Le Mouvement panceltique

Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 141-174).


LE MOUVEMENT PANCELTIQUE




« Dans ces régions du Royaume-Uni, que l’Anglais nomme dédaigneusement la « frange celtique » de son riche manteau, écrivait naguère un savant professeur de l’Université de Greifswald, M. Zimmer, couve une agitation puissante, dont les conséquences possibles échappent à l’aveuglement des pouvoirs publics. » On ne saurait dire mieux et sinon plus élégamment, du moins plus exactement. Car il n’est pas certain que le panceltisme soit encore complètement dégagé des limbes de la préhistoire. Mais on peut remarquer aussi qu’il n’est plus à l’état d’aspiration vague, d’idée flottante, et qu’il commence à se préciser en actes. Les cinq grands dialectes de langue celtique reprennent vie presque partout ; un fort parti autonomiste s’est constitué en Irlande, en Galles, en Écosse, même en Bretagne. Isolés d’abord, sans programme commun, ces divers mouvemens se sont cherchés, rapprochés et, s’ils ne se sont point fondus encore, M. Zimmer estime qu’ils y tendraient du moins ouvertement.

On peut différer d’avis avec M. Zimmer. On peut surtout marquer ses réserves sur le rôle qu’une province française, la Bretagne, serait appelée à jouer dans le débat : en tout état de cause, cette province ne saurait s’affranchir de la stricte neutralité que lui imposeraient les convenances à défaut des lois générales du pays. Encore est-il qu’au lendemain des fêtes de Cardiff et quand la Grande-Bretagne se trouve engagée avec les Républiques sud-africaines dans un conflit où elle ne veut voir qu’une crise intestine, provoquée par une simple question d’autonomie administrative et politique, il n’est pas sans intérêt de considérer ce que cette même question, posée au sein du Royaume-Uni par la fraction celte du royaume, a déjà soulevé et menace de soulever d’orages.

C’est aux Gallois que revient l’honneur d’avoir tenté le premier rapprochement entre les cinq grandes familles de race celtique [1]. Il existe dans le pays de Galles une association puissante nommée le Gorsedd beird ynys Prydain, ou « Trône des bardes insulaires, » et sur laquelle nous reviendrons plus loin. Cette association délégua, en mai 1897, son barde-héraut à Dublin pour assister à la restauration du Feiz-Ceoil irlandais. Les Irlandais se firent représenter à leur tour par une délégation à l’Eisteddfod (assemblée) de Newport. Quelque temps plus tard, d’autres délégués irlandais et gallois prenaient part au Mod de l’Ecosse gaélique.

Ainsi s’affirmait, dès 1897, l’entente morale des trois principales familles celtiques de la Grande-Bretagne. Pour cimenter le rapprochement, on décidait qu’un grand congrès panceltique s’ouvrirait dans la capitale de l’Irlande « à l’aube du prochain siècle. » En attendant, le conseil de l’Eisteddfod galloiise conviait à Cardiff, pour le mois de juillet 1899, les délégués des nationalités écossaise et irlandaise. La France n’était pas oubliée dans ces fêtes. Se souvenant qu’au point extrême du pays, sur le dur granit armoricain, toute une province avait conservé sa forte empreinte originelle, sa langue, ses mœurs, son patrimoine de traditions et de croyances, un délégué du Feiz-Ceoil irlandais, M. Fournier d’Albe, se rendait à Morlaix au mois d’août dernier et invitait officiellement le comité de l’Union régionaliste bretonne à l’Eisteddfod de Cardiff et au Congrès panceltique de Dublin. Le comité de l’Union régionaliste acceptait. D’autres adhésions parvenaient coup sur coup des différens groupes celtiques établis à l’étranger et spécialement des États-Unis, du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et des Indes. Le mouvement qui avait laissé de côté jusqu’alors deux provinces anglaises d’origine celtique, mais dont l’une, le Cornwal, est complètement assimilée depuis la fin du XVIIIe siècle, et dont l’autre, l’île de Man, ne compte plus qu’un huitième de sa population parlant le sous-dialecte celtique connu sous le nom de « manx », s’étendait peu après à ces deux provinces, qui décidaient de prendre part à l’Eisteddfod de Cardiff et au Congrès de Dublin.

Quant à l’objet immédiat de ce congrés, dont l’Eisteddfod de Cardiff n’est que le séduisant portique, il était exposé comme suit par lord Castletown, prince d’Ossory, dans la réunion tenue le 2 décembre 1898, à l’hôtel de ville de Dublin, sous la présidence du lord-maire, sir James Henderson : « La Ligue panceltique, qui a pris l’initiative du congrès, se propose uniquement de réunir une fois en un temps donné des représentans des Celtes de toutes les parties du monde, Irlande, Écosse, Galles, île de Man, Bretagne, Amérique, Australie, etc., pour manifester aux yeux de l’univers leur désir de préserver leur nationalité et de coopérer à garder et à développer les trésors de langue, de littérature, d’art et de musique que leur léguèrent leurs communs ancêtres. » Un dessein si sage ne pouvait éveiller les défiances du gouvernement britannique. La présence du lord-maire en témoigna. Mais il apparaît assez que, si le prince d’Ossory ne couve pas de ténébreuses pensées et si le panceltisme doit rester, comme devant, une simple conviction littéraire, les historiens ont bien tort de s’en préoccuper. Sans doute il était malaisé de trouver pour les congressistes un autre terrain d’entente que la littérature et l’art. Du fait que les familles de race celtique sont disséminées dans des États différens, étrangers ou même hostiles les uns aux autres, il s’ensuit bien qu’un programme politique commun ne pouvait être élaboré du premier coup et sans quelque danger. Mais il ne s’ensuit pas que chacune de ces familles n’ait pas, en dehors des questions de littérature et d’art, ses aspirations propres et ses tendances bien définies. Et si ces tendances, ces aspirations ne peuvent être rapprochées et fondues présentement, pour recevoir l’unité d’impulsion que le Congrès entend donner aux questions d’ordre intellectuel, il ne s’ensuit pas non plus qu’un tel travail soit impossible ni même qu’on ne l’ait tenté déjà. Un rapide exposé des faits montrera où en est ce travail à l’heure où nous sommes. On en pourra déduire s’il y a quelque vérité dans la parole de M. Zimmer et s’il est croyable que l’opinion européenne ait un jour à compter avec le panceltisme, comme elle compte dès maintenant avec le panslavisme et le pangermanisme.

I

Pour avoir volontairement restreint le champ du celtisme aux communautés les plus vivaces des deux mondes, lord Castletown s’est vu accuser par quelques personnes de trop accorder à la linguistique, quand il n’aurait dû se décider que d’après l’ethnologie. La preuve en est, dit-on, que le Cornwall fut primitivement exclu du Congrès. Les habitans de ce pays semblaient complètement absorbés dans la nationalité anglaise. L’ancien cornique, qu’on parlait encore, à la fin du VIIIe siècle, aux alentours du sinistre cap Land’s End, n’a plus aujourd’hui qu’un représentant, M. John Hobson Matthews : « Je suis actuellement le seul au monde à avoir une connaissance héréditaire du cornugallois (sic) y écrivait-il récemment à l’un de ses correspondans[2]. J’en ai appris quelque peu de la bouche de feu le docteur Stevens, qui était un cousin de mon père. Lui-même le tenait de son père, Andrew Stevens de Trevegia-Wartha, paroisse de Towednack. » Il n’est donc pas tout à fait exact, comme on le lit un peu partout, que le cornique se soit éteint définitivement en 1777, d’après M. Tobit Ewans, en 1788, d’après la Revue celtique, avec une vieille femme âgée de 102 ans et nommée Dolly Pentraeth. Mais il reste vrai que Dolly fut la dernière représentante populaire du parler cornique. Quelques mots seulement de cette langue avaient surnagé dans la terminologie des mineurs, et l’on citait comme une curiosité, en 1873, trois familles de Newlynn, près de Penzance, qui savaient compter jusqu’à vingt dans l’ancien idiome. La diminution très réelle qu’ont subie de ce côté les hommes de Tré, de Pol et de Pen[3] n’impliquerait cependant pas qu’il les faille bannir absolument du banquet de la fraternité celtique. Ils ne remontent pas tous peut-être aux chevaliers de la Table ronde et la plupart des grandes familles énumérées dans le Doomsday Book ont disparu, à l’exception des Trelawnay et des Trevelyan. Mais si la gentry indigène a fait place presque partout à la gentry saxonne et normande, le peuple n’a pas bougé dans l’angle nord-ouest du comté où il défend encore, avec une louable ténacité, ce qui lui reste de son passé national.

Ce passé même n’est point littérairement si pauvre qu’on l’a prétendu. Si la littérature cornubienne ne peut être comparée à celle du pays de Galles, si beaucoup de ses monumens sont apocryphes, il en est d’autres qui valent qu’on s’y arrête. De ce nombre sont les « Mystères, » que M. Norris a publiés en 1859 et que l’on jouait encore, au témoignage de Richard Carrew et du docteur Borlas, jusqu’à la fin du VIIIe siècle, dans des amphithéâtres en terre battue et à ciel ouvert nommés plan ar guareou (lieu des jeux). Il y a toujours de ces plan ar guareou à Saint-Just, à Gwennap et à Saint-Piran. On les fait servir aujourd’hui à des meetings wesleyens. Les Cornubiens étaient restés catholiques jusqu’à la fin du VIIe siècle. Sans transition, d’un bloc, ils passèrent au méthodisme. Mais la substitution d’un culte à l’autre n’a pas modifié tant qu’on l’aurait cru l’état moral des Cornubiens : toute la rigidité du wesleysme s’est brisée, sans y mordre, sur l’âme même de la race, sur ce fond de mysticisme et de croyances superstitieuses qui est le patrimoine des peuples celtiques. Le Gornubien, comme le Breton de France, qu’il rappelle si étrangement, est resté en communication permanente avec l’au-delà. Il vit comme lui dans une sorte de familiarité douloureuse avec les esprits des morts ; il les consulte, il les entend et il les comprend. Ethniquement d’ailleurs, c’est toujours le même type aux cheveux noirs, aux yeux gris, à la face allongée, au teint brun et mat. Cette persistance de la race et du moral de cette race est d’autant plus significative que sur tous les autres points, langue, religion, etc., l’assimilation avec la race anglaise est complète. On ne voit point, par exemple, que les aspirations politiques des Cornubiens diffèrent sensiblement de celles des purs Anglo-Saxons. La représentation du pays, tant à la Chambre des communes qu’à la Chambre des lords, n’est pas seulement animée d’un loyalisme remarquable ; elle est aussi essentiellement et fervemment conservatrice[4]. Ce sont autant de raisons qui expliquent que le Cornwall ait pu se tenir jusqu’ici à l’écart du mouvement panceltique et qu’il y ait quelque témérité peut-être à essayer de l’y faire entrer. MM. Hobson Mathews et Jaffrennou ne craignent pas de s’y employer. J’ai quelque peine, pour mon compte, à partager leurs espérances dans une résurrection de la langue et de la conscience cornubiennes. Mais il y a une telle puissance de redressement dans les races celtiques que la chimère de la veille devient souvent chez elles la vérité du lendemain.

