Le Mouvement religieux en Allemagne

Le Mouvement religieux en Allemagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 529-554).
LE
MOUVEMENT RELIGIEUX
EN ALLEMAGNE


I.

L’Allemagne est depuis une année le théâtre d’une lutte religieuse dont les acteurs semblent devoir répéter, à trois siècles d’intervalle, le grand drame historique de la réformation. Une fraction de l’église catholique refuse de se soumettre au dogme formulé le 18 juillet 1870 par le concile du Vatican, et repousse au nom de la tradition chrétienne la doctrine de l’infaillibilité personnelle du pape : ce serait, au jugement de la presse libérale allemande, la continuation de l’œuvre de Luther. Cette assertion n’est pas strictement exacte. L’esprit d’opposition procède bien aujourd’hui, ainsi qu’au XVIe siècle, de la même antipathie des nations germaniques contre la domination de la vieille Rome ; mais de nos jours les classes populaires ne prennent point nettement, comme au XVIe siècle, parti pour les réformateurs. À cette époque en effet, le peuple et le bas clergé offrent au mouvement son premier appui, lui impriment sa force, et entraînent les puissances politiques, les villes souveraines, les princes et la noblesse. La ferveur religieuse n’est pas le seul élément de succès dans le schisme de Luther ; l’histoire y reconnaît des causes plus temporelles. Le protestant prenait assurément les armes pour venger la foi offensée à ses yeux par Rome ; mais il entrevoyait en outre, comme prix de la lutte, une liberté civile que lui refusait le despotisme religieux. Or aujourd’hui cet excitant politique, s’il existe, a perdu notablement de sa vivacité. Le paysan n’est plus serf de la glèbe ; il possède cette indépendance dont la conquête devait couronner des luttes prolongées. La religion romaine ne vient plus ajouter son poids à celui de l’oppression féodale. Aussi le mouvement religieux allemand n’est-il pas l’œuvre du peuple ni du bas clergé catholique ; il a pris naissance au milieu des universités, il ne s’est développé qu’au sein des classes éclairées et des grandes villes, soumises en Allemagne à l’influence immédiate des corps savans. Ceux-ci ont plus d’une raison pour ne point nourrir des sympathies bien vives à l’égard des exigences spirituelles ou autres de la cour de Rome ; il y a là un antagonisme qui n’est point exclusivement propre à nos voisins.

La cause déterminante du conflit religieux est assurément à re- chercher dans cet antagonisme et non dans la puissance de l’individualisme du Germain, explication fantaisiste dont on a peut-être abusé de nos jours. Les écrivains allemands, qui accréditent d’ailleurs avec ensemble cette dernière et flatteuse supposition, commettent là une erreur volontaire ; et lorsqu’ils revendiquent la réforme comme une production particulière du génie allemand, c’est un de nos droits à la reconnaissance de l’esprit humain qu’ils nous dérobent et retournent contre nous. Les peuples latins avaient cherché bien longtemps avant la renaissance à secouer le joug de Rome. Jusqu’au XIVe siècle, le midi de la France avait échappé à la loi du catholicisme romain : des opinions religieuses plus hardies que celles des réformateurs du XVIe siècle y circulaient librement, des Alpes à l’Océan[1]. Qu’ont donc été les Albigeois, les Vaudois, et même Rabelais, cette incarnation de la vieille France, sinon des adversaires directs de Rome et de la servitude uniforme qu’elle prétendait imposer à tous les peuples chrétiens ? Notre histoire entière témoigne de l’énergie de notre résistance ; la réforme s’est propagée en France, comme sur un sol tout préparé pour elle, avec la rapidité d’un incendie ; dès 1565, le nonce du pape écrivait à Rome : « Ce royaume est à moitié huguenot. » Pourquoi ce mouvement, si puissant d’abord, s’est-il arrêté subitement chez nous à la veille de la victoire, tandis qu’il triomphait de l’autre côté du Rhin ? La raison en est simple : du jour où en France les chefs du parti, les princes, la noblesse, eurent été désintéressés politiquement, privée de direction, la grande cause de la liberté de conscience fut promptement vaincue, et ses défenseurs mis en déroute. En Allemagne au contraire, les princes et les chefs du clergé, longtemps malmenés par la cour de Rome, en proie aux mêmes ressentimens que le peuple, ne séparèrent point leur cause de la sienne ou de la liberté, et leur commun triomphe se trouva dès lors assuré. Aujourd’hui, malheureusement pour lui, le peuple ne demande plus le mot d’ordre aux classes éclairées. Si les universités en Allemagne étendent leur influence sur les destinées publiques, ce n’est plus en qualité de directrices des masses populaires, ni comme puissances d’opposition; elles forment au XIXe siècle la seconde aristocratie du pays, unie à la première par des vues et des prétentions communes, par les nombreux souvenirs d’une éducation fraternelle. Ce grand fait peut étonner en France, où pareil rôle n’a jamais été celui des universités. Si on recherche à quelles circonstances est due cette exception enviable, il faut en faire honneur au bon esprit de l’aristocratie féodale, qui depuis longtemps s’impose le devoir de faire passer tous ses membres par la série des filières universitaires. L’aristocratie anglaise tient ses rangs ouverts aux grandes individualités qui d’en bas peuvent s’élever jusqu’à elle; par un procédé inverse, mais conduisant à des résultats du même ordre et peut-être plus efficaces, la noblesse allemande ne dédaigne pas, avant de les appeler aux emplois, d’exiger de ses membres les fortes épreuves du doctorat. Nous avons éprouvé, dans le cours de cette cruelle année, les effets de cette libérale méthode. L’université siège donc à tous les étages dans les gouvernemens de l’empire. La force qu’elle tire de cette situation peut bien ne pas être inférieure à celle que lui apportait au XVIe siècle le concours des basses classes.

On ne peut nier cependant que, parmi les motifs qui poussent les Allemands à la révolte religieuse, il ne s’en trouve qui dérivent de ce besoin d’indépendance spirituelle dont ils se font gloire : toutes les indépendances se tiennent, et le suprême libre arbitre dont jouissent chez eux les universités laïques ne pouvait qu’être une contagion pour les facultés théologiques; mais le véritable sentiment qui pourra réunir toutes les classes, toutes les croyances dans une action commune contre Rome, est celui de la nationalité, caractère que l’on saura donner à cette entreprise en l’appuyant sur l’antagonisme de race. La génération allemande moderne a été élevée dans l’horreur des races latines, de leurs idées, de leurs productions. Sous la plume des écrivains officiels, l’histoire des nations européennes n’est plus qu’une introduction à celle de la Prusse, c’est une seconde édition des Gesta Dei per Francos, où les Francs sont remplacés par les Prussiens. Les troupes des anciens margraves de Brandebourg y sont indiquées de bien loin comme destinées à rétablir l’ordre en Europe. Chacun sait que cet ordre est essentiellement troublé par les Gaulois, débris d’une race inférieure, déjà déchue au temps de Tacite...

On comprend donc avec quelle facilité la presse quotidienne. chargée de préparer les voies à la mission allemande de la Prusse, a pu représenter depuis de longues années le clergé ultramontain comme l’armée d’un prince étranger, comme une puissance antinationale implantée dans l’état teutonique, en un mot comme l’élément romain, odieux aux Germains, et dont il faut à tout prix délivrer l’Allemagne. Si la France prétendait encore jouer le rôle de fille aînée de l’église, l’unification religieuse de l’Allemagne s’ensuivrait inévitablement. Tacite disait des Germains qu’ils soumettraient la terre, si les dieux n’avaient semé la discorde entre leurs tribus. Or c’est une vérité dont les conseillers de Napoléon auraient dû se pénétrer, que l’Allemagne n’a jamais été unie que dans la crainte de la France, et que son unité militaire était faite contre elle depuis longtemps : prétendre entraver son unité politique par une intervention armée, c’était l’accélérer. Avec un peu de clairvoyance, on n’aurait pas accepté le jeu de M. de Bismarck, qui ne pouvait trouver son empereur que sur les champs de bataille. Cette dernière idée s’est même fait jour en Allemagne, dans un recueil périodique, où on lisait récemment[2] : « Les événemens qui se sont accomplis se préparaient fatalement depuis dix ans. Les dispendieuses réorganisations de l’armée n’étaient entreprises qu’en vue de conquêtes : les nihilistes libéraux et les piétistes conservateurs étaient seuls à le nier. La guerre civile de 1866 n’était que l’aurore d’une nouvelle ère d’ambition dynastique. Tout ce qu’il est permis de dire, c’est que la ruse sur les bords de la Sprée a été supérieure aux finesses des bords de la Seine. Notre pauvre peuple allemand n’a point compris les leçons de 1813 à 1815 : il s’est précipité en France pour y combattre l’ennemi héréditaire de l’Allemagne, comme si au XIXe siècle il fallait chercher cet ennemi hors des frontières allemandes. On a acheté la Lorraine et l’Alsace avec le dernier reste de la liberté germanique. Nous n’avons plus maintenant qu’à subir un despotisme militaire inévitable... »

