Le Moyen âge - Philologues et Poètes

Le Moyen âge - Philologues et Poètes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 201-216).
LE MOYEN AGE

POETES ET PHILOLOGUES

Gaston Paris, la Littérature française du moyen âge, 2e édition, 1 vol., 1890. — La Poésie du moyen âge, leçons et lectures, 1 vol., 1885. — Id., 2e série, 1 vol., 1895 ; Hachette et Cie.

Trois petits volumes, après trente ans de recherches, depuis cette Histoire poétique de Charlemagne (1865) qui mit du premier coup le jeune étudiant de l’École des Chartes au rang des maîtres : trois soupiraux ouverts au passant sur l’incessante activité du laboratoire où les alchimistes de la philologie romane font leurs manipulations secrètes. Le premier de ces volumes est un manuel destiné à introduire les commençans dans l’étude de la littérature du moyen âge ; ce bréviaire, où la matière de tant d’in-folio est condensée jusqu’à l’extrême limite de compressibilité, renferme autant de faits et d’idées que de mots. Les deux recueils qui suivirent, lectures académiques ou leçons d’ouverture des cours professés au Collège de France, devraient porter le titre significatif qu’un émule de M. Gaston Paris, l’illustre Max Müller, donnait à ses fragmens de mythologie comparée : Copeaux d’un atelier allemand. Mais cette fois l’atelier est français.

Je voudrais louer ces livres, et mon embarras est grand. Les philologues sont devenus les moins abordables des savans. Retranchés dans leurs ouvrages, ils en défendent sévèrement les approches ; à la première reconnaissance, le profane risque d’être fusillé. S’il touche à quelques points particuliers, les initiés le taxeront d’ignorance et le feront rougir de ses bévues ; s’il tente de porter sur ce terrain interdit les idées générales, ils lui crieront avec humeur : « C’est trop tôt, toujours trop tôt ! Nous n’avons pas encore rassemblé assez de millions de faits ! » Le savant qu’on louerait maladroitement serait le premier à prendre en pitié une louange incompétente. Il ne la goûte que de la bouche de ses pairs. C’est leur témoignage unanime qu’il faudrait rapporter pour mettre M. Gaston Paris à sa vraie place. Le Français qui a peu voyagé sait mal avec quelle déférence l’Europe laborieuse, d’Upsal à Bologne, d’Edimbourg à Odessa, prononce un nom deux fois identifié, pendant près d’un siècle, avec la résurrection et les progrès d’une science. Depuis les premières recherches de Paulin Paris, en 1824, jusqu’aux travaux actuels de son fils, ces deux grands abbés de nos bénédictins laïques ont fait de notre moyen âge un patrimoine de famille, en partie reconquis sur l’Allemagne. Belle et rare singularité, une dynastie qui a fondé, gardé, agrandi un royaume dans la France du XIXe siècle. Une dynastie ! Nous ne serions plus de notre pays, si nous ne la tracassions pas de notre opposition, de nos exigences, si nous ne lui demandions pas des concessions pour la mieux ruiner. Puisque nous ne pouvons rien pour louer les savans, cherchons-leur une querelle. Je sais un apologue que je voudrais commenter avec eux.

Il y avait une fois un moutier dont les grilles donnaient sur la rue la plus fréquentée d’une grande ville. Les bourgeois qui passaient entrevoyaient de rare en rare, derrière ces grilles, trois ou quatre nonnains d’une beauté prodigieuse ; elles faisaient signe aux passans d’un air de mystère, et leur voix suave ne disait que ces mots : « Nous sommes ici des centaines, toutes aussi merveilleusement belles, et d’un naturel infiniment plaisant : le jour où vous pourriez voir nos sœurs et converser avec elles, vous seriez tous férus d’amour et ne voudriez plus connaître les dames de votre compagnie habituelle. Mais cela n’arrivera jamais, parce qu’une règle austère nous ordonne de travailler derrière ces murs à notre perfectionnement. » — Les bourgeois, gens simples, étaient ébranlés dans leur piété. Ils se disaient : « C’est grand dommage que tant de belles créatures soient soustraites à notre admiration. Pourtant, si elles vaquaient silencieusement à leurs devoirs, on se résignerait à les ignorer ; mais ce langage humblement provocant est fait pour nous induire en tentation : il faut que la porte d’un couvent soit ouverte ou fermée. » — Une chronique rapporte que les événemens de guerre amenèrent d’Italie des Espagnols de l’empereur d’Allemagne, qui forcèrent le moutier. Les nonnains avaient exagéré : beaucoup d’entre elles étaient insignifiantes ; néanmoins quelques-unes passaient en beauté tout ce qu’on avait attendu, si bien que le peuple les enleva aux soudards et fit grand festoiement pour la libération de telles merveilles. Ceci n’est pas un fabliau du moyen âge. Je ne courrais pas beaucoup de risques à prétendre que l’histoire en vient : je serais « confuté », comme ils disent dans la partie, par quelque mémoire érudit où très peu de gens iraient voir. Peut-être se trouverait-il quelque médiéviste souabe ou Scandinave pour avancer qu’un fabliau semblable existe, avec des variantes. Peut-être même existe-t-il à mon insu, puisque, d’après la théorie, notre imagination ne saurait forger un seul conte qui n’ait été jadis inventé dans l’Inde, et réinventé ensuite par les jongleurs des temps féodaux. — Sauf rencontre imprévue avec un trouvère et un brahmane, ceci n’est qu’une comparaison destinée à faire comprendre le respectueux mécontentement du bon peuple contre ses bienfaiteurs et ses tyrans, les savans philologues ; et en particulier le sentiment d’admiration inassouvie qui grandit chez le lecteur avec chaque volume que M. Gaston Paris se laisse arracher.