L’effort serait sensiblement plus aisé et trouverait un point d’appui plus solide chez les Manx. Mais les Manx n’ont-ils pas atteint dès maintenant au stade suprême de leur développement politique et ne jouissent-ils pas d’une autonomie presque absolue ? Ils le doivent sans doute à leur petit nombre et à la faible étendue de leur territoire qui est de 588 kilomètres carrés. La population, qui n’atteignait point 15 000 habitans au début du siècle, avait monté, en 1891, à 55 608 habitans. Quoique rattachée de nom à l’empire britannique, Man garda longtemps ses suzerains particuliers : le gouvernement l’acheta en 1765 au duc d’Athol. L’île changea de maîtres et non de régime. En fait, elle ne relève de la couronne que par un gouverneur général nommé et appointé par la Reine. Mais l’antique royaume du dieu gaël Manannan a toujours son parlement spécial, sa Court of Tynwald, formée par la réunion de la Chambre haute et de la House of Keys (littéralement Chambre des clefs). Cette cour est souveraine. Ses décisions sont promulguées, comme autrefois, en vieux manx, devant le peuple, sur la colline sacrée de Tynwald ; il suffit que le gouvernement anglais leur ait donné sa sanction. Les vingt-quatre députés qui font partie de la House of Keys sont élus par les propriétaires et les tenanciers de l’île, — sans distinction de sexe (depuis 1880).

On voit que le home-rule, si obstinément poursuivi par l’Irlande et le pays de Galles et que commence à solliciter aussi la basse-Écosse, est une réalité déjà ancienne chez les Manx. Fort jaloux de ses privilèges et des souvenirs de son passé national, on concevrait mal pourtant que cet original petit peuple, qui a su obtenir pour son Église des canons à part et qui montre avec orgueil les nombreux monumens druidiques et runiques qui hérissent ses âpres promontoires, n’ait pas témoigné pour sa langue un respect plus attentif. Cette langue, qui dérive, comme l’écossais et le gallois, de la branche irlandaise, est parlée seulement par 5 ou 6 000 habitans[5]. Mais il faut tenir compte que l’île a reçu en ce siècle un nombre considérable d’émigrans anglais (au point qu’on l’a pu appeler ironiquement l’île de Man…chester), tandis que la population indigène demeurait stationnaire ou presque. Un mouvement se dessine néanmoins chez les Manx en faveur de la rénovation de la langue ; mais ce mouvement est de date toute récente. Les excellens travaux de Kelly et de Douglas, les romans de Hall Gaine l’avaient préparé. « Il y a six mois, dit M. Fournier d’Albe, une des premières autorités littéraires du pays écrivait : « Le manx se meurt sans espoir. » Trois mois seulement se sont écoulés depuis que la vague celtique est venue jusqu’aux rivages d’Ellan Vannin, et nous avons aujourd’hui une section manx du Guild Festival annuel, une société pour la préservation du langage manx, un alphabet manx pour la presse, des services en manx dans les chapelles, des colonnes écrites en manx dans les journaux, des classes de manx à Douglas et un éloquent orateur manx à la Chambre des Clefs ! Qui osera dire après cela qu’il y a quelque chose d’impossible dans la voie des résurrections celtiques ? »

II

J’ai transcrit ces lignes sans les commenter. Une belle ferveur les soulève ; mais le « miracle celtique » ne se comprendrait point sans cette poussée d’illuminisme qui, dans l’espèce, ne se communique point seulement au verbe et dont la réfraction transfigure à certaines heures jusqu’aux visages des initiés. Ils nous apparaissent, à ces heures-là, comme dans une brume dorée qui leur donne un recul et un vague prodigieux. Pour extraordinaire qu’il semble, j’ai constaté le fait plus d’une fois. Et il est possible que les choses, à travers ce brouillard, subissent elles-mêmes une déformation singulière : en Écosse, par exemple, le mouvement celtique donne au premier abord l’impression d’un mouvement homogène ; de près, l’impression est tout autre. Il est parfaitement exact que, sur les 72 membres que l’Écosse envoie au Parlement, 40 sont partisans du home-rule ; mais, pour peu qu’on examine la carte politique de la région, on s’aperçoit que la presque unanimité de ces 40 home-rulers appartient aux Lowlands, où domine le type anglo-saxon, tandis que les Highlands, exclusivement celtiques, sont représentés par des unionistes. Comment expliquer cette contradiction ?

La vérité est que les habitudes sociales des Highlanders, leur manque d’initiative, un sol ingrat, l’ « absentéisme » des lairds et l’éviction lente par leurs successeurs anglo-saxons de populations entières de tenanciers, ont faussé pour longtemps le ressort de cette race. Tant que les clans gardèrent leur cohésion, l’unité d’aspirations et de vues se maintint dans les Highlands. Le pacte d’union signé en 1705 n’avait été voté par le dernier parlement écossais qu’à une majorité de 41 voix, et les soulèvemens jacobites de 1715 et de 1746 témoignèrent assez de la persistance du sentiment nationaliste. Mais du jour que les chefs de clans désertèrent leurs glens pour tenter la fortune à la cour ou dans les charges de l’État, ce fut fini des Highlands. Les rudes propriétaires anglo-saxons qui prenaient la place des anciens lairds ne se firent aucun scrupule de confisquer les communaux et d’élever le prix des fermages. Les quatre-vingts centièmes de la population furent acculés à la misère ou à l’émigration en masse. 500 000 d’entre eux gagnèrent l’Amérique. L’émigration vida des paroisses entières. Ces grandes rafles collectives ont encore lieu de temps à autre[6] ; mais l’émigration la plus fréquente se fait vers l’intérieur, où les Highlanders cherchent un emploi temporaire comme pécheurs, journaliers de la terre ou domestiques. Les habitudes de la race les rejettent invinciblement, après ce temps de louage, sur la cellule primitive, sur le clan, qui survit à sa désorganisation et reste tout au moins un foyer d’assistance morale. Les plus sinistres descriptions qu’on a données de certains intérieurs de la Cornouaille française pâlissent cependant à côté de ce que M. Ch. de Calan nous rapporte des huttes de boue, de la saleté repoussante et de la paresse invétérée des Highlanders du Sutherland [7]. Quoi d’étonnant si toute conscience politique est morte chez ces larves faméliques et n’est-il pas extraordinaire plutôt que la domination anglo-saxonne, appuyée d’un presbytérianisme méticuleux et jaloux, n’ait pas étouffé le peu qui subsistait dans la tradition et la langue de leur esprit national ? Mais on voit au contraire que, dans les Highlands comme en Bretagne, les vieux rites celtiques du mariage, de la naissance, de la mort, continuent d’être fidèlement observés. Sur les bruyères des glens, dans les flottantes écharpes deo la brume marine, d’étranges formes se meuvent : fées onduleuses, fantômes et farfadets[8]. Les bagpipes déchirent l’air comme autrefois sur les pentes du Ben-Nevis, autour des lochs de Kincardine et d’Argyll ; la langue enfin, ce dernier palladium des nationalités agonisantes, est encore parlée et comprise par 250 000 Highlanders[9].

C’est à réveiller cette langue, à l’épurer et à l’étendre, que s’est voué le patriotisme écossais. Comme toujours, le mouvement est parti de la classe lettrée, et spécialement des membres de la Société gaélique d’Inverness, l’un des boroughs de l’Unionisme. Cette société, fondée en 1871, a peu à peu élargi son cercle ; on l’a vue qui d’académique se faisait insensiblement populaire et descendait aux plus infimes détails de l’éducation nationale. Son action se marquait dès 1874 par des dons en argent et en livres aux instituteurs qui consentaient à se charger d’un cours de gaélique dans les écoles des Highlands. En 1877, la Société obtenait que ces cours devinssent officiels partout où les School Boards le décideraient. Et voici qu’il ne lui suffit plus que le gaélique soit l’objet d’un enseignement spécial et facultatif dans les écoles des Highlands ; elle veut que cet enseignement devienne régulier et obligatoire. La délégation qu’elle envoya il y a deux ans à M. Balfour, et à laquelle s’était jointe la vénérable Association gaélique de Londres, s’expliqua nettement sur ce point et eut l’heureuse surprise de se voir appuyée dans ses revendications par le marquis de Lorne, gendre de la Reine. La délégation insistait en même temps pour que « les inspecteurs des écoles fussent choisis dorénavant parmi des maîtres possédant à fond l’idiome national et pouvant ainsi se rendre compte des progrès des élèves. » Elle demandait enfin qu’ « une mention d’aptitude à l’enseignement du gaélique fut introduite dans les examens pour le diplôme d’instituteur primaire. »

De telles revendications, soulevées chez nous en faveur du breton, ne trouveraient aucun accès près des pouvoirs publics. M. Balfour se montra tout disposé à donner satisfaction aux vœux des délégués. Simple courtoisie ? Bonne politique plutôt. Les sentimens particularistes des Lowlanders sont connus en Angleterre ; ils gagnent du terrain dans les Highlands. L’agitation agraire, qu’on pensa calmer en 1886 par la concession du Crofters Holdings act, peut reprendre d’un jour à l’autre ; au semblant d’autonomie que les Écossais ont déjà obtenu pour leur culte et leur droit civil, beaucoup rêvent d’ajouter l’autonomie économique et administrative. Une attitude intransigeante des pouvoirs publics risquerait d’ouvrir le conflit, comme il est arrivé dans le pays de Galles.

