Le Mouvement ritualiste dans l’église anglicane/03

LE MOUVEMENT RITUALISTE
DANS L’ÉGLISE ANGLICANE

III[1]
SUITE DE LA PERSÉCUTION


I

L’idée d’appeler le législateur à la rescousse, dans la bataille livrée au Ritualisme, n’était pas nouvelle chez les tenans du protestantisme anglican. Depuis plusieurs années, presque à chaque session, lord Shaftesbury, parfois appuyé plus ou moins ouvertement par le primat, avait présenté des bills dans ce sens, à la Chambre des lords, sans avoir jamais pu, il est vrai, les conduire à terme[2]. A la fin de 1873, la grande excitation des esprits ne donnait-elle pas plus de chances de réussir ? L’archevêque Tait le crut et n’hésita pas à se découvrir, en prenant lui-même l’initiative d’une proposition. Un autre fait était de nature à l’encourager ; la mort de Wilberforce, qui venait de succomber, le 19 juillet 1873, aux suites d’une chute de cheval, l’avait débarrassé de son plus puissant antagoniste au sein de l’épiscopat. Malgré sa faiblesse de caractère et l’aveuglement passionné de ses préventions antiromaines[3], l’ancien évêque d’Oxford, devenu depuis 1870, évêque de Winchester, avait, en plus d’une circonstance, fait prévaloir, contre Tait, des idées issues du Mouvement d’Oxford ; il se faisait, des droits de l’Hglise et de la mission de l’évêque, une idée plus haute que celle qui avait cours avant lui, idée absolument contraire aux thèses érastiennes du primat. Il ne se fût évidemment pas prêté à provoquer l’intervention du Parlement dans les difficultés religieuses. Lui disparu, personne ne se rencontra, dans l’épiscopat, pour faire échec à Tait, et quand celui-ci, dans les premiers jours de janvier 1874, soumit à ses collègues du Bench, le projet qu’il avait préparé d’accord avec l’archevêque d’York et qu’il comptait déposer à la Chambre des lords, au nom de tous les évêques, il ne rencontra à peu près aucune opposition[4].

Ce projet s’appliquait seulement aux poursuites pour « irrégularité rituelle, » non pour fixer ce qui constituait cette irrégularité, mais pour rendre la procédure plus simple, plus efficace et moins dispendieuse. D’après ses dispositions, les poursuites pouvaient être entreprises par un churchwarden ou par trois paroissiens se disant lésés. L’évêque était investi d’un droit de veto pour arrêter les procès abusifs. Le projet limitait à deux les degrés de juridiction, auparavant si compliqués : pour le premier, il créait un tribunal nouveau, le conseil diocésain, présidé par l’évêque ; pour la décision en dernier ressort, il n’innovait pas et la laissait au Comité judiciaire du Conseil privé. Tait, en effet, n’était pas de ceux qui avaient objection à voir une cour civile exercer l’arbitrage suprême dans les procès ecclésiastiques.

Les circonstances politiques se trouvèrent aider au dessein de Tait. Le 17 février 1874, Gladstone qui était premier ministre depuis 1808 et qui se serait difficilement associé à une mesure de combat contre un parti religieux, particulièrement contre les Ritualistes, fut contraint de se démettre, après des élections malheureuses. Il fut remplacé par Disraeli, dont la politique ecclésiastique se pliait volontiers aux exigences de la tactique parlementaire[5]. Tait vit, dans ce changement de cabinet, un motif de pousser vivement les choses, et il se mit aussitôt en rapports avec le chef du nouveau ministère, cherchant à lui persuader que l’opinion serait bien aise d’une action contre les Ritualistes.

Dans les premiers jours de mars 1874, une indiscrétion, voulue ou non, du Times fit connaître le projet préparé par les évêques. L’émotion fut vive dans le monde religieux. Des protestations s’élevèrent, non seulement chez les ultra-ritualistes, directement visés, mais aussi chez les anciens Tractariens. Pusey en donna le signal dans trois lettres publiées par le Times, les 19, 24 et 30 mars ; il y dénonçait, avec une gravité attristée, la façon dont les évêques avaient, depuis l’origine du Mouvement d’Oxford, failli à leur mission, et exprimait le vœu qu’ils retrouvassent enfin « le sentiment de leur office, » reprissent « des relations paternelles avec tout le clergé, » et méritassent leur beau nom de fathers in God. Cette attitude de Pusey était d’autant plus remarquable qu’au fond il était alors plus agacé que jamais de ce qu’il appelait les « extravagances » des ultra-ritualistes[6], et qu’il leur en voulait de ne se prêter à aucun compromis sur les questions de cérémonial[7]. Mais aussitôt qu’il les voyait injustement attaqués, il oubliait volontairement ses griefs, pour courir à leur défense. Ainsi combattu par tous les High churchmen, le projet du primat était loin de pleinement satisfaire les partisans du Low Church. Plusieurs de ceux-ci, entre autres lord Shaftesbury, lui reprochaient d’être trop doux, de faire la part trop grande aux évêques, et de se borner à régler la procédure, sans interdire expressément les pratiques ritualistes, notamment la confession.

Tait, dédaigneux de cette double critique, se hâta de saisir la Chambre des lords, et y lit procéder à la première lecture de son projet, le 20 avril 1874, sans attendre que la Convocation, qui devait siéger quelques jours plus tard, eut pu faire connaître le sentiment du clergé. La défiance et le sans-gêne quelque peu méprisant que révélait cette précipitation, n’étaient pas de nature a bien disposer le monde ecclésiastique. Aussi, quand la Convocation se réunit le 28 avril, la Chambre basse, organe du clergé du second ordre, décida, après une chaude et longue discussion, qu’il « lui était impossible de recommander le bill. » Tait ne vit là qu’une raison de plus de chercher, auprès des hommes politiques, l’appui que lui refusait le clergé. Sans cesse en conférence avec quelque personnage important, il déployait, dans cette campagne, beaucoup d’activité et d’énergie. L’épiscopat continuait à le suivre docilement. Dès le 11 mai, son bill revenait devant la Chambre des lords et, malgré les vives critiques de quelques pairs, franchissait le défilé de la seconde lecture, à la forte majorité de 137 voix contre 28 ; dix-neuf évêques avaient voté avec la majorité, un contre, et deux s’étaient abstenus.

Au dehors, l’émotion, loin de se calmer, allait grandissant. « L’excitation, au sujet du bill, est énorme, écrivait Tait sur son journal. O Seigneur, dirige tout pour le bien de ton Église ! » Les esprits les plus modérés du High Church se prononçaient contre le projet. Les meetings de protestation se multipliaient. L’un d’eux, tenu le 16 juin, dans S. James Hall, eut un retentissement plus grand que les autres par le nombre des assistans, par l’importance des orateurs et par la véhémence des discours où les évêques ne furent pas ménagés. Tractariens et Ritualistes y fraternisèrent, unis dans le même effort. Quand Pusey se leva pour prendre la parole, l’assemblée entière, debout, l’acclama longuement. Toutefois, au moment même où il manifestait ainsi, en face des menaces de l’ennemi commun, sa solidarité avec les Ritualistes, Pusey essayait de glisser à leur adresse quelques avertissemens : il les mettait en garde contre les innovations arbitraires, contre les fantaisies individuelles, et leur recommandait l’union. « Il y a eu, de notre côté, disait-il, trop de guerre de guérilla, chacun faisant ce qu’il jugeait bien à son point de vue particulier. » Pusey se flattait que ses conseils avaient été entendus. « Le ton du meeting de S. James a été délicieux, écrivait-il peu de jours après ; puissions-nous seulement demeurer uns, comme nous l’étions ce soir-là[8] ! »

À la fin de juin 1874, la discussion des articles du bill commença à la Chambre des lords. Elle se prolongea durant cinq jours. De nombreux amendemens furent proposés, les uns pour atténuer la rigueur du bill, les autres pour l’aggraver. Les premiers, entre autres ceux qui étaient présentés par lord Selborne[9], furent rejetés. Les autres rencontrèrent un meilleur accueil, notamment un amendement de lord Shaftesbury, que l’un des principaux ministres soutenait sous main et auquel Tait dut se résigner par crainte de perdre les appuis dont il avait besoin. Cet amendement, expression d’une méfiance anticléricale, substituait aux cours diocésaines, jugeant sous la présidence et l’autorité de l’évêque, un juge laïque unique, pour toute l’Angleterre, désigné sans doute par les deux archevêques, mais en fait soustrait à toute influence ecclésiastique. C’était altérer gravement le projet primitif dont l’esprit était de faire des évêques les arbitres des procès, au moins en première instance. Dans le même ordre d’idées, lord Shaftesbury essaya en outre de faire supprimer le veto suspensif de l’évêque : sur ce point du moins, Tait put résister.

Si changé que fût son projet primitif, le primat ne s’en montra pas moins impatient de le faire aboutir. Sur ses instances, la Chambre des communes fut saisie, le 12 juillet, du projet voté par les lords. M. Gladstone, venu exprès de la campagne, prononça, contre le projet, un courageux et éloquent discours, où il rappela le « scandaleux » état du culte anglican, au commencement du siècle, et les « merveilleuses transformations » qu’y avait opérées le Mouvement contre lequel on voulait user de rigueurs contraires à l’esprit de l’Eglise d’Angleterre. Telle était l’excitation des préjugés protestans, que la plupart de ses amis politiques refusèrent de le suivre ; quelques-uns ne lui ménagèrent, dans le débat, ni les critiques, ni les sarcasmes. Quant à lord Shaftesbury, il déclarait gravement que Gladstone avait fait un discours tout à fait « ultramontain, romain et révolutionnaire[10]. » Disraeli, qui jusqu’alors ne s’était pas ouvertement compromis, et qui avait gardé, avec les autres membres du gouvernement, une attitude de spectateur, vit là l’occasion d’un succès parlementaire contre son prédécesseur et se jeta dans la bataille. Déchirant brutalement les voiles dont les défenseurs prudens du bill l’avaient d’abord enveloppé, il proclama très haut que ce projet avait pour objet de « jeter bas, d’étouffer le Ritualisme. » A l’entendre, l’Eglise anglicane « pouvait renfermer les opinions les plus diverses, sauf le Ritualisme, parce qu’il menait à Rome. » Et il ajoutait : « Je respecte les convictions des catholiques, mais, ce que je ne puis supporter, c’est le ministre protestant jouant au prêtre catholique, c’est la messe devenue une farce et une mascarade. » D’autres orateurs s’appliquèrent à bien mettre en lumière la subordination de l’Eglise au Parlement, dont ce projet était une nouvelle preuve. En réponse à ceux qui se plaignaient qu’on n’eût pas consulté préalablement la Convocation, ils déclaraient que « le clergé devait être écarté de ces débats, que, mis en demeure de faire quelque chose, il n’avait rien fait, que d’ailleurs les 39 Articles avaient reçu leur rédaction définitive sans son concours. » Les évêques eux-mêmes obtenaient une singulière récompense de leur zèle à présenter et à soutenir ce bill, quand sir William Harcourt disait à leur adresse :


Non, ce n’est point par le droit divin que l’autorité des évêques a été établie dans ce pays, mais par la loi commune et par les statuts… La juridiction n’est jamais divine ; elle est essentiellement humaine. Que les évêques en pensent ce qu’ils voudront, le Parlement les regarde comme les inspecteurs d’une Église qui, établie par l’État, doit être soumise à l’État. Henri VIII s’est, déclaré son chef ; les Articles ont été rédigés non seulement en dehors de la Convocation du clergé, mais contre son avis. Pratiquement, la solution des conflits a toujours été réservée à des cours laïques.