Le maître des études romanes nous donne sa deuxième série de morceaux détachés sur la Poésie du moyen âge, et il s’excuse une fois de plus, dans la préface, de cette dérogation à la règle monastique du savant : « C’est dans de pareilles occurrences, quand il a un programme un peu étendu à exposer, ou quand il s’adresse à un public plus large et plus mélangé que son auditoire accoutumé, qu’un philologue se laisse aller à se détourner un moment de son occupation favorite, la recherche des faits nouveaux ou des combinaisons nouvelles, qu’un professeur se départ de son devoir le plus constant, l’enseignement des méthodes et leur application par l’exemple, et qu’il se délasse de ses travaux habituels en présentant quelques résultats ou quelques anticipations de nature à intéresser des esprits curieux et ouverts, mais non spécialisés. » — Ces « anticipations » qui implorent ainsi leur pardon, ce sont des dissertations ingénieuses, tout illuminées de savoir et d’intuition, sur des textes littéraires que nous ne connaissons pas, que nous ne pouvons pas connaître, et où le critique nous signale en passant mille détails exquis. Notez qu’il ne s’agit point ici d’épigraphie syriaque ou araméenne, mais du fond même de notre littérature nationale ; et vous comprendrez qu’à voir suinter la source avare qui nous révèle un grand lac caché, il se mêle à notre gratitude un peu d’irritation contre les gardiens jaloux de ce lac. Je voudrais éclaircir le malentendu qui va grossissant entre le public « non spécialisé » et les philologues dont nous vénérons, dont nous maudissons parfois la trop vertueuse abnégation ; je voudrais montrer qu’il faudrait peu de chose pour dissiper le malentendu, et combien ce peu de chose est nécessaire dans la phase actuelle de notre développement littéraire. Pour mieux poser la question, il importe de rappeler en quelques mots les diverses fortunes de la poésie du moyen âge à notre époque, les divers aspects sous lesquels nous l’avons envisagée, depuis que notre siècle en a découvert l’existence.

Et comme nous avons affaire à des gens difficultueux, très soucieux d’exactitude et qui nous guetteront à la moindre équivoque, je précise ce que j’entends ici plus particulièrement par poésie du moyen âge. Ce n’est point l’énorme ensemble des productions françaises jusqu’à la renaissance ; c’est proprement la poésie épique et lyrique de la première période, celle dont on s’accorde à fixer l’âge classique au XIIe siècle : chansons de geste en « laisses monorimes », psalmodiées sur la vielle et la cifoine par les trouvères ambulans. Cela devait ressembler fort à une longue complainte de Fualdès, débitée par les chanteurs populaires, et, aux beaux endroits, à un récitatif du ténor wagnérien ; ces deux extrêmes se touchent, la chanson de geste fut le prototype de l’un et de l’autre. Le sujet de ces poèmes était l’épopée nationale des cycles de Provence, de France et de Bretagne, balbutiée dès nos plus lointaines origines, cristallisée avant l’an 1000 autour de ces figures légendaires, Charlemagne, Arthur, Guillaume d’Orange, rédigée dans la forme où nous la possédons entre 1000 et 1200, défaillante et changeant de caractère après le règne de Philippe-Auguste. J’écarte donc de ces considérations les fabliaux, les romans satiriques, toute la luxuriante végétation qui se développa sur notre sol entre le XIIe et le XVe siècle. Cette large veine de l’esprit « gaulois » n’est pas en péril ; alors même que nous négligerions quelques-uns de ses anciens titres, ils ne seraient pas perdus, mais simplement transformés : on les retrouve, toujours vivaces, ils ont fourni le fonds permanent de la littérature postérieure, de Rabelais à M. Gandillot. Personne ne nous les dispute. Il n’en est pas de même pour les hautes inspirations de nos vieux « trouveurs » ; d’autres races les réclament et les annexent indûment, dès que nous cessons de revendiquer ce bien de famille.

En thèse générale, et sauf injustice pour quelques antiquaires du XVIIIe siècle, pour quelques hommes comme Daunou, qui eurent le pressentiment de nos trésors cachés, on peut avancer que la découverte de cette poésie fut l’effort et l’honneur de notre siècle commençant. Quand Raynouard et Fauriel s’avisèrent les premiers de


Débrouiller l’art confus de nos vieux romanciers,


leur science tâtonnante ne sépara point l’apostolat littéraire de la recherche érudite. Ils trouvaient un public préparé par le Génie du Christianisme ; ils sortaient eux-mêmes de ce livre. Disons-le pour rabaisser la superbe des savans ; quelques pages de cet ignorant, de cet amateur qui s’appelait Chateaubriand, ont fait plus pour l’intelligence de la poésie du moyen âge que toutes les compilations antérieures des Bénédictins, que tous les mémoires postérieurs des Académies. Le poète seul engendre la vie, dont il ignore peut-être les lois ; les spécialistes, qui se vantent de connaître ces lois, ne peuvent que développer l’être vivant qu’il a conçu. — Raynouard publiait un Choix de poésies des troubadours, concurremment avec ses travaux de grammaire et de lexicographie. Fauriel élargit le sillon : si beaucoup d’entre nous rôdent aujourd’hui avec sympathie et curiosité autour du sanctuaire des études romanes, ils doivent leur penchant à cet honnête homme. Ses livres enseignaient libéralement tout ce qu’il savait lui-même de ce monde nouveau ; tombés dans nos mains à notre sortie du collège, ils nous firent aimer ce qu’il aimait. Nos initiateurs manquaient de critique, je le veux bien ; ils tiraient arbitrairement le moyen âge du côté de la Provence et de la langue d’oc : on verse peut-être aujourd’hui dans l’excès contraire ; ils eurent toutes les insuffisances, soit ; mais l’apôtre qui répand une religion vaut sans doute le théologien qui l’approfondit.