L’histoire de ce dernier pays n’est qu’une lutte de tous les instans contre les Saxons d’abord, contre les Normands ensuite, jusqu’au moment où la veuve d’Henri V épouse en 1428 le prince Gallois Owen, fils de Maredudd ab Tewdwr. De ce mariage naquirent deux fils, dont l’un, Edmond, épousa Marguerite de Somerset, descendante d’Henri III, et eut lui-même pour fils Henri de Richmond. On sait à la suite de quels tragiques événemens ce jeune prince « sans croix ni pile, » comme dit Commynes, et qui vivait à Paris des charités d’Anne de Beaujeu, fut porté sur le trône d’Angleterre par une coalition de Gallois et de Français. Devenu Henri VII, Richmond ne songea point à renier ses origines ; il inscrivit dans ses armes le dragon rouge de Galles et se fit fabriquer une généalogie qui le rattachait à Énéas de Troie. Ces satisfactions accordées au sentimentalisme des bons Gallois, Richmond tourna tous ses efforts contre la langue, la loi et les mœurs qui lui semblaient des réalités plus dangereuses. La politique qu’il avait instaurée lui survécut ou, pour mieux dire, elle s’aggrava. Le fait est qu’aucune dynastie ne se montra plus violemment et délibérément anglaise que cette dynastie galloise des Tudors. Si la principauté put tenir tête à l’orage, il en faut rapporter tout le mérite à l’indomptable énergie du clergé. L’antipathie des Anglais contre les Gallois, qui était et est peut-être encore une antipathie de race[10], ne s’envenima pas du moins ici, comme en Irlande et originairement, d’une antipathie religieuse. Les Gallois furent des premiers à embrasser la réforme. C’est probablement même la seule raison qui induisit Elisabeth, si âprement hostile sur tous les autres points aux revendications galloises, à faire traduire la Bible et le Prayer-Book en gallois ; prise entre son désir d’accélérer la réforme et celui de supprimer les derniers vesliges de la nationalité et des traditions galloises, Elisabeth fit passer la religion avant la politique. Mais les choses allaient se gâter rapidement ; la facilité avec laquelle les Gallois s’étaient portés d’un culte à l’autre tenait uniquement à ce que le catholicisme, dans ses représentans officiels, dans ses évêques et ses recteurs, n’avait rien eu de national. À vrai dire, on ne choisissait le haut clergé catholique que sous ces conditions ; on le voulait si exclusivement anglais que défense lui était faite de s’exprimer en gallois. Par surcroît, ce haut clergé n’était point soumis à l’obligation de la résidence, et c’est à Londres et dans les grandes villes de l’intérieur qu’il dépensait le revenu des abbayes et le produit des dîmes[11]. Le taux de ces dîmes était exorbitant. Un petit clergé pauvre, quelques moines, des frères prêcheurs, faisaient le seul lien spirituel entre la population et son Église : ce bas clergé, gallois d’origine, fut l’élément actif de la réforme. La sourde agitation qu’il entretenait dans les esprits les préparait insensiblement à une rupture : le moment venu, la principauté se détacha du catholicisme aussi naturellement qu’un fruit mûr de sa branche. Mais si les Gallois avaient cru qu’en changeant d’Église ils changeraient de régime, leur erreur ne fut pas longue à se dissiper. Le taux des dîmes augmenta ; le nouveau clergé n’eut rien de plus national que l’ancien et, à l’indifférence qu’il témoignait aux populations, on le vit joindre du premier jour le spectacle des pires scandales.

Peut-être les eût-on supportés, si la persécution religieuse n’était venue tout brouiller : un courageux Gallois, John Penry, fut condamné à mort et pendu haut et court, en 1593, pour avoir donné une voix aux protestations silencieuses de la conscience populaire. Cette exécution maladroite précipita le dénouement de la crise. Le martyre est contagieux ; on le vit une fois de plus avec Rees Pritchard, Howell Harris, William Steward, Daniel Rowlands, Howell Davies, Whitefield, etc. Leurs prêches, faute d’églises, se tenaient en plein air, aux champs, sur les grèves, dans les solitudes brumeuses du Snowdon. S’ils trouvèrent un écho dans le peuple, on en peut juger cependant par les chiffres : sur 1 776 000 habilans que compte à cette heure la principauté de Galles, 225 000 seulement pratiquent la religion anglicane. Tout le reste, sauf 50 000 catholiques, appartient aux sectes non conformistes (wesleyens, presbytériens, baptistes, indépendans, etc.). Il n’est pas exagéré de dire que la substitution du méthodisme non conformiste à l’anglicanisme officiel fut le salut pour la nationalité galloise. Sans autre ressource que les dons volontaires qu’il recueillait dans le peuple, tout un clergé 86 constitua, sorti des entrailles de ce peuple, et dont l’austérité, l’application au devoir et la belle flamme zélatrice faisaient le plus heureux contraste avec l’indifférence et les mœurs relâchées de l’église anglicane. L’érection du premier temple non conformiste remonte au mois de novembre 1639. Il y a aujourd’hui, en Galles, près de 3 000 de ces temples, contre un millier de temples anglicans. L’anglicanisme n’en est pas moins demeuré la religion officielle de la principauté, et cela ne tirerait point à conséquence, sans doute, si les Gallois, qui paient déjà 300 000 livres sterling par an pour l’entretion de leurs cultes nationaux, n’étaient pas frappés encore de dîmes exorbitantes pour l’entretien d’un culte qui leur est à peu près étranger. Le seul personnel anglican des quatre diocèses de Bangor, de Saint-Asaph, de Llandalf et de Saint-David prélève chaque année, dans la principauté, la somme énorme de 6 404 450 francs. Que la principauté supporte malaisément une injustice si criante, la chose s’entend assez. Aussi bien l’agitation contre les dimes (anti-tithe-war) ne date-t-elle pas d’aujourd’hui ; mais c’est à partir de 1886 qu’elle a pris sa forme la plus aîguë[12]. Les élections dernières s’en sont ressenties ; sur les 34 membres actuels de la représentation galloise, 25 avaient inscrit dans leur programme la séparation de l’Église anglicane et de l’État et l’autonomie absolue de l’église nationale non conformiste. Portée aussitôt devant le Parlement, la proposition de disestablishment ne fut repoussée qu’à douze voix de majorité. Lord Spencer, M. John Morley, sir William Harcourt, Gladstone, particulièrement, l’appuyèrent. En 1891, quelques atténuations furent introduites au régime de la perception des dîmes : celles-ci ne devaient plus être réclamées directement à la classe besogneuse des fermiers et des locataires, mais aux propriétaires eux-mêmes. Ce biais ingénieux, s’il diminuait les risques de conflit, déplaçait seulement la question, le propriétaire, par une augmentation de loyer, pouvant se rembourser du surcroît de charges qui lui incombait. En 1895 enfin, à la première lecture et à une grande majorité, la Chambre des communes vota un projet de loi supprimant l’Église anglicane officielle dans le pays de Galles.

Mais cette concession, — non ratifiée d’ailleurs par la Chambre des lords, — venait trop tard. À trop reculer l’octroi du disestablishment, on avait laissé grandir les aspirations autonomistes de la principauté. Le clergé non conformiste, ici encore, fut le grand facteur de la rénovation. Né du peuple, il ne s’en est jamais écarté, lui parle sa langue, vit avec lui et de sa vie. Tout son effort est tendu vers la conservation du patrimoine national ; il n’en veut aliéner aucune parcelle ; il multiplie les écoles ; il fonde des revues et des journaux[13] ; il ressuscite les coutumes abolies. C’est à lui, par exemple, qu’on doit la restauration de ces Eisteddfodau[14], sortes d’assises poétiques et musicales, dont l’origine remonterait aux premiers temps du bardisme et qui étaient placées sous la direction du Gorsedd beird ynys Prydain. Et peut-être cette origine est-elle moins ancienne : il y a quelque brume et bien de la légende sur le bardisme des douze premiers siècles. Mais il paraît avéré qu’à partir de 1300 au moins jusqu’au temps du fameux Iolo Morganwg, l’un des deux seuls membres de l’ancien Gorsedd qui survivaient au moment de la restauration de ce collège philosophico-poétique, les bardes gallois réussirent à tenir de temps à autre une Eisteddfod solennelle. On en cite une notamment, que présida en 1570 William Herbert, comte de Pembroke, le grand patron de la littérature galloise et le même qui fonda la célèbre bibliothèque de néo-gallois du château de Rhaglan, détruite plus tard par Cromwell. Dans une autre, tenue à Bowpyr en 1681, sous la direction de sir Richard Basset, les membres du congrès procédèrent à une revision complète des anciens textes bardiques, Lois et Triades. Mais ces assemblées solennelles du Gorsedd avaient fini par tellement s’espacer qu’on n’en gardait plus mémoire dans le peuple. Leur restauration fut certainement due en partie à l’influence d’un clergé assez habile pour glisser sur ce que l’institution avait de suspect dans ses origines et ne faire attention qu’au renfort qu’elle apportait à l’idée nationaliste. Remises par lui en honneur, les Eisteddfodau n’ont pas eu un temps d’arrêt depuis 1819. Le Gorsedd, qui en assume la direction, est une manière de libre institut, recruté dans toutes les classes de la société ; les lords y coudoient les bourgeois ; l’égalité est la loi commune, et cette égalité est assurée par deux règlemens du Gorsedd : l’un qui décide que chacun des sociétaires recevra, en entrant dans l’association, un nom symbolique sous lequel il sera seulement connu des affiliés ; l’autre qu’un costume identique revêtira tous les membres dans les Eisteddfodau, blanc pour les druides, vert pour les ovates et bleu pour les bardes. Je sais tout ce qu’on peut dire de ces résurrections de costumes et d’anciens titres tombés en désuétude. Et il est possible en effet que titres et costumes ne correspondent plus à des réalités bien saisissables. Mais ceux qui ont assisté aux Eisteddfodau, qui ont vu, dans le cercle des pierres sacrées, se lever l’archi-druide, grand vieillard blanc au pectoral d’or massif, la tête ceinte dan feuillage de chêne bronzé, et qui l’ont entendu psalmodier sur la foule inclinée et découverte la prière solennelle du Gorsedd, ceux qui ont fait attention surtout à l’émotion religieuse de cette foule, au vaste sanglot qui la secouait, quand le héraut déroulait la liste funèbre des bardes décédés, puis à l’enthousiasme qui la redressait et l’illuminait toute, quand ce même héraut entonnait l’air national gallois : « La terre des ancêtres, » repris à l’unisson par un chœur formidable de vingt mille voix :

Galles, Galles, la douce demeure est en Galles ;
Jusqu’à la mort dureront mon amour,
Ma passion et mon tourment pour Galles…


ceux-là n’ont plus souri du spectacle et ont compris la magie puissante, la fascination mystérieuse qu’il continue d’exercer sur l’âme impressionnable des Gallois. Le néo-druidisme n’est d’ailleurs point, à proprement parler, une doctrine religieuse. Il s’y agit moins, pour les affiliés, de ressusciter une religion morte que d’honorer et de commémorer cette religion dans ce qu’elle avait de national : sur tout le reste, offices et rites, flotte une douce teinte d’ironie qui nous avertirait que les célébrans ne sont point leurs propres dupes[15].

