Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 2/03


CHAPITRE III

LE LYRISME ROMANTIQUE

I

L’action militante du romantisme devait se rapporter surtout au théâtre, que le chef de l’école considère dès le début comme le genre caractéristique et la forme culminante de l’art moderne ; mais ce qui marque l’avènement de la jeune génération, c’est l’élan spontané d’un lyrisme par lequel notre poésie fut tout d’abord renouvelée. Trois grands poètes présidèrent à cette renaissance, Lamartine, Alfred de Vigny et Victor Hugo.

Il en est un autre, beaucoup trop admiré par ses contemporains, un peu trop rabaissé depuis, auquel nous devons donner une place, en dehors du mouvement romantique, dont l’éloignent, non seulement son genre, bien qu’il en élargisse la portée, mais encore ses traditions littéraires et son tempérament moral.

Béranger commença par assujettir à une diction plus exacte et plus pure les grivoiseries de l’ancien couplet gaulois. Renonçant bientôt aux grands projets épiques et dithyrambiques que sa première jeunesse avait caressés, il se donna tout entier à la chanson, comme à la forme poétique qui s’accordait le mieux avec son talent délicat et vif, mais court et sans ampleur. Du moment qu’il se fut fait chansonnier pour tout de bon, il songea à tirer le meilleur parti du genre qu’il s’appropriait ; il voulut y déployer ses qualités de versificateur et d’écrivain, et même en ajuster le cadre à toutes les inspirations qu’il avait d’abord réservées pour le poème héroïque, pour l’ode ou pour l’élégie. Après les refrains gaillards vint la romance discrètement attendrie, la chanson politique, dans laquelle vibre tantôt la note libérale et voltairienne ou celle du patriotisme, tantôt l’accent d’une satire, non pas inoffensive et gaie, mais amère, cuisante, et qui a savamment élaboré son poison, enfin ce que Sainte-Beuve appelle la chanson-ballade, cette chanson purement poétique et philosophique à laquelle le poète ne s’éleva que sur le tard.

La gloire dont Béranger jouit de son vivant s’explique en grande partie par les circonstances et par son habileté à en profiter, peut-être encore par je ne sais quel effet de contraste entre cet humble ménétrier et les grands coryphées romantiques ; mais il faut lui reconnaître aussi des mérites de composition et de style qui lui assureront toujours un rang distingué dans l’histoire littéraire de notre temps.

Béranger est un poète à la fois savant et populaire. Il est populaire par le choix même de ses sujets, par l’esprit de malignité frondeuse qui anime sa chanson, par un fond gaulois sur lequel brille çà et là quelque éclair de sentiment ; il l’est encore par son patriotisme étroitement jaloux, par son « libéralisme » intolérant et soupçonneux, par l’accent qu’il a donné soit aux instincts d’égalité démocratique, soit aux aspirations socialistes et humanitaires dont il finit par se faire le complaisant interprète. Et il est savant par ses artifices d’artiste rompu au métier, par l’adresse avec laquelle il sait grouper ses couplets autour d’un motif central, par son souci de la correction et de la pureté, par la recherche même d’un naturel qui trahit bien souvent l’effort. Ses critiques les plus sévères lui accordent l’imagination du style et l’invention dans le détail , ils admirent sa souplesse à prendre les tons les plus divers, le bonheur de ses thèmes, presque toujours gracieux ou piquants, son talent de dramatiser la chanson, d’enchâsser dans le cadre dont il dispose une scène animée et expressive.

Les qualités du poète cachaient aux yeux de ses contemporains des défauts que le temps a de plus en plus accusés, et qui cacheraient plutôt à nos yeux ses plus réels mérites. Nous ne lui reprocherons pas seulement des réminiscences mythologiques bien déplacées, son vernis de fausse noblesse, son faible pour la périphrase, toutes les traces du goût pseudo-classique qu’offre un style dont les grâces ont bien vieilli. Le labeur même de l’écrivain et du versificateur nuit à Béranger. Son extrême concision l’empêche d’être précis. Il a quelque chose de dur et de rocailleux. Sa phrase est trop dense : il ne se contente pas de la serrer, il l’opprime ; elle a des fronçures et comme des crispations, elle paraît à la fois bourrée et étriquée. La conduite des pièces, toujours ingénieuse, sent trop souvent le procédé ; nous saisissons à la lecture tout ce qu’il y à de contraint, parfois de décousu, dans cette composition industrieuse et pénible.