On sait comment l’influence de ces précurseurs créa le style troubadour, dont je ne défendrai ni l’esthétique ni l’exactitude, et le courant gothique dans le romantisme ; courant superficiel, souvent puéril, mais qui a réintroduit mille ans de notre histoire dans notre art et dans notre littérature. Il se creuse un lit plus profond et plus sûr après 1830, avec les travaux d’Augustin Thierry, de Villemain, de Michelet, de tant d’autres. Paulin Paris combat à leur suite pour la cause à laquelle il va dévouer sa vie ; il adjure la nouvelle école de se retremper aux sources de la poésie nationale ; il imprime, en 1831, la première chanson de geste — cette appellation devenue classique est de lui — publiée en France et mise en langage moderne : l’épopée de Berte aux grans piés. Garin le Loherain suivait, en 1833. Le Fierabras, paru en 1829, avait été édité en allemand par un professeur de Berlin, Immanuel Bekker. Pour mesurer l’intensité du mouvement à cette époque et sa force de pénétration dans le monde lettré, il suffit de se reporter aux premières années de cette Revue, qui demeure, quoi qu’on dise, le plus fidèle miroir des fluctuations de l’esprit français : Fauriel, Michelet, Quinet, Ampère, pour ne citer que les plus illustres, y reviennent sans cesse sur la poésie du haut moyen âge ; à peine retrouvée, elle entre dans la substance littéraire de chacun, nul ne s’avise encore de la confisquer comme une science réservée. Nommer Victor Hugo, n’est-ce pas rappeler ce qu’il doit à la poésie des aïeux et ce qu’elle lui doit ? On peut redire de lui ce que je disais plus haut de Chateaubriand : sans la Légende des Siècles, combien de Français ignoreraient les noms et les gestes caractéristiques des héros de la Table Ronde ?

La Légende des Siècles n’était pourtant que le rayonnement attardé d’un soleil déjà couché. La fortune populaire de la poésie du moyen âge n’a guère survécu au romantisme : on la vit décliner après lui, entre 1850 et 1860, au moment même où le branle si vigoureusement donné semblait promettre aux chansons de geste un regain de vitalité. Génin faisait paraître en 1850 une adaptation de la Chanson de Roland. Editée une première fois par Francisque Michel, en 1836, la plus significative de nos épopées nationales est entrée dans le domaine classique avec la publication de Génin, qui n’était pas un savant, et à la suite des controverses bruyantes suscitées par l’audace du spirituel amateur. Littré, bien qu’il fût un des maîtres de la philologie nouvelle, continuait avec son sens si juste la tradition libérale de la génération précédente. En 1856, un décret impérial réalisait la grande pensée de M. Fortoul : ce ministre voulait qu’on publiât toute la poésie du moyen âge. D’après le plan trop ambitieux que lui présenta M. Guessard, la Collection des anciens poètes de la France devait comprendre 60 volumes, de 60 000 vers chacun. Cette montagne poétique accoucha d’une souris : la Chanson d’Aspremont, une plaquette de 24 pages ! M. Rouland, le successeur de Fortoul, reprit le projet en le restreignant aux chansons de geste du cycle carlovingien : il ne s’agissait plus que de 40 volumes elzéviriens, à 10 000 vers l’un dans l’autre. La Collection des anciens poètes de la France se poursuivit quelques années dans le cadre prévu ; elle atteignit le tome X et disparut, avec tant d’autres choses, dans la tourmente de 1870. Qui en soupçonne l’existence, sauf une petite équipe de travailleurs ? La Société privée des Anciens textes français reprit l’œuvre impériale en 1875, avec de si maigres ressources ! M. Bédier en parlait ici l’an dernier, dans un article sur lequel je reviendrai plus loin. Connaît-on davantage cette méritoire entreprise ?

C’est qu’une révolution profonde a changé, vers le milieu de notre siècle, l’orientation littéraire en même temps que les méthodes scientifiques. Par réaction contre le romantisme, écrivains et poètes revinrent un instant à l’antiquité. Cette repentance ne dura guère, excepté chez quelques parnassiens fortement hellénisés ; tous les efforts se concentrèrent bientôt sur l’étude réaliste de la vie contemporaine. Le moyen âge, bric-à-brac démodé, sombra avec le reste du bagage romantique. Rien n’était plus loin du nouvel état d’esprit que la poésie des trouvères : j’entends toujours par là celle de la grande aube lyrique du XIe et du XIIe siècle. Cette même révolution consommait le divorce entre la littérature et les sciences. Parmi ces dernières, la philologie fut la plus docile aux suggestions venues d’Allemagne : tandis qu’elle s’enflait des plus grandes espérances, qu’elle prétendait régenter seule l’histoire et prendre à sa charge la conduite de l’esprit humain, la philologie repoussait comme une déchéance ce vieux libéralisme scientifique dont s’honorèrent en France le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe. Constituée en puissance indépendante, hautaine, parcimonieuse, elle se retira dans ses temples, et l’étude des textes devint pour elle une herméneutique ; passionnée de vérité, en garde contre toute tentation de beauté ou d’utilité immédiate, elle en arriva insensiblement à sacrifier la matière de son examen aux jouissances qu’elle trouvait dans les procédés de cet examen.