Qu’on y prenne garde pourtant : c’est ce respect de la tradition qui fait la force du sentiment nationaliste chez les Gallois et, par la conscience qu’il leur donne du passé de leur race, les rend si intraitables sur tout ce corps de preservative measures dont le faisceau grossit d’année en année et présente toute l’apparence d’une charte en formation. Il ne leur suffit plus aujourd’hui du simple bill de disestablishment qui leur accordera l’autonomie de l’Église indigène ; l’octroi aux Irlandais et aux Écossais du Landbill et du Crofters Holdings act les a piqués d’émulation et ils entendent que leurs propres tenanciers bénéficient d’un privilège analogue. Pour ne pas parler ici des revendications quelque peu désordonnées du jeune parti gallois (le Cymru-Fidd), qui ne vont à rien moins qu’à réclamer pour la principauté un parlement spécial, avec le gallois pour langue officielle, on a vu se former en ces derniers temps, au sein même de la Chambre des communes, un parti nationaliste modéré dont M. Alfred Thomas, député du Glamorganshire, parait le chef incontesté et qui revendique pour la principauté une administration presque autonome : secrétaire d’État investi des attributions du Local Government Board (nomination des juges, direction des affaires civiles, de l’enseignement public, etc.) ; conseil national élu pour trois ans et légiférant sur la navigation côtière, les travaux publics, le revenu des terres royales, des mines et des bois, etc., etc. Comme l’a dit M. Julien Decrais, « ce serait bien d’une véritable séparation qu’il s’agirait, administrative celle-là, et législative aussi ou peu s’en faut. On connaissait ce que demandait le pays de Galles en fait d’autonomie religieuse ; le projet de M. Thomas a révélé qu’il nourrissait de plus vastes ambitions. » Quelques-unes déjà ont été satisfaites, et c’est ainsi qu’à partir de 1846, l’enseignement du gallois est devenu facultatif dans les écoles primaires. Des chaires de gallois ont été créées depuis lors, en 1872, en 1883 et en 1884, aux collèges d’Aberystroytts, de Cardiff, de Bangor, etc. ; une loi en date de 1888 a étendu le bénéfice de cette innovation à tous les établissemens secondaires. Plus récemment enfin, une université galloise et des écoles complémentaires du soir et du dimanche pour les adultes sont venues compléter le système[16]. Il n’est pas jusque dans le domaine proprement politique où l’on ne puisse considérer comme une première victoire des nationalistes et un acheminement vers le home-rule intégral la concession obtenue en 1889, pour le pays de Galles, de conseils de comtés élus, analogues à nos conseils d’arrondissement, mais plus souples et plus indépendans du pouvoir central. Un clergé indigène, populaire, vraiment national, une langue et des traditions demeurées vivantes, le pays de Galles a plus fait en somme pour sa libération future avec ces trois instrumens pacifiques que la malheureuse Irlande avec ses agitations perpétuelles, ses révoltes et ses assassinats.

III

Sont-ce ces considérations qui ont fini par déterminer une partie des Irlandais à modifier leur ligne politique et à l’incliner légèrement dans le sens de la politique galloise ? On pourrait le croire à la formation de ces sociétés et de ces ligues d’origine récente, comme la Gaelic Union, la Celtic Society, la Society for the préservation of the irish langage, etc., plus pratiques que spéculatives. L’histoire de l’Irlande est trop connue pour qu’on y insiste à cette place. Deux faits économiques la dominent en ce siècle : la diminution graduelle de la population et l’élévation correspondante des impôts. Tandis que la population du pays de Galles doublait en cinquante ans, l’Irlande, par la répression, la misère, l’émigration, tombait dans le même laps d’années de 8 196 597 habitans à 4 704 750 habitans. C’est le chiffre de 1891[17]. Au recensement précédent, en 1881, elle comptait encore 5 174 836 habitans, soit, en dix ans, une perte sèche de 470 086 habitans. Parallèlement, le chiffre des impôts, qui était, il y a cinquante ans, de 6 730 000 livres sterling, montait en 1891, pour une population réduite de moitié, à 11 500 000 livres. On peut admettre qu’il y a une certaine connexité entre cette élévation des impôts et l’abaissement de la population, et l’on peut admettre aussi, je pense, que cette connexité entrait dans les calculs du gouvernement. L’ancien secrétaire pour l’Irlande, sir Robert Peel, constatant que l’émigration, en quinze ans, avait balayé deux millions d’habitans, expliquait avec humour que, « pour peu qu’un demi-million consentît encore à émigrer, cela suffirait pour que la condition du reste des Irlandais se trouvât sensiblement améliorée. »

Il n’y a pas trop paru. L’émigration a encore réduit d’un million et demi (soit un million de plus que ne demandait sir Robert Peel) la population de l’Irlande. Les quatre millions qui restent ne sont pas en meilleur point qu’avant. Il faut donc chercher une autre explication à la crise irlandaise. Avant la conquête, le sol appartenait aux habitans. On le confisque[18]. Ce peuple avait une religion, une langue, des droits civils et politiques. On les supprime : interdiction d’enseigner l’irlandais dans les écoles, interdiction aux catholiques de recevoir ou transmettre des propriétés foncières par héritage ou par donation, d’acheter de la terre, d’emprunter sur hypothèques, de contracter un bail excédant une durée de trente et un ans. Lesdits catholiques ne peuvent être électeurs ni éligibles. Ils ne peuvent entrer dans aucune administration. Ce n’est pas tout : la femme ou le fils d’un catholique qui adopte la religion anglicane devient propriétaire immédiat d’une portion de ses biens ; le frère cadet qui se fait protestant frustre son aîné du droit de primogéniture conféré par la loi ; les orphelins d’un catholique sont élevés d’office dans la religion protestante. Tous les hauts dignitaires de l’Église catholique sont proscrits ; les contrevenans risquent tout simplement d’être pendus, leurs entrailles arrachées, leurs membres coupés en quartiers. Les prêtres de paroisses, là où on les tolère, doivent prêter un serment qui est une injure à leur foi ; inscrits comme des filles publiques, astreints à la surveillance comme des repris de justice, ils ne peuvent dire la messe que dans leur église ni s’éloigner sans autorisation à plus de cinq milles. Pour les prêtres qui refusent le serment, outre la prison, la Chambre des communes réclame la flétrissure au fer rouge, en bonne place, sur la joue ; le Conseil privé propose la castration. Ce clergé catholique n’est pas rétribué ; il vit comme il peut. Le seul clergé reconnu, officiel, est le clergé anglican. La plupart de ses membres, surtout les hauts dignitaires, ne « résident » pas ; mais ils perçoivent la dîme, qui est écrasante pour le peuple et atteint souvent le tenancier dans son unique gagne-pain, par la saisie de sa vache ou de son pourceau[19].

Tout se tient dans ce système, formidable machine d’éviction et de mort, qui, de ses rouages fatigués, continue à broyer l’Irlande. Pour longtemps ? Ce n’est pas à croire, et les bourreaux se seront lassés plus vite que leur victime. Elle s’est rebellée plus d’une fois, cette victime ; la Shan van Vocht, la « pauvre vieille » de la chanson, sur son chevalet de torture, a plus d’une fois tenté de briser ses liens : ils se resserraient autour d’elle. S’ils se sont un peu relâchés en ce siècle, si la protestation du droit a fini par trouver une issue au dehors, l’Irlande catholique le doit moins à elle-même qu’à l’aide inespérée d’un anglican, d’un coreligionnaire de ses bourreaux, Parnell. Ce nest pas le lieu de retracer les épisodes de cette grande lutte parlementaire qui va de 1870 à 1890, et qui aurait peut-être porté ses pleins effets sans les lamentables divisions, la funeste rivalité des membres de la représentation irlandaise. Mais déjà O’Connell et Isaac Bute avaient obtenu l’égibilité des catholiques au Parlement, puis leur libre accès aux fonctions militaires et civiles, enfin la séparation de l’Église épiscopale et de l’État, sans compter ce bill du Tenant right (1870) qui donna d’abord de si grandes espérances et qui obligeait les propriétaires irlandais à payer une indemnité aux fermiers expulsés et à leur rembourser le montant des améliorations efîectuées par eux sur les domaines[20]. Pour la plupart de ces réformes, la représentation irlandaise trouva un appui dans le parti libéral anglais. On sait assez que Gladstone voulait plus et que le premier article de son programme de 1886 comportait l’adoption d’un home-rule irlandais qui donnait satisfaction aux vœux immédiats du pays et tranchait tout à la fois la question politique et la question agraire, la première par l’établissement à Dublin d’un Parlement dirigeant les affaires proprement irlandaises ; la seconde par un bill qui autorisait l’État à se rendre acquéreur du sol pour le rétrocéder aux fermiers, lesquels se fussent libérés envers lui par des payemens échelonnés. Cette opération gigantesque ne devait pas coûter moins de 1 milliard 300 millions de francs. Le chiffre effraya jusqu’aux libéraux. Vainement Gladstone remontra-t-il qu’il ne s’agissait que d’une avance temporaire et que la plus grande partie, sinon la totalité de l’avance, ferait retour à l’État. Ce fut seulement dans la fameuse nuit du 1er au 2 septembre 1893, après trois tentatives infructueuses, que le home-rule fut voté par la Chambre des communes. L’Irlande poussa un grand cri de soulagement ; mais la Chambre des lords, six jours plus tard, repoussait le bill ; Gladstone tombait et, quand il reprenait le pouvoir, quelques années après, le pays, las de tant d’agitations, était hostile au home-rule. Sur 670 membres qui composent la Chambre des communes, 410, aujourd’hui encore, sont manifestement opposés à son adoption, dont 349 députés anglais. La majorité contre le home-rule est donc de 150 voix. Mais elle pourrait changer du jour au lendemain, sous la magie d’une parole enflammée et pour peu que la représentation irlandaise reprît l’unité de direction et de vues qu’elle a perdue avec Parnell. Les Anglais eux-mêmes se rendent compte que l’adoption du home-rule n’est plus qu’une affaire de temps. On en peut voir une preuve dans la concession qu’ils viennent de faire à l’Irlande (1899) de conseils de comtés élus, comme ceux qui fonctionnaient déjà dans la principauté de Galles, et qui tendent à substituer le gouvernement du peuple au landlordisme. Cette concession a été on ne peut mieux accueillie des Irlandais. Aussi bien la partie saine de la nation commence-t-elle à comprendre que les intérêts du pays peuvent être servis autrement et plus utilement que par la violence. Les complots de Tynan et de Kearney, les troubles qui ont éclaté l’année dernière à Belfast, sont des accidens de plus en plus rares dans la vie publique de l’Irlande. En retour, les sociétés comme la Ligue gaélique, la Society for the préservation of the Irish language, la Celtic Litteray Society, etc.[21], qui, sous couleur purement littéraire et quelques-unes avec le visa officiel, poursuivent une œuvre de restauration qu’on peut justement appeler nationale, prennent dans l’opinion une importance grandissante. C’est à ces sociétés qu’est dû le rétablissement de la langue gaélique dans l’enseignement. Jusqu’à ces derniers temps, l’usage du gaélique était sévèrement proscrit dans les National Schools, « en sorte que les enfans qui ne savaient pas un mot d’anglais ne recevaient l’instruction qu’en anglais et, par conséquent, restaient fort longtemps hors d’état de tirer aucun profit des leçons du maître. » Un premier pas fut fait en 1875 par l’autorisation donnée aux instituteurs de se servir du gaélique dans leurs explications orales. Mais la grande réforme date de 1878, où le gaélique devint une des facultés tîur lesquelles pouvait porter l’examen, qui, en Irlande, correspond à notre examen de fin d’études. Un certificat d’aptitude à l’enseignement du gaélique fut en même temps établi pour les maîtres, mais ce certificat n’était point obligatoire ; la connaissance de la grammaire n’était point exigée des candidats, et il n’en pouvait être autrement, le gaélique n’étant point enseigné dans les deux écoles normales de Dublin et de Drumcondra. La grande habileté fut de décider que tout maître qui ferait passer avec succès à un de ses élèves l’examen pour cette langue recevrait une gratification de 10 shillings par élève. Tel instituteur réussit à se faire de la sorte, en une seule session d’examen, 21 livres de gratifications, soit 523 francs. Aussi voit-on que, faible au début, le nombre des candidats pour le gaélique grossit d’année en année. De 12 en 1881, il passe à 443 en 1888. Le gaélique, à cette époque, était officiellement enseigné dans 31 écoles. En 1889, 826 élèves se présentaient pour l’examen du gaélique et 512 étaient reçus. En 1890, il y avait 530 reçus pour 912 candidats. Et l’ascension continuait : le nombre des reçus était de 609 en 1893, de 706 en 1895, de 750 en 1896 ; il atteint aujourd’hui le millier. Même progression dans l’enseignement secondaire : de 49 élèves reçus pour l’examen du gaélique en 1883, le chiffre des reçus passait à 210 en 1888, pour atteindre 544 en 1896. Une dernière étape restait à franchir, un dernier bastion à emporter : après les National Schools et les collèges de l’Intermediate Education, l’enseignement supérieur. Mais celui-ci fut plus long à se rendre et ce fut le 2 novembre 1889 seulement que le Sénat de l’Université de Londres plaça le gaélique parmi les branches d’examens.