Quant à l’esprit même de son œuvre, une sentimentalité banale, une philosophie terre à terre, de la solennité sans élévation et de la pompe sans grandeur, quelque chose de convenu et de faux dès qu’il ennoblit ses visées, un penchant à la grivoiserie qui se marque jusque dans les inspirations les plus fraîches ou les plus hautes : c’est assez pour que la postérité refuse d’égaler son nom à celui des grands poètes dont il fut le contemporain. Ce « vilain très vilain » n’a d’ailleurs rien de commun avec les chevaliers du romantisme. Quel rapport entre la nature grandiose et mystérieuse qu’ils chantent, et les tableaux de banlieue que lui-même accroche à ses refrains ? Entre l’idéale Elvire et cette brave fille de Lisette ? Entre l’indulgence béate du Dieu des bonnes gens, ce sempiternel bénisseur, ce bon Dieu qui est un bon diable, et l’auguste, la redoutable, la rayonnante majesté du Jehovah romantique ? Le chansonnier reste complètement étranger au mouvement qui régénère l’âme même de notre poésie. Non seulement nous ne l’égalons plus aux grands contemporains, mais nous ne pouvons même pas l’associer à eux. Ceux-là sont les maîtres de la lyre, et lui n’est un maître que sur la vielle.

Béranger n’avait encore fait que Roger Bontemps et la Gaudriole, quand parut un petit recueil de vers où se révélait le secret d’une inspiration nouvelle, en intime accord avec l’état moral delà jeune génération. Celle-ci s’y reconnut aussitôt, et le nom de Lamartine, ignoré la veille, fut illustre le lendemain.

L’auteur des Méditations avait commencé par imiter les élégiaques du xviiie siècle. « Bertin et Parny, a-t-il dit lui-même, faisaient les délices de ma jeunesse ; l’imagination toujours très sobre d’élans et alors très desséchée par le matérialisme de la littérature impériale, ne concevait rien de plus idéal que ces petits vers corrects et charmants de Parny, exprimant à petites doses les fumées d’un verre de vin de Champagne, les agaceries, les frissons, les ivresses froides, les ruptures, les réconciliations, les langueurs d’un amour de bonne compagnie, qui changeait de nom à chaque livre. Je fis comme mes modèles, quelquefois peut-être aussi bien qu’eux. Je copiai avec soin, pendant un automne pluvieux, quatre livres d’élégies formant ensemble deux volumes, sur du beau papier vélin. » On pourrait retrouver cette première veine jusque dans les Méditations : si quelques-unes ne s’élèvent pas sensiblement au-dessus de ce que Millevoye avait écrit de plus touchant et de plus pur, d’autres procèdent tout uniment de Bertin et de Parny, et respirent la mélancolie du plaisir qui donne un charme pénétrant à certaines pièces de ces poètes.

Lamartine approchait déjà de l’âge mûr lorsqu’il prit conscience de sa véritable vocation. C’est à vingt-huit ans que lui fut pour la première fois révélé « ce je ne sais quoi qui s’appelle poésie ». Il brûle alors ses cahiers de vélin, il rompt, avec une philosophie voluptueuse « qui n’était pas la sienne », il rougit d’avoir profané la langue sacrée des vers en ne lui confiant que les secrets de ses sens ; il consacre pour toujours sa lyre à l’expression de cet infini qui lui apparaît dès ce moment comme la source unique de l’art. « C’est là, écrit-il à son ami Virieu, l’âme de l’homme tout entière ; et, par conséquent, tout ce qui doit et peut agir sur son âme doit en tenir et y tendre par quelque point. »