Malgré cette unanimité dans l’action, il convient de reconnaître que les Allemands du midi ne haïssent point la France comme ceux du nord, par voix de nature. Un des chefs les plus distingués du parti national en Bavière exprimait récemment des sentimens qu’il n’est pas rare de rencontrer dans le midi de l’Allemagne. « L’Europe, disait-il, ne saurait marcher sans la France ; il est à souhaiter qu’elle se relève promptement de ses ruines, qui sont plus son œuvre propre que le fait de la guerre. Son rôle est indispensable à celui de l’Allemagne, sinon comme puissance prépondérante, au moins comme puissance égale. » Examinons maintenant si M. de Bismarck ne cherche pas à étendre cette unité aux âmes, ainsi que l’y pousse la presse officieuse. Peut-être en ce cas le conflit religieux du XIXe siècle porterait-il dans ses flancs la conclusion de l’œuvre de Luther.


II.

Le mouvement religieux a pris naissance au moment même de la convocation du dernier concile en 1869, Évêques et laïques protestèrent à diverses reprises et publiquement contre le dogme projeté de l’infaillibilité personnelle du pape. Le gouvernement bavarois lui-même s’émut des intentions présumées de la cour de Rome, et demanda aux facultés de droit et de théologie des consultations officielles sur les dangers nouveaux que ce dogme devait créer à l’état. Cette émotion générale se résuma dans un livre qui parut vers la fin de juillet 1869, et qui a marqué avec éclat la rupture d’une partie de l’église allemande avec le saint-siège. C’était le Pape et le Concile, par Janus[3]. On y trouvait retracée l’histoire de la papauté depuis ses origines ; on y voyait enregistrés ses empiétemens successifs sur les droits des églises nationales, et les falsifications à l’aide desquelles, dans le cours des siècles, l’évêque de Rome a été accusé d’avoir transformé progressivement ses prérogatives honorifiques en droits de monarque absolu. Janus remuait en outre puissamment les sympathies nationales en exposant les souffrances qu’avait endurées l’Allemagne, les exactions sans nombre d’une interminable série de papes italiens, les longues luttes qu’elles avaient engendrées depuis le moyen cage. Émue par ce réquisitoire de la science moderne, l’opinion publique ne pouvait manquer d’y voir une sorte de code de l’ancienne foi germanique, un programme de ses droits. Aussi l’épiscopat allemand lutta-t-il longtemps contre les efforts de la curie romaine; mais celle-ci parvint à écraser toute opposition, et le 18 juillet 1870 le pape proclama lui-même le dogme de sa propre infaillibilité, dogme qui l’élevait au rang d’un demi-dieu.

En France, la guerre venait d’éclater, les décrets du concile y furent ou ignorés, ou accueillis avec une indifférence trop fondée; mais ils produisirent en Allemagne l’effet d’une seconde déclaration de guerre : le pape infaillible y fut reçu comme un ennemi de la culture germanique et comme un allié de la France. L’opposition catholique, servie par l’excitation nationale contre les peuples latins, gagna pendant la guerre la plupart des villes allemandes, et donna bientôt naissance à un parti nombreux que l’on a désigné sous le nom de vieux catholiques, c’est-à-dire de catholiques restés fidèles à l’ancienne confession du concile de Trente. Ce parti, recruté parmi les classes éclairées, groupé autour des universités, dirigé par des chefs de talent, des théologiens, des juristes, des hommes politiques, a fait de Munich sa place forte. Non-seulement il refuse aujourd’hui de reconnaître les décrets du concile de 1870, mais il accuse ouvertement le pape et le clergé romain d’hérésie. Quant aux évêques allemands, après avoir déclaré au concile, et sur tous les tons, que la doctrine de l’infaillibilité n’était qu’un tissu d’impostures, le dogme une fois proclamé, ils ont cru devoir publiquement désavouer leur courageuse, mais inutile résistance. Les uns après les autres, s’armant d’insensibilité contre de faibles remords, ils se sont tous soumis, à l’exception de Mme Strossmayer, aux ordres et décrets de l’église.

C’est un litige intéressant et fait pour retenir même un sceptique. La tradition tout entière est contre vous, s’écrie le parti des vieux catholiques en s’adressant au parti romain; l’hypothèse de l’infaillibilité du pape a été absolument inconnue pendant les premiers siècles du christianisme, la papauté elle-même au temps de sa plus grande puissance n’a jamais osé la formuler dans son intégrité. Les oracles théologiques, les pères de l’église, sont muets sur la personne du pape; jamais dans la primitive église on n’a investi les évêques de Rome de qualités supérieures à celles de leurs autres collègues. Ils ajoutent, les infatigables chercheurs, que dans les plus anciens conciles, en remontant jusqu’aux synodes de Rimini et de Séleucie, vers le milieu du IVe siècle, on ne voit pas que le nom du pape ait été prononcé une seule fois. L’église romaine n’était même pas représentée au fameux concile œcuménique de 381, où l’on formula le dogme important du Saint-Esprit. Et qu’on ne s’arrête pas à cette appellation de pape donnée à l’évêque de Rome; elle ne lui était point particulière. D’autres pasteurs chrétiens l’ont reçue au même titre que le pontife romain. Tous cependant, il faut l’avouer, n’ont pas eu des destinées aussi brillantes.

Le pape de Rome, disent encore les vieux catholiques, était si peu le chef et le supérieur des autres évêques qu’en 553 le pape Vigile, aux prises sur un point d’orthodoxie avec le cinquième concile général, se soumit aux arrêts de ses collègues, et déclara qu’il n’avait été jusqu’alors qu’un instrument de Satan, travaillant à la destruction de l’église. Enfin, en 680, le pape Honoré Ier fut condamné comme hérétique par le concile général de Constantinople, qui ordonna d’effacer son nom des livres de l’église et de brûler ses écrits dogmatiques comme hétérodoxes. Tout cela ne prouve-t-il pas qu’à la fin du VIIe siècle les évêques semblaient peu douter qu’un pape put faillir? L’église elle-même a ignoré pendant longtemps que saint Pierre eût légué à l’évêque de Rome, et au détriment de ses collègues, des prérogatives spéciales. Cela, semble-t-il, n’aurait été connu qu’assez tard, par les soins du pape Agathon. Ce pontife, désireux de conjurer les dangers qu’annonçait à la papauté la condamnation de son prédécesseur Honoré, conçut la pensée d’appliquer exclusivement à l’évêque de Rome les paroles du Christ qui servent aujourd’hui de base au dogme de l’infaillibilité : j’ai prié pour toi, etc. (saint Luc, XXII, 32). La conception de ce privilège n’a fait corps avec la doctrine qu’à la fin du XIIIe siècle : extraite des fausses décrétales d’Isidore, elle ne s’est développée qu’à l’aide d’incessantes falsifications. Elle a été condamnée solennellement par les conciles de Constance (1414), de Bâle (1433), et n’est parvenue à prendre racine que dans les contrées où l’inquisition à empêché la véritable tradition de se perpétuer. Cette idée de la primauté n’est en réalité qu’un ferment pris au sol de la ville éternelle, à la Rome païenne, un héritage de l’imperium des césars. Enfin le concile du Vatican n’a été ni libre ni véritablement œcuménique. Le nombre considérable des évêques opposans enlève à la doctrine de l’infaillibilité le caractère indispensable du consentement universel. Il ne suffit point pour la définition d’un dogme, ainsi que dans une assemblée politique, d’une majorité accidentelle ou obtenue par des moyens d’une probité discutable; il faut le consentement unanime et constant des chrétiens.

Les évêques allemands ainsi accusés d’hérésie ont aussitôt riposté, et non moins doctement, en opposant l’autorité de l’église. Ils ont rappelé à leurs adversaires l’aveu des théologiens allemands réunis en 1863, qui proclamaient solennellement que la théologie devait se soumettre à l’autorité; ce n’est pas le cas de se révolter quand cette autorité entre en fonctions. Lors même qu’au point de vue théologique on démontrerait l’inconsistance du dogme, il n’en subsisterait pas moins comme vérité catholique. Le dogme s’établit non pas par une procédure sur pièces historiques, mais par le concours créateur du Saint-Esprit, des évêques et du pape. Quelques théologiens qui ont raison ne sauraient l’emporter sur un concile et un pape qui ont tort. Au surplus il est trop tard, c’est au IXe siècle qu’il fallait protester, non aujourd’hui. Le dogme existe, et le chrétien n’a aucun moyen d’en analyser la naissance mystérieuse : la raison et la science ne sauraient prévaloir contre lui. Le fondement du catholicisme, c’est la soumission aveugle.