Voilà des résultats. On les doit pour une grande part à la Society for the préservation of the Irish language. Et d’avoir tant obtenu avec de si faibles ressources a rendu la société ambitieuse : parmi les motions qu’elle a fait adopter au Congrès de 1894, on peut signaler celle de son président, le comte Plumkett, demandant « que tous les gens capables de parler ou d’écrire le gaélique soient invités à se servir exclusivement de cette langue dans leurs communications entre eux et que tout candidat à une fonction élective prenne l’engagement de soutenir le mouvement linguistique irlandais. » Autre motion à signaler, celle-ci du P. Murphy, demandant « que le gaélique, jusqu’alors admis dans l’enseignement secondaire et supérieur, mais insuffisamment étudié, y soit traité sur pied d’égalité avec les autres langues anciennes et modernes. »

Pour considérable qu’ait été son rôle dans le relèvement du parler gaélique, la Society for the préservation of the Irish language ne remplissait et ne pouvait remplir cependant, par l’esprit même de ses statuts, qu’un des articles du programme nationaliste. La Ligue gaélique, fondée en 1893, se proposa tout ensemble « de relever la nationalité et la langue de l’Irlande. » Voyant elle aussi dans cette langue « la plus sûre arme de salut contre les Saxons, » cette ligue, qui avait pour organe le journal Fainne an Lae (Foi et Loi) et la revue Amclaidheamh soluis (le Glaive de la lumière), commença par créer des comités de propagande dans la plupart des villes du pays et parmi les Irlandais d’Amérique. À Dublin même et sous son influence, les jeunes gens des meilleures familles se firent un point d’honneur de ne plus parler entre eux qu’en gaélique. Mais la restauration de la langue n’était ici qu’un moyen, non un but. Comme le disent les promoteurs du mouvement, c’est bien à un essai de « désanglicisation sous toutes ses formes » que la ligue conviait ses adhérens. M. Fournier d’Albe affirme que « cet essai de désanglicisation, secondé par un vivant esprit national, marche en Irlande d’une allure faite pour étonner quiconque ignore l’influence supérieure qu’exercent sur le tempérament irlandais des idées puissantes, surtout si elles sont en apparence impraticables. »

Il serait à souhaiter, pour qu’on pût contrôler ces affirmations enthousiastes, qu’une statistique vraiment précise des personnes parlant actuellement le gaélique fût dressée d’abord par la Ligue. À l’estimation de M. Ravenstein, l’Irlande comptait il y a quelques années 817 574 personnes parlant le gaélique, dont 403 560 ne parlant et ne comprenant que cette langue. Mais, d’après la statistique publiée par M. David Fagan dans l’Irish Daily Independent du 28 mars 1894, il faudrait ramener ces chiffres à 787 500 et à 66 140. Enfin la carte toute récente dressée par M. Fournier d^Albe n’indique plus que 680 000 Irlandais parlant le gaélique. Qui a raison, de MM. Raveinstein, Fagan ou Fournier d’Albe ? Tous trois peut-être, puisque leurs statistiques portent sur des années différentes. Du moins sont-elles d’accord pour constater que c’est dans les comtés de Cork, de Mayo, de Kerry, de Donegal, de Clara et de Waterford que le gaélique est le plus parlé. Je n’oserais croire malgré tout qu’il y puisse gagner du terrain ; mais ce sera beaucoup s’il y maintient ses positions. Les promoteurs du Congrès panceltique espèrent davantage et je reconnais qu’ils sont mieux placés que nous pour en juger. La présence à leur tête d’un descendant des anciens rois d’Irlande, lord Castletown, de son nom gaélique Mac Giolla Phadruig, prince d’Ossory, leur communique une ardeur extraordinaire. « C’est un vrai Celte que ce descendant des rois d’Ossory, écrit M. Fournier d’Albe. Il tient un haut rang comme soldat et comme homme d’État ; il est adoré des Irlandais pour la défense énergique des droits de son pays ; il parle le gaélique avec ses fermiers. Bref il a tous les caractères d’un Celte. » C’en est assez sans doute pour forcer la conviction des plus sceptiques et les édifier sur la réalité de cet éveil de la race irlandaise, dont la seule pensée transporte M. Fournier d’Albe. Lord Castletown nous était apparu jusqu’ici «omme un parfait orangiste, ennemi intraitable du home-rule et l’une des colonnes du landlordisme irlandais. Si ce n’était là qu’une attitude passagère et d’attente, ou si lord Castletown a des vues personnelles et neuves sur le gouvernement de son pays par la reconstitution d’une féodalité indigène, nous le saurons prochainement. Les seuls gages qu’il ait donnés à la cause nationaliste tiennent dans un discours prononcé à Cork et où il s’éleva violemment contre l’augmentation des taxes. Mais ce discours paraît avoir eu un retentissement considérable dans toute l’Irlande. « C’est, dit M. Fournier d’Albe, comme si Angus, le dieu celte de la jeunesse et de l’amour, s’était éveillé de son long sommeil et errait dans toute l’étendue du pays, donnant une âme nouvelle au peuple. C’est comme si Finn Mac Cumhal avait tressailli en son repos et que le peuple se soit demandé si son temps n’était pas venu. »

À quelques milles de Belfast, dans une garenne perdue des Divis-Mounts, on voit un énorme rocher qui reproduit avec une netteté de médaille le profil d’un roi barbare couché sur le dos. Ses yeux sont fermés, mais non pour toujours. L’ensemble de la physionomie exprime l’assurance d’un homme satisfait de sa journée et qui s’est endormi dans la certitude d’un réveil prochain. Les Anglais appellent cette roche étrange la roche de Cave-Hill, et c’est pour eux une roche comme les autres. Mais les Irlandais, qui ont un peu tous ce « sourcil visionnaire » dont parle Dante, savent de science certaine que c’est là Finn Mac Cumhal en personne, le grand roi du Fianna au IIIe siècle de l’ère chrétienne. « Il dort maintenant, disent-ils, mais il se réveillera un jour, et une grande joie, d’un rivage à l’autre, inondera la verte Erin. »