Il avait en cette voie même des devanciers. Ne parlons pas d’Ossian et de Byron. L’un, qu’il appelle l’Homère de ses premières années, n’eut pourtant sur lui qu’une influence vague et lointaine ; quant à l’autre, il ne le connut que tard et se félicite comme d’un bonheur que la puissance de ce génie sauvage et souvent pervers ne l’ait pas entraîné hors de sa vocation naturelle ; au fond, il n’y a rien de commun entre Byron, « Lucifer révolté d’un pandémonium humain », et Lamartine, nature tout optimiste, tournée d’elle-même à l’adoration, et qui fit de la poésie un hymne de reconnaissance, d’amour et de foi. C’est en France même que l’auteur des Méditations a ses véritables précurseurs. Mais ce ne sont pas des poètes. S’il commença par imiter les Parny et les Bertin, André Chénier, qu’il ne put d’ailleurs connaître qu’un an avant la publication de son premier recueil, lui inspira tout d’abord et pour longtemps une antipathie instinctive : il ne voit en lui que le chantre de la matière et des jouissances charnelles ; il ne sent pas d’ailleurs tout ce qu’il y a d’exquis naturel dans la poésie délicate et savante de ce Byzantin. Ses maîtres, ce sont les grands prosateurs qui avaient régénéré du même coup le sentiment et l’imagination. D’abord, Jean-Jacques Rousseau, qu’il lisait dès sa première jeunesse et dont il garda une impression ineffaçable. On retrouve bien souvent dans ses Méditations et ses Harmonies les accents du Promeneur solitaire ou du Vicaire savoyard ; le Lac, ce chant « des amants adoré », que le jeune poète murmure à l’oreille d’Elvire, Saint-Preux l’avait déjà soupiré à celle de Julie. Entre Lamartine et Bernardin de Saint Pierre, il y a une parenté plus intime encore : c’est, chez tous les deux, la même sensibilité à la fois voluptueuse et tendre, la même grâce, parfois un peu molle en sa suavité, le même besoin d’émotion religieuse. Paul et Virginie fut de bonne heure pour Lamartine le livre par excellence ; c’est celui qu’il traduit à Graziella, c’est celui qu’il fait lire à Jocelyn ; plus que tout autre, ce livre » lui parlait dans la solitude la langue de son cœur ». Joignons à Bernardin Mme de Staël et Chateaubriand, « les deux génies précurseurs qui lui apparurent, qui le consolèrent à son entrée dans la vie » : il s’appropria de l’une sa conception d’un art tout idéaliste, et l’autre offrit à son imagination des formes nobles et des contours harmonieux. Après Jean-Jacques, Bernardin, Chateaubriand et Mme de Staël, il ne manquait plus à la poésie que les ailes du rythme : ce fut Lamartine qui les lui donna.

Cette poésie nouvelle, il l’avait d’ailleurs trouvée surtout en lui-même. Un génie aussi spontané que le sien ne saurait manquer d’être original. C’est son propre cœur qu’il chanta. Entre ses devanciers et lui, il y eut je ne sais quelle communion d’idées et de sentiments qui s’explique par les subtiles influences de l’atmosphère morale. Si nous y ajoutons une éducation chrétienne, à la fois rustique et douce, des prédispositions natives à la mélancolie, une âme impressionnable, un cœur fervent pt tendre, nous aurons, avec tous ses traits caractéristiques, le Lamartine qui, sans théorie préconçue, sans système, sans apprentissage, en dehors de toute école et, si l’on peut dire, de tout art, égala d’un seul coup la poésie du nouveau siècle à ce que la prose y avait produit jusqu’alors de plus, élevé, de plus noble et de plus pur.

L’effet des Méditations fut immense. Cuvier comparait les premiers vers de Lamartine à quelque chant mélodieux qu’un promeneur entendrait s’élever tout à coup dans la solitude, et qui s’accorderait avec les sentiments intimes de son âme. Le nouveau livre fut bien pendant quelque temps « l’objet des dénigrements et des railleries du vieux parti littéraire classique, qui se sentait détrôné » ; mais les rédacteurs de la Minerve et du Constitutionnel n’eurent pas plus beau jeu contre les Méditations que, vingt ans plus tôt, Morellet et Marie-Joseph Chénier contre le Génie du christianisme. Leurs mesquines critiques se perdirent dans le bruit de l’admiration universelle. Le jeune poète, il le dit lui-même, reçut mieux encore que des applaudissements : il eut des soupirs pour échos et des larmes pour acclamations.