Là en effet est le côté délicat de l’argumentation des vieux catholiques ; il leur est difficile de ne point paraître aux yeux du grand nombre nier l’autorité dont le dogme émane, c’est-à-dire l’église elle-même. Les opposans n’ont cependant pas semblé jusqu’à présent pouvoir se passer d’un pape. Or Pie IX les a maudits et repoussés de sa communauté. Songent-ils à élire un autre pape? se proposent-ils de convoquer les assemblées primaires de l’église pour nommer un nouvel évêque de Rome? Espèrent-ils, au moyen des témoignages archaïques de l’Écriture et des pères de l’église, ébranler une monarchie tolérée depuis plusieurs siècles par l’ensemble de la chrétienté? Le peuple acceptera-t-il une église bâtie sur la critique historique? En somme, les argumens des vieux catholiques ne diffèrent en rien de ceux que l’église gallicane a employés jusqu’à la fin du XVIIIe siècle pour la défense de ses libertés. C’est la traduction en allemand, moins l’éloquence de Bossuet, de la déclaration de 1682, des protestations des évêques français aux conciles de Pise, Constance et Bâle, des discours du cardinal de Lorraine, proclamant en plein concile de Trente que les Français préféreraient la mort à la victoire de l’ultramontanisme. Et s’il n’y avait point pour assurer le triomphe de l’opposition allemande des motifs plus populaires que des raisons de théologiens, les libertés de l’église germanique courraient le risque de rejoindre celles de l’église gallicane.


III.

Les décrets du dernier concile ont une autre portée que celle d’une définition scolastique. En transférant au pape un pouvoir direct, irresponsable sur les diocèses, la garantie qu’offrait jadis aux populations la puissance épiscopale est du même trait supprimée; les fidèles sont livrés désormais sans intermédiaires à l’autorité de la cour de Rome, souvent despotique, en réalité toujours anonyme, et étrangère en tout cas aux véritables intérêts d’une population éloignée. La société laïque est ainsi forcément appelée à prendre part au conflit; cette domination absolue du pape est contraire à tous les principes de la société moderne. Vie politique, vie civile, se voient également troublées. Si d’une part les institutions représentatives, le serment constitutionnel, la liberté de conscience, celle de la presse, sont inconciliables avec le Syllabus, décret revêtu désormais d’une puissance obligatoire, — d’autre part, dans la famille, il n’est pas plus possible au catholique allemand d’accepter le terrible dilemme que Rome impose à sa conscience. Peut-on sérieusement le condamner à choisir entre la société religieuse et la société politique, l’obliger à trahir ou l’état ou l’église? Une telle prétention est un anachronisme; six siècles la séparent des conditions d’existence de la vie moderne.

On ne saurait donc s’étonner de voir promptement éclater le schisme temporel. A peine les décrets du Vatican ont-ils pu pénétrer jusque dans la paroisse, que dès le mois de mai dernier l’autorité de l’état est invoquée : une requête est présentée au roi signée par 18,000 catholiques de Bavière, la plupart pères de famille ou gens établis, et dépeignant la situation sous de sombres couleurs. La liberté de conscience des catholiques demeurés fidèles à l’ancienne constitution de l’église, disent-ils au prince, est violée chaque jour par le clergé romain. Excommunications, refus des grâces de l’église, de la bénédiction nuptiale, des derniers sacremens, même de l’ensevelissement religieux, exclusion des églises et des saints offices, conseils perfides donnés aux femmes contre leurs maris à l’ombre du confessionnal, ou bien aux enfans à l’endroit de leur père représenté comme maudit et dévolu à l’enfer, tous les moyens sont bons pour faire capituler le catholique qui ne croit pas à l’infaillibilité du pape. — Cette peinture ne semblera pas exagérée à qui connaît le rôle important que joue la religion dans la vie de la famille en Allemagne. Dans quelques endroits, la paix domestique a été si profondément troublée que les séparations de corps ont depuis six mois redoublé de fréquence. Dans la vie civile, le nouveau dogme n’a pas jeté une confusion moins funeste. En Bavière par exemple, la constitution de 1818 n’accorde la plénitude des droits civils qu’aux catholiques et aux protestans; mais quels sont maintenant les véritables catholiques? les vieux ou les nouveaux? Lesquels seront en droit de posséder, lesquels mis hors la loi? Autre difficulté : les registres de l’état civil sont tenus par le clergé; que décidera le juge, si dans un procès on conteste la validité d’un mariage célébré par un prêtre vieux catholique, c’est-à-dire excommunié? Les enfans seront-ils considérés comme légitimes ou nés en concubinage, et privés par là des droits de l’héritier légal? D’après la loi bavaroise, le curé de la paroisse est la seule autorité qui puisse célébrer un mariage entre catholiques. En effet, le mariage civil n’existe que pour les dissidens, et cette qualification, les vieux catholiques la repoussent énergiquement, car, prétendent-ils, on ne peut désigner sous ce nom que ceux qui ont déclaré en personne et devant le curé régulier leur intention de sortir de la communauté ecclésiastique. De haut en bas, le désordre est partout : le nouveau dogme est-il accepté par l’état, le père de famille est contraint de se faire protestant ou dissident; est-il repoussé, l’église proteste à son tour. La modification radicale apportée par Rome aux constitutions du concile de Trente place en effet les gouvernemens dans l’alternative soit de considérer les concordats comme annulés de plein droit, soit de n’admettre au bénéfice de ces concordats que les catholiques demeurés fidèles à l’ancienne constitution ecclésiastique. Dans ce dernier cas, ce sont lis vieux catholiques qui pourraient seuls prétendre à l’occupation des évêchés, des prébendes, à la jouissance des traitemens, à l’administration des biens de l’église.

Ainsi s’expliquent la ténacité des deux partis, l’ardeur avec laquelle ils s’anathématisent réciproquement. Depuis six mois, chaque jour apporte aux vieux catholiques le concours de nouveaux prosélytes; les corps savans, les universités, des prêtres même, ont envoyé des adresses d’adhésion au chanoine de Dœllinger, le chef reconnu des opposans, ou, comme on se plaît à le nommer, le « Nestor de la théologie allemande. » Tous les protestans allemands, tout ce nombreux public de confessions diverses qui reçoit son inspiration des universités, tous appuient chaleureusement le mouvement anti-infaillibiliste. Dans la plupart des grandes villes, Bonn, Würzbourg, Graz, Vienne, Pesth, Prague, Coblenz, Cologne, Breslau, Munster, Kempten, des « comités d’agitation » se sont spontanément institués, organisant des meetings populaires ou des démonstrations publiques, et répondant par la presse, par d’innombrables brochures, aux foudres de l’église. Lors de la mort du docteur Zenger, professeur de l’université de Munich et l’un des chauds partisans de Dœllinger, la capitale de la Bavière a été le théâtre d’une manifestation imposante. L’église romaine ayant refusé au professeur Zenger les sacremens, ils lui furent administrés par un prêtre excommunié, le professeur Friedrich, et l’ensevelissement, fait par les soins de l’université, s’accomplit au milieu d’un concours de 20,000 personnes. A Passau, l’attitude des autorités civiles envers le clergé a conduit l’évêque à des actes qui n’étaient guère d’accord avec sa dignité et son caractère sacerdotal. On l’a vu, le 3 septembre, poursuivre en plein jour et sur la voie publique le président de la Basse-Bavière, M. Lipowski, et l’accabler d’invectives. Peu de jours auparavant, ce prélat, dans sa colère contre le conseil municipal, comparait en chaire la ville même à Sodome. A Munich également, le conseil municipal a manifesté ses sentimens anti-romains en mettant à la disposition des prêtres qui se séparent de Rome une église appartenant à la ville. Dans beaucoup de petites localités, il en est de même. L’épisode le plus saillant de ces nombreux actes de séparation a été offert par la paroisse de Mering, petite ville près de Munich. Cette communauté, curé en tête, n’a pas craint d’afficher son indépendance en rompant solennellement avec l’évêque d’Augsbourg, son supérieur ecclésiastique. Sous la pression des événemens et de l’opinion publique, les vieux catholiques ont cru devoir provoquer à Munich une réunion générale de leurs adhérens. Ce congrès, ouvert le 22 septembre 1871, a pris promptement le caractère d’un concile des catholiques libéraux d’Europe. L’église russe, celle d’Utrecht, la Baisse, l’Angleterre, la Hongrie, les villes catholiques allemandes, s’y sont fait représenter par cinq ou six cents délégués.