IV

Une autre prophétie dit, il est vrai, que le signal de la rénovation partira du Llydaw, qui est le nom gaélique de la Bretagne armoricaine. Rattachée à la France en 1532, la Bretagne lui est restée fidèle aux pires jours de son histoire et, alors même qu’elle croisait le fer avec la Révolution, on peut dire qu’elle combattait une forme de gouvernement, mais qu’elle ne travaillait pas pour son indépendance personnelle. Jusqu’aux approches de cette Révolution, elle a gardé un semblant d’autonomie administrative. Après la Révolution, c’est fini de son statut et de ses privilèges ; elle rentre dans le droit commun. On lui impose l’artificielle division en départemens, qui semble plus propre à rompre les anciennes unités historiques, qui bouleverse les diocèses, mêle les intérêts, les dialectes, coud l’une à l’autre les régions les plus disparates. Le Morbihan et les Côtes-du-Nord, par exemple, fabriqués ainsi de pièces et de morceaux, semblent un vrai défi au bon sens. Les administrateurs sont choisis exclusivement parmi les personnes étrangères à la Bretagne, et cela s’explique pour les hauts représentans du pouvoir central et s’entend beaucoup moins pour les receveurs de l’enregistrement ou les percepteurs des contributions qui ont directement affaire au menu peuple et devraient pouvoir lui parler sa langue. Mais il faut que les évêques eux-mêmes soient ignorans de cette langue. Présentement un seul évêque parle et écrit le breton, et il occupe le siège de Moulins. Longtemps on prend soin que la conscription disperse aux extrémités du pays les Bretons qui ne connaissent que leur langue. C’est cette langue qui est l’ennemi et qu’il importe de saper d’abord : aucun mot breton ne doit être prononcé dans les écoles primaires, même pour les explications orales. Les inspecteurs primaires répriment énergiquement toute tentative de ce genre. Chose incroyable, le clergé, au début, leur donne la main, les imite docilement, quand il ne raffine pas sur les mesures de répression. J’ai le souvenir très net de ce qui se passait vers 1872 à l’école des frères de Lannion : qui était surpris prononçant un mot breton connaissait les affres des anciens lépreux ; il était retranché de la communauté scolaire ; il lui fallait accepter, bon gré mal gré, un jeton de cuivre ou de plomb nommé « symbole » ot qui lui était aussi lourd que la tartarelle de drap jaune à l’échine du caqueux. L’infortuné n’avait de cesse qu’il n’eût surpris en faute un autre camarade, auquel il passait le mortifiant « symbole [22]. » Du moins les prônes, la confession, le catéchisme, continuaient de se donner en breton ; une circulaire ministérielle, heureusement restée lettre morte (mais qui peut être reprise), décida en 1898 que l’usage de toute autre langue que la langue française était interdit en chaire. Pour tous nos gouvernans, depuis Napoléon, l’unification morale du pays apparaît comme étroitement dépendante de l’unification de la langue. Vue singulière ! C’est la partie française de la Bretagne (Ille-et-Yilaine, Loire-Inférieure) qui se réserve le plus jalousement ; partout ailleurs, les anciens cadres politiques sont rompus. Et cela suffirait pour ruiner la thèse. Mais, quand elle serait vraie, on ne comprendrait point qu’elle servît à colorer cette lutte contre une langue doublement vénérable par sa noblesse et son antiquité. Une statistique récente de M. Paul Sébillot porte à 1 229 000 le nombre des Bretons bretonnans du Finistère, des Côtes-du-Nord, du Morbihan et de la Loire-Inférieure, auxquels il faudrait joindre les Bretons de Trélazé, de Chantenay, du Havre, de Paris et de sa banlieue. Soit au total et à mon estimation personnelle l 330 000 Bretons bretonnans, sur lesquels 728 000 s’exprimeraient uniquement en breton. Une langue parlée couramment et dans tous les usages de la vie domestique et publique par une si forte communauté d’hommes ne peut être assimilée raisonnablement à un patois en décomposition. Cette langue a d’ailleurs une littérature à elle, un passé et un avenir. S’il ne reste presque rien, sauf des inscriptions et quelques textes épars, de l’ancien breton, le moyen armoricain est représenté par des chartres, des mystères, le Catholicon de Lagadeuc, etc., etc. Plus près de nous, avec le P. Grégoire de Rostrenen et Dom Le Pelletier, puis avec Le Brigand, La Tour d’Auvergne, Duigon (le père Système de Renan et de Michelet), Le Clec’h, Tanguy le jeune, etc., elle prend pied dans la science. Mais c’est à Le Gonidec qu’était réservé l’incontestable honneur d inaugurer chez nous les vraies études celtiques. Bientôt paraît le Barzaz Breiz de la Villemarqué, dont la publication soulève un enthousiasme comparable à celui qui accueillit l’Ossian de Macpherson. Le tort de M. de la Villemarqué fut de donner le Barzaz Breiz pour une œuvre authentique, quand il n’était que le produit de sa collaboration intime avec l’âme populaire. Telle quelle, l’œuvre était belle. Elle fut féconde aussi : c’est de sa méditation assidue que sortirent tous ces chanteurs, ces folkloristes, ces savans, Brizeux, Souvestre, Prosper Proux, Le Jean, l’abbé Guillôme, Mgr Le Joubioux, Luzel, Le Men, etc., dont on a dit qu’ils formaient comme un bataillon sacré autour de l’arche des traditions bretonnes. Et, pour ces deux derniers, s’ils se séparaient avec éclat du maître quelque temps plus tard et dénonçaient publiquement le caractère apocryphe du Barzaz, on ne voit point que leur foi poétique ait eu beaucoup à souffrir de leurs scrupules d’érudits. La semence était jetée d’ailleurs : les études celtiques refleurissaient de toutes parts et leur pollen invisible, par delà les marches bretonnes, par delà le pays de France, allait éveiller l’Allemagne de Zeuss, l’Italie de Nigra et d’Ascoli. Les premiers travaux de Zeuss remontent à 1853. C’est en 1870 seulement que M. Gaidoz fonda chez nous la Revue Celtique. Six ans plus tard, M. Gaidoz montait dans la chaire de celtique créée pour lui à l’école des Hautes-Études. Une autre chaire était fondée en 1882 au Collège de France et confiée à l’homme de ce temps qui fait le plus autorité en la matière, M. d’Arbois de Jubainville. L’impulsion que ce maître éminent donna aux études celtiques fut vraiment prodigieuse. Elle s’est traduite sous les formes les plus variées et notamment dans ce cours magistral de littérature celtique où ont pris place déjà la plupart des épopées irlandaises et galloises. Deux autres classes de celtique étaient ouvertes peu après, à Rennes et à Poitiers, pour MM. Loth et Ernault. Il n’apparaît point que Poitiers ait jamais été un centre bien florissant pour les études celtiques ; mais la présence de M. Loth dans une chaire, puis à la tête de la Faculté de Rennes, allait servir tout à la fois au relèvement des études savantes et à la cause du breton populaire. Les Annales de Bretagne furent fondées pour répondre au premier de ces objets[23]. Pour le second, M. Loth n’eut point à créer de toutes pièces un organisme qu’il trouvait sous sa main et qui n’était autre que l’Association Bretonne.

Vieille de trois quarts de siècle déjà, cette Association ne laissa point de jouer un certain rôle en Bretagne au temps de Louis-Philippe ; c’est à elle, par exemple, qu’on doit les premières tentatives de rapprochement avec le pays de Galles et l’Irlande ; mais dissoute sous l’Empire, reconstituée sur de nouvelles bases, condamnée à l’archéologie perpétuelle, science inoffensive au premier chef, elle avait perdu toute action sur le public, quand elle décida de créer en 1895 un comité de préservation du celtique armoricain. Placé sous la présidence de M. le chanoine de la Villerabel, ce comité, qui comptait parmi ses membres les plus zélés M. François Vallée, M. le chanoine Le Pennéc, M. l’abbé Buléon, M. Guillaume Corfec, M. Jaffrennou, etc., résolut d’agir à la fois sur l’opinion par l’enseignement, les journaux et les livres. En 1896, les collèges ecclésiastiques de Saint-Charles, de Guingamp et de Plouguernevel étaient dotés de chaires de celtique armoricain. Si l’enseignement du français demeurait le fond dans les écoles primaires, des concours facultatifs de rédaction en langue bretonne étaient ouverts dans ces écoles et les lauréats récompensés par des prix spéciaux. Le comité chargeait cependant M. Ernault d’établir pour le compte de l’Association un abécédaire et un dictionnaire élémentaires d’un format commode et qui pussent être mis aux mains des élèves, tandis que les maîtres recevraient le manuel breton-français du frère Constantius, directeur de l’école de Landivisiau. Il est bon de remarquer que le Comité de préservation n’entendait nullement substituer dans les écoles l’enseignement du breton à l’enseignement du français, mais au contraire aider à ce dernier enseignement par une méthode plus rationnelle appuyée sur les observations et les résultats obtenus en Provence par le système du frère Savinien. L’œuvre de presse dans l’Association bretonne était surtout représentée par la Kroaz ar Vretoned, l’Indépendance, l’Électeur, le Courrier du Finistère, la Résistance et les Lizero breuriez ar feiz. Ces journaux, catholiques et conservateurs, pourraient être suspects d’avoir confisqué le mouvement, si la clientèle des journaux républicains ne trouvait de temps à autre dans ces feuilles des poésies et des articles en langue bretonne. On peut dire cependant que le parti libéral dans son ensemble et malgré les avertissemens répétés de MM. Gaidoz et Luzel[24] s’était désintéressé jusqu’ici du mouvement. Le public en jugeait ainsi et peut-être y aurait-il eu quelque danger à laisser s’accréditer plus longtemps une telle opinion. C’est pour la dissiper que iut fondée à Morlaix, en 1898, à la veille même de la représentation du Mystère de Saint-Gwénolé sur le théâtre de Ploujean, l’Union régionaliste bretonne. Le cadre étroit de l’Association bretonne ne lui donnait de jeu que sur les questions de langue. L’Union régionaliste voulut être quelque chose de plus qu’une ligue pour la défense du breton, et c’est à la reconstitution de la vie bretonne, sous toutes ses formes, qu’elle voua son activité future. Cinq sections furent créées à cet effet dans la nouvelle association : économique, administrative, artistique, de langue et littérature française, de langue et littérature bretonne. Et tout de suite M. Anatole Le Braz, qui avait été appelé à la présidence du bureau, affirmait la stricte neutralité de l’Association, qu’appuyait la composition éminemment bigarrée du bureau lui-même. Le régionalisme est, jusqu’à nouvel ordre, une terre vague, un border politique, où toutes les opinions se trouvent à l’aise et chez soi parmi les autres. Sur un point cependant, l’entente est déjà faite entre les régionalistes comme entre les membres de l’Association bretonne : après avoir obtenu que le breton cessât d’être à l’index dans les écoles congréganistes, les uns et les autres demandent que le gouvernement lève l’interdit qui pèse sur cette langue dans les écoles de l’État. Si cet interdit profitait encore à la connaissance du français, il n’y aurait que demi-mal. Mais le français, en dépit de tous les efforts, n’a pas gagné un pouce de terrain sur le breton. Les limites des deux langues sont les mêmes aujourd’hui qu’au XVIe siècle[25]. Le breton s’est seulement corrompu au contact du français ; la fleur de l’idiome s’est perdue, comme le joli teint des paysannes dans l’air vicié des grandes villes.

C’est un fait remarquable cependant que cet accord spontané, sur les questions de langue et de littérature, des fractions les plus diverses de l’opinion bretonne. Il apparaît bien qu’à leurs yeux à toutes frapper un peuple dans sa langue, c’est le frapper dans ses libertés les plus essentielles, couper de vive force toutes ses communications avec le passé. « Comment nos morts nous entendraient-ils, me disait naïvement un cultivateur, si nous les invoquons dans une langue qu’ils ne parlaient pas ? » Confiance, bonnes gens ! Vos morts continueront à vous entendre. Ils ont dû tressaillir d’aise, quand des fils dévoués, honteux du discrédit qui pesait sur leur mère, allèrent chercher dans les salles d’auberge où elle traînait sa lamentable vieillesse l’auguste, la sainte tragédie bretonne, et l’amenèrent par la main, rajeunie, purifiée, plus belle que jamais, au grand jour de la place publique. L’idée bretonne n’est pas née à Ploujean. Mais, si elle avait jeté des racines en bien des âmes, c’est là qu’elle s’est épanouie magiquement, triomphalement, dans je ne sais quelle irrésistible poussée de sève collective. Aucun de ceux qui collaborèrent à cette belle manifestation ne couvait de sentimens séparatistes, mais tous auraient pu prendre pour devise les fortes paroles que Michelet adressait un jour à Guillaume Le Jean : « L’important, c’est d’être Français, sans cesser jamais d’être Breton. »

V

Une étude à peu près complète de la question celtique ne saurait laisser de côté les grandes communautés que l’émigration a créées hors d’Europe et dont l’une au moins, la communauté irlandaise, passe en importance la communauté dont elle est issue.

Seule, l’émigration bretonne se porte toute vers les grandes villes de l’intérieur. L’anémie fauche une moitié des émigrans ; l’alcool empoisonne le reste. Il fallait dériver vers nos colonies de peuplement ce fleuve de terrassiers et de manœuvres. Râblés, durs à la peine, ils eussent fait merveille dans les pays neufs, comme jadis dans la Maduga, la Louisiane, le Canada.

Ce sont les Écossais qui les ont remplacés au Canada. Mais ils ont essaimé aussi à Ceylan, en Australie, en Tasmanie, dans le Far-West, etc. Leurs établissemens principaux sont échelonnés sur les bords du Saugeen, au cap Breton, dans le comté de Picton, dans l’île du Prince-Edouard, etc.[26]. Une partie de ces émigrans est restée catholique ; les autres sont presbytériens. Tous ont conservé leur langue : ils ont des journaux, des prêches, une littérature gaéliques. Au contraire, les Écossais des États-Unis se sont fondus dans la population anglo-saxonne. Elmira, à 100 milles de Chicago, dans le Far-West, est le seul établissement où l’on prêche encore en gaélique.