M. Gaston Paris le confessait — ou le proclamait — en d’autres termes, dans la leçon touchante qu’il fit pour rendre hommage à son glorieux père et pour marquer l’évolution de sa propre méthode. « Le point de vue purement littéraire fut toujours prédominant dans l’intérêt que mon père portait aux productions du moyen âge. Toute sa vie, il chercha à en répandre le goût, à leur conquérir des sympathies chez les gens du monde, chez les littérateurs purs, chez les femmes elles-mêmes. C’est dans cet esprit qu’il choisit souvent les textes dont il a donné l’édition, qu’il écrivit plusieurs de ses préfaces et notices… Nous comprenons aujourd’hui un peu différemment l’étude du moyen âge. Nous nous attachons moins à l’apprécier et à le faire apprécier qu’à le connaître et le comprendre. Ce que nous y cherchons avant tout c’est l’histoire… Nous regardons les œuvres poétiques elles-mêmes, comme étant avant tout des documens historiques… Quant à la sympathie du public pour ces œuvres, à leur diffusion comme source de jouissances littéraires, à leur introduction dans l’éducation nationale, nous les souhaitons assurément, au moins dans de certaines limites : mais nous ne les attendons que d’un progrès lent, qui ne peut s’accomplir et s’accélérer que si d’abord une critique sévère et rigoureusement historique a préparé le terrain, creusé les sillons et trié les semences…[1] » Je lis entre les lignes de ce bon billet, et je me souviens d’un autre savant que j’aimais et admirais, lui aussi, avec des malédictions contre ses scrupules. J’ai conté jadis à cette place l’impatience de curiosité où nous mettait le grand et bon Mariette. Il parlait éloquemment, en conversation, des beautés poétiques et des mythes sublimes contenus dans ses papyrus. Enthousiasmés par ce qu’il en révélait, les auditeurs le pressaient : « Publiez ces merveilles », lui disait-on. « Non, faisait-il, elles ne sont pas au point. Nous sommes cinq ou six à les étudier, cela suffit. » Et il poussait parfois la logique de son sentiment jusqu’à réenterrer dans le sable des monumens qu’il avait découverts, pour les dérober à la badauderie dangereuse des profanes. Y aurait-il chez tout savant un Turc qui s’ignore, possesseur fier et jaloux d’un harem d’autant plus précieux que personne n’y peut pénétrer ?

Sérieusement, et sans l’ombre de raillerie, la science contemporaine a créé un type de savant admirable. Comme elle est devenue une religion, elle a fait des moines, liés par des vœux rigoureux ; ils ont le détachement du parfait cénobite, ils vivent de sa vie à la fois laborieuse et contemplative ; consacrés à la recherche de la vérité pure, tout ce qui n’est pas elle ne compte pas pour eux. Nous sentons la grandeur et la beauté morale de cette discipline, mais notre besoin de communication a aussi ses droits. Il y avait probablement de très bons prêtres à Eleusis ; cependant la foule des non-initiés devait leur reprocher quelquefois leur obstination à garder pour eux seuls les mystères divins. Les cultes d’initiés ne tiennent pas longtemps contre la soif de connaissance innée dans tous les hommes.

Quoi qu’il en soit, un étrange phénomène s’est produit à la suite de l’entrée en religion des philologues et de leur divorce avec la littérature séculière. Les études romanes occupent une élite active, nombreuse, incomparablement plus nombreuse que celle d’il y a cinquante ans. Elle se recrute chaque année dans l’École des Chartes, le bon séminaire où l’on garde l’âme de « douce France ». — A quoi sert-il ? demandent parfois les philistins ; et ce seul mot est le meilleur titre de noblesse de la chère École, l’École nationale par excellence. Les publications, — je dis mal : les impressions de documens et de travaux relatifs au moyen âge nourrissent à elles seules une légion de typographes : mémoires de l’Académie des inscriptions, bulletins des écoles et des sociétés savantes, revues spéciales, thèses, leçons, correspondances françaises ou internationales ; on en remplirait tous les ans une vaste bibliothèque. Bref, le courant de 1830 apparaît comme un mince filet d’eau quand on le compare à la nappe vaste et profonde qui en est sortie. — Seulement, cette nappe est rentrée sous terre. Elle tient moins de place que n’en tint le mince filet dans la vie intellectuelle de la nation.

