs de décharger les fardeaux. Vite on alluma les fourneaux, sur lesquels les femmes placèrent les ustensiles de cuisine où devaient cuire et le couscoussou et les viandes destinées à en relever le goût.

Le festin commença. La part des femmes fut servie dans d’énormes plateaux de bois et portée sous les tentes où s’abritaient Nefissa et ses suivantes. Quant aux hommes, ils mangèrent en plein air avec un appétit qu’avaient aiguisé la marche et la brise du matin.

Soudain un grand cri suivi immédiatement de clameurs perçantes retentit du côté où se tenaient les femmes. Sous les yeux de l’assistance interdite, à la face du soleil, un homme caché au plus épais des lentisques s’était élancé sur Néfissa, l’avait emportée dans ses bras, puis, plus rapide que l’éclair, se dirigeant vers un cheval tout harnaché, le ravisseur y avait déposé la jeune épouse et s’était enfui avec elle, — lui, presque debout sur la monture affolée, elle, Néfissa, sous ses pieds, évanouie en travers de la selle.

— C’est moi, Mabrouck, qui la prends ! cria le Mozabite en passant devant Djilali.

Celui-ci, la rage dans les yeux, le blasphème à la bouche, bondit jusqu’à l’endroit où était sa jument. C’était trop tard, Mabrouck et Néfissa étaient déjà loin. Djilali suivit longtemps leurs traces sans pouvoir les atteindre. Ses compagnons l’accompagnèrent dans cette chasse nouvelle, mais la poursuite fut vaine.

Le soir même, à une lieue en avant d’Ouargla, la caravane rencontra le corps mutilé d’une femme; un coup de flissa lui avait percé le sein, un autre lui avait déchiré le visage. Mabrouck, le prétendant méprisé, s’était vengé de la femme parjure en la tuant.

Depuis cet événement, on n’entendit plus parler du Mozabite. Chose étrange, les tourterelles de Mélissa volèrent longtemps au-dessus de l’endroit du crime, et, encore de nos jours, lorsque les caravanes passent dans ces parages sinistres, le guide ne manque pas de vous dire : « Cherchez dans les nues et regardez si les oiseaux bleus s’y trouvent. »


CHARLES DAUBIGE.

  1. Assemblée de notables.
  2. Devineresse.
  3. Plats à couscoussou.
  4. Les tissus du Soudan sont généralement teints avec le nifa ou indigo.
  5. Nobles.
  6. Homme du pays des Beni-Mzab. Les Mozabites émigrent généralement pour exercer au loin différentes industries. Ils sont le plus souvent bouchers.
  7. Mouflons à manchettes.