La première décision du congrès a eu pour objet de déclarer solennellement que les vieux catholiques entendaient non pas sortir de l’église et fonder une secte nouvelle, mais bien au contraire continuer l’ancienne communauté religieuse établie sur la confession de Trente. Comme preuve de leur orthodoxie, ils se sont empressés de reconnaître hautement tous les dogmes du catholicisme romain, à l’exception de l’infaillibilité du pape. La presse ultramontaine n’a point tardé à objecter que pareille profession de foi n’était au fond qu’une formule négative. Prétendre conserver l’ancienne constitution du concile de Trente alors que Rome, qui représente en définitive l’église tout entière, s’en éloigne, c’est fonder une nouvelle église, une secte. L’argument des vieux catholiques n’est donc en somme qu’une subtilité ; la vérité leur faisait un devoir d’arborer franchement le drapeau du protestantisme. L’esprit de la réforme ne respire-t-il pas dans ce programme qui exprime l’espoir « d’une réconciliation avec les chrétiens des églises d’Utrecht, de Russie et d’Orient, d’une entente progressive avec les églises protestantes sur le terrain de la science et de la civilisation[4] ? » N’est-ce pas un manifeste huguenot, si ce n’est même voltairien, celui qui signale « comme un danger public l’instruction que reçoit le clergé dans les séminaires dirigés par les jésuites, » ou qui insinue au peuple que « la concorde ne sera possible dans la société politique et religieuse que le jour où l’on aura mis un terme à la pernicieuse influence de cet ordre ? »

La presse orthodoxe a cherché en outre à discréditer l’opposition des vieux catholiques en lui attribuant le caractère d’une intrigue politique. On a représenté le chanoine de Dœllinger comme un aide-de-camp de M. de Bismarck, et les chefs du congrès de Munich comme des tribuns dévoués au nouvel empire ; il serait aussi injuste qu’inexact de souscrire en ces derniers points au jugement des ultramontains. Personne n’est en droit de suspecter l’honorabilité notoire des chefs de l’opposition anti-infaillibiliste; des hommes comme les professeurs Huber, Friedrich et Michelis, comme M. de Liaño, publiciste émérite du parti, comme le père Hyacinthe, qui a prononcé au congrès un discours remarquable et très applaudi, n’obéissent qu’à la voix de leur conscience et non aux suggestions intéressées des gouvernemens. Leurs fréquentes hésitations témoignent suffisamment de leur sincérité. — Qu’il n’y ait pas à côté d’eux des hommes plus positifs, qui, sachant qu’il n’y a point de schisme réalisable sans quelque aide des puissances du monde, en attendent du secours pour le succès de l’œuvre commune, rien de moins étonnant. Il n’est pas défendu de penser que le baron de Stauffenberg, député au Reichstag, ou le chevalier de Schulte, juriste renommé de Prague, ou encore le professeur Reinkens, de Breslau, s’ils entrevoient le ciel à l’horizon, n’aperçoivent la terre et peut-être césar au premier plan. Ce qui est certain, c’est que le congrès des vieux catholiques n’a point réclamé l’appui des gouvernemens; il s’est contenté d’assigner pour but aux efforts du parti la reconstitution des églises nationales administrées librement par leur clergé avec le concours des laïques. A cet effet, il a décidé la formation de paroisses ou d’associations religieuses entre les citoyens partout où le clergé romain susciterait des conflits, mesure pratique et d’une habileté incontestable qui a permis aux vieux catholiques d’éviter la discussion difficile des réformes que chacun des délégués proposait d’introduire dans l’église.

La presse libérale qui soutient le parti anti-infaillibiliste ne se croit pas obligée à tant de circonspection. Elle développe journellement ce thème, qu’il n’est point de neutralité possible pour l’état entre les néo-catholiques et les partisans de M. de Dœllinger. Ne pas repousser formellement les décrets du Vatican, c’est les reconnaître, et un état qui admet dans son sein une société religieuse fondée sur le dogme de 1870 a prononcé sa propre déchéance. Le pape se considère en Bavière comme un prince souverain; il y publie ses propres décrets en dépit des lois positives du pays. L’archevêque de Bamberg lui-même a publiquement avoué, le 24 mai dernier, que l’épiscopat bavarois ne prêtait serment que sous la réserve mentale de toutes les lois de l’église. Quand les évêques cherchent à nier l’hostilité du catholicisme romain à l’égard de la société civile, le Syllabus leur donne un démenti; Rome se considère comme en guerre ouverte avec les gouvernemens européens. Comme preuve à l’appui, les journaux allemands ont reproduit le texte des instructions secrètes du pape aux confesseurs du royaume d’Italie, publié par l’Unità catholica au mois d’avril 1871; on y voit que la cour du Vatican ordonnait aux confesseurs d’imposer comme un devoir de conscience aux soldats italiens de déserter dès qu’ils le pourraient faire sans péril de la vie.

Il faut enfin, ajoute le parti national libéral, séparer les intérêts de la société laïque de ceux de la société religieuse. La Bavière par exemple est désarmée vis-à-vis du clergé : le concordat de 1817 et l’édit de religion maintiennent encore entre les mains de Rome la plupart des droits de souveraineté que l’église possédait au moyen âge. Les évêques, à qui le gouvernement avait interdit la publication des décrets du concile, n’ont point tenu compte de cette défense, et le 15 mai 1871 ont adressé au ministre des cultes une lettre collective dans laquelle ils soutenaient « être fondés en droit à ne point admettre la nécessité du placet royal. » C’est donc au nom de la légitime défense que les « nationaux libéraux » demandent hautement la séparation de l’église et de l’état, et, si les gouvernemens ne se décident à une démarche aussi terrible pour l’église, une large réforme législative semble toutefois inévitable en ce qui touche à l’instruction publique et aux actes de l’état civil.

L’opposition contre Rome s’est manifestée depuis plusieurs années non-seulement dans la plupart des provinces du nouvel empire germanique, mais également dans celles de la monarchie austro-hongroise. L’Autriche avait repris depuis 1815, et sous l’influence de M. de Metternich, son ancien caractère théocratique. En 1855, elle avait conclu avec Rome un concordat qui reconnaissait l’entière liberté des évêques à nommer les curés, publier leurs mandemens, assembler des conciles provinciaux, et punir de peines disciplinaires les prêtres comme les laïques qui désobéissaient aux ordres de l’église. L’épiscopat était remis en possession du droit de censure sur tous les écrits publiés dans les diocèses; les cas de droit ecclésiastique ne relevaient plus que des seuls tribunaux de l’église, et les différends relatifs aux mariages eux-mêmes devaient être tranchés d’après le droit canonique. Enfin l’enseignement primaire et secondaire ne pouvait plus être donné que dans les établissemens catholiques. L’Autriche, après Sadowa, a eu l’intelligence de remonter à la cause de ses malheurs, et a dénoncé en 1867 ce concordat, qui avait énervé chez elle, avec la liberté civile et religieuse, la virilité de la nation. Aujourd’hui les rapports avec Rome de ce pays jadis si fidèle ne ressemblent guère à ceux du passé. Le saint-siège put en voir la preuve le jour où, en janvier 1871, la question romaine fut portée devant les délégations; deux députés seulement sur cent soixante délégués osèrent, au milieu de l’hilarité de leurs collègues, protester contre l’occupation de Rome par les Italiens, et M. de Beust refusa au nonce du pape de blâmer la conduite de Victor-Emmanuel. L’esprit de révolte qui anime en ce moment l’Allemagne contre la domination de Rome a engendré parmi les Autrichiens un parti schismatique qui a inscrit sur son drapeau : sortie en masse de l’église catholique, et formulé un programme de réformes radicales : « abolition du célibat des prêtres, de la confession auriculaire, des chapitres de chanoines, du culte des images et des reliques, lecture de la messe en langue allemande, et enfin restitution à la commune laïque du droit de nommer son curé. »

L’intervention de l’élément laïque dans la direction intérieure des églises paraît imminente en Hongrie. La vieille passion des Hongrois pour leur indépendance nationale, sous sa forme religieuse comme sous sa forme politique, laisse entrevoir qu’un nouveau deuil se prépare pour Rome dans ce pays. Le peuple et le bas clergé y réclament énergiquement l’autonomie de l’église hongroise ; de nombreuses associations se sont formées à cet effet parmi les curés de campagne contre leurs évêques soumis au pape. Quant aux populations allemandes de l’Autriche, elles se sentent appuyées par la Prusse dans leur opposition contre le clergé ultramontain. Si quelque événement politique venait, dans un avenir peu éloigné, à étendre les états des Habsbourg du côté de l’Orient, les sujets allemands de l’empire austro-hongrois ressentiraient d’une manière plus efficace l’appui moral que leur prête actuellement la Prusse. Cet appui moral pourrait alors se transformer en une protection officielle que M. de Bismarck paraît avoir offerte lors des dernières entrevues de Salzbourg aux Allemands autrichiens. Ces conventions verbales, qui les rattacheraient d’une façon indirecte à l’empire germanique, constitueraient une sauvegarde de leur nationalité, menacée, il faut le reconnaître, par l’éventualité d’un accroissement numérique des sujets slaves de l’empereur François-Joseph.