De loin en loin, on en voit surgir quelques jaillissemens pour la soif du pauvre monde. Un Natalis de Wailly nous faisait volontiers l’aumône. M. Léon Gautier la fait encore, et largement ; il suffirait de quelques beaux livres à la portée de tous, comme les Épopées françaises[2], pour réfuter en partie mes allégations ; ou encore de cette scrupuleuse et définitive édition de la Chanson de Roland[3], sortie au lendemain de la guerre, en 1872, d’une pensée touchante du patriote. Je crois bien que M. Bédier nous ménage les mêmes satisfactions, si j’en juge par son spirituel ouvrage sur les Fabliaux[4] ; je lui sais du moins un gré infini de nous avoir rapporté, dans son introduction, un mot de Claude Bernard qui flatte nos pires rancunes contre la scolastique moderne. « Un jeune physiologiste présentait un jour au savant une longue monographie d’un animal quelconque, soit le crotale ou le gymnote. Claude Bernard lut le livre : — J’estime, dit-il à l’auteur, votre conscience ; je loue votre labeur. Mais à quoi serviraient, je vous prie, ces trois cents pages si le gymnote n’existait pas ? » — Il y avait aussi Renan, qui faisait parfois danser en public sa philologie : il la montrait plus qu’il ne la donnait, c’était encore une nuance ; mais Renan était Renan. Il y a d’autres exceptions, je ne l’ignore pas et je devrais les citer : quand on les énumérerait toutes, jusques à m’en accabler, on ne changerait pas la vue d’ensemble qui règle la comparaison de deux époques, pour tout homme informé du mouvement intellectuel dans notre siècle : entre 1830 et 1840, avec un petit nombre d’ouvriers, la poésie du moyen âge envahit toute la littérature ; depuis un quart de siècle, avec des travailleurs éminens et plus nombreux, elle sort à peine de ses tabernacles, elle ne pénètre plus la pensée générale manifestée par les écrits. La cause en est, je l’ai reconnu, dans l’orientation de la littérature autant que dans le désintéressement des philologues : si cette orientation persistait, nos réclamations seraient vaines ; on ne jette pas des perles aux troupeaux qui demandent une autre pâture.

C’est précisément parce que l’imagination française évolue une fois de plus, et parce que nous sommes à un tournant littéraire, qu’il faut faire appel au secours des médiévistes patentés. Inutile hier encore, ce secours est aujourd’hui nécessaire. Lassés du réalisme de la vie quotidienne, déserteurs du Parnasse quand ils se tournent vers la poésie, nos jeunes écrivains cherchent une voie ; et la plupart d’entre eux paraissent sollicités vers une région idéale qui voisine de très près avec celle où se complurent nos plus anciens poètes. Ils y prennent pour guides des étrangers, comme l’exilé qui reviendrait dans un domaine patrimonial sous la conduite de l’usurpateur de ses biens. Puisque les philologues se sont institués gardiens de la poésie du moyen âge, c’est à eux qu’il faut demander l’aliment approprié à des besoins réveillés de nouveau ; c’est eux qui peuvent apaiser, avec le plus d’autorité, l’étrange querelle soulevée entre les tenans de la littérature nationale et ceux du cosmopolitisme.

Le cosmopolitisme ! on repart en guerre contre ce fâcheux : je crois même qu’on l’appelle aujourd’hui le snobisme. C’est pourtant l’action bien innocente d’ouvrir la fenêtre, de laisser entrer l’air et de regarder le vaste monde. Aérer et meubler la maison paternelle, c’est la déprécier, paraît-il. Cette accusation, qui semble partir d’une chambre d’agonisant, pour ne pas dire d’une boutique en faillite, eût fort étonné notre robuste XVIIe siècle, ce grand emprunteur. Elle est particulièrement réjouissante pour qui vient d’arrêter son attention sur le moyen âge. L’Europe a vécu pendant plusieurs siècles d’une littérature indivise ; notre pays y faisait l’office d’une pompe aspirante et foulante. S’il fallait des preuves d’un fait aussi patent, on les trouverait à chaque page des livres de M. Gaston Paris. Voyez entre autres toute la préface du deuxième volume sur la Poésie du moyen âge : « Quand nous remontons aux temps les plus reculés de notre vie littéraire, nous y trouvons, au lieu d’un développement isolé, une extraordinaire abondance de germes étrangers de toute provenance, adaptés, assimilés, transformés, et c’est grâce à cette large pénétration de tous les élémens ambians dans sa circulation intime que cette vie déploie une sève assez puissante et assez généreuse pour féconder l’Europe autour d’elle. Quand la France ne puise plus à des sources étrangères pour enrichir et renouveler sa poésie, elle produit la pauvre poésie du XIVe siècle, la poésie vieillotte et étriquée du XVe siècle ; elle n’exerce plus aucune action sur les nations voisines… »

La matière de tous nos fabliaux est commune aux nations d’Europe et à celles d’Orient. On se les renvoie comme des volans sur la raquette. Rappelons-nous, entre cent exemples, ce Roman de Troie, écrit vers 1160 par un poète tourangeau, d’après deux romans byzantins abrégés en latin : l’un était le journal du siège, tenu par le Phrygien Darès ; l’autre, les mémoires d’un assiégeant, le Crétois Dictys ; des sources sûres, comme l’on voit. Le roman gréco-français court le monde, est aussitôt traduit en allemand, puis mis en latin à Messine ; il fournira plus tard un poème à ! Boccace et une tragédie à Shakspeare, Troïlus et Cressida. Et de tout ainsi. Le plus extraordinaire de ces objets d’échange est l’histoire de Barlaani et Joasaph, contée jadis par Max Müller, reprise récemment par M. Gaston Paris, et d’où il appert que ce Joasaph n’est autre que le Bouddha, devenu un saint du calendrier chrétien, après avoir roulé dans la légende de tous les peuples.