Un mince recueil de vers transformait notre poésie. Rendue à la vérité du sentiment et à la sincérité de l’expression, elle redevient la langue d’un cœur ému. C’était là toute une révolution. Comme le disait justement l’éditeur auquel Lamartine avait d’abord présenté son manuscrit — et qui le refusa, — les Méditations « ne ressemblaient à rien de ce qui était connu et recherché ». Ce caractère de nouveauté frappe et les détracteurs et ceux qui sont le plus disposés à l’admiration. Le père du poète trouve les vers de son fils aussi « étranges » que beaux. Dans un salon où Lamartine lit une de ses pièces, Villemain s’élance vers lui, et, le prenant au collet : « Jeune homme, lui dit-il, qui êtes-vous ? D’où venez-vous, vous qui nous apportez une telle poésie ? » Notre lyrisme avait été jadis avec Ronsard une imitation laborieuse de l’antiquité, puis, avec Malherbe, une noble architecture de syllabes, plus tard, avec Jean-Baptiste Rousseau, une déclamation froide et tendue : Lamartine en fait tout d’un coup une sorte de chant intérieur, « la partie morale, divine, mélodieuse de la pensée humaine », moins un art qu’une soudaine effusion de sentiments. « Les poètes, dit-il, cherchent le génie bien loin, tandis qu’il est dans le cœur et que quelques notes bien simples, touchées pieusement et par hasard sur cet instrument monté par Dieu même, suffisent pour faire pleurer tout un peuple. » Il y a chez le Lamartine de 1820 une spontanéité d’inspiration, une fraîcheur de sentiment, une simplicité de moyens, qui nous font songer aux primitifs.

La poésie retrouve comme une virginité dans l’ignorance même et la candeur du poète. Elle s’est dépouillée de toute forme artificielle, ou, pour mieux dire, n’a presque plus de forme qu’elle-même. Elle s’exhale plutôt encore qu’elle ne s’exprime. Elle est immatérielle, et, par suite, sans figure définie et sensible. À quel genre appartiennent ces vers, qui trouvent dans tout le siècle un si puissant écho ? Le poète ne s’en soucie guère. Il les intitule des Méditations. Ce titre indique assez par lui-même ce qu’offre de nouveau la tentative poétique dont il donne le signal. D’abord, il est étranger aux étiquettes de la poésie scolastique ; il procède directement de l’âme ; il se rapporte, non pas au métier, mais à l’homme même. Puis, il annonce le ton élevé que prend tout de suite Lamartine. Le poète « était né sérieux et tendre » ; il garda toujours le dégoût des légèretés du coeur, « un sentiment grave de l’existence et de son but ». Dès le début, sa poésie a le tour en même temps sentimental et méditatif ; elle n’est point austère sans doute, mais sérieuse dans la tendresse et recueillie jusque dans le bonheur.

Le premier livre de Lamartine est ce qu’il a fait, sinon de plus beau, tout au moins de plus pur. Mais son talent s’éleva et s’enrichit dans ceux qui suivirent. Dès les Nouvelles Méditations, le progrès est sensible : à des inspirations plus fermes et plus larges répondent un souffle plus vigoureux, une touche plus sûre, une forme plus ample et plus opulente. Avec les Harmonies, Lamartine parvient à tout son déploiement poétique : la source, si pure à sa naissance, mais un peu mince encore, est devenue un vaste fleuve qui épand à pleins bords des eaux calmes et puissantes. Le poète remplit enfin la capacité de son génie ; il jouit souverainement de sa propre plénitude. Jocelyn, s’il y montre des qualités nouvelles dans l’expression des choses simples et des sentiments familiers, n’est, à vrai dire, qu’un nouveau recueil d’harmonies, reliées entre elles par le fil de la narration.