Les Gallois n’ont pas montré beaucoup plus de résistance au début. On ne trouve pas trace de ceux qui émigrèrent aux États-Unis avec William Penn, non plus que des colons du XVIIe et du XVIIIe siècle. Mais il en est différemment des 300 000 Gallois émigrés en ce siècle et disséminés dans la Pensylvanie, le New-York, l’Ohio, le Wisconsin, etc. Sur ces 300 000 Gallois, 116 000 environ continuent à se servir de leur langue d’origine et peuvent être donnés, suivant l’expression de M. Gaidoz, pour de vrais Gallois gallicisans. Ils ont leurs églises à part, leurs prêches, leurs livres, leurs journaux autonomes. Il ne se publie pas moins de huit de ces journaux aux États-Unis : Y Drych (le Miroir) ; Baner America (le Drapeau d’Amérique) ; Yr Ysgol (l’Ecole), etc. En Australie, où l’un des États porte encore leur nom (Nouvelle-Galles du Sud), la même fidélité s’observe chez les émigrans : prêches en langue gaélique, journaux, etc. Jusqu’en Patagonie, sur les rives du Rio-Chapat, on trouve une petite colonie galloise très florissante et qui veille avec un soin jaloux sur son intégrité.

Mais la communauté celtique par excellence, c’est, à l’étranger, la colonie irlandaise et spécialement la colonie d’Amérique. L’émigration jette, bon an mal an, dans ce pays de 50 000 à 75 000 Irlandais. Quelques branches de dérivation portent vers l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les Indes ; le courant principal se dirige toujours, comme au XVIIe siècle, vers les États-Unis. On estime présentement à 9 millions le chiffre des Irlandais fixés en Amérique : sur ces 9 millions d’émigrans, combien avaient gardé leur langue, leurs traditions ? Le calcul n’en a point été fait, mais on sait assez que, jusqu’à ces dernières années, la politique absorbait toutes les forces du parti. Politique de conspirateurs, ténébreuse, romanesque, à mots de passe et à surprises, la plus propre à contenter ce peuple imaginatif et crédule et la moins propre à servir ses intérêts. Le fenianisme est né en Amérique et c’est en Amérique qu’ont été préparés les attentats de Phœnix-Park et du pont de Londres, pour ne citer que les principaux. C’est en Amérique que la propagande nationaliste recrute encore ses agens les plus zélés et c’est d’Amérique que lui viennent presque tous ses subsides. L’Irish People, comme l’Irish American, a été fondé avec l’argent américain. Aux premiers bruits d’un conflit avec l’Angleterre, en 1897, on vit toute la colonie irlandaise se dresser, s’offrir avec des vaisseaux, des canons, des trains d’artillerie et une armée de 100 000 volontaires brandissant le drapeau de la république d’Irlande. Les événemens ne permirent point d’éprouver la sincérité de ces offres. Il ne paraît pas d’ailleurs que l’opinion américaine en ait fait grand état. Mais, sur le terrain électoral, il ne lui en a pas moins fallu compter avec une communauté numériquement si forte. La colonie irlandaise semble avoir pris, d’ailleurs, en ces derniers temps, une conscience plus exacte de son rôle ; d’Irlande, le mouvement en faveur de la rénovation du gaélique a gagné les États-Unis et l’Australie. Des sections américaines de la Ligue gaélique et de la Society for conservation of the Irish language viennent d’être fondées dans les principales villes de ces deux pays. Elles ont obtenu déjà, des bureaux d’éducation de San-Francisco, de New-York, de Chicago, de Boston, etc., l’entrée de l’irlandais dans le programme des écoles primaires. Une satisfaction plus éclatante leur a été accordée récemment par la création de deux chaires de vieux gaélique, l’une à l’université d’Harvard, l’autre à l’université Johns Hopkins, à Baltimore. Enfin des journaux purement irlandais étaient fondés à Boston, à New-York, en Australie, dans les Indes, etc. Faible au début, leur clientèle grossissait d’année en année : les dernières statistiques l’évaluent à 335 000 abonnés ou lecteurs pour les États-Unis ; à 250 000 pour l’Australie, à 20 000 pour les Indes. Et là aussi on sent un progrès.

VI

Cette fois nous avons achevé le tour des grandes communautés celtiques de l’Europe et de l’étranger et nous pouvons peut-être répondre à la question que nous posions au début de cet article. Y a-t-il quelque unité dans les aspirations des Celtes du continent et des îles ? Peut-on ramener à une formule générale ces formules si diverses et qui vont du séparatisme irlandais au régionalisme atténué des Bretons, en passant par l’autonomisme administratif des Gallois et des Écossais ? Je pense que oui. Séparatisme, autonomisme, régionalisme ne sont que des mots. Ce qui s’agite au fond de la conscience celtique, obscurément, confusément encore, c’est le sentiment de la race et des droits de cette race à la vie intégrale des races supérieures. Sous des devises différentes : Tra mor, ira Bryton ! Bepred ! Erin go bragh ! le même sentiment réapparaît chez les Irlandais, les Gallois et les Bretons, la même volonté de survivre, la même protestation contre la mort. Et c’est pourquoi on les voit si jaloux de préserver leur langue, de la garder contre les empiétemens des langues étrangères. Elle est la clef d’or, le magique sésame qui ouvre à deux battans les portes mystérieuses de l’avenir.

Reste à savoir si ce sont là des aspirations que doivent redouter également tous les pays où elles se produisent. Il faut remarquer tout d’abord la forme atténuée et discrète du régionalisme breton. Les régionalistes de Bretagne ne demandent point pour eux un régime privilégié ; ils poursuivent, à un autre bout du territoire, la même fin que les régionalistes du Midi et de l’Est. Leurs revendications ont un caractère purement objectif : l’effort même qu’ils tentent pour la préservation de leur langue ne saurait être considéré comme une atteinte aux droits du français. Il y a unanimité sur ce point chez tous ceux qui ont étudié de près notre système d’enseignement. Je n’en citerai d’autre preuve que ce passage d’un discours prononcé l’an passé au Congrès de la Ligue de l’Enseignement primaire par un ancien ministre, député du Morbihan. « Les instituteurs, disait M. Guieysse, n’ont pas toujours su le parti qu’ils pouvaient tirer d’une langue adaptée à l’esprit de la population et dans laquelle les enfans avaient commencé à penser. Ils ont cherché à la proscrire ; mieux vaudrait l’enseigner rationnellement quand cela est possible[27]… Il y a toujours un avantage réel à posséder deux langues, et les Bretons perdraient beaucoup de leurs qualités natives, de leur originalité d’esprit, si leur langue natale venait à disparaître. » Cette déclaration est d’autant plus significative qu’elle émane du leader de l’opinion radicale en Bretagne et qu’il n’apparaît pas que M. Guieysse partage le moins du monde sur les autres points les sentimens des régionalistes.

Il semble qu’on puisse concevoir des craintes plus justifiées au sujet de cette renaissance de l’idée de race qui est au fond des communes aspirations celtiques. Mais ici une première distinction est nécessaire : la solidarité qui tend à s’établir entre les Celtes de France et les Celtes de la Grande-Bretagne ne doit point faire illusion : c’est affaire de sentiment et de sentiment seul. En d’autres termes, les Celtes de France n’entendent être Celtes que comme les Basques ou les Flamands de France entendent être Flamands ou Basques, c’est-à-dire qu’autant que la conscience de leurs origines n’implique ni rupture ni relâchement du lien national. Français d’abord et, s’il est possible, Celtes ensuite : formule rassurante et qui concilie tout. De ce côté donc, aucune équivoque.

En va-t-il de même chez nos voisins ? Il n’y parait guère au premier coup d’œil. Mais, à regarder les choses plus attentivement, on ne voit point qu’en dehors de l’Irlande révolutionnaire (et qui n’est telle que par la férocité de la politique anglaise pendant deux siècles) les divers mouvemens nationalistes qu’on observe en Galles, en Écosse et même dans une fraction éclairée et prudente de la bourgeoisie irlandaise, soient un danger pour l’unité matérielle du Royaume-Uni. C’était du moins le sentiment de Gladstone, quand, invité à la Welsh national Eisteddfod de Wresham, il s’écriait : « Je vais vous dire une chose qui choquera peut-être quelques hommes, comment les appellerai-je ? des hommes qui s’intitulent à tout propos des hommes du XIXe siècle, et cette chose, la voici : à mon avis, le principe de nationalité, le principe de ce que je nommerai le patriotisme local, est une chose non seulement anoblissante en elle-même, mais grandement utile au point de vue matériel. » De l’avis du great old man cet attachement à la petite patrie ne pouvait être qu’ « un appel à l’énergie, un mobile pressant pour travailler à son progrès, » et il concluait en disant que « si la renaissance de l’idée de race, la reprise de nationalité qu’on remarque chez les peuples celtiques doit tendre au vigoureux développement de l’homme, doit le rendre plus homme qu’il ne pourrait l’être sans elle, ce n’est pas seulement au point de vue moral, mais aussi au point de vue économique, que ces peuples en tireront profit. »

Tant qu’elles étaient isolées, indifférentes ou même hostiles les unes aux autres, les aspirations nationalistes des différentes familles celtiques de la Grande-Bretagne n’avaient peut-être pas grand avenir. C’est à entretenir cet isolement que s’était attachée jusqu’ici la politique anglaise. Elle y avait d’autant moins de peine que chacune des familles celtiques, jalouse des privilèges accordés ou promis à une autre qu’elle, réclamait immédiatement la même faveur pour ses membres et, s’il apparaissait qu’elle ne pût l’obtenir, faisait tous ses efforts pour que la concession fût retirée ou restât lettre morte. Voilà pourquoi le home-rule irlandais a trouvé si peu d’appui chez les libéraux écossais et gallois. Mais le point de vue change dès l’instant que les trois nations intéressées s’entendent sur un home-rule-all-around qui leur donnerait égale satisfaction à toutes. Pour lointaine qu’elle apparaisse, cette entente est-elle possible ? M. Zimmer le pense. Les races celtiques du Royaume-Uni n’ont guère fourni la preuve jusqu’ici de leur esprit politique. Serves ou rebelles, jamais fixées, peut-être leur a-t-il manqué seulement l’apprentissage de la vie publique. Mais cet apprentissage, elles le peuvent faire quelque jour, en dehors et au-dessus du Parlement. Et, par exemple, si des congrès du genre de celui qui se tiendra cette année à Dublin avaient pour résultat de dégager l’unité d’aspiration des trois principales familles celtiques soumises à l’Angleterre et de leur faire entendre qu’il y va de leur intérêt respectif de se soutenir étroitement dans leurs revendications, on peut admettre que la question du home-rule-all-around aurait fait un pas décisif pour ces trois familles et que la crise irlandaise, en particulier, serait bien proche de sa solution. Nul besoin pour cela de recourir à la violence. « L’idée celtique, dit justement lord Castletown, est une idée de concorde et de fraternité, » et cette idée est écrite partout, dans les légendes, dans les codes, dans les dogmes philosophiques de la race. Je ne suis pas devin et j’ignore ce qu’une telle idée peut donner dans l’application. Mais il arriverait qu’elle ne servît pas seulement à obtenir pour les Celtes de Grande-Bretagne une amélioration de régime, il arriverait qu’elle retentît quelque jour sur la politique générale du pays, qu’il ne faudrait pas en montrer trop d’étonnement. L’histoire est pleine de surprises, mais aucune plus que celle des peuples du Royaume-Uni.