Sous l’impression de ces discours, la Chambre adopta le projet, sans que l’opposition osât même se compter. « La Chambre était en délire, écrivait Church à un ami, et si on lui avait proposé de couper les mains de tous les clergymen en faute, elle l’eût voté[11]. » Le 7 août 1874, après quelques allées et venues entre les deux Chambres, la loi nouvelle fut définitivement promulguée, sous ce titre d’ailleurs trop large et peu exact : Public worship regulation Act.

L’opinion apprécia tout de suite la loi nouvelle, moins d’après les dispositions, après tout assez limitées, de ses articles, que d’après la pensée dont elle était née, qui l’avait fait voler et que Disraeli, dans la discussion, venait de crier assez haut pour que tout le monde l’entendît : elle apparaissait comme une déclaration de guerre, un signal de persécution, salué par les uns avec une passion sauvage, soulevant les récriminations indignées des autres. Ce trouble et cette excitation suggéraient les prévisions les plus sombres aux observateurs de sang-froid. Church écrivait de Londres à son frère :


Vous avez choisi le bon parti, en ne venant pas ici. Vous y auriez trouvé seulement une chaleur accablante et, dans l’Église, les commencemens d’un brisement intérieur, provenant de l’impatience et de la folie des gouvernans et des gouvernés. L’Eglise d’Angleterre, au début de l’année, apparaissait comme la plus forte et la plus riche en espérances des Eglises de la Chrétienté, avec beaucoup d’excès et de folies en elle, comme dans toute chose humaine qui a vie, mais croissant dans la seule œuvre pour laquelle une Église doit vivre, ramenant, consolant, unissant les hommes, leur enseignant à adorer la Beauté et la Gloire invisibles et à se réjouir en elles. L’ignorance de quelques-uns, l’orgueil des autres, l’injustice soupçonneuse d’hommes même sages et bons a conduit les choses à un point tel que ceux qui, depuis cinquante ans, s’étaient constamment refusés à croire à un brisement, en sont venus à le considérer en face[12].


Malgré tout, l’auteur principal de la mesure, Tait, ne songeait qu’à se réjouir d’avoir fait enfin passer ce qu’il appelait avec insistance « son bill ; » et sa satisfaction était d’autant plus vive, qu’il s’était donné beaucoup de mal et avait traversé de nombreuses et inquiétantes péripéties. Aussitôt le vote dernier acquis, il avait écrit, de la Chambre des lords, à la Reine : « . Grâces soient rendues à Dieu, le bill a passé. » Il ajoutait sur son journal : « J’ai reçu des félicitations de tous côtés. Ainsi finit un travail qui ne m’a laissé aucun repos pendant six mois. » Et dans un autre passage de ce journal : « En vérité les événemens de ces derniers temps nous donnent des motifs de gratitude envers le Dieu tout-puissant. J’ai confiance que l’excitation va maintenant mourir et que l’Église reviendra de cette agitation à son œuvre légitime qui est de gagner les âmes… Puisse Dieu bénir cette œuvre[13] ! » On verra bientôt quelle mortifiante déception les faits réservaient au primat et à ceux qui l’avaient suivi.


II

Le Public worship regulation Act, ou, comme on disait, le P. W. R. A., ne devait entrer en vigueur que le 1er juillet 1875. Tait se flattait que cette année d’attente suffirait à calmer les esprits et les préparerait à la soumission. Rien cependant ne semblait l’annoncer. Les polémiques continuaient plus vives, plus Apres que jamais. La Church Association était si peu disposée, pour sa part, à désarmer que, sans attendre l’application de la loi qui venait d’être votée, elle engageait de nouveaux procès en vertu de l’ancienne. Mackonochie était, une fois de plus, poursuivi pour rituel illégal, et, en dépit des protestations de ses paroissiens qui, en masse, se déclaraient d’accord avec lui, il était condamné à une suspension de six semaines et aux dépens. Le primat, mis en demeure par les paroissiens d’arrêter les effets de cette suspension, s’y refusa[14]. L’évêque de Londres ayant interdit au curate, durant la suspension, de célébrer l’Eucharistie avec les rites auxquels les paroissiens étaient habitués, ceux-ci se transportèrent, au nombre de 1 500 ou 2 000, dans l’église ritualiste de S. Vedast, où ces rites étaient observés.

De tels faits n’étaient pas pour produire l’apaisement que Tait désirait. Les Ritualistes affichaient hautement leur volonté de résister. Une déclaration publique dans ce sens était lue, le 27 juin 1875, dans plusieurs églises de Londres. Sur la proposition d’un clergyman fort considéré, le Rev. Carter, l’English Church Union formulait, le 15 juin, comme le minimum sur lequel on ne pouvait céder : 1° Eastward position, 2° Vêtemens eucharistiques, 3° Cierges à l’autel, 4° Eau mêlée au vin dans le calice, 5° Pain azyme, 6° Encens[15]. C’étaient les fameux « Six Points » sur lesquels devaient être publiés tant d’écrits divers. On comptait, vers la fin de 1873, à Londres, 74 Eglises où était adoptée l’Eastward position ; il y en avait 119, en 1875[16].

Ce qui frappe, dans l’attitude que prennent alors les Ritualistes, c’est le sentiment de plus en plus vif qu’ils ont de l’indépendance nécessaire de l’Eglise. La persécution, en se prolongeant, a éclairci sur ce point leurs idées, à l’origine un peu incertaines. Ils n’admettent plus que « l’Eglise ne soit que le département ecclésiastique d’un État sans croyance[17]. » Ils proclament que l’une, des grandes « erreurs » des réformateurs anglais a été « l’acceptation de la doctrine de la suprématie royale[18]. » Il leur parait notamment insupportable que les questions religieuses soient jugées par des cours civiles et réglées législativement par le Parlement. « Le Parlement, dit Liddon devant un grand meeting, avec ses mécréans de toute espèce, est absolument incapable de discuter aucune question ecclésiastique[19]. » On se révolte contre des affirmations qui eussent passé autrefois sans difficulté, par exemple quand sir William Harcourt dit à la Chambre des communes : « L’Etablissement est la propriété de la nation ; c’est la nation qui lui a donné naissance et lui a confié l’autorité, » ou quand un journal très répandu, le Daily Telegraph, ajoute : « L’Eglise d’Angleterre appartient au peuple anglais, et le peuple anglais est déterminé à être maître chez lui. » Lord John Russell ayant rappelé, dans une lettre au Times, le texte du serment que les évêques anglicans prononcent à genoux devant la Reine, et où ils déclarent qu’elle est « le seul gouverneur suprême, en ce royaume, des choses tant spirituelles que temporelles, » et reconnaissent « tenir d’elle leur évêché aussi bien au spirituel qu’au temporel, » beaucoup d’esprits en sont scandalisés et troublés, comme d’une révélation humiliante du vice de leur Eglise[20]. Une société s’était fondée « for the libération of religion from State patronage and control ; » d’après le compte rendu de ses opérations en mai 1875, elle avait tenu déjà plus de 700 meetings et distribué plus d’un million de tracts.

Le besoin d’indépendance spirituelle, allait, chez quelques-uns, jusqu’à désirer le « des établissemens » de l’Eglise d’Angleterre ou tout au moins à s’y résigner. J’ai déjà eu occasion de noter cette tendance ; mais, avec le temps, elle s’affirmait davantage. « Nous avons toujours considéré l’Etablissement, comme un embarras… disait le Church Times, le desétablissement ne nous fait pas peur ; nous saurions à peine le considérer comme un mal[21]. » M. Gladstone, fort occupé des choses religieuses depuis qu’il était tombé du pouvoir, n’épuisait pas toute son ardeur à batailler contre le Vaticanism ; il se jetait aussi dans les controverses sur le Ritualisme, et publiait à ce propos, dans le Contemporary de juillet 1875, un article sous ce titre : « L’Eglise d’Angleterre vaut-elle d’être maintenue ? » Oui, répondait-il, mais à une condition, c’est que les opinions très diverses renfermées dans cette Eglise se supportent mutuellement, et il déclarait que la continuation des conflits intérieurs mettrait son existence en péril. Dans ses lettres infimes, il confessait plus ouvertement encore que « l’Etablissement n’était pas assez fort pour supporter une sécession sérieuse et une agitation parlementaire prolongée[22]. » Il inquiétait quelques-uns de ses amis, en leur laissant voir qu’il commençait à envisager cette éventualité du « desétablissement », et il déclarait que les récentes mesures du gouvernement conservateur, notamment le Public worship regulation Act, l’avaient avancée de dix ans[23]. Les dissidens, ennemis séculaires de l’Eglise d’Etat, se réjouissaient de voir que, jusque dans ses rangs, on commençait à parler de sa déchéance, et ils croyaient le moment venu d’y pousser de toutes leurs forces.


III

Les esprits étaient donc loin d’être apaisés quand, en juillet 1875, le P. W. R. A. commença à être appliqué et que le nouveau juge de première instance, désigné par les deux archevêques, lord Penzance, installa son tribunal au palais primatial de Lambeth. Il avait été auparavant juge de la Cour des Divorces : était-ce un titre à exercer cette juridiction ecclésiastique ? On ne tarda pas à lui donner de la besogne. Le premier inculpé fut le révérend Ridsdale, homme de grand zèle, titulaire de l’église S. Pierre à Folkestone. Il avait déjà eu maille à partir avec Tait, au sujet d’un chemin de croix et d’autres dévotions. Cette fois, il était accusé d’une douzaine d’infractions rituelles. Les trois paroissiens qui le poursuivaient, les Aggrieved parishioners, dont l’intervention était exigée pour mettre l’instance en mouvement, étaient notoirement des hommes de paille, étrangers à toute pratique religieuse, soudoyés par la Church Association pour tenir ce rôle, et prêts à y renoncer si on les eut payés davantage de l’autre part[24]. Le juge ne leur en donna pas moins raison sur tous les points, par décision rendue en lévrier 1876.

Le Rev. Ridsdale fit appel au Conseil privé, sur quatre points, dont deux surtout, l’eastward position et les vêtemens eucharistiques, paraissaient fort importans aux Ritualistes. Diverses circonstances leur faisaient espérer que la Cour suprême, dans sa composition nouvelle, reviendrait sur la jurisprudence appliquée dans l’affaire Purchas. Les débats commencèrent en janvier 1877 et durèrent longtemps. Les Ritualistes, aux écoutes de tout ce qui leur revenait sur les divisions des juges, étaient agités et anxieux. Pusey oubliait, une fois de plus, ses griefs contre les Ritualistes[25], pour ne voir que la menace dirigée contre la partie du cérémonial qui lui tenait le plus au cœur, parce qu’il y trouvait l’expression de la doctrine eucharistique, et il s’efforçait d’agir sur les juges pour prévenir une condamnation qui, disait-il, serait un « désastre national[26]. » Le 12 mai 1877, par un jugement très développé, dont la lecture ne dura pas moins de deux heures et demie, la Cour décida que l’eastward position n’était pas illicite, à la condition que les « actes manuels » du célébrant ne fussent pas invisibles à la congrégation, mais il rejeta l’appel sur tous les autres points Cette décision n’imposa pas la paix aux combattans. Dans les deux camps, on fut mécontent. Une pétition protestataire, lancée par les Ritualistes, fut signée par Pusey[27]. Le Rev. Ridsdale commença par annoncer l’intention de ne pas obéir ; une cour, sans autorité spirituelle, ne pouvait, disait-il, le dispenser d’observer les rubriques du Prayer book sur les ornemens : une telle dispense n’eût pu lui être accordée que par ses supérieurs ecclésiastiques. Tait, qui désirait avant tout en finir, se hâta de faire savoir au Rev. Ridsdale qu’il lui accordait la dispense dont sa conscience paraissait avoir besoin, et celui-ci consentit à cet expédient qui lui épargnait les risques d’une résistance ouverte, sans l’obliger à adhérer à un jugement dont il contestait l’autorité[28].