Mais, dira-t-on, nous sommes loin de l’indétermination du moyen âge : des siècles de concentration politique et littéraire nous ont fait un établissement domestique, franc de toute hypothèque étrangère, et où il faut nous tenir. Pas si loin, peut-être ; et ce qui était vrai naguère ne l’est plus au même degré aujourd’hui, ne le sera plus demain. On a relevé ici à maintes reprises, en traitant d’autres sujets, les symptômes concordans d’un curieux retour de l’histoire sur elle-même. Un grand nombre des traits caractéristiques qui formèrent la physionomie de l’Europe féodale réapparaissent dans notre Europe, bouleversée par tant de secousses. A coup sûr, leur réunion ne ressuscitera pas le moyen âge, tel que les bonnes gens s’en épouvantent ; mais il en résultera de nouvelles formes dévie sociale et intellectuelle, beaucoup plus rapprochées peut-être du XIIe ou du XIIIe siècle que du XVIIe ou du XVIIIe siècle. La fusion internationale de certains intérêts communs à tous est un de ces traits ; la fusion littéraire en découle fatalement. Des causes historiques du même ordre doivent produire des effets semblables. L’Europe féodale avait été façonnée et agglomérée par une doctrine à la fois révolutionnaire et unitaire, le christianisme. Toutes proportions gardées, et sans instituer une comparaison qui n’est pas dans ma pensée, la Révolution française a fait dans notre temps la même œuvre ; œuvre complétée par cet autre Charlemagne qui fut Napoléon. Les découvertes des sciences sont venues à la rescousse, abaissant toutes les barrières. Vous pourrez encore vous défendre quelque temps, pas longtemps, contre une invasion de grains ou de vins : vous n’arrêterez pas la circulation des doctrines, des idées, des livres ; vous n’empêcherez pas la renaissance d’une littérature universelle sur les vieilles assises des littératures nationales, comme au XIIe siècle, comme au XVIe ; littérature sensiblement la même de Pétersbourg à Lisbonne, influencée partout au même instant par les mêmes courans. Elle aura pour régulateur et pour guide le peuple le plus curieux, le mieux informé, ce que nous étions au moyen âge. Les plus chaudes indignations ne retarderont pas d’une heure le phénomène nécessaire. Mais comme on ne saurait avoir trop d’égards pour d’honnêtes sentimens, montrons aux indignés que leur susceptibilité patriotique s’alarme à tort.

De quoi donc s’indignent-ils ? Un prodigieux génie dramatique et musical, Wagner, ravit aujourd’hui l’imagination de notre jeunesse. Il lui donne la qualité de rêve où elle trouve à cette heure le plus de volupté. L’influence de Wagner, on en a déjà fait la remarque, s’exerce sur la peinture et sur la littérature autant que sur la musique ; elle a modifié toute l’âme contemporaine, partant toutes les expressions des divers arts. A un moindre degré, ce Scandinave d’Ibsen fait concurrence à l’industrie des spectacles parisiens ; on le joue peu, mais des gens malintentionnés négligent d’aller au Vaudeville pour songer au coin de leur feu devant ces grands symboles chargés de réflexion, pour surprendre en eux-mêmes l’écho de ces cris de révolte qui réveillent les instincts primitifs au plus profond de notre être. — La chose intolérable est que ce soient là des importations étrangères. Et si c’étaient des réimportations d’une matière première de chez nous ?

Ouvrez un de ces livres sur la poésie de notre moyen âge : il ne vous parlera que des héros et des sentimens wagnériens, chantés jadis dans des milliers de vers par les trouvères bretons ou français. Dans la littérature universelle de cette époque, et sous la réserve des échanges incessans que j’ai mentionnés, la France fut l’atelier central où s’élaborèrent les matériaux dont un Wagner a tiré si grand parti. Ecoutez le savant, qui n’est pas suspect de flatter nos faiblesses patriotiques, car il diminue plutôt, à mon sens, le domaine de nos légitimes revendications : « La magnifique littérature poétique de l’Allemagne, à la fin du XIIe et au commencement du XIIIe siècle, n’est que le reflet de la nôtre. Les Minnesinger ont transporté dans leur langue les formes et l’esprit de la poésie lyrique française, fille elle-même de la provençale… Wolfram d’Eschenbach, Conrad de Wurzbourg et bien d’autres sont les imitateurs plus ou moins fidèles des Albéric, des Turold, des Chrétien de Troyes, des Benoît de Sainte-More. » — Les philologues raffinent à perte de vue sur les apports originels qui ont formé l’épopée française, « produit de la fusion de l’esprit germanique, dans une forme romane, avec la nouvelle civilisation chrétienne et surtout française. » Ils dosent à leur gré les élémens germaniques, celtiques, saxons, Scandinaves… Peu nous importe. Le bon sens dit que des rédactions toutes postérieures au Xe siècle, composées entre le Rhin et l’Océan, sont françaises plutôt qu’allemandes. L’épopée normande, transportée en Angleterre, naît chez un peuple déjà francisé. La « matière de Bretagne », la plus riche, est aussi la plus discutée, avec ses insondables fonds celtiques. Pourtant il est clair que des poèmes composés dans l’Armorique, sur ce sol qui allait s’agréger au nôtre pour toujours, doivent être adjugés à la famille française plutôt qu’aux maîtres de la Thuringe et de la Saxe. Or, c’est dans la matière de Bretagne qu’apparaissent d’abord les plus belles légendes du drame wagnérien : Perceval (Parsifaal), la Quête du Graal, Tristan et Iseut. Plus près de nous, le Chevalier au Cygne est une légende de la maison de Bouillon. Richesse indivise, tout au moins.