Jusqu’à présent, il y a développement graduel et continu ; mais le progrès se fait toujours dans le même sens. La veine originelle s’est élargie, elle ne s’est pas renouvelée. Au lendemain même des premières Méditations : « J’en conviens, disait Fontanes, ce sont de très beaux vers, mais il n’a que cela dans le ventre. » Lamartine fit mieux dans la suite, il ne fit guère autre chose. Après Jocelyn, ses défauts s’accusèrent de plus en plus. Il continuait à fournir des « méditations » et des « harmonies », mais dont l’abondance diffuse ne pouvait plus faire illusion qu’à lui-même. Le fleuve débordait au hasard. C’était comme un déluge de poésie lâche et verbeuse.

L’inspiration fondamentale de Lamartine procède d’un idéalisme un peu vague, mais élevé et généreux, dans lequel nous trouvons bien moins une conception réfléchie qu’un état moral instinctif. Le matérialisme, qui inspirait au poète dans sa jeunesse « une invincible horreur », resta toujours antipathique à sa nature. Chantre de l’idéal en amour comme en religion, en politique comme en amour, il le chante dans une langue elle-même tout idéalisée. À cet idéalisme spontané se lie un invincible besoin d’espérer et de croire. Le poète a bien ses moments de doute, parfois de révolte ; les cris de désespoir qu’il pousse dans ses premières Méditations prolongent leur écho jusque dans les Harmonies, et, lors même qu’il jette sur l’univers et sur l’homme un regard plus apaisé, sa foi ne s’assure jamais sans retour contre toute défaillance. La fatalité des lois historiques, l’impassibilité de la nature, déconcertent encore et troublent son âme. Cependant, sa disposition la plus ordinaire est une sérénité confiante, une gratitude démonstrative, qu’il épanche en hymnes et en oraisons. Il se lève une nuit et rallume sa lampe pour écrire le Désespoir, « gémissement ou plutôt rugissement de son âme » : ce n’est là qu’un accès, et, le lendemain, il écrit la Providence à l’homme. Si, quand il compose l’Immortalité, il est « plongé dans la nuit du cœur », « la douleur et le doute ne peuvent jamais briser tout à fait une élasticité toujours prêle à réagir et à relever en lui l’espérance » ; dans cette pièce même, il résume toute sa philosophie par ces mots d indomptable foi : « J’aime, il faut que j’espère ! » En un de ces moments « où la vie devient sombre comme sous le passage de quelque nue », il adresse, le Passé à un de ses amis ; mais, nous le savons par son aveu même, il n’est pas aussi découragé de la vie que ces vers semblent l’indiquer, ou plutôt ses découragements sont fugitifs et passagers comme les sons de sa lyre. « Ce jour-là, continue-t-il, j’étais à terre ; le lendemain, j’étais au ciel. » C’est au ciel qu’est naturellement Lamartine, quand rien n’altère son habitude morale. « Adorer, dit-il, voilà vivre. » Et il ajoute : « Au fond, je ne crois pas que l’homme ait été crée pour autre chose. »

Les exquises douceurs de son éducation, les faveurs de la fortune, les sourires de la vie, tout avait concouru à entretenir l’optimisme natif du poète. Enfant, il ignora « ce qu’était une amertume du cœur, une gêne de l’esprit, une sévérité du visage humain » ; il avait pour mère une élève de Rousseau et de Bernardin, qui l’entoura d’un amour infiniment tendre et délicat, lui épargna toute contrainte, ne lui demanda que d’être « vrai et bon ». Son adolescence et sa première jeunesse ne furent pas moins choyées. Il n’y eut pour lui ni amères expériences, ni dures leçons. Aucun besoin, et, par suite, aucun souci de discipline. Il passa des gâteries de sa mère à celles du monde ; il fut un grand poète presque sans le savoir, et les applaudissements enthousiastes qui saluaient ses premiers vers apportèrent à son oreille le bruit d’une gloire qu’aucun effort n’avait achetée. Il ne manqua qu’une fée autour de son berceau, celle que les contes font apparaître la dernière, et qui, pour se venger de n’avoir pas été invitée, sème quelques obstacles à travers une existence déjà composée à souhait pour le bonheur et la gloire. Tous les défauts de Lamartine viennent de ce qu’il fut trop heureux.