Vers la même époque, d’autres poursuites, suscitées par la Church Association, aboutirent, après divers accidens de procédure, à la suspension du Rev. Dale, vicar de S. Vedast à Londres[29]et du Rev. Edwards, vicar de Prestbury[30], ou au retrait de la licence du Rev. Ward, enraie de la Sailors’ Chapel à Bristol. À l’acharnement de la Church Association, l’English Church Union répondait, en multipliant ses protestations contre l’intrusion des cours civiles dans les affaires spirituelles, en témoignant de ses sympathies pour les clergymen persécutés, en les aidant à soutenir leurs procès et à en payer les frais[31] ? Les évêques, bien que d’ordinaire favorables ou dociles aux persécuteurs, trouvaient parfois que ceux-ci allaient trop loin et interposaient leur veto. Ainsi firent l’évêque d’Oxford, quand on voulut poursuivre le chanoine Carter[32], et Tait lui-même, dans le cas du Rev. Bodington[33]. Un autre prélat, le plus High Church du Bench, le docteur Moberly, annonçant à l’un des ecclésiastiques de son diocèse la dénonciation dont il était l’objet, ne cachait pas l’embarras et l’ennui qu’il en éprouvait : « Puissé-je, lui disait-il, me conduire envers vous en évêque ! Mais je ne le puis pas. . le suis convaincu qu’il est impossible à un évêque anglican de désobéir à la loi, quoique le jour puisse venir où il aura à renoncer à son siège[34]. »

Le procès le plus retentissant de cette époque fut celui du Rev. Tooth, vicar de la paroisse de Hatcham, l’un des faubourgs de Londres. Il s’était désigné lui-même aux hostilités de la Church Association, en protestant, dès la promulgation du P. W. H. A., par une lettre publique adressée à son évêque, l’évêque de Rochester, contre les atteintes portées à l’indépendance spirituelle de l’Église[35]. Poursuivi, peu après, pour les infractions rituelles accoutumées, il déclara, en prenant toujours à partie son évêque, « ne pas reconnaître l’autorité d’une loi qui n’avait jamais été acceptée par l’Eglise. » « Les évêques, ajoutait-il, ont renoncé au droit d’avoir des tribunaux et ont abdiqué leurs fonctions judiciaires. C’est là un abus de confiance dirigé contre la vie sociale de l’Eglise en Angleterre, dont les évêques sont seuls responsables et dans lequel le clergé inférieur n’a point de part. Aussi, maintenant que les difficultés commencent à se faire sentir, les évêques ne réussiront pas à transférer notre obéissance canonique à une autorité séculière et nouvelle. » Il annonçait son intention de ne point se défendre et sa « résolution de ne pas obéir s’il était condamné[36]. » Les paroissiens se déclaraient en masse d’accord avec leur vicar. L’évêque se borna à répondre, en invoquant l’obligation d’obéir à la loi[37], et lord Penzance, par jugement en date du 2 décembre 1876, condamna le Rev. Tooth à une suspension de trois mois. Les paroissiens, s’unissant à la protestation du vicar, refusèrent de recevoir le clergyman délégué par l’évêque pour remplacer le ministre suspendu, et le Rev. Tooth continua son ministère, comme si rien n’était survenu. Dans un meeting du 7 décembre, l’English Church Union votait, aux acclamations d’une nombreuse assistance, les deux résolutions suivantes, dont la première était présentée par le docteur Phillimore, chancelier de la cathédrale de Lincoln :


1° Le meeting déclare qu’à son avis toute sentence de suspension, prononcée par la Cour, en vertu du P. W. H. A., est spirituellement nulle et sans valeur. C’est pourquoi tout prêtre qui croirait de son devoir de continuer à s’acquitter de ses fonctions, malgré une pareille sentence, peut compter sur la sympathie de ce meeting, ainsi que sur son assistance, autant que les circonstances le permettront.

2° Le meeting, plein de sympathies pour le Rev. Tooth, se déclare satisfait de la ligne de conduite qu’il a adoptée,… et s’engage à lui prêter tout l’appui dont il dispose[38].


La Church Association, fort irritée, mobilisa la populace des quartiers voisins ; plusieurs dimanches de suite, en décembre 1876 et janvier 1877, l’église d’Hatcham fut assiégée par l’émeute. En même temps, le ministre rebelle, cité de nouveau devant lord Penzance, était arrêté et jeté en prison, le 22 janvier, « for contempt of the Court[39]. »

C’était trop pour l’opinion anglaise. Le Rev. Tooth devenait populaire. Dans les conversations, dans les journaux, il n’était question que de lui. Ce n’étaient pas seulement ses partisans dont l’émoi et l’excitation se trouvaient portés à l’extrême ; les spectateurs eux-mêmes, jusque-là un peu railleurs et dédaigneux à l’égard du Ritualisme, finissaient par trouver que ses adversaires dépassaient la mesure. Recourir à la prison en pareil cas, leur paraissait à la fois odieux et un peu ridicule. Les journaux illustrés représentaient le Rev. Tooth derrière les grilles de sa prison, avec des légendes plutôt favorables[40]. La Church Association elle-même se rendit compte qu’en dehors de quelques fanatiques, on ne la suivait pas jusque-là, et qu’elle aboutissait seulement à faire de celui qu’elle poursuivait un martyr, avec tous les avantages attachés à cette situation. Aussi, au bout de quelques semaines, saisit-elle le premier prétexte de provoquer l’élargissement du condamné, qui sortit de prison, le 17 février 1877, avec les honneurs de la guerre[41].

Bien qu’obligé par sa santé à faire un séjour en Italie, le Rev. Tooth était moins que jamais disposé à céder. Les paroissiens décourageaient d’ailleurs, par leur attitude hostile, tous les ecclésiastiques que l’évêque déléguait successivement pour le suppléer. En juin 1877, l’évêché de Rochester étant devenu vacant, l’archevêque Tait fut provisoirement chargé d’y exercer l’autorité épiscopale. Il se hâta d’en profiter pour tâcher d’amener le Rev. Tooth à composition, par quelque habileté du genre de celle qui venait de lui réussir avec le Rev. Ridsdale. Mais il eut beau retourner la question sous toutes les formes, présentant la soumission qu’il demandait comme faite à l’autorité religieuse, l’obstiné clergyman ne se laissait pas leurrer, et, derrière l’argumentation épiscopale, il découvrait toujours la décision du juge civil à laquelle il était résolu à refuser obéissance. L’habile archevêque dut s’avouer impuissant à vaincre cette résistance. Le Guardian, en publiant, peu après la longue correspondance échangée à ce sujet entre le prélat et le vicar, la comparait au « jeu d’un chat de palais avec une souris d’Eglise. » Il ne s’alarmait pas trop cependant pour la petite souris, « car, disait-il, la peau de M. Tooth est d’une telle substance que la pointe de la logique archiépiscopale, quelles que soient sa force et sa valeur, est tout à fait incapable de pénétrer jusqu’à ses nerfs sensitifs[42]. »

Cependant le Rev. Tooth, aux prises avec de nouveaux débats judiciaires, se sentait à bout de forces. Le 21 novembre 1877, il adressa sa démission à l’archevêque ; il alléguait « sa santé brisée, » et ajoutait « qu’ayant rempli son devoir envers l’Église, en refusant d’obéir à une juridiction étrangère, il sentait maintenant de son devoir de relever sa congrégation de la situation difficile où elle se trouvait, et de résigner la conduite de la paroisse, dans l’espoir qu’elle pourrait ainsi être préservée d’un nouveau procès[43]. »


IV

Comme si ce n’était pas assez des querelles sur le rituel, la question, irritante entre toutes, de la confession, qui sommeillait depuis la crise de 1873[44], fut soudainement réveillée, en juin 1877, par la dénonciation faite, à la Chambre des lords, d’un livre intitulé : The Priest in absolution. C’était un manuel destiné aux clergymen qui « désiraient avoir une sorte de vade-mecum auquel ils pussent se référer aisément dans l’accomplissement de leurs devoirs de confesseurs. » Des citations faites par lui du livre, le dénonciateur concluait que la confession habituelle était préconisée par des ministres anglicans, notamment pour les enfans, et que le confesseur se livrait à des inquisitions indécentes sur les péchés contre la pureté. La haute assemblée s’en montra fort scandalisée. Plusieurs orateurs, dont le primat, exprimèrent leur réprobation. Aucune voix n’osa s’élever en sens contraire.

Qu’y avait-il donc de si épouvantable dans ce livre ? Depuis que la confession avait repris place dans une partie de l’Anglicanisme, le besoin s’était fait sentir d’un manuel qui aidât l’inexpérience des confesseurs à connaître les plaies secrètes de l’âme et à décider des cas de conscience. L’attention s’était alors naturellement tournée vers les ouvrages de ce genre, en usage dans l’Eglise de Rome, et Pusey avait commencé, à cette fin, l’adaptation d’un manuel de l’abbé Gaume. Diverses circonstances ayant retardé la conclusion de ce travail, le Rev. Chambers, Ritualiste de marque, master de la Société de la Sainte-Croix, fort considéré pour le zèle apostolique déployé par lui dans les quartiers populaires de Londres, entreprit et mena à bonne fin une autre adaptation du même ouvrage ; après sa mort, la Société de la Sainte-Croix le fit imprimer, en ayant soin de ne pas le mettre dans le commerce et de ne le distribuer qu’aux clergymen qui justifiaient pratiquer la confession. C’est le propre des livres de ce genre qu’on est condamné à y aborder certains sujets répugnans. Il n’y a pas plus à en être choqué que des livres de médecine où l’on traite forcément des maladies honteuses. L’important est que l’ouvrage ne serve qu’à son objet déterminé et ne soit pas à la portée des curiosités malsaines ; aussi est-il, chez les catholiques, d’ordinaire écrit en latin, et la circulation en est-elle soigneusement limitée. Mais on conçoit que certaines citations isolées, jetées dans un public non préparé, puissent étonner et fournir matière à des indignations sincères ou non. C’est une arme de polémique, connue de longue date des adversaires du clergé, et dont, en tous pays, notamment en France[45], ils ont fait plusieurs fois usage, non sans un succès momentané. L’effet en était plus facile encore en Angleterre, où, depuis trois siècles, l’esprit public était habitué à considérer la confession comme une pratique détestable et contraire à l’esprit anglais. Aussi le cri de scandale, poussé à la Chambre des lords, eut-il une longue et puissante répercussion dans le Parlement, dans la presse, dans les presbytères, dans les salons et dans le peuple. L’opinion était plus excitée encore qu’elle ne l’avait été sur le même sujet, en 1873. Des pétitions sommaient l’épiscopat de sévir. Le Times décrétait :


Le peuple anglais, dans son ensemble, n’a qu’une chose à dire sur un pareil système… Il s’inquiète peu des raisons qu’on peut faire valoir en sa faveur… Sa résolution est prise : il n’en veut pas ; il n’en veut à aucun prix. Il n’est pas d’institution qu’il ne fut disposé à sacrifier, pas de système qu’il ne répudiât, s’ils devenaient le refuge et l’asile de telles pratiques… Si le Ritualisme signifie l’imposition de la confession habituelle avec toutes ses conséquences, M. Mackonochie et ses amis doivent partir, et il faut que l’Eglise établie rompe avec eux. Le Ritualisme, en tant qu’il est représenté par ces personnes, n’est rien moins qu’une conspiration contre les mœurs publiques. C’est un devoir, pour les amis de l’Église, de la délivrer d’un pareil poison.