Charles Le Goffic.
  1. Jusqu’alors il n’y avait eu de rapprochement qu’entre les Bretons et les Gallois d’une part, les Bretons et les Irlandais de l’autre. Il convient de rappeler cependant les eisteddfodau d’Abergavenny et de Caer-Marthen et le Congrès de Saint-Brieuc (1867), où figurêrent des délégations d’Irlande, de Galles, de Bretagne. À la dernière Eisteddfod de Cardiff n’ont pas pris part moins de vingt et un Bretons, parmi lesquels MM. Riou, de l’Estourbeillon et Le Gonidec, députés, MM. Bourgault-Ducoudray, Le Braz, Léon Durocher, Corfec, Radiguet, Vallée, etc. Une mentiun particulière est due à M. Jean Le Fustec, délégué général de la Fédération bretonne, qui, avec un dévouement admirable, s’était chargé de régler sur place tous les détails de la rencontre.
  2. Lettre à M. François Jaffrennou, Clocher hreton, juin 1899.
  3. On tonnait le proverbe anglais : By Tre, Pol and Pen, — You may know the Cornishmen.
  4. Sur huit membres de la représentation du Cornwal, deux cependant sont partisans du home-rule.
  5. Je prends une moyenne. Le chiffre donné par M. Ravenstein est beaucoup plus élevé : 12 345. Sur ces 12 345 Manx parlant le gaélique, 190 seulement parleraient et comprendraient le seul gaélique ; le reste parlerait et comprendrait le gaélique et l’anglais. Mais, sur la carte dressée par M. Fournier d’Albe, le chiffre a singulièrement baissé : il n’est plus que de 3 000 habitans parlant le gaélique.
  6. C’est ainsi que de 1880 à 1890, en dix ans, 150 000 Écossais ont émigré aux États-Unis.
  7. Cf. Charles de Calan, Science sociale (1895).
  8. Cf. Rév. Walter Gregor : An Echo of olden time from the North of Scotland (1879)
  9. 250 000, d’après la carte de M. Fournier d’Albe ; 242 207 dans les Highlands seuls, d’après M. Ravenstein, auxquels il faudrait ajouter 58 146 dans les autres comtés, 301 en Irlande, 8 000 en Angleterre et en Galles, soit, au total 309 254. Sur ce chiffre, 48 813 parleraient et comprendraient seulement le gaélique ; 260 381 parleraient et comprendraient le gaélique et l’anglais.
  10. On aurait tort de croire d’ailleurs que cette antipathie n’a pas laissé de trace chez les Gallois d’aujourd’hui, pour fervcns loyalistes qu’ils soient. M. Zimmer en fournit maintes preuves. J’ajouterai la suivante : dans une conférence récente au Cymmrodorion de Cardiff, conférence à laquelle assistaient les principales notabilités du pays et l’honorable D. T. Phillips, consul des États-Unis, M. Hugh Edwards, directeur du Young Wales, rappelait aux applaudissemens de l’assemblée la remarque de sir Osborne Murpan. « que la majorité des Anglais considèrent avec une bienveillante tolérance ou une sentimentale sympathie la nationalité des Écossais et avec une inquiétude croissante ou de vifs remords celle des Irlandais, tandis que celle des Gallois, la plus nettement distincte de toutes, est regardée avec on ne sait quelle dédaigneuse indifférence. » M. Edwards s’attachait à montrer qu’il n’y avait pas là un simple caprice passager, mais une aversion héréditaire, née dans un passé lointain et accumulée par une longue suite de générations disparues. « La politique des Anglais à l’égard des Gallois a été jusqu’au bout, dit-il, une politique féroce, n’ayant pour but que d’abolir l’identité nationale du pays. » Et M. Edwards concluait en disant, aux applaudissemens de tous, que c’était cette identité qu’il fallait rétablir.
  11. La protestation adressée au Pape, sous Henri III, par le prince régnant de Galles, met en pleine valeur les griefs de la population. « Et tout d’abord nous nous plaignons que l’archevêque de Canterbury envoie à la tête de nos diocèses des évêques anglais, ignorans de notre langue et de nos usages et ne pouvant, en conséquence, prêcher et confesser qu’au moyen de truchement… Ce n’est pas tout. Les prêtres n’éprouvent pour notre patrie que des sentimens d’éloignement, presque de haine. Ils se désintéressent du salut de nos âmes et n’ont au cœur d’autre ambition que celle de nous damner. Trop rarement ils daignent accomplir parmi nous les devoirs de leur ministère… etc. »
  12. Le signal partit d’un petit village montagneux de 950 âmes, Llalarmon-yn-Jal. Appauvris par des pluies persistantes et de mauvaises récoltes, les contribuables devaient payer au recteur anglican une dime de 447 livres sterling. Une délégation fut envoyée au recteur pour le prier de réduire la dime en raison du mauvais état des récoltes. Le recteur refusa. Il ne consentit pas davantage aux délais qu’on sollicitait de lui. Intraitable, il menaçait de la justice, s’il n’était pas payé immédiatement. Cette attitude souleva l’indignation générale. L’anti-tithe-war gagna de proche en proche. Des rixes éclatèrent. Il fallut mettre la troupe sur pied. On ne vint à bout de la résistance qu’en déployant une sévérité inaccoutumée. — Sur toute cette Question des dîmes, qui a pris en Galles l’importance d’une question nationale, on consultera avec fruit l’article publié ici même par M. Julien Decrais le 1er octobre 1891.
  13. D’abord le Trysorfa Gwybodaeth (Trésor de la science kymrique}, — 1774 — et le Cylchgrawn Cymraeg (Revue kymrique) — 1793. De nos jours il faut citer Y Banner Cymru {la Bannière de Galles) : Y Genedl (la Nation) : Y Husern {le Fanal) ; Heddyw (le Quotidien); Y Cerdovr [le Chanteur); Y Geninen {le Poireau) ; Y Werin {le Peuple), etc. Il y a même un journal gallois pour enfans, le Cymru’r plant {l’Enfance galloise).
  14. Les restaurateurs officiels des Eisteddfodau furont Williams Owen, dit Pughe, Owen Jones et Edward Williams, dit Iolo Morganwg. Mais, sans l’appui du clergé indigène, il est bien certain que cette restauration eût été impossible.
  15. On lit cependant dans la Revue celtique de 1888 : « Le 23 février dernier est mort à Pontypridd, dans le comté de Clamorgan, M. Evan Davies, ou, comme il se faisait appeler, Myfyr Morganwg. Il avait acquis une célébrité bizarre en prétendant rétablir la religion druidique et en s’en faisant grand prêtre. Il avait trouvé un certain nombre de disciples qui se réunissaient à des dates déterminées à Pontypridd pour célébrer le culte druidique dont il croyait avoir retrouvé les rites mystérieux. >>
  16. La population du pays de Galles était évaluée en 1891 à 1 700 000 habitans. D’après M. Havenstein, le chiffre des Gallois parlant le celtique aurait êté à cette date de 996 630, se décomposant en 304 llO habitans, parlant et comprenant uniquement le celtique, et 692 420 parlant et comprenant le celtique et l’anglais. M. Fournier d’Albc donne Heulement dans sa carte 910 000 Gallois Gallicisant.
  17. La population n’a guère bougé depuis et est évaluée en chiffres ronds à 4 500 000 âmes. Politiquement, le nord-est, peuplé d’Anglo-Saxons, et les deux grandes villes, Dublin et Belfast, sont unionistes. La représentation au Parlement anglais comprend 103 membres. Home-Rulers : Boroughs, 11 ; Counties, 71. Total : 82. — Unionistes : Boroughs, 2 ; Counties, 14 ; University, 2. Total : 21.
  18. D’après un relevé bien connu, dit Stuart Mill, toute la propriété foncière de l’île a été confisquée jusqu’à trois fois successivement. »
  19. Voyez Filon, le Parlement irlandais, article paru dans la Revue du 15 juillet 1886 et auquel nous avons emprunté une partie de ces détails.
  20. Ce bill n’eut que des résultats désastreux, les propriétaires s’opposant à toute amélioration dans les exploitations agricoles, de peur d’être obligés à remboursement.
  21. Nous ne parlons pas ici de l’Académie d’Irlande, dont le rôle s’est maintenu toujours dans une sphère plus élevée et pour ainsi dire en dohors du temps. Mais on ne saurait oublier chez les érudits que c’est à elle qu’est due la publication (après les beaux travaux d’O’Curry) des principales épopées irlandaises publiées en partie sous la savante direction de M. R. Alkinson.
  22. En Irlande, ce « symbole » s’appelait l’Irish note et consistait dans une planchette de bois quie l’instituteur, religieux ou laïque, pendait au cou de l’enfant qui était surpris parlant irlandais.
  23. Mais déjà M. Louis Tiercelin avait fondé à Rennes l’Hermine qui a pris une si grande part à la renaissance des lettres bretonnes. Il serait injuste de ne pas mentionner aussi la Revue de Bretagne et de Vendée et une nouvelle venue, le Clocher breton (Dr René Saïb), qui mènent le bon combat à côté et un peu au-dessous de l’Hermine.
  24. Voir l’article de M. Gaidoz sur la Poésie bretonne en 1870, Revue du 15 décembre 1871.
  25. Il suffit de consulter les cartes : du promontoire de Porz-Lazo au nord jusqu’à l’embouchure de la Vilaine au sud, la Frontière de la langue celtique suit une ligne oblique et tortueuse par Chatelaudren, Loudéac, Pontivy et Elven.
  26. Le R. Mosson, dans une communication récente à la Société gaélique d’Inverness, rapporte qu’il a prêché en gaélique dans ces diverses colonies higlandaises du Canada. Mais où sa surprise passa toutes les bornes, c’est quand il fit la rencontre d’un établissement de « Celtes noirs. » Après enquête, ces Celtes faux teint étaient les descendans d’esclaves qui avaient appartenu à des Gaëls d’Écosse et avaient adopté la religion et la langue de leurs anciens maîtres.
  27. Comme on l’a fait observer justement, M. Guieysse est ici plus régionaliste que les régionalistes eux-mêmes : ceux-ci se contenteraient que le français fût enseigné dans les écoles par l’intermédiaire du breton.