Le poète raconte que, quand il était enfant, ses sœurs et lui s’amusaient à un jeu renouvelé de la harpe éolienne. Ils pliaient une baguette d’osier en demi-cercle en rapprochant les extrémités par un fil, nouaient ensuite des cheveux d’inégale longueur aux deux côtés de l’arc, et l’exposaient au vent d’été qui en tirait des sons harmonieux. Ils appelaient cela « la musique des anges ». C’est aux accords de cette harpe que je comparerais volontiers la poésie de Lamartine. Les divers sentiments qui se succèdent dans son âme en tirent d’eux-mêmes de mélodieux accents : il n’y a d’autre musicien que le souffle des passions.

Ce n’est pas seulement la pensée du poète qui manque de profondeur, c’est encore sa sensibilité. Elle vibre, elle frémit au moindre contact ; mais ce n’est qu’une surface sonore. L’émotion s’exhale sans avoir pénétré jusqu’au fond : elle ne fait, pour ainsi dire, que rebondir sur le cœur.

Cette sensibilité si prompte et si vive, quoique si peu profonde, explique bien l’incurable « subjectivisme » de Lamartine. Que de fois il nous dit en parlant de ses pièces : « Ce n’est pas de l’encre, ce sont des pleurs écrits » ; ou bien : « Ces vers sont tombés de ma plume comme une goutte de la rosée du soir » ; ou encore : « Ceci est une méditation sortie avec des larmes du cœur de l’homme ». Sa poésie n’exprime que des sentiments tout individuels. Le plus grand des élégiaques, Lamartine reste confiné dans l’élégie. Il est incapable de sortir de lui-même. Il « ne sait que son âme ». Tout ce qui n’est pas impressions personnelles ne lui apparaît que dans un vague lointain. Il aime la nature ; il excelle à rendre les émotions qu’elle lui fait éprouver ; mais il est impuissant à la peindre. Il ne voit pas. Même quand il retrace les lieux qui lui sont le plus familiers, ses descriptions fourmillent d’inexactitudes. Les figures qu’il esquisse sont idéales et vaporeuses, et le cadre dont il les entoure n’a ni relief ni consistance. Il n’accuse pas les linéaments, il les estompe d’une douce et molle caresse. Il ne se plaît qu’en dehors de toute limite : aussi la rêverie est-elle son état de prédilection. Il a pour domaine ce qu’il y a de plus vague, ce qu’il y a de général et d’immense dans l’âme, la nature, l’humanité. Sa religion elle-même, aucun dogme ne la précise ; ce n’est qu’une sorte d’harmonie entre son cœur et la création.

Des expansions soudaines et presque involontaires, voilà la poésie de Lamartine. « Ce qui est cherché, a-t-il dit, n’est pas trouvé. » Quant à lui, il ne cherche pas ; il s’abandonne au courant de sa veine, et ne connaît ni hésitation ni rature. S’il revient jamais sur ce qu’il fait, c’est non pour le châtier, mais pour le refaire. Ses meilleures pièces — il le déclare en propres termes — sont de véritables improvisations en vers. Il finit par se laisser aller à la dérive et par offrir au public ce que Sainte-Beuve appelle des brouillons.

Cet improvisateur est aussi un amateur. Lui-même se donne ce nom. « La poésie, dit-il, était un accident, une aventure heureuse, une bonne fortune dans ma vie. » Il se tient à l’écart de toute école, de toute querelle littéraire. Il écrit ses vers au hasard, dans les bois, en bateau, à cheval. Il affecte de songer fort peu à sa gloire poétique, il fait bon marché de son propre talent. Il dédaigne tout ce qui se rapporte au métier. Mais, en poésie, le métier s’appelle un art, et il n’est pas bon que le poète en parle avec un tel détachement. Quand Lamartine dit que l’art véritable consiste à être touché, il confond deux choses bien différentes : le véritable artiste est plutôt celui qui, dominant son émotion, l’exprime dans une forme parfaite. C’est là ce qui manque à cet admirable génie. Il ne sait pas se régler, s’amender, au besoin se contraindre. « Je n’aime pas l’effort », a-t-il dit avec candeur. Et ailleurs : « Vous savez combien je suis incapable du pénible travail de la lime et de la critique ». Ainsi s’expliquent tous les défauts qui déparent souvent ses plus belles pièces, épithètes molles et banales, images incohérentes, platitudes, impropriétés et même incorrections, les rimes inexactes, le rythme flottant autour de la phrase sans en accuser les formes, le plan lâché au hasard de l’inspiration, une prolixité vague et fluide dans laquelle se noient la pensée et le sentiment.