La Convocation qui se réunissait peu après, en juillet 1877, fut naturellement saisie de la question. Tait profita de l’émotion régnante pour arracher à la Chambre basse de cette Convocation une adhésion, consentie de plus ou moins bon gré[46], à la déclaration votée, en 1873, par la Chambre épiscopale, sur la confession. Il fit en outre voter, à l’unanimité, par les évêques, un blâme à l’adresse de la Société de la Sainte-Croix et une « forte condamnation de toute doctrine ou pratique de la confession, rendant nécessaire ou utile un semblable livre. » En terminant le discours prononcé, à cette occasion, devant ses collègues, le primat exprimait sans doute le regret d’avoir à dénoncer des hommes dont il approuvait les vertus, mais il n’hésitait pas à qualifier leur conduite de « conspiration fomentée, dans le sein même de l’Eglise, contre sa doctrine, sa discipline et sa pratique[47]. » Cette accusation de « conspiration, » tombée de si haut, servit de mot d’ordre à la polémique. Sous ce titre : Ritualistic conspiracy, était publiée une brochure contenant les noms de tous les clergymen affiliés à la Société de la Sainte-Croix, à la Confrérie du Saint-Sacrement, ou ayant signé la pétition des 483 en 1873. Des mesures vexatoires étaient prises contre ceux de ces ecclésiastiques que l’autorité épiscopale pouvait atteindre.

Les Ritualistes ne laissaient pas que d’être un peu abasourdis et intimidés par la nature de l’accusation, par la violence et le nombre de leurs accusateurs. C’était d’ailleurs, pour eux, un sujet difficile à traiter devant le gros public et où la défense était moins aisée que l’attaque. Si les plus hardis, comme Mackonochie, avouaient hautement le livre dénoncé, d’autres jugeaient prudent de louvoyer un peu devant l’orage[48]. Tous du moins étaient profondément blessés de l’accusation outrageante du primat. Celui-ci recevait de nombreuses lettres de protestation, tristes ou irritées, écrites par des ecclésiastiques accoutumés à entendre des confessions. Pusey insistait, auprès de l’archevêque, sur les avantages constatés de l’usage systématique de la confession dans les réunions de jeunes garçons, et il lui envoyait des statistiques relevées, à ce sujet, dans d’importantes écoles. Un clergyman, depuis longtemps voué au ministère paroissial, déclarait que, « sans l’usage habituel du confessionnal, ce ministère perdrait la moitié de son pouvoir. » D’autres, dont l’apostolat s’exerçait dans les quartiers misérables, en contact avec les formes les plus grossières du vice, envoyaient à Tait un compte détaillé de leurs expériences, et lui demandaient, non sans quelque amertume, « si, en présence de ces péchés si horribles, les seuls gens à blâmer et à entraver étaient ceux qui s’efforçaient de connaître le mal et de le saisir. » « Sachant ce que je sais, écrivait l’un d’eux, de l’extension de l’impureté et du remède qu’y apporte la confession, je ne puis m’étonner que le diable s’efforce de murer Bethsaïda et dise au malade qu’il n’a besoin de recourir à aucun homme pour l’aider. » Un autre écrivait :


Tandis que le public, excité par nos évêques et nos nobles, lève les bras en l’air à la seule idée que « nous touchons à ces choses, » qu’advient-il des choses elles-mêmes qui sont en train de ronger, comme un cancer, le cœur de la société haute et basse, d’enlever la virilité aux cœurs des hommes d’Angleterre, et la pureté aux cœurs des femmes ? J’ose prier Votre Grâce et les autres évêques, — s’ils veulent lutter contre l’invasion des péchés mortels dans le troupeau du Christ, au lieu de l’ignorer, — non seulement de ne pas condamner, mais au contraire de déclarer publiquement nécessaires, pour l’usage approprié et discret qu’en feront les ministres de la Parole de Dieu, quelques ouvrages du genre du Priest in Absolution[49].


Ces témoignages, venant d’hommes dont il était le premier à reconnaître le méritoire et efficace apostolat, n’eussent-ils pas dû faire réfléchir Tait et lui inspirer quelque regret de la violence de ses condamnations ? Ils lui montraient, en tout cas, quelle émotion ses paroles avaient suscitée dans les esprits et comme, par son fait même, on s’éloignait chaque jour davantage de la pacification rêvée. Aussi notait-il mélancoliquement sur son journal : « Cette question a soulevé, dans l’Église d’Angleterre, une tempête dont nous ne verrons pas la fin avant longtemps[50]. »

Pusey ne se contenta pas de protester par lettres privées à l’archevêque. Il lui parut nécessaire de faire savoir au public que, dans la bataille engagée, les défenseurs de la confession ne baissaient pas pavillon. Dans ce dessein, et pour remplacer le livre dénoncé et flétri, il reprit et mit au point sa propre adaptation du Manuel de Gaume qu’il avait commencée dix ans auparavant et qu’il regrettait d’avoir laissée en souffrance. A la fin de décembre 1877, il la faisait paraître, sous forme d’ « Avis pour entendre les confessions, » avec une longue préface historique et apologétique. Il s’était préoccupé, dans son adapta-lion, d’élaguer ce qui était dévotion trop exclusivement romaine, mais il entendait bien avoir conservé la substance du Manuel français, où il se félicitait de retrouver les paroles mêmes d’hommes tels que saint Charles Borromée et saint François de Sales[51].


V

Les révélations faites sur les progrès de la confession parmi les Ritualistes, servaient naturellement d’argument à ceux qui les accusaient d’engager leurs adeptes dans une voie qui les conduisait à Rome. A vrai dire, l’accusation n’était pas sans fondement. En appelant l’attention sur ce qui manquait à l’intégrité doctrinale ou à l’indépendance de l’Eglise anglicane, ne suscitait-on pas, dans les âmes, un sentiment de malaise et de trouble, ne les portait-on pas à se tourner vers l’Eglise qui ne méritait pas le même reproche ? En les familiarisant avec les idées, les pratiques, les dévotions, les livres et même avec les gestes, les costumes, les décors du catholicisme, n’éveillait-on pas des attraits qui ne pouvaient être pleinement satisfaits que dans la communion romaine ? Aussi, en fait, plusieurs avaient-ils été amenés, par des chemins plus ou moins rapides et directs, à quitter une Eglise pour l’autre. Tel avait été, entre beaucoup, le cas, dès le début du Mouvement, en 1867, d’un des apôtres des quartiers populaires de Londres, le Rev. Tuke, et, à sa suite, de tout un couvent de religieuses très ferventes, établies sur la paroisse de S. Alban[52]. Peu après, une conversion, non moins retentissante, avait été celle du personnage qui présidait l’English Church Union depuis sa fondation, M. Lindsay[53]. Cette conversion, qui n’était pas la première dans les rangs de cette association, devait y être suivie de beaucoup d’autres : un adversaire des Ritualistes a pu dresser une liste de soixante-dix-sept clergymen, membres de l’E. C. U, ayant passé à l’Eglise romaine[54]. Quelques-uns ont raconté leur exode[55]. Les incidens en ont pu varier ; les convertis ont mis plus ou moins longtemps, ont eu plus ou moins de peine à soulever les préjugés séculaires qui pesaient si lourdement sur leur volonté, mais il apparaît que, pour tous, le Ritualisme a été la voie qui les a conduits à Rome. Un journal catholique adonné, comme un fait notoire, que, « sur chaque douzaine de conversions, neuf étaient le résultat de la formation ritualiste. » Les prêtres catholiques étaient les premiers à reconnaître qu’ils n’étaient généralement pour rien dans ces conversions, que les Ritualistes en étaient les seuls auteurs, et ils ajoutaient ne pouvoir « désirer de meilleure préparation pour attirer à l’Eglise catholique que l’école préparatoire du Ritualisme[56]. »

Que les protestans vissent dans ces conversions un sujet d’attaques contre les Ritualistes, on Je conçoit. Ce que l’on conçoit moins, c’est l’esprit dans lequel certains catholiques se mêlaient à ces polémiques et appuyaient, avec une sorte de malice, sur tout ce qui pouvait le plus compromettre ces Ritualistes aux yeux de leurs coreligionnaires. Tel Mgr Capel, personnage, il est vrai, de peu de jugement et qui, après avoir joui d’une faveur excessive auprès de Manning, devait avoir avec lui des différends retentissans et être suspendu a divinis par le Saint-Office : à la fin de 1874, au moment où les Ritualistes étaient le plus persécutés, il publiait des lettres où il venait en quelque sorte témoigner, devant l’opinion anglaise si vivement excitée, que ces Ritualistes étaient bien en effet coupables de soutenir des opinions romaines et île conduire les âmes à Rome. Liddon, personnellement pris à partie par cette polémique au moins peu opportune, écrivait à ce sujet : « Je ne puis comprendre pourquoi, si vraiment les Ritualistes travaillent, quoique involontairement, pour l’Eglise de Rome, le champion le plus en vue de cette Eglise en ce pays se mettrait tant en peine d’appeler l’attention sur eux[57]. »

Si émus que fussent les leaders du High Church des attaques dirigées contre eux à l’occasion de ces conversions, ils croyaient avoir réponse à ceux qui les leur reprochaient. Ils soutenaient que ce qui les rendait possibles, c’étaient les déformations que les influences protestantes avaient fait subir à l’Anglicanisme, et que la meilleure manière de retenir ces âmes était de leur procurer, dans le sein même de l’Eglise d’Angleterre, les satisfactions de piété et la sécurité doctrinale qu’elles étaient tentées de chercher à Rome[58]. Ils se faisaient honneur du zèle et du succès avec lesquels ils parvenaient à raffermir, autour d’eux, beaucoup de fidélités ébranlées. Quelques-uns des confesseurs ritualistes avaient, sous ce rapport, une sorte de réputation, et passaient pour être particulièrement experts dans le traitement de cette maladie connue qu’on appelait the roman fever : leur méthode n’était pas ordinairement de s’attaquer de front aux doutes soulevés ; ils préféraient user d’une sorte de fin de non recevoir ou de diversion, soit qu’à la suite de Keble et de Pusey, ils soutinssent que, dans la division malheureuse de l’Eglise du Christ, Dieu nous faisait un devoir de le servir dans la communion particulière où il nous a placés, sans prétendre nous ériger en juge de ses mérites ; soit qu’ils poussassent à chercher, dans l’activité du ministère, dans les œuvres d’apostolat et de charité, l’oubli et l’apaisement des troubles de conscience. J’ai déjà eu, d’ailleurs, souvent à noter comment plusieurs d’entre eux, d’esprit moins pénétrant, moins chercheur, moins inquiet que Newman, étaient parvenus, de très bonne foi, à se faire une réponse telle quelle aux objections qui avaient ruiné, chez ce dernier, la foi dans l’Anglicanisme, ou tout au moins à se persuader qu’ils avaient le droit de négliger ces objections. En dépit de la « suspension » momentanée que les accidens malheureux du XVIe siècle avaient produite dans les rapports de leur Eglise avec le siège romain, ils demeuraient sincèrement convaincus qu’ils n’en continuaient pas moins à faire partie de l’Eglise catholique universelle.