Si de l’Autriche l’attention se reporte sur le Wurtemberg, on y remarque une petite communauté catholique, pénétrée d’un esprit d’indépendance qui la rapproche tous les jours du protestantisme. En 1857, elle avait été abandonnée au saint-siège par le roi; ce prince, quoique protestant, avait conclu avec Rome une convention secrète par laquelle il abdiquait la plupart de ses droits de souveraineté sur le clergé. Depuis lors, les catholiques wurternbergeois réclament la séparation de l’église et de l’état.

La question ultramontaine est également l’objet de grandes difficultés dans les territoires de Bade, Hesse-Darmstadt, Hesse-Électorale et Francfort. En 1853, les cinq évêques de la province supérieure du Rhin ont déclaré solennellement qu’ils ne pouvaient plus dorénavant reconnaître l’autorité que le gouvernement s’était réservée sur eux dans un traité signé en 1827 avec le Vatican. Leur déclaration de guerre fut suivie d’une révolte ouverte; dans le duché de Bade, l’archevêque de Fribourg procéda de sa propre autorité à la nomination des curés. Le gouvernement alarmé accepta en 1859 un concordat où l’état souscrivait à tous les désirs de Rome. Les chambres cependant déchirèrent en 1860 ce pacte, qu’elles considéraient comme humiliant, et imposèrent au grand-duc un ministère libéral. Dans le duché de Hesse Darmstadt, les entreprises du clergé réussirent pleinement. L’évêque de Mayence put fonder des séminaires au mépris de la loi, et bientôt après il arrachait à M. de Dalwigk un concordat secret qui dépouillait le gouvernement de tout droit de surveillance sur les affaires ecclésiastiques. Ce traité n’a été rompu que par l’entrée de la Hesse-Darmstadt dans l’empire germanique.

La Prusse, troublée en 1830 par l’affaire dite des mariages mixtes, avait su conquérir depuis 1849 la bienveillance du saint-siège. Les égards de Frédéric-Guillaume IV envers l’église avaient obtenu le pardon et l’oubli de l’emprisonnement brutal des archevêques de Cologne et de Posen, ordonné par Frédéric-Guillaume III, et Pie IX avouait alors que de tous les états européens la Prusse était celui où l’église romaine jouissait de la plus grande liberté. En retour de cette liberté, l’épiscopat prussien favorisait la réaction féodale en lui prêtant l’appui de sa propre hiérarchie. C’était l’âge d’or; Rome ne laissait point refroidir le zèle inattendu d’un prince hérétique, et envoyait au président du conseil des ministres, M. de Manteuffel, la croix d’un de ses ordres. Depuis quelques mois cependant, M. de Bismarck, que semble avoir surpris désagréablement l’apparition de nombreux députés ultramontains dans les conseils de l’empire, se sentant débordé, a dû bientôt changer de politique à l’égard du clergé. On ne peut d’ailleurs destituer à Berlin les professeurs protestans qui n’admettent pas le dogme de la Trinité, et donnera Munich la main aux vieux catholiques. Aussi, le 21 juillet dernier, le chancelier a-t-il été forcé de porter au parti un coup des plus sensibles, il a supprimé la section catholique, établie au ministère des cultes depuis 1841, pour la fondre dans la direction commune à toutes les confessions, où l’église romaine se trouve ainsi sur le pied de toutes les autres. En même temps, M. de Mühler a reçu l’ordre de maintenir à leur poste les professeurs vieux catholiques chargés de l’enseignement religieux, qui avaient été suspendus par leurs évêques.

Ainsi voilà sur toute l’étendue de l’Allemagne une lutte sérieuse engagée entre l’église romaine et les catholiques insoumis, soutenus dans leur résistance par les gouvernemens. Il n’est question, du nord au sud de l’empire, que d’excommunications, suspensions, ou de non moins violentes reparties de la part des persécutés. Il n’est pas jusqu’à la Suisse qui ne se ressente de l’émotion provoquée par le nouveau dogme. Les cantons catholiques, quoique représentant dans la confédération l’élément conservateur, n’ont pas entendu confondre leur politique avec celle de Rome, à leurs yeux moins conservatrice que rétrograde. Ils songent à reprendre possession d’eux-mêmes, et cherchent la base de leurs églises, non plus dans les gouvernemens, mais dans les communes elles-mêmes. Le gouvernement d’Argovie, sur la proposition de M. Keller, qui autrefois a fait voter la suppression des couvens dans son canton, vient de saisir le pouvoir législatif de la question de la séparation de l’église et de l’état; un second projet de loi a pour but de faire déclarer le canton indépendant de l’évêché de Bâle et de Soleure, et par suite libéré de ses obligations envers les établissemens diocésains. A Lucerne, à Saint-Gall, dans les petits cantons, la lutte n’est pas moins vive. Des assemblées populaires, à Berne et à Soleure, ont demandé aux gouvernemens cantonaux une action décisive de leur part, en attendant une révision de la constitution fédérale dans un sens contraire à l’ultramontanisme. De la Hollande jusqu’au sud de la Suisse, toutes les races germaniques sont donc assez profondément émues pour que le pouvoir civil soit bientôt entraîné par la force même des choses à se prononcer dans le débat religieux.


IV.

Le parti ultramontain pourra-t-il, malgré sa force numérique et sa puissante organisation, résister à l’orage qui se prépare contre lui? Si l’on interroge l’histoire de ces dernières années, la réponse paraît devoir être négative. Rien n’a plus servi les projets de M. de Bismarck que l’impatience de la cour de Rome et son dédain des embarras où elle allait jeter les gouvernemens. En paraissant identifier le sentiment d’indépendance particulariste avec la politique du Vatican, le parti anti-unitaire a compromis son influence, et nulle part en Allemagne n’a pu réussir à faire triompher son programme. Un député catholique lui-même écrivait au mois de septembre à une réunion de paysans bavarois (Bauernverein) qui devait avoir lieu à Deggendorf : « Ceux qui se disent patriotes et prétendent sauvegarder l’indépendance de la Bavière doivent en premier lieu ne pas se ranger sous la bannière d’un parti essentiellement antinational. Adopter l’infaillibilité du pape et faire d’un parti politique un parti uniquement catholique, c’est renoncer en principe à l’intégrité du pays. Si vous arriviez au pouvoir comme parti catholique, les pays protestans, le Palatinat et la Souabe bavaroise, se sépareraient immédiatement, car vous ne reconnaissez pas la liberté des confessions. »

Les orateurs du parti national-libéral, comme le député Voelk, ont, de leur côté, paralysé l’opposition des ultramontains en représentant leur politique comme un acte de haute trahison, favorable à la France catholique. Sur ce thème, ils ont, depuis dix-huit mois, développé la théorie haineuse du germanisme contre le romanisme. Leur thèse ne manquait pas précisément de justesse, car, de son côté, la presse catholique française écrivait à la même époque : « Si les catholiques et les démocrates, unis en Bavière de la manière la plus étroite, arrivaient au ministère, l’alliance serait faite le lendemain entre la France et les états du sud. » Cependant l’impuissance du parti ultramontain contre la Prusse se manifestait d’une manière éclatante lors de la guerre avec la France. Ainsi ce parti en 1869 avait voué le ministère Hohenlohe aux dieux infernaux pour sa célèbre circulaire contre le concile, et pourtant quelques mois plus tard, au commencement de 1871, après avoir renversé ce ministère comme suspect de trop de faiblesse envers la Prusse, il était contraint de reprendre pour son compte cette même politique. C’est en effet l’appoint des voix ultramontaines qui a permis à la chambre bavaroise de voter le concours donné par la Bavière à la Prusse dans sa guerre avec la France. Enfin le même parti a voté à une majorité considérable les traités conclus à Versailles pendant la guerre (le 23 novembre 1870) entre la Prusse et la Bavière, traités qui rivent définitivement ces deux pays l’un à l’autre.