Les auditeurs de Wolfram d’Eschenbach et de Walter de la Vogelweide ont su l’accaparer et le garder mieux que nous. Ce fut pour leurs fils une grande force, et non pas seulement au point de vue littéraire. M. Gaston Paris a raison de dire : « Si, par impossible, la nation française perdait ses titres, elle les retrouverait dans la littérature du moyen âge. D’où vient donc que cette littérature est maintenant si étrangère à la nation, et que si peu de personnes s’avisent de la solidarité indissoluble qui nous rattache moralement à nos pères des temps féodaux ?… Il y a longtemps que les Allemands envisagent autrement les choses : ils ont appuyé en partie la régénération de leur nationalité sur leur ancienne poésie. » — Quand un Bismarck ou un empereur Guillaume évoquent naturellement, à la tribune et dans les banquets, la geste poétique des anciens Germains, nous sentons tous la vigueur de cet élan pris dans le passé, et quelle sève monte au cœur de ces vivans de la poussière des morts où ils affermissent leurs pieds. Nous, déracinés volontaires, nous avons des solennités pour maudire un passé plus grand et plus vieux que le leur ; la pousse de l’autre saison, fléchissante au premier vent, renie le tronc séculaire d’où elle est sortie.

Mais revenons sur notre terrain littéraire. Si Wagner nous rapporte les personnages et l’âme même de notre première poésie, cet envahissement qu’on redoute n’est qu’une restitution. Et puisque j’ai fait allusion à Ibsen, qui ne serait frappé des intimes analogies de sentiment entre les vieux harpeurs celtiques et le moderne continuateur des sagas Scandinaves ? Comparez Brand ou la Dame de la Mer, par exemple, aux quelques fragmens de Tristan qu’on nous a donnés et aux gloses des commentateurs de ce poème. Des deux parts c’est le même individualisme farouche, la même négation des pactes sociaux, la même acceptation tranquille de la toute-puissance fatale de l’amour. Dans le drame ibsénien comme dans les drames mythologiques de Wagner, — la Walkure entre autres, — il semble qu’un cette primitif exprime les instincts païens qui transparaissent sous les rédactions christianisées de nos poèmes. Si ces accens, retrouvés par des étrangers, éveillent chez nous de profonds retentissemens dans les cœurs, c’est peut-être retour d’atavisme plus que curiosité du nouveau, et nos jeunes gens peuvent sourire à bon droit de cet ignorant chauvinisme qui ne reconnaît pas la vibration d’une vieille libre endormie. Quand le héros du Moniage Guillaume va conquérir, dans Orange, la belle Orable, une émotion l’arrête au moment de franchir la frontière de France : « Vers la douce France il retourne son visage ; un vent de France le frappe en face. Guillaume ouvre son sein pour le laisser entrera plein. Sa plainte s’élève contre la brise : Eh ! brise douce qui de France venez, là sont mes compagnons et mes parens !…De ses beaux yeux il commence à pleurer ; les larmes coulent goutte à goutte sur ses joues et mouillent sa tunique. » — Le jongleur du Nord qui faisait parler ainsi le comte Guillaume’, confondu par lui avec d’autres preux carlovingiens, ne savait pas qu’en passant dans la Provence ce héros rentrait sur la terre même où sa légende était née.

Pour calmer les inquiétudes des vieux et pour satisfaire le penchant actuel des jeunes, rouvrons à ceux-ci les sources obstruées de notre ancienne poésie. C’est aux philologues, détenteurs de cette poésie qu’ils vantent quand on s’en détourne et qu’ils rabaissent lorsqu’on la leur demande, c’est aux savans de nous frayer la route et de nous y guider. Les savans vont se gendarmer contre nos sommations : qu’ils s’en prennent à leurs dangereuses coquetteries ! Ils nous font honte de notre ignorance sur « cette grande littérature du XIIe siècle dont nous devrions être si fiers et que nous connaissons si peu. » Ils laissent tomber négligemment, dans leurs gloses, des citations charmantes, ils signalent des « beautés » sur lesquelles ils attirent notre attention. Vient-on leur demander à juger sur pièces, sur pièces complètes ? Autre chanson. — Ces interminables poèmes sont surfaits, ternes et plats ; la matière première en est admirable, mais une critique experte peut seule la discerner ; nous ne possédons que des rédactions de troisième main, faites par des sots qui ne comprenaient plus cette matière. La critique hésite entre des versions dissemblables pour chaque poème, des variantes et des parties adventices. Comment choisir entre le manuscrit d’Oxford et celui de Paris ? Il est trop tôt. — En écoulant les défaites des philologues, on se prend à penser que si les manuscrits de l’Iliade avaient été par malheur plus nombreux, avec plus de variantes, et si les érudits de la Renaissance avaient eu les scrupules des nôtres, Homère ne serait pas encore entre nos mains. Il y a pourtant des jours où il est doux d’avoir un Homère, quand il pleut, qu’on est triste, et las des proses du journal. Nous avons lu ici les raisons fournies par M. Bédier : elles ne m’ont pas convaincu. Lui aussi, il nous conseille cette vertu : « savoir al tendre. » Mais il commence par réclamer la publication de tous les textes où dort « une des voix les plus énergiques qui aient jamais retenti sur le sol de la patrie. » Il se plaint qu’on ait négligé le cycle breton. Ce jeune profès est d’esprit trop ouvert et trop vigoureux pour que nous désespérions de le détourner de sa règle. Nous le débaucherons.