Les Ritualistes les plus ardens n’étaient pas ceux qui dépensaient le moins de zèle à empocher les conversions. Quand, sur la paroisse de S. Alban, tout un couvent de religieuses ritualistes était, à la suite de son chapelain, passé au catholicisme, c’était Mackonochie qui avait entrepris de retenir et de raffermir les compagnes désorientées et désolées des défectionnaires, et qui avait fait venir plusieurs d’entre elles de province, pour fonder un nouveau couvent dans le même quartier. Ces religieuses, ainsi dirigées par lui, défendues contre la tentation d’imiter ce qu’il leur présentait comme une désertion coupable, reprenaient l’œuvre désorganisée et la menaient à bien, en dépit des suspicions qui les enveloppaient et des difficultés de toutes sortes auxquelles elles se heurtaient[59]. Mackonochie, en effet, si catholique, si romain qu’il parût être par ses doctrines, par les formes de sa piété, si mécontent qu’il fût des chefs de son Eglise, n’avait cependant jamais eu l’ombre d’un doute sur la situation de cette Eglise et sur la fidélité qui lui était due. L’idée d’une sécession lui faisait horreur. Cet état d’esprit était celui de beaucoup d’autres Ritualistes « avancés. » L’un de leurs premiers champions, le Rev. Bennett, avait publié des Lectures on the distinctive errors of Romanism. Les sentimens contradictoires qui éloignaient ces hommes du catholicisme, tout en les attirant vers ses dévotions, aboutissaient parfois à des bizarreries qui eussent été impossibles en un pays où la logique aurait eu plus d’empire. Le même clergyman qui, sur le sol anglais, se faisait un cas de conscience de ne pas mettre le pied dans une église catholique romaine, parce que là les catholiques lui paraissaient des intrus, papal schismatics in England, ou comme on disait encore, « la mission italienne en Angleterre, » jugeait louable, une fois sur le continent, de fréquenter les églises de ces catholiques qu’il considérait, sur ce terrain, comme les héritiers légitimes de la tradition apostolique ; et on le voyait se hâter, aussitôt les vacances arrivées, de traverser la Manche, pour goûter, en sécurité de conscience, les pieuses jouissances qu’il ne trouvait que dans la participation aux offices et aux dévotions catholiques[60]. On ne semblait pas supposer qu’il pût y avoir là quelque inconséquence.

Plusieurs Ritualistes se gardaient et gardaient les autres de la tentation d’aller à l’Eglise romaine, sans, pour cela, cesser de parler d’elle avec convenance et même avec respect et sympathie. De ce nombre était, au premier rang, le personnage qui, après la sécession de M. Lindsay, l’avait remplacé à la présidence de l’English Church Union, et qui la préside encore aujourd’hui, après trente-six ans, n’ayant pas peu contribué, par son dévouement exclusif à la cause religieuse, et aussi par la droiture et le charme de son caractère, au grand développement, de cette association. Issu d’une famille dont les membres avaient souvent joué un rôle dans les affaires d’Angleterre, neveu d’un des premiers amis de New mari, qui était mort prématurément en 1843, il s’appelait, au moment de son élévation à la présidence, Charles Lindley Wood, et devait prendre, en 1885, le titre de vicomte Halifax. Si vif qu’il ait eu souvent le sentiment des « insuffisances » et de la « fausse situation » de son Eglise, il ne paraît pas avoir jamais été tenté de l’abandonner. Une lettre, adressée par lui à son ami, le doyen Lake, à l’occasion d’une lecture qui l’amenait à comparer la conduite différente de Newman et de Pusey, nous éclaire assez bien sur son état d’âme :


Je ne puis blâmer le docteur Newman, écrivait-il ; humainement parlant, il était justifié. De plus, je ne doute pas que la détermination du docteur Pusey de voir toujours le mieux de chaque chose et de faire bonne figure aux faits les plus défavorables, ne doive avoir paru fausse au docteur Newman, et qu’elle n’ait été en outre, pour lui, extrêmement provocante. Le docteur Newman avait besoin d’une théorie qui put complètement, justifier sa propre position, qui pût rendre cette position intellectuellement complète et sûre. Des faits, — actes des évêques, — lui parurent inconciliables avec la théorie à l’abri de laquelle il avait espéré se mettre en sûreté ; et alors, trouvant la théorie renversée, les prétentions de l’Eglise d’Angleterre lui parurent également renversées. Je ne puis le blâmer. Je suis forcé d’admettre qu’humainement parlant, il y avait beaucoup à dire pour le parti qu’il a pris, et cependant, quoique je dise cela, j’ai aussi le sentiment que ce qui n’était pas révélé au sage et au prudent, était révélé à la simplicité d’enfant et à la bonté du docteur Pusey ; que les événemens ont justifié le jugement porté par le docteur Pusey sur la situation et ont condamné celui de Newman.


Puis, après avoir rappelé le changement qui, depuis la conversion, de Newman, s’est accompli partout dans la vie religieuse et dans le culte de l’Eglise anglicane, lord Halifax ajoutait :

Certainement, nos scandales actuels sont déplorables… Mais, cela dit, je dois dire aussi que je suis reconnaissant d’être où je suis. Nous avons une grande œuvre devant nous. Combien grande, nous le saurons seulement après coup, et, en attendant, se désespérer ou se décourager me paraît le comble de l’ingratitude et du manque de foi envers le Dieu tout-puissant qui nous a si merveilleusement aidés et bénis jusqu’ici.


Mais, si fidèle qu’il se montrât à son Eglise, lord Halifax déclarait n’avoir aucun goût pour « l’étroitesse anglicane. » Il blâmait notamment ceux qui affectaient d’appeler l’Eglise catholique romaine d’Angleterre, la « mission italienne. »


Je trouve tout cela faux, disait-il ; je trouve injuste, quand on considère notre propre conduite et notre histoire, d’accuser les adhérens de l’Eglise romaine d’être en état de schisme en Angleterre. Il y a un schisme, avec beaucoup de blâme pour les deux côtés. Mais parler, comme le font nombre d’Anglicans sur ce sujet, est, à mon avis, grandement injuste, en désaccord avec le fait historique, et contraire à l’équité comme au sens commun.


Lake lui répondait :


Je suis entièrement d’accord avec vous, pour détester cette misérable blague d’une mission italienne, comme si les catholiques romains n’étaient pas, sous tous les rapports, une partie aussi véritable et beaucoup plus grande que nous-mêmes, de l’Église du Christ. Considérez leurs meilleurs hommes, leurs missions, etc. ! Pourquoi ne pas nous accorder, pour travailler chacun dans notre ligne distincte[61] ? »


Tel était même le sentiment du président de l’E. C. U. à l’égard de l’Eglise de Rome, qu’en 1885, dans un meeting de son association, préludant à l’œuvre qu’il devait tenter de réaliser dix ans plus tard, il ne craignait pas, au grand scandale des protestans, d’exprimer le vœu de voir « rétablir l’unité visible avec les membres de l’Eglise au dehors, et par-dessus tout avec le grand siège apostolique de l’Occident, qui a tant fait pour garder la vraie foi dans l’Incarnation de N. S., et dans la réalité de ses sacremens vivifians (his live-giving Sacraments)[62]. » Et, l’année suivante, en réponse aux critiques qui lui avaient été adressées, il insistait sur le désir qu’il avait exprimé, d’une union avec l’Eglise romaine, et il disait : « Est-il un seul chrétien instruit qui ne préférerait (comme juge d’appel dans les questions religieuses) Léon XIII au Conseil privé[63] ? »

D’autres Ritualistes, au contraire, exaspérés par les conversions qui se faisaient autour d’eux, et craignant d’en être compromis, les attaquaient avec une âpreté extrême, et se montraient, dans leurs écrits, plus passionnément anti-papistes que les plus protestans des Low churchmen. Entre tous, dans ce genre, il convient de citer le Rev. Litlledale[64]. Champion ardent du nouveau cérémonial, membre important de la Société de la Sainte-Croix, ami et protecteur des sisterhoods, ayant multiplié les écrits pour défendre et propager les idées du Ritualisme extrême, à ce point résolu à répudier la tradition protestante qu’il proclamait la « scélératesse absolue » de ces réformateurs anglais que les evangelicals honoraient comme des saints et des martyrs[65], il publiait cependant, en 1879, sous ce titre : Plain reasons against joining the Church of Rome, un écrit qui eut une action considérable et que des écrivains catholiques durent s’appliquer à réfuter[66]. Peu de livres témoignent d’une animosité plus âpre et plus habile à ranimer les préventions de l’opinion anglaise contre l’Eglise de Rome et à éloigner de cette Église ceux qui se sentaient attirés vers elle. Ne faut-il pas d’ailleurs se rappeler que si les Ritualistes, par certains côtés, semblaient si près du catholicisme, ils en demeuraient, par d’autres, plus éloignés que personne. Il suffisait de les voir à l’œuvre, se faisant leur Credo et leur culte suivant la volonté ou même le caprice de chacun, n’acceptant le contrôle d’aucune autorité religieuse, pour reconnaître en eux, poussé souvent à l’extrême, le principe essentiellement protestant que chacun doit, en matière religieuse, s’en lier exclusivement à son jugement privé.