Lamartine eut toutes les qualités que comporte la nature sans le secours du travail. Si la poésie n’avait pour loi, ou même pour raison d’être, une perfection absolue de la forme, nous n’hésiterions pas à saluer en lui le plus grand de tous nos poètes. Si les plus beaux vers sont, ainsi que Joubert l’a dit, ceux qui s’exhalent comme des sons ou comme des parfums, nul n’en fit jamais de plus beaux que l’auteur des Méditations, des Harmonies et de Jocelyn.

Autant l’originalité de Lamartine est ingénue, autant celle d’Alfred de Vigny est d’une espèce compliquée et subtile. Dès 1815 il compose la Dryade et Symétha, dont le sentiment, comme la forme, rappelle André Chénier. C’est le même art délicat et rare, un ingénieux mélange de naïveté homérique et de joaillerie alexandrine, les épithètes de nature, les archaïsmes, les élégantes périphrases, les enjambements, toutes les curiosités de la langue et de la versification. Ensuite viennent des études, motifs inachevés, comme André en a laissé beaucoup, et qui se distinguent surtout par l’habileté de la facture ; puis, des scènes bibliques, dont il faut sans doute chercher la première idée dans l’auteur de Suzanne. Mais, déjà, l’inspiration n’est plus la même. Tandis que Chénier a l’âme toute païenne, celle de Vigny se tourne au mysticisme ; il appartient à une génération qui a vu bien des choses formidables et troublantes, et que la crise morale a profondément ébranlée. S’il doit d’abord quelque chose à André Chénier, Vigny dégage presque aussitôt sa personnalité propre. Sauf ses premiers essais, il ne ressemble à personne et ne procède que de lui-même. Rien dans notre poésie n’annonçait des poèmes comme Moïse, le Cor, Eloa, bien d’autres encore. « Le seul mérite, a-t-il dit, qu’on n’ait jamais disputé à ces compositions, c’est d’avoir devancé en France toutes celles de ce genre, dans lesquelles une pensée philosophique est mise en scène sous une forme épique ou dramatique… Sur cette route d’innovation, l’auteur se mit en marche bien jeune, mais le premier. »

Lui-même est en effet un initiateur, et les plus illustres contemporains ont suivi parfois sa trace. Sans parler ici d’Othello et de Cinq-Mars, qui inaugurent, l’un la révolution du théâtre, l’autre le roman historique. Vigny, comme poète lyrique, ouvrit autour de lui maintes voies. Une pièce telle que la Neige a sa date dans notre histoire littéraire on y trouve la première conception grandiose du moyen âge, où ses devanciers n’avaient encore vu qu’un sujet de mignardises ; ce ne sont que quelques strophes, mais elles suffisent pour donner le ton. La Femme adultère, la Fille de Jephté, le Déluge, dans leur simplicité sobre et savante, annoncent de loin les tableaux plus larges, plus amplement développés, d’une venue plus franche et plus prompte, que Victor Hugo intitulera Légendes des Siècles. Dolorida, ce récit à la fois si pathétique et si contenu, peut être considéré comme le premier des contes d’Espagne et d’Italie, où Musset devait porter une passion, non pas plus forte, mais plus expansive et plus bruyante. Eloa, enfin, ce modèle de grâce et de sentiment, fournit à Lamartine l’idée de la Chute d’un ange, si peu digne de lui être comparée.

Comme Lamartine, Vigny est un idéaliste. Mais, chez lui, l’idéalisme se combine d’une façon singulière avec je ne sais quelle disposition naturelle au mécontentement, à l’inquiétude morale, avec une humeur dénigrante et hautaine, avec « une sorte d’aigreur ironique » qui a fait dire que « son albâtre était chagriné ».