Quant à M. Gaston Paris, s’il s’indigne de nos exigences sacrilèges, qu’il accuse sa récente étude sur Tristan et Iseut ; elle a fait déborder la coupe. Eh quoi ! « Tristan, nous dit-il, est, entre tous les grands poèmes de l’humanité, — et je n’hésite pas à le placer à côté d’eux, — le poème de l’amour. » Rien que cela ? Il en donne des fragmens saisissans de pathétique ou de tendresse délicate ; il souligne des inventions comparables à ce qu’il y a de plus accompli dans la poésie antique et moderne. Lorsque nous sommes bien conquis, il nous laisse sur cette petite note désespérante : « Les anciennes éditions… sont défectueuses, incomplètes, et aujourd’hui introuvables. » On n’a jamais pratiqué le fugit ad salices avec plus de perversité. Songez à ce qui va arriver. Un jour, un jour prochain, je l’espère, l’Opéra affichera la première représentation du drame lyrique de Wagner. Un industriel vendra de petits livrets explicatifs, mal traduits de l’allemand. Les moins érudits se souviendront que cette légende est éclose chez nous ; ils auront la curiosité de la connaître, ils s’enquerront chez tous les libraires : rien ; la petite note : « Editions défectueuses, incomplètes et aujourd’hui introuvables. »

Je conclus. Nous demandons des textes, nous aussi, des publications à la portée de tous. Qu’on ne nous dise pas : Vous trouverez un fragment curieux dans telle série de tel bulletin, qui est chez quelqu’un, à tel folio, qui vous renverra au mémoire du professeur X…, lequel se réfère à la version du professeur Y…, de Berlin… Il n’y a de livres efficaces que ceux qu’on trouve chez le libraire. — Nous demandons plus, car les textes du XIIe siècle sont accessibles à bien peu de nos concitoyens : nous demandons pour eux des traductions en langage moderne, et, si tout n’en vaut pas ! a peine, des arrangemens, — disons l’affreux mot, — comme ceux où les érudits de 1830 ne dédaignaient pas de mettre la main. Oh ! nous ne réclamons pas les quatre millions de vers épiques décrétés par M. Fortoul ! Une bonne mise au point de Tristan et Iseut, pour commencer ; la leçon que vous choisirez, Béroul ou Eilhart, Thomas ou Gotfrid, une fusion abrégée de ces diverses sources si vous préférez, une restitution du noyau primitif si vous osez la tenter : ceci est votre affaire. Puis trois ou quatre poèmes des différens cycles, les plus typiques, les plus représentatifs ; ici encore, les maîtres romanisans peuvent seuls faire des choix judicieux. Cette tâche est-elle inconciliable avec leurs travaux professionnels ? Craignent-ils qu’elle les fasse déroger ? Qu’ils y préparent du moins quelques-uns de leurs élèves, dont nous serons les obligés. Sinon, il est facile de prévoir ce qui arrivera : un vulgarisateur quelconque tentera l’aventure, s’en acquittera mal, y recueillera néanmoins honneur et profit, et fera oublier le laborieux dévouement, les immenses services obscurs de ceux qui lui auront préparé ce butin. Ce sera une grande injustice, sous laquelle il y aura un peu de justice.

J’entends bien que les savans répondent : « Notre sort n’est plus enviable. Un jour on nous traite de banqueroutiers ; le lendemain, de thésauriseurs, d’affreux capitalistes qu’il faut faire dégorger. » Non, mais de riches heureux, qui nous doivent la charité, à nous autres pauvres, qui la doivent à ce pays qu’ils honorent devant l’Europe savante. Je vais être maudit, compris, — et approuvé tout au fond, — par le philologue amoureux d’éloquence et de poésie qui m’a fourni l’occasion de cette plaidoirie : ce conseiller sagace, dont les avis littéraires font loi tout autant que ses arrêts scientifiques, est vraiment le plus admirable moine qu’on ait vu depuis saint Antoine ; il observe rigidement les grands vœux de sa règle, avec des tentations incessantes devant toutes les formes de la beauté spirituelle. Peut-être cédera-t-il à une tentation plus forte encore : en communiquant davantage leurs richesses, en réintroduisant dans nos organismes appauvris un peu de la moelle des os de nos pères, ses pareils et lui serviront bien « la douce France. » Ils serviront cette langue française qui naquit au pied de la tour de Babel, dans la confusion des idiomes, comme le raconte un compatriote et un justiciable de M. Gaston Paris, le ménestrel champenois Evrat : « Chaque pays, noble ou méprisable, a son langage. Tous sont étranges et barbares, excepté le langage français. C’est celui que Dieu entend de préférence, car il l’a fait beau et léger, et, mieux que tous les autres langages, il se prête à l’ampleur et à la brièveté. »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. La Poésie du moyen âge, première série, p. 219-220.
  2. Léon Gautier, les Épopées françaises, 3 vol. ; Victor Palmé, 1865.
  3. Le même, la Chanson de Roland, 2 vol. ; Marne et Cie, à Tours, 1872.
  4. Joseph Bédier, les Fabliaux, 1 vol. ; Paris, Emile Bouillon, 1893.