VI

L’émotion soulevée par les polémiques sur la confession était loin d’être calmée, quand, au milieu de 1878, eut lieu, au palais de Lambeth, sur la convocation et sous la présidence de l’archevêque de Canterbury, la seconde réunion plénière des évêques anglicans, venus non seulement du Royaume-Uni, mais des colonies anglaises, des pays de mission et des Etats-Unis. La première, sans précédent dans l’histoire de l’Anglicanisme, s’était tenue en 1867 et avait été à peu près absorbée par un débat sur le différend entre l’archevêque du Cap et son suffragant Colenso, On s’était décidé, non sans quelque hésitation, à en convoquer une nouvelle, et Tait avait envoyé les invitations, en mars 1876. L’idée de rivaliser avec les imposantes assemblées d’évêques catholiques qui avaient eu lieu naguère à Rome, notamment avec le concile du Vatican, et de se donner, à son tour, une apparence d’universalité, n’avait pas été sans doute étrangère à la décision prise. Non que cette réunion pût, à aucun degré, prétendre à l’autorité d’un concile ou d’un synode. La Couronne, jalouse de sa suprématie, ne l’eût pas permis, et, parmi les Eglises représentées, plusieurs n’entendaient pas aliéner leur indépendance. Aussi les promoteurs de la réunion avaient-ils jugé prudent de répéter, avec insistance, qu’il n’y serait question de prendre, sur le dogme ou sur la discipline, aucune décision ayant force obligatoire, et qu’on désirait seulement faciliter un échange de vues, une sorte de conversation solennelle entre des évêques venus de pays différens[67]. Le public usait donc d’une expression impropre, quand il parlait du Pan-anglican Synod ; le titre officiel, plus modeste, était : « Conférence des évêques de la communion anglicane, tenue au palais de Lambeth. » Y avait-il, chez l’archevêque de Canterbury, quelque arrière-pensée ? En travaillant à rendre ces réunions périodiques, se flattait-il qu’il en sortirait, pour son siège, une suprématie, non seulement honorifique, mais plus ou moins réelle, sur les évêques anglicans du-monde entier, quelque chose comme une sorte de patriarcat, alterius orbis papa ? Peut-être. En tous cas, il se rendait compte que, pour que ce rêve eût chance de se réaliser dans l’avenir, la première condition était de n’en pas parler dans le présent.

Cent évêques, venus des pays les plus divers, se rendirent à la convocation. Leurs travaux commencèrent par un pèlerinage à Canterbury où Tait, assis dans l’antique chaire de Saint-Augustin, évoqua solennellement, et sans en paraître gêné, le souvenir de la mission donnée par le pape Grégoire au moine dont il se posait comme le successeur[68]. Puis les délibérations s’ouvrirent au palais de Lambeth. Dans le discours d’inauguration, le primat crut nécessaire d’insister sur l’indépendance respective des différens corps représentés dans la réunion, et sur la diversité de leurs formes de gouvernement ; précisant ce qu’était le gouvernement de l’Eglise d’Angleterre tel qu’il avait été établi à la Réforme, il s’exprimait ainsi :


Le souverain du royaume a réclamé pour lui, — et, à mon avis du moins, — a justement réclamé que cette Église nationale ne dépendît d’aucun pouvoir étranger, qu’aucun pouvoir, au dedans ou au dehors, ecclésiastique ou tout autre, ne put aller à l’encontre du grand pouvoir civil que Dieu a établi et sanctionné dès l’origine… Quoi ! direz-vous, le souverain intervenant en une matière ecclésiastique ? Grâces en soient rendues à Dieu, dans ce pays, la théorie est que le Souverain, en sa qualité de représentant du pouvoir civil, est intimement lié à l’Église du Christ établie dans ces royaumes… Je ne dis pas que vous deviez adopter cela en Amérique, mais je dis que telle est la constitution de l’Église d’Angleterre[69].


Ce langage devait en effet sonner étrangement aux oreilles des prélats des Etats-Unis. Cela seul suffisait à démontrer qu’un primat, si empressé à proclamer sa subordination au gouvernement anglais, ne pouvait prétendre à être le patriarche d’Eglises non anglaises, et l’Anglicanisme, ainsi défini, devait renoncer à sortir de cette situation insulaire qui commençait à peser à plusieurs de ses membres, comme étant incompatible avec la notion de la véritable Église. Ce n’était donc qu’un trompe-l’œil que cette parade de Lambeth, par laquelle on cherchait à manifester une sorte de catholicité, rivale de la catholicité romaine.

L’ordre du jour, envoyé à l’avance, avait indiqué divers sujets qui furent l’objet de débats et de rapports adoptés par la réunion. Tait s’arrangea, contre l’avis de plusieurs de ses collègues, pour introduire après coup, dans les délibérations, les deux questions du rituel et de la confession. Il se flattait qu’une manifestation d’opinion émanant d’une aussi imposante assemblée lui donnerait la force de surmonter les difficultés au milieu desquelles il se sentait de plus en plus embarrassé. Sur la première question, il obtint assez facilement que la conférence exprimât l’avis « qu’aucun changement à un rituel d’usage ancien ne devait être fait contrairement à l’admonition de l’évêque. » Sur la confession, les choses allèrent moins facilement ; le primat, cependant, triompha des oppositions et fit voter une résolution dont la rédaction un peu confuse témoignait sans doute de la difficulté où l’on avait été de concilier des opinions divergentes, mais qui, dans son ensemble, n’en paraissait pas moins s’inspirer de la déclaration. par laquelle les évêques d’Angleterre avaient condamné, en 1873, la confession telle que la pratiquaient les Ritualistes[70].

Pusey en fut fort ému. La conduite que lui et ses amis avaient suivie, depuis de longues années, en matière de confession, était-elle ainsi censurée ? « Agir contre ce qui semble être le sentiment d’une centaine d’évêques, disait-il, est chose difficile… Un acte comme celui de ces évêques eût fait sortir le cher J. H. N.[71]hors de l’Eglise d’Angleterre, s’il n’en était sorti auparavant. » Après avoir vainement essayé, par lettre privée, d’obtenir du primat une explication satisfaisante des ambiguïtés de la résolution votée par la conférence, il se décida, en septembre 1878, à lui adresser une lettre publique, qu’il intitula : « La Confession habituelle non découragée par la Résolution qu’a acceptée la Conférence de Lambeth. » Dans cet écrit, il exposait qu’il recevait habituellement les confessions depuis trente-cinq ans, et qu’il désirait savoir s’il était censuré par la Résolution ; il déclarait ne pouvoir le croire, quelque embarras que lui causât l’ambiguïté des termes ; il terminait par ces mots : « Rien ne satisfera l’esprit puritain, si ce n’est notre extirpation ; mais, de même que la confession a commencé dans le renouveau de ferveur qui a été l’œuvre du Saint-Esprit dans ce siècle, de même elle croîtra avec la croissance de cette ferveur. Cela peut être dirigé, cela ne peut être étouffé. » Aucun évêque ne répondit à cette mise en demeure. « Nos évêques, écrivait à ce propos Pusey, semblent paralysés par notre « presbyterianisant » archevêque de Canterbury. Pas un ne souille mot, pour adoucir la Déclaration de ces cent évêques à Lambeth. Cependant aucun n’a fait objection à ma façon de « minimiser » leurs paroles, el, de cela, je leur suis reconnaissant… J’ai bon espoir d’avoir ainsi empêché quelques âmes tendres de quitter notre Communion, hors de laquelle l’archevêque Tait les eût fait sortir[72]. »

En somme, la Résolution de la conférence ne donna qu’une satisfaction platonique aux sentimens des adversaires de la confession. Celle-ci continua, en fait, à se pratiquer et à se développer, comme auparavant, dans une partie de l’Eglise anglicane. La Résolution eut-elle plus d’effet en ce qui concernait le rituel ? Tait essaya de s’en servir pour obtenir, de la Convocation de la province de Canterbury, ce à quoi jusqu’alors elle s’était refusée. À la suite des travaux de la Commission royale d’enquête sur les rubriques, nommée en 1867, la Convocation avait été autorisée en 1872, par la Royal Letter of business, à délibérer sur les changemens désirables dans les rubriques du Prayer Book, « spécialement en ce qui concernait les ornemens et les vêtemens. » On se rappelle en effet que, d’après la lettre de ces rubriques, ces ornemens et vêtemens devaient être tels qu’ils avaient été spécifiés dans la seconde année du règne d’Édouard VI. C’est sur ce texte que s’appuyaient les Ritualistes. Les cours de justice l’avaient déclaré caduc et avaient fait prévaloir l’usage contraire. Toutefois une prescription si formelle paraissait gênante aux adversaires des Ritualistes, et ils désiraient vivement que la Convocation en proposât la modification. D’autre part, les High churchmen, dans les meetings de l’E. C. U. et ailleurs, protestaient hautement contre toute altération de ce genre. Leur protestation avait été entendue de la Chambre basse de la Convocation qui avait persévéramment repoussé toutes les propositions de modification adoptées par la Chambre haute[73]. C’est cette résistance que Tait, au printemps de 1879, entreprit de vaincre, en s’appuyant sur le sentiment exprimé par la conférence de Lambeth. Une première proposition qu’il fit adopter par la Chambre haute de la Convocation de la province de Canterbury, fut rejetée, dans la Chambre basse, à la forte majorité de 63 voix contre 13. Il ne se découragea pas, revint à la charge avec une proposition transactionnelle plus modeste, et pesa tellement sur l’assemblée que celle-ci se résigna à la voter par 39 voix contre 24. Cette proposition laissait intacte la rubrique à laquelle elle ajoutait seulement ces mots : « jusqu’à ce que de nouvelles prescriptions aient été établies par l’autorité légale. » Elle spécifiait, comme minimum obligatoire du costume, le surplis. l’étole et le chaperon, mais n’excluait pas les autres vêtemens, pourvu que l’évêque du diocèse ne les eût pas interdits par un monitoire formel. Ces déclarations furent insérées dans le rapport adressé au gouvernement, en réponse à la Letter of business[74]. Tait tâcha de se persuader qu’il avait ainsi fait œuvre efficace pour l’écrasement du Ritualisme, et il s’épancha, dans son journal, en actions de grâces à Dieu[75]. Au fond, le vote était loin d’avoir tranché nettement la question ; il n’était qu’un avis n’ayant, pour le moment, aucune force exécutoire. Le Conseil de l’E. C. U., après examen, fit observer que la Convocation n’avait pas adopté l’interprétation du Conseil privé, qu’elle laissait subsister la rubrique des ornemens, et que son avis se bornait à proposer que cette rubrique fût facultative au lieu d’être obligatoire. Aussi continuait-il à protester plus hautement que jamais contre toute altération du Prayer Book, déclarant que ce serait un suicide[76]. Peu après, dans la Convocation de la province d’York, la Chambre basse se refusait, par 25 voix contre 20, à modifier la rubrique[77].


VII

Pendant que Tait tâchait, vainement, de mettre fin, par des manifestations épiscopales, au trouble qu’il avait eu l’imprudence de susciter, la Church Association, imperturbablement agressive, poussait, avec plus d’âpreté que jamais, sa campagne de procès. Entre tous, elle continuait à s’acharner contre le Rev. Mackonochie, que son ardeur, son indomptable obstination, son action sur les âmes désignaient particulièrement à l’animosité des persécuteurs. Sous la direction de cet ecclésiastique et au mépris de tous les jugemens antérieurs, l’église de S. Alban Holborn était toujours, par l’éclat, par le symbolisme et par le caractère ouvertement catholique de sa décoration et de ses offices, le type le plus complet de l’Eglise ritualiste. Chaque dimanche, la grand’messe, — High mass, c’est le nom qu’on ne craignait pas de lui donner, — était célébrée avec une pompe dans le cérémonial, dans les chants et dans la musique, qui attirait de toutes parts une nombreuse assistance. La Church Association voyait là une sorte de défi insupportable, et, en mars 1878, un nouveau procès fut intenté à Mackonochie, pour ne s’être pas conformé aux injonctions précédentes. Ce procès se poursuivit à travers des détours de procédure, des enchevêtremens de juridictions tels qu’on en rencontre seulement en Angleterre ; on devait y voir intervenir, outre le tribunal de lord Penzance, la Cour du Banc de la Reine, la Cour d’appel, le Comité judiciaire du Conseil privé, la Chambre des Lords, le tout non sans accumuler des frais énormes qui retombèrent en fin de compte à la charge du condamné. La première phase de cette instance aboutit, en novembre 1879, à un jugement de lord Penzance suspendant Mackonochie de ses fonctions ecclésiastiques pendant trois ans ; la sentence fut affichée sur la porte de l’église ; mais quand le Rev. Sinclair, désigné par l’évêque pour remplacer le vicar suspendu, se présenta à S. Alban, Mackonochie lui signifia courtoisement qu’il ne reconnaissait pas la validité de sa suspension et qu’il entendait continuer à officier lui-même, ce qu’il fit sur-le-champ : le Rev. Sinclair se retira sans insister davantage[78].