Sa conduite était d’ailleurs conforme aux vœux du chef de l’église. Le 21 janvier 1871, le cardinal Antonelli faisait savoir aux députés bavarois par le télégraphe et par l’intermédiaire de M. de Tauffkirchen, ministre de Bavière auprès du saint-siège, que le pape désirait leur voir adopter ces traités, dont le rejet devait fortifier en France l’élément républicain au préjudice de l’ordre public en Europe. Or ces traités équivalaient, d’après l’aveu même des députés bavarois, à la médiatisation de la Bavière. Si les Bavarois entendaient aujourd’hui se séparer de la Prusse, ils ne seraient plus seulement des alliés infidèles, mais des rebelles auxquels l’empire germanique ne reconnaîtrait pas la qualité de belligérans. L’armée bavaroise maintenant, et même en temps de paix, prête au roi de Prusse le serment. du drapeau, serment contradictoire avec celui qu’elle doit à son propre prince. La législation qui régit la presse et le droit d’association est transférée aujourd’hui des états du sud à l’empire. Toute accusation de trahison est portée devant la cour d’appel suprême des trois villes hanséatiques; les Bavarois peuvent donc désormais être soustraits à leurs juges naturels. L’annexion pure et simple aurait été moins coûteuse que le semblant d’indépendance laissé aux états du sud. « Nous sommes des porteurs d’actions, dit-on en Bavière, auxquels on a laissé les gravures du titre après avoir détaché les coupons. » Lorsqu’il s’est agi de ratifier les traités de Versailles, les protestations de l’opposition furent étouffées. Les orateurs unitaristes s’écrièrent : « Bon gré, mal gré, nous sommes embarqués; nous ne pouvons descendre au milieu de la traversée. » D’autres ajoutèrent : « Ne murmurons pas, on ne doit pas médire de sa fiancée quelques jours avant la noce, lorsqu’on est décidé ou contraint au mariage. » L’accueil fut très froid au Reichstag lorsqu’on proposa de substituer le mot empire à celui de confédération. Les débats s’ouvrirent par ces paroles du député Windthorst : « Je crois que la proposition qui vient de nous être soumise n’est en aucune façon un sujet de gaîté. » Si les événemens avaient été moins incertains, peut-être eût-on repoussé les traités de Versailles. M. de Bismarck mit tout en œuvre pour les faire adopter. Il laissa entendre que, si on les rejetait, la paix pourrait être compromise, et fit partir pour Berlin, afin de s’assurer la majorité, les députés dévoués qui se trouvaient en campagne, soit dans l’armée active, soit dans les emplois administratifs ou les ambulances. Il n’assista pas lui-même aux débats, mais il prit soin d’annoncer par télégramme au ministre de l’intérieur, comte d’Eulenbourg, qu’il se retirerait, si les traités n’étaient pas acceptés sans modification; « toutefois, ajoutait-il, avant de donner ma démission, je dissoudrai le Reichstag, et je veillerai à ce qu’aucun des députés hostiles ne puisse être réélu. » Un seul sentiment a déterminé tous les Allemands à faire de pareils sacrifices, c’est la crainte de la France. A la fin même de la guerre, au point culminant de leurs succès (janvier 1871), la France paraissait encore si redoutable que les députés de tous les partis n’ont eu qu’une voix pour faire de leur pays « une grande caserne, » pour accepter, même en temps de paix, les charges d’une armée permanente formidable. Après la victoire, chacun paraissait sentir que la France n’avait été abattue que par surprise, et craindre que les triomphes de l’Allemagne ne fussent éphémères.

La question du schisme se complique donc étrangement par le fait de ses connexions avec le mouvement national; mais c’est là plutôt une apparence qu’une réalité. En France, l’ultramontanisme dénonce le danger de l’unification germanique caché sous le conflit religieux. Sur le sol allemand au contraire, le parti romain se montre bien moins éloigné qu’on ne le suppose de tout compromis avec la couronne impériale. A cet égard, toutes les éventualités sont possibles. Si d’une part le prince-chancelier excelle à dissimuler ses desseins sous les dehors de la franchise, d’un autre côté la diplomatie romaine n’est guère plus pénétrable. De plus à Rome, ni à Berlin, on ne semble arrêté par des scrupules exagérés; des alliances ou des compromis qui effraieraient des esprits timorés n’y sont pas des obstacles insurmontables.

Ainsi l’une des causes qui éloignent du parti ultramontain les classes éclairées de quelques régions de l’Allemagne, c’est l’alliance publique acceptée par lui avec les démocrates radicaux, lesquels se confondent, ici comme ailleurs, avec les socialistes. Cette alliance a été cimentée au grand jour dans le duché de Bade sous le nom de ligue de réforme électorale. Dans une assemblée tenue à Bruchsal le 9 mai 1869, les deux partis ont d’un commun accord déclaré la guerre à « l’état moderne issu du libéralisme. » Lors de la dernière réunion des catholiques romains à Mayence, un des orateurs du parti attribuait le 18 mars de Paris aux idées modernes; et, pour compléter la pensée, l’évêque de Mayence, baron de Ketteler, ajoutait que, si les socialistes étaient des aveugles, toutes leurs erreurs provenaient des classes bourgeoises.

La même alliance politique se retrouve en Hongrie et en Suisse. Viola, ancien chef des socialistes de Pesth, est aujourd’hui président d’un « casino » catholique à Presbourg ; Szilàgyi, député radical, siégeait dans le congrès catholique du 9 mars dernier à Pesth, à la tête de la majorité ultramontaine, à côté du prince-primat Simor et de l’archevêque de Calocsa. A Genève, le parti radical et le parti catholique votent ensemble; Mgr Mermillod, auxiliaire du siège de cette ville et évêque d’Hébron, a souvent traité dans ses sermons la question sociale, et démontré que, pour les ouvriers comme pour l’église, l’idéal consistait en un retour au moyen âge. « Dans ces âges de foi, disait l’aspirant cardinal, une hiérarchie universelle, une coordination des forces, une solidarité générale, unissaient tous les membres de la société ; l’ouvrier avait sa place et son honneur ! » En Bavière, Joerg, le chef des ultramontains à la chambre des communes, se montre constamment plein d’une indulgence évangélique pour les socialistes, réservant ses colères pour les classes éclairées. Pour justifier cette conduite, les journaux du parti déclarent ouvertement que, s’apprêtant à une lutte à mort contre l’état moderne, païen, hégélien et libéral, l’église ne fait là qu’obéir à la loi de conservation. Ainsi agit, nous le savons trop, le parti socialiste, et tous deux, le parti catholique et le parti socialiste, se réunissent pour demander l’extension du suffrage universel à toutes les opérations politiques. Frappé de cette communauté de but, de voies et de moyens dans les deux partis, le public en Allemagne les appelle l’Internationale rouge et l’Internationale noire. Au fond, la conduite de M. de Bismarck n’est guère différente : le radicalisme ne l’effraie point, il a trouvé à la commune « un grain de raison; » il ne manifeste pas non plus grand éloignement pour le vote de la multitude. Le 9 avril 1866, il réclamait devant la diète l’introduction du suffrage universel pour les élections fédérales ; « la Prusse féodale, disait à cette occasion M. Klaczko, tend la main à la démocratie[5]. »

Tels sont les deux partenaires entre lesquels va se jouer le sort du nouveau dogme, et avec lui celui de l’église, sur le sol allemand. Peut-on, d’après leur attitude ou leurs évolutions passées, juger des directions qu’ils vont prendre dans ce débat ?