L’énergie avec laquelle Mackonochie faisait tête aux attaques judiciaires ne ralentissait eu rien son activité apostolique. Jamais il n’était plus heureux que quand quelques momens de trêve lui permettaient de se consacrer entièrement à sa paroisse. Il s’y dépensait sans compter sa peine ni sa fatigue. Dans une de ses lettres, il racontait avoir prêché vingt-trois sermons en sept jours ; ajoutez les offices solennels, les exercices personnels de piété, les longues séances au confessionnal, les visites incessantes aux paroissiens, surtout aux pauvres et aux malades, le soin des nombreuses institutions de charité, des écoles populaires, des œuvres de persévérance et de récréation pour les jeunes gens, pour les ouvriers, pour les employés, la direction spirituelle des religieuses. Il s’était acquis la collaboration de clergyman animés de son zèle et de son esprit, comme lui voués au célibat, menant avec lui, au presbytère, une sorte de vie de communauté ; tels étaient Stanton, Russell, et plus récemment ce father Dolling, comme on devait s’habituer à l’appeler, apôtre populaire, à propos duquel les Anglicans ne craignent pas d’évoquer le souvenir de S. François d’Assise et de S. Vincent de Paul[79]. Les résultats obtenus étaient considérables : le quartier, autrefois moralement et matériellement misérable, était en partie transformé. Les paroissiens étaient en pleine et ardente sympathie avec leur pasteur, s’édifiant de son zèle, prenant part à ses épreuves et lui fournissant de larges subsides[80].

Ces faits, connus de tous, rendaient plus choquante l’âpreté avec laquelle des hommes, en réalité étrangers à la paroisse, poursuivaient l’expulsion d’un pasteur dont l’action était goûtée et bienfaisante. Aussi bien, même dans le camp opposé aux Ritualistes, plusieurs commençaient-ils à éprouver quelque embarras et quelque honte de cet acharnement. M. Martin, qui avait jusqu’alors consenti à prêter son nom pour intenter les poursuites, écrivit à l’évêque de Londres qu’il ne voulait plus figurer comme le prosecutor de Mackonochie. Mais la Church Association n’avait pas de ces scrupules et elle ne songeait qu’à pousser à bout sa victoire. En janvier 1880, une nouvelle instance fut engagée, tendant à la destitution définitive du vicar de S. Alban. Divers incidens de procédure retardèrent la solution pendant plus de deux ans[81]. En attendant, Mackonochie continuait ses fonctions et se déclarait résolu à ne pas reculer d’un pas, non cependant sans laisser voir, malgré son courage, quelques signes de lassitude morale et physique. Vers la fin de 1882, il fut visible que la destitution ne tarderait pas à être prononcée. Les esprits étaient fort excités. Tait, alors malade, préoccupé du fâcheux effet que produirait cette violence judiciaire, conséquence de sa propre politique, dicta, en novembre 1882, à l’adresse de Mackonochie, une lettre pleine d’affectueux ménagemens, où, « sans vouloir lui rien dicter, » il lui demandait s’il ne jugerait pas possible, dans l’intérêt de l’Eglise, de prévenir la décision imminente, par la résignation volontaire de son bénéfice. Moitié fatigue, moitié déférence envers l’archevêque malade avec lequel, en dépit des dissidences, il avait toujours entretenu des relations amicales, et qu’il crut être, en cette circonstance, l’interprète de la volonté divine, Mackonochie finit par se décider au sacrifice qu’on lui suggérait, et donna sa démission, le 1er décembre 1882. La séparation d’avec ceux auxquels il se dévouait, depuis près de vingt ans, fut, de part et d’autre, douloureuse. Il prit, pour sujet de son sermon d’adieu, la nécessité et la joie du sacrifice. Ses anciens paroissiens, voulant lui donner une marque tangible de leur reconnaissance et de leur attachement, lui remirent une adresse avec une somme de 45 000 francs. L’archevêque de Canterbury, l’évêque de Londres, beaucoup d’autres personnages ecclésiastiques lui adressèrent des félicitations émues[82].

Il avait été convenu avec l’archevêque de Canterbury et l’évêque de Londres, qu’en place de la cure qu’il abandonnait, le vicar démissionnaire en recevrait une autre, également située dans un quartier populaire de Londres, celle de S. Peter in Docks, où il avait fait ses premières armes, en 1858. Il y fut en effet nommé, en janvier 1883. Mais à peine en avait-il pris possession qu’il y fut relancé par ses implacables poursuivans qui se refusaient à ratifier les promesses épiscopales et qui n’admettaient pas qu’une démission et un changement de poste pussent leur soustraire une victime qu’ils étaient sur le point de frapper. Lord Penzance leur donna raison et décida, en juillet 1883, que « M. Mackonochie était privé de toutes ses promotions ecclésiastiques dans la province de Canterburv. » L’évêque, en conséquence, fit mettre sous séquestre les revenus de la cure de S. Peter. Mackonochie n’était plus de force à résister à un pareil coup. Aussi bien, le vrai sacrifice, pour lui, avait-il été de quitter S. Alban, et ne s’était-il remis que tristement à l’œuvre dans sa nouvelle paroisse. Ajoutons que celle-ci n’était pas en état de supporter la perte que lui causait le séquestre de ses revenus. Mackonochie déclara donc, le 31 décembre 1883, qu’il ne croyait pas « devoir plus longtemps appauvrir une paroisse, déjà trop appauvrie par les conditions où elle se trouvait, » et il résigna son bénéfice entièrement et sans réserve[83].

Après une lutte de seize années, Mackonochie était donc définitivement terrassé. Il succombait, non sans recevoir de nombreux témoignages de sympathie, même de ceux qui n’étaient pas de ses amis naturels[84]. Dans la façon dont il venait d’être frappé après sa démission, il y avait comme un mélange de cruauté et de traîtrise qui blessait la conscience publique. Le Saturday Review, qui n’avait cependant aucun lien avec les Ritualistes, déclarait que « c’était, pour le Public worship Act, une condamnation morale dont il ne se relèverait pas. » Mackonochie avait du reste cette consolation, que seule sa personne était vaincue, mais que le Ritualisme pour lequel il avait lutté, loin d’être abattu, était plus vivace que jamais, notamment dans son ancienne et chère église de S. Alban, et le Guardian exprimait un sentiment assez répandu, quand il disait, le 2 janvier 1884 :


Dans la retraite à laquelle il a été contraint d’une façon si cruelle et, après l’acte de l’archevêque, si inattendu, M. Mackonochie emportera le respect qui est dû à un homme qui fait un grand sacrifice. Quoique, dans la longue lutte que clôt cet événement, il ait été en réalité le vainqueur, il est le seul à ne recueillir aucun fruit de son succès. Les cours qui l’ont condamné voient, leur besogne finie : les congrégations qu’il a servies possèdent la liberté qui lui a été déniée. Le triomphe de la Church Association est strictement personnel. Ils ont réduit au silence un clergyman plein d’abnégation et dur au travail. Mais, en ce qui regarde la fin plus étendue pour laquelle la poursuite était intentée, ils n’ont rien gagné.


Tout en n’ayant plus de fonctions déterminées, Mackonochie essaya encore, pendant quelque temps, d’apporter, à ceux qui continuaient ses œuvres, un concours que sa fatigue croissante rendait de jour en jour plus restreint et plus intermittent. Dans les combats si rudes qu’il avait soutenus, le corps n’avait pas seul souffert ; il y avait eu aussi quelque chose de brisé dans l’intelligence qui, par momens, chancelait. En ses heures d’impuissance, il aimait à chercher du repos dans sa chère Écosse, auprès de son ami, l’évêque d’Argyll. Ce fut là que la mort vint le prendre. Le 13 décembre 1887, il était, suivant son habitude, parti en promenade, suivi des deux chiens de l’évêque qui lui étaient fort attachés. Comme il n’était pas rentré le soir, on se mit à sa recherche : ce ne fut qu’au bout de quarante-huit heures qu’on le trouva mort, à demi recouvert d’un linceul de neige, les deux chiens gardant fidèlement son cadavre. Divers indices donnèrent à supposer qu’il s’était mis à genoux, pour adresser à Dieu une prière suprême. Il n’avait que soixante-deux ans. Une complète défaillance de mémoire, connue il lui en survenait depuis quelque temps, avait dû l’empêcher de retrouver son chemin dans un pays qui lui était cependant très familier. On l’ensevelit, avec un crucifix et son bréviaire sur la poitrine, révolu de ces « vêtemens eucharistiques, » pour lesquels il avait tant combattu et souffert. Le corps fut ramené à S. Alban ; les obsèques y furent célébrées avec un grand déploiement de ce cérémonial catholique qu’il avait voulu restaurer. L’affluence fut énorme, notamment des pauvres gens qu’il avait évangélisés avec tant de dévouement. Les circonstances tragiques de cette mort ajoutaient à l’émotion générale, et on eût dit qu’il y avait, dans le peuple, comme un besoin inconscient de racheter, par ces hommages posthumes, la défaveur dont ce rude lutteur avait été longtemps poursuivi durant sa vie. Après les offices, le cercueil traversa la ville, salué respectueusement par la foule. À voir la longue et solennelle procession qui raccompagnait, le grand crucifix d’argent porté en tête avec les acolytes en costume, les nombreux membres du clergé en surplis, les religieuses, les diverses confréries et associations pieuses de la paroisse S. Alban, les enfans des écoles, il semblait à chacun que, pour lui, se réalisait à la lettre cette parole : « Ses œuvres l’ont suivi[85]. »

Pour avoir été le plus en vue de ceux auxquels s’attaquait la Church Association, Mackonochie n’était pas le seul. D’autres clergymen, appartenant à divers diocèses, quelques-uns qui avaient été déjà antérieurement sur la sellette, comme MM. Dale et Edwards, d’autres, mis en cause pour la première fois, comme MM. Enraght et Green, se virent intenter, pour infractions rituelles, des procès qui se poursuivirent, à travers diverses juridictions, de 1879 à 1884, et qui aboutirent à des suspensions de fonctions ecclésiastiques, à des fermetures d’églises, à des contraintes pour paiement de frais énormes, et même à des emprisonnemens. Dans le cas de M. Green, qui estima de sa conscience de se refuser à toute soumission, cet emprisonnement dura plus de deux ans. Presque toujours, les clergymen pourchassés furent acculés à résigner leurs bénéfices[86].

La passion des poursuivans ne reculait pas devant les procédés les plus faits pour révolter la conscience de leurs adversaires. Dans le procès dirigé contre le Rev. Enraght, accusé, entre autres méfaits, de s’être servi de pain azyme pour la célébration eucharistique, avait figuré, comme pièce à conviction, une hostie consacrée, qu’un des agens de la poursuite s’était procurée en se présentant à la communion avec les autres fidèles, et cette hostie était restée au greffe, jointe aux autres pièces du dossier, en vue de l’appel. Quand le fait, d’abord inaperçu, fut révélé, un cri d’horreur s’éleva chez tous ceux qui faisaient profession de croire à la persistance de la Présence réelle, et ils commençaient à devenir nombreux. L’archevêque de Canterbury fut, de toutes parts, conjuré, sommé d’intervenir pour mettre fin à cette profanation sacrilège. Tait, qui en était demeuré aux idées protestantes sur la Présence réelle, trouvait qu’on donnait à cette irrévérence une importance exagérée ; toutefois, il s’employa, non sans rencontrer plus d’une difficulté de procédure, à se faire remettre l’hostie, et il veilla à ce qu’elle fût « respectueusement consommée[87]. »

Ces violences contre leurs personnes, ces outrages à leur croyance exaspéraient les Ritualistes ; mais ils n’en étaient ni intimidés, ni abattus. La pensée qu’ils soutiraient pour leur foi, les exaltait. Ils répandaient des placards où l’on dénonçait la Victorian persecution et où les clergymen emprisonnés étaient rapprochés des martyrs de tous les temps, depuis Daniel dans la fosse aux lions, jusqu’à Cranmer, brûlé vif sous Marie Tudor[88]. L’English Church Union, dont les adhérens étaient d’année en année plus nombreux, multipliait ses protestations contre les cours de justice, ses témoignages de sympathie aux condamnés, encourageait ceux-ci à résister et les y aidait par ses subsides[89]. Jamais on n’avait été plus loin du but que s’étaient proposé ceux qui, en votant le Public Worship Regulation Act, parlaient d’abattre le Ritualisme.


Paul Thureau Dangin.
  1. Voyez la Revue des 15 avril et 1er mai.
  2. Life of Shaftesbury, p. 681 ; Life of Tait, t. II, p. 110 à 114, 188 et 189.
  3. Quatre jours avant sa mort, Wilberforce protestait encore, à la Chambre des lords, qu’il « haïssait et abhorrait la tentative faite de romaniser l’Église d’Angleterre. » Life of Wilberforce, t. III, p. 422.
  4. Sur ces faits et sur ceux qui vont suivre jusqu’au vote du Bill, cf. Life of Tait, t. II, p. 186 à 235 ; Life of Pusey. t. IV, p. 272 à 282 ; Memorials personal and political, par Roundell, earl of Selborne, vol. I, p. 337 à 354 ; Life of Shaftesbury, p. 682 à 684.
  5. C’était Disraeli qui, à la fin du 1868, avait nommé Tait au siège primatial de Canterbury.
  6. Pusey écrivait, le 28 juillet 1873, au Dr Bright : « J’ai une profonde défiance à l’égard du parti ultra-ritualiste. … Je crains que les Ritualistes et les vieux Tractariens ne diffèrent à la fois sur le principe et sur le but. » (Life of Pusey, t. IV, p. 271.)
  7. Voir la correspondance échangée, à ce sujet, avec Mackonochie, en mars 1874. (A. H. Mackonochie, A Memoir., p. 221 à 226.)
  8. Life of Pusey, t. IV, p. 276-277.
  9. Roundell Palmer, devenu en 1872 lord Selborne, juriconsulte éminent, esprit élevé, était un High churchman convaincu, ami de Pusey et de Gladstone. Influencé par ses idées de légiste, il avait accepté le principe du bill, mais il eût voulu l’améliorer. (Memorial personal and political, vol. I, p. 336 à 350.)
  10. Ce fut peu après que ce même Gladstone entama une violente campagne contre le catholicisme, en publiant ses retentissantes brochures contre ce qu’il appelait le « Vaticanism. »
  11. Life and Letters of dean Church, p. 245.
  12. Life and Letters of dean Church, p. 244.
  13. Life of Tait, t. II, p. 234 et 235.
  14. A. H. Mackonochie, A memoir, p. 160 à 172. — History of the English Church Union, p. 168 à 170, 175, 176.
  15. History of the E. C. U., p. 173.
  16. Ces chiffres étaient relevés dans un Guide aux églises de Londres.
  17. Church Review, 15 août 1874.
  18. Ibid., 3, 10 et 17 octobre 1874.
  19. Meeting à S. Jame’s Hall, du 16 juin 1874.
  20. L’Ame anglicane, par le Rev. Chapman, trad. du R. P. Ragey, p. 168 à 171.
  21. 1er janvier 1875.
  22. Life of Gladstone, par Morley, t. II, p. 501-502.
  23. Memorials personal and political, par lord Selborne, t. I, p. 355 à 363.
  24. History of the English Church Union, par Bayfied, p. 192.
  25. Pusey, peu auparavant, était à ce point offusqué de la conduite des Ritualistes, qu’il avait voulu donner sa démission de membre et de vice-président de l’English Church Union. — Life of Pusey, t. IV, p. 278 à 288.
  26. Ibid., p. 288, — Life of Tait, t. II. p. 291. — Memorials personal and political, par lord Selborne, t. I, p. 383 à 386.
  27. Life of Pusey, t. IV, p. 289-290.
  28. Life of Tait. t. II, p. 240-245.
  29. History of the English Church Union, p. 185, 193, 197, 209.
  30. Ibid., p. 198, 207, 208.
  31. Ibid., p. 187. 188, 194, 195, 202. 203, 211.
  32. Ibid., p. 209, 210.
  33. Ibid., p. 197, 198. — Life of Tait, t. II, p. 254 à 263.
  34. L’Ame anglicane, par Chapman, trad. par le P. Ragey, p. 241.
  35. Lettre du 1er septembre 18775, publiée dans la Church Review et dans le Church Times de l’époque.
  36. Lettres des 11 et 22 mars 1876 (Ibid.).
  37. Lettre du 17 mars 1876 (Ibid.)
  38. History of the E. C. U., p. 186, 187.
  39. History of the E. C. U., p. 188.
  40. Life and Letters of dean Church, p. 255
  41. History of the E. C. U. p. 193.
  42. Life of Tait. t. II, p. 245 à 254.
  43. History of the E. C. U., p. 197.
  44. Voyez la Revue du 1er mai.
  45. Ainsi avait-il été fait, en 1843, lors des débats sur la liberté d’enseignement (cf. mon Histoire de la monarchie de Juillet, t. V, p. 498). Trente-six ans plus tard, la même campagne était reprise par M. Paul Bert, à la tribune de la Chambre républicaine.
  46. Life of Pusey, t. IV, p. 311.
  47. Life of Tait, t. II, p. 175 à 178. The secret History of the Oxford Movement, p. 110 à 116.
  48. The secret History of the Oxford Movement, p. 98 à 111, et 123 à 146.
  49. Life of Tait, t. II, p. 181 à 184.
  50. Life of Tait, t. II, p. 183.
  51. Life of Pusey, t. IV. p. 303 à 306.
  52. Memories of a Sister of S. Saviour’s Priory, p. 92, 93.
  53. History of the E. C. U., p. 105, 100.
  54. History of the Remeward Movement, par Walsh, p. 419, 420.
  55. Cf. The Cily of Peace, by Those who have entered it ; et l’Ame anglicane, par M. Chapman, traduction du P. Bagey.
  56. Cf. un tract de la Church Association, intitulé Does Ritualism lead to Rome ?
  57. Life and Letters of Liddon, p. 180, 181.
  58. C’est la thèse soutenue notamment dans l’écrit d’un Ritualiste fort ardent, le Dr Littledale : Defence of Church principles ; Secessions to Rome.
  59. Memories of a Sister of S. Saviour’s Priory, p. 94, 98 à 109. A. H. Mackonochie, A Memoir, p. 132 à 136.
  60. City of Peace, p. 16 et 25.
  61. Memorials of dean Lake, p. 314 à 316.
  62. Annual meeting, à Londres, de l’E. C. U. en 1885.
  63. Annual meeting on 1886. — C’est à la suite de ces discours que le doyen Lake publiait, dans le Church Times du 2 juillet 1886, une lettre où il louait lord Halifax d’avoir surmonté la « fausse timidité » qui empêche trop souvent les Anglicans « de reconnaître ce qu’ils doivent, dans le passé et le présent, à l’Église romaine. » Il énumérait tous les services rendus autrefois et il ajoutait que « nul ne pouvait avoir étudié l’Église romaine, particulièrement au dehors, sans avoir été très frappé de son œuvre. « « Nous pouvons, disait-il, différer sur des points importans ; nous pouvons indiquer le manque de sagesse qui nous semble parfois marquer la conduite de la cour de Rome : nous pouvons, par-dessus tout, croire que notre propre branche de l’Église est plus propre à faire l’œuvre de Dieu en Angleterre que toute autre branche : mais, quant à moi, je ne cacherai jamais ma chaude sympathie pour cette Église à laquelle la Chrétienté a été si redevable, l’Église qui a été, dans le passé, l’Eglise de l’évêque Fisher et de sir Thomas Moore, et, dans le présent, celle de Lacordaire et de Newman. » (Memorials of dean Lake, p. 278, 279.)
  64. Sur le rôle ritualiste de Litlledale, cf. Memories of a Sister of S. Saviour’s Priory, p. 188 à 206.
  65. A Lecture delivered in the Assembly Rooms, Liverpool, 25 avril 1868.
  66. Cf. notamment A Reply to Litlledale’s Plain Reasons, par le Rev. Ryder, supérieur de l’Oratoire de Birmingham.
  67. Life of Tait, t. II. p. 363 à 368.
  68. Life of Tait, p. 369, 370.
  69. Ibid., p. 371 à 375.
  70. Life of Pusey, t. IV, p. 310 à 312 ; Life of Tait, t. II, p. 413, 414.
  71. Newman.
  72. Life of Pusey, t. IV, p. 312 à 315.
  73. Life of Tait, t. II, p. 277 à 281. History of the E. C. U., p. 166 à 168.
  74. Life of Tait, t. II. p. 415 à 419. History of the E. C. U., p. 214 à 218.
  75. Ibid., t. II, p. 419.
  76. History of the E. C. U., p. 218.
  77. Ibid.
  78. A. H. Mackonochie, A Memoir, p. 175 à 177, 227. History of the E. C. U., p. 205 à 208, 222.
  79. Cf. Life of Father Dolling, par Osborne.
  80. A. H. Mackonochie, A Memoir, passim.
  81. A. H. Mackonochie, p. 178. History of the E. C. U., p. 222, 223, 329, 330, 246 à 248, 256.
  82. Life of Tait, t. II, p. 473 à 480. A. H. Mackonochie, p. 249 à 265.
  83. A. H. Mackonochie, p. 258 à 260, 266 à 2. 73. History of the E. C. U., p. 266, 267.
  84. A. H. Mackonochie, p. 270, 271.
  85. A. H. Mackonochie, p. 280 à 296. Memoirs of a Sister of S. Saviour’s Priory, p. 181 à 187.
  86. History of the E. C. U., passim, p. 209 à 268.
  87. Life of Tait, t. II, p. 263 à 266.
  88. Ibid., t. II, p. 422.
  89. History of the E. C. U., p. 214 à 253.