Et d’abord, malgré l’hostilité récente du gouvernement prussien à son égard, le parti ultramontain ne paraît aucunement désespérer du succès. Il est fortement organisé et représente environ 10 millions d’Allemands[6]. Aux dernières élections partielles pour le Reichstag, il a fait passer ses candidats en Silésie et sur les bords du Rhin, à l’heure même où il remportait également une victoire électorale dans les pays cisleithans de l’Autriche. Les ultramontains relèvent avec complaisance les déclarations de M. de Bismarck, membre de sociétés évangéliques, lequel a répété à diverses reprises qu’il estimait les jésuites, qu’il avait appris à les connaître, et qu’ils étaient gens avec qui l’on pouvait s’entendre. A coup sûr, en cas de danger sérieux, ces derniers feraient promptement la part du feu; ils laisseraient passer les réformes législatives qu’ils ne pourraient empêcher, et renonceraient à une opposition radicale pour éviter une rupture définitive. « Les catholiques, écrivait déjà en septembre 1870 un de leurs députés, entrent avec loyauté dans le nouvel empire unitaire, destiné dans l’avenir à se transformer. en un état unique. » Dès la première partie de la campagne contre la France, ils ont, suivant leurs propres expressions, « tendu la main » à leurs adversaires, «Nous le répétons, disaient-ils, la paix peut aisément s’obtenir avec nous. Nous ne formons pas un parti antinational; c’est une calomnie de nous représenter comme sympathiques à Napoléon : nous n’avons jamais aimé cet empereur, quia criminellement attaqué l’Autriche, livré Maximilien à ses bourreaux, laissé s’accomplir cette honteuse spoliation des états du saint-père, et qui n’a entretenu à Rome une poignée de soldats que pour son avantage personnel. » À cette époque, le parti romain déclarait déjà qu’il n’éprouvait aucune répugnance à voir la couronne impériale sur la tête du roi de Prusse, a Le roi Guillaume a donné des preuves si évidentes de religiosité que nous ne craignons pas de sa part une politique hostile à l’église. Le comte de Bismarck lui-même ne nous inspire plus d’inquiétudes; lors des débats sur la peine de mort au Bundestag, il a montré que la carrière diplomatique n’avait point détruit en lui le sentiment profond d’une conception véritablement religieuse (einer ernst religiœsen Weltanschauung). »

Le parti catholique romain appuie encore sur d’autres élémens ses espérances. A ses yeux, la réaction religieuse dans les pays de la réforme est une des causes qui doivent paralyser le mouvement des vieux catholiques. Le protestantisme dans le nord de l’Allemagne, sous la direction d’un empereur-évêque, a perdu une partie notable de son caractère libéral : l’église évangélique orthodoxe ne saurait désormais attirer à elle les demi-libéraux du sud, qui hésitent entre Rome et la libre pensée. Le principe du protestantisme, qui avait conservé jusqu’à ce jour un caractère essentiellement international, peu différent peut-être de la raison progressive, s’est aujourd’hui transformé en une divinité prussienne. Une lutte religieuse entre Rome infaillible et Berlin orthodoxe ne saurait plus soulever une question de principes; elle créerait simplement une division entre princes. A cet égard, les catholiques ne paraissent point redouter dans le roi un second Henri VIII. De même qu’en Autriche les jésuites se sont autrefois faits de cour, afin que l’empereur fût d’église, de même à Berlin un empereur piétiste ne saurait alarmer l’épiscopat romain. Au mois d’avril 1871, l’ultramontanisme affirmait dans ses écrits que les catholiques n’oublieraient jamais que le roi de Prusse, dans son discours du trône du 15 novembre 1867, avait promis «de faire tous ses efforts pour satisfaire aux réclamations de ses sujets non protestans, relativement à la dignité et à l’indépendance du chef de l’église. »

Le rapprochement des ultramontains avec la cour de Prusse repose sur d’anciens antécédens. La réaction féodale a été secondée par le clergé catholique, aussi bien que par l’orthodoxie protestante. Tandis que le « parti de la croix » flattait le piétisme du roi de Prusse et parvenait par cette voie à rentrer en possession de ses anciens droits seigneuriaux, le parti catholique encourageait de son côté l’intolérance du gouvernement dans ses relations avec les protestans. Depuis la création du conseil ecclésiastique supérieur, l’église évangélique a perdu en Prusse toute liberté; elle ne relève que du roi, qui la gouverne sans recours. Aujourd’hui le parti clérical et le parti conservateur ne semblent pas sur le point de rompre leur alliance : dernièrement encore la Nouvelle Gazette prussienne, organe du parti qui entoure le roi, proposait sans détours « une action commune des conservateurs et des catholiques pour l’édification de l’empire allemand. »

Sur ce terrain cependant, et pour habile qu’elle soit, la pensée qui veille et dirige à Rome pourrait bien faire fausse route. Les conseillers du Vatican n’apprécient pas à leur véritable valeur les causes d’ordre moral qui ont produit la cohésion des divers états germaniques. Les révérends pères commettent une grande erreur psychologique en méprisant la puissance des liens intellectuels qui rattachent les Allemands du sud à ceux du nord. Ils montrent par là combien ils sont profondément étrangers à la culture de l’Allemagne savante : leur dédain ou leur aveuglement va si loin, qu’ils ont placé à la tête de leurs maisons allemandes un Français, le provincial Faller, aussi ignorant de la langue que du mouvement intellectuel des populations germaniques. Adonnée à l’étude des passions vulgaires de la nature humaine, leur école n’a jamais tenu compte, dans l’histoire des peuples européens, de la force motrice des idées nobles; ils n’aperçoivent ni ne comprennent, par exemple, ce fait considérable, qu’à toutes les époques les universités ont été le grand facteur du progrès en Allemagne, et que de nos jours encore elles apportent pour l’unification des nationalités locales un lien plus étroitement serré que tous les traités diplomatiques.

Ensuite ne se trompe-t-on pas encore à Rome quant à l’influence finale que pourra exercer sur l’issue du mouvement engagé le protestantisme lui-même? Si l’orthodoxie protestante est en effet toute préparée pour la fusion conservatrice avec l’orthodoxie romaine, cette église choisie aura-t-elle bien le dernier mot dans le traité à intervenir? Sans doute, jusqu’à ce jour, la Prusse et les divers gouvernemens d’Allemagne ont continué à s’appuyer sur l’organisme que présente le clergé catholique, dont la solidité a été éprouvée par les siècles. Livrés à leur propre instinct, les gouvernemens ne sont assurément pas enclins à rompre avec Rome : une sympathie naturelle les porte à respecter l’autorité ecclésiastique; à leurs yeux, attaquer la hiérarchie de l’église, c’est déjà contester celle de l’état. Cependant depuis quelques mois, et à mesure que l’opposition religieuse prenait un caractère éminemment national, du nord au midi de l’Allemagne, M. de Bismarck a adopté à l’égard du clergé catholique une politique en apparence expectante, en réalité hostile, car ne pas agir pour Rome, c’est se déclarer contre elle. Des signes non équivoques témoignent qu’il songe à exploiter à son profit le caractère étroitement national du protestantisme prussien et l’idée d’unité germanique soulevée par les vieux catholiques. Réformés et anti-infaillibilistes ont déjà trouvé un trait d’union et formulé une demande commune : l’expulsion des jésuites, — réclamée par le congrès protestant de Darmstadt le 5 octobre dernier, comme par celui de Munich, et quelques personnes ont déjà paru craindre que la Prusse ne fût tentée de diriger cette émigration sur les pays catholiques voisins. Les protestans allemands entreprennent en ce moment contre le « papisme luthérien » une campagne libérale, parallèle au mouvement des vieux catholiques. Le but qu’ils poursuivent est la fondation d’une église nationale allemande. Si donc, par suite d’une révolution intérieure, l’église évangélique sa transformait dans un sens libéral, son programme servirait encore les desseins du chancelier. Ce jour-là également, la question religieuse du sud pourrait bien se décider dans le nord sur le terrain du protestantisme.

Les forces respectives des partis en présence sont très inégales. La puissance morale de l’opposition catholique est sans contredit très réelle; mais cette force provient du concours des esprits libéraux de toutes les confessions plutôt que d’une foi religieuse précise. On peut présumer sans témérité qu’abandonné par les gouvernements, le parti schismatique se séparerait en plusieurs rameaux, dans les directions les plus diverses : les uns se dirigeraient vers le protestantisme ou la libre pensée, les autres de nouveau peut-être vers Rome, car ceux dont l’esprit ne peut se passer d’unité religieuse seraient encore capables d’un aussi grand retour. Dans une époque troublée comme la nôtre, l’organisation de l’église romaine exerce sur le peuple un prestige incontestable, celui d’une institution politique séculaire, couronnée par un idéal religieux.

Les adversaires de la papauté ne sont réunis que dans la négative; ils se séparent dès qu’il s’agit de formuler une foi positive. Quelle entente serait donc possible sur le terrain de la religion entre la bourgeoisie éclairée des villes et les populations des campagnes? Ces deux classes sont à plusieurs siècles de distance par leurs habitudes intellectuelles. En Bavière, par exemple, où la lutte est la plus intense entre les vieux catholiques et les ultramontains, les puissantes associations des paysans (Bauernvereine) sont à la dévotion du clergé, des pères ligoriens, des membres de la compagnie de Jésus, dont un décret royal a autorisé le rétablissement en 1837. Cet ordre n’a cessé d’exercer une influence considérable sur le paysan bavarois depuis le XVIe siècle, époque à laquelle le duc Guillaume IV l’appela pour combattre les progrès de la réformation. Quinze membres de la compagnie suffirent, à ce moment, pour se rendre maîtres en peu d’années du peuple, des universités, de la noblesse, des femmes et du prince lui-même.

Mais aujourd’hui le centre et l’objet de ces aspirations religieuses des foules semble leur faire défaut et se dérober. La papauté, par ses nouvelles exigences, ne prépare-t-elle pas son propre suicide? Le jour, peut-être prochain, où la Rome pontificale ne sera plus qu’un pieux souvenir, il deviendra nécessaire de rendre aux masses populaires un but sensible pour leurs affections. Le moyen s’en offre dans la reconstitution des églises nationales. Si l’église catholique, comme son nom l’indique, est universelle, l’existence et la conduite des communautés sont choses nationales et locales. La catholicité primitive comprenait toutes les églises chrétiennes, qui se réunissaient bien pour conférer entre elles, se confirmer ou se redresser mutuellement dans les voies de la vérité, mais s’administraient en toute liberté. N’y avait-il pas à côté de Rome les églises d’Arménie, d’Antioche, de Jérusalem, l’église syro-persane, abyssinienne, irlandaise et celle de la vieille Bretagne? La France n’a-t-elle pas traversé deux siècles de combats pour obtenir son église propre, quoique toujours catholique? Qui peut donc s’opposer à ce que l’Allemagne ait aussi son église catholique, mais non plus romaine, une église « autocéphale, » pour parler le langage des théologiens? Aucun principe fondamental n’est mis par là en péril : c’est pure question administrative.

Cette solution s’annonçait déjà, discrètement enveloppée, dans la profession d’indépendance de l’état laïque, lorsqu’au début de l’agitation actuelle les nationaux-libéraux exhortaient les gouvernemens à soutenir ouvertement les vieux catholiques. « La mission des gouvernemens, leur fut-il répondu, n’est pas de trancher les différends théologiques, mais nous suivrons la nation aussitôt qu’elle-même se sera décidée. » Ainsi firent les princes et les villes lors de la réformation; ils ne prirent couleur que lorsque le parti schismatique eut constitué une véritable puissance. Ce moment est-il arrivé? La conduite de M. de Bismarck envers l’épiscopat prussien nous le laisserait supposer. D’autre part, celle des hommes d’état de la Bavière n’est pas moins claire. Après s’être montré assez longtemps hésitant entre le parti des vieux catholiques et Rome, arrogamment représentée par ses évêques repentans, le gouvernement bavarois semble aujourd’hui avoir passé le Rubicon. L’indépendance de l’état est menacée comme celle des consciences par le nouveau dogme romain ; le ministère le proclame, et annonce sa ferme intention de se défendre. M. de Lutz, ministre des cultes, parlant le 14 octobre dernier au nom de ses collègues, revendique pour l’état la faculté de modifier le droit public qui règle ses relations avec l’église, les bases sur lesquelles reposaient ces relations ayant été changées par l’introduction d’un nouveau dogme plein de dangers pour les gouvernemens. Le ministre ajoutait qu’il considérerait les communautés des schismatiques comme catholiques, et par conséquent comme jouissant des mêmes droits dont elles auraient été en possession, si leur formation eût été antérieure au nouveau décret du Vatican. De son côté, le chef du parti national-libéral dans le parlement bavarois, M. le baron de Stauffenberg, déclarait en même temps que, si les états particuliers étaient trop faibles pour opérer eux-mêmes la séparation de l’église et de l’état, il fallait remettre ce soin à l’empire. Il est à remarquer que ces changemens d’allure coïncident avec le passage à Munich de M. de Bismarck au mois de septembre dernier.

La conduite du prince-chancelier est en effet conforme à cette même direction. Dans une lettre toute récente à l’archevêque de Cologne, l’empereur Guillaume « se plaint de l’attitude des prélats allemands, qui semblent avoir en vue d’ébranler la légitime confiance des catholiques prussiens dans le gouvernement de leur roi; il avait espéré, que les élémens antinationaux qui existaient autrefois au sein de l’église catholique se réconcilieraient avec l’ordre de choses nouvellement établi; mais, si cette attente devait être déçue, toutes les confessions religieuses n’en continueraient pas moins à jouir en Prusse de la plus grande liberté. » — « Si, dit-il encore, des incidens survenus au sein même de l’église catholique menacent d’atteindre les rapports satisfaisans qui ont jusqu’à ce jour existé entre l’église, et l’état, les conflits qui pourraient surgir devront trouver leur solution par la voie légale. »

On peut inférer de cette lecture que la situation commence à se tendre entre la curie romaine et l’empire d’Allemagne. Si quelque événement extérieur, tel que la mort du pape, venait en fournir l’occasion au gouvernement impérial, la séparation entre Rome et l’Allemagne pourrait bien devenir plus complète et plus radicale. Un conclave réuni en France, par exemple, serait pour le chancelier un prétexte précieux pour détacher les catholiques germains d’une église gallo-romaine, et faciliter l’établissement de l’autonomie religieuse en Allemagne. M. de Bismarck n’éprouvera aucune difficulté à se rappeler qu’il est élève des universités, docteur allemand, c’est-à-dire ennemi-né du catholicisme romain. Si donc le vénérable doyen des vieux catholiques se montre irrésolu ou impuissant à entraîner le peuple, si Luther fait défaut, l’électeur de Brandebourg peut un jour prendre le rôle de l’électeur de Saxe. Le chemin lui a été ouvert par le congrès de Munich, qui a préparé les voies à l’intervention du pouvoir séculier. La formation de communautés entre citoyens catholiques offre désormais au gouvernement un point d’appui dans le sein même de la famille religieuse, et l’état peut descendre dans la lice, non point pour soutenir des coreligionnaires, mais des concitoyens qui réclament sa protection. C’est donc de la part des vieux catholiques une mesure aussi habile que conforme aux aptitudes de la race allemande que la création de nouvelles paroisses à côté des anciennes. Ils renouvellent de la sorte au XIXe siècle ces ghilde ou associations religieuses et politiques des temps les plus reculés, d’où est sortie au moyen âge la commune germanique. Le mouvement religieux se trouve ainsi, par sa forme extérieure aussi bien que par son esprit, en rapport avec les traditions historiques de l’Allemagne.

Tout concourt, on le voit, à l’accomplissement du plan que la logique des faits nous conduit à prêter au gouvernement impérial : la conquête de l’autonomie religieuse allemande, la liberté des confessions réunies sous la commune protection de l’empire allemand. La lutte avec Rome ramène à la vieille idée de la nationalité germanique, et ce souvenir est une de ces forces que le chancelier sait suffisamment utiliser. Plus seront nombreux les triomphes intellectuels de la race germanique sur S3S voisines, plus se trouvera flatté le sentiment intime du patriote allemand, et par là resserrée et consolidée l’unité politique. Rien ne saurait séparer plus profondément l’Allemagne du monde romain, le Céleste-Empire des barbares, qu’une rupture dans les consciences et dans la foi avec les nations attardées au culte de Rome.


ALEXIS GIRAUD-TEULON.

  1. Augustin Thierry, Lettres sur l’histoire de France, l. IX.
  2. Zeitschrift fur die gesammte Theologie und Kirche, von Delizsch, 1871, 2e quartalheft.
  3. M. de Pressensé, dans la Revue du 1er mars 1870, a rendu compte de cet ouvrage, dû à la collaboration du d’J. Huber, un des professeurs les plus distingués de l’université de Munich, et du chanoine de Dœllinger, le doyen des théologiens allemands.
  4. L’Eglise d’Utrecht est séparée de Rome depuis 1723 ; en opérant leur réunion avec cette église, les vieux catholiques auraient la possibilité de faire ordonner leurs prêtres par les évêques hollandais. Quant à la réunion avec l’église russe que mentionne le programme de Munich, ce vœu peut paraître chimérique, si l’on songe que cette communion est essentiellement une église d’état, administrée par le tsar comme propriété nationale.
  5. Voyez la Revue du 1er octobre 1868, p. 542.
  6. En 1855, on comptait en Allemagne 1,607 maisons religieuses comprenant 19,562 individus des deux sexes : à ce nombre s’ajoutait celui de 30,340 prêtres réguliers, c’est-à-dire environ 50,000 personnes sous la dépendance immédiate de l’autorité ecclésiastique. Le royaume de Prusse comprend 7,880,000 catholiques, la Bavière 3,176,400, le duché de Bade 933,470, le Wurtemberg 553,700.