Il avait tout au début quelque chose d’ultraterrestre et comme de séraphique. « Personne de nous, dit Alexandre Dumas, ne l’a jamais surpris à table », et il le représente comme une sorte d’archange qui touche le moins possible à notre monde inférieur. « Ô ma Muse, écrit Vigny lui-même, tu n’as pas de corps, tu es une belle âme, une déesse. » Les déceptions du cœur, les piqûres de la vanité, les souffrances d’une nature susceptible entre toutes, ne détruisirent jamais en lui le culte de l’esprit pur. Une de ses dernières pièces, la Bouteille à la mer, est la glorification de l’idéal, et, dans sa dernière, le noble poète peut se vanter de l’avoir toujours soutenu sur les hauteurs. Mais, s’il resta jusqu’au bout fidèle à sa religion intellectuelle, il avait perdu de bonne heure son enthousiasme et sa confiance des premiers temps. Il fut trahi par l’amour : » mystérieuse ressemblance des mots ! s’écrie-t-il. Oui, amour, tu es une passion, mais la passion d’un martyr, une passion comme celle du Christ. » Et, dans sa pièce de Samson, il lance contre la femme une malédiction vibrante de colère. En politique, il avait été d’abord le pieux servant de la royauté légitime, le chevalier du droit divin ; mais les illusions de sa foi première furent promptes à s’évanouir, et nulle foi nouvelle n’eut désormais prise sur cette âme désenchantée. Il vit avec froideur la chute de Charles X, laissa passer en s’isolant la monarchie de Juillet, bouda la République, et finalement se réfugia dans une dédaigneuse indifférence. Comme penseur, il croit à l’avenir de la société humaine ; mais, par une étrange contradiction, que Sainte-Beuve relève avec toutes les autres, il ressent une répugnance instinctive pour les instruments pratiques de la civilisation, et cet apôtre du progrès finit par une diatribe contre la science, contre le « chemin triste et droit » qu’elle trace sur la terre aux locomotives du « marchand ». Un de ses derniers poèmes s’inspire du plus implacable fatalisme : le joug des « Destinées » a pesé de tout temps et pèsera à jamais sur le genre humain ; notre « mot éternel » est : » C’était écrit ».

Il ne lui reste, en dehors de l’art, aucun principe d’action. Aussi s’absorbe-t-il entièrement dans lui-même. Il sépare « la vie poétique de la vie politique », il emploie toutes les forces de sa volonté à détourner sa vue des entreprises trop faciles de l’existence active. Il se compare avec l’hirondelle, qui ne se pose qu’un moment à terre. « Je crois, dit-il, au combat éternel de notre vie intérieure, qui féconde et appelle, contre la vie extérieure, qui tarit et repousse. » Il ramène les variétés de la famille intellectuelle à deux races différentes. Celui-ci, esprit agile, souple, toujours frais et dispos, habile aux choses de la vie, c’est l’improvisateur ou l’homme de lettres, et le poète n’a pour lui que dédain et aversion. Celui-là se recueille en lui-même, oublie l’époque où il vit et les hommes qui l’entourent, ne songe qu’à l’avenir, est contenu dans le travail par le désir de la perfection ; impropre à toutes les pratiques de l’existence, il s’enivre de rêveries et d’extases ; il tente une fuite sublime vers des mondes inconnus : c’est le penseur, c’est l’artiste, c’est le poète, c’est Alfred de Vigny peint par lui-même.

Sa solitude est « sainte ». Mais qui la consolera ? Sera-ce du moins le génie ? Hélas ! cette couronne est faite d’épines. Moïse, élu mais victime de Dieu, soupire après le sommeil de la terre. Le poète s’adresse à la Gloire, il lui demande de rendre son nom éternel. Et la Gloire répond :

Tremble, si je t’immortalise ;
J’immorlalise le Malheur.

Pessimisme universel ! Deux mots ne cesseront jamais d’exprimer notre destinée de doute et de douleur : Pourquoi et hélas ! Alfred de Vigny s’en prend à la nature, aux hommes et à Dieu. La nature ? Elle t’attend, ô poète ; viens sous le toit du berger. Et le poète : « Non, je la connais trop pour n’en avoir pas peur. Ne me laisse jamais seul avec elle. La nature n’entend ni nos cris ni nos soupirs ; on la dit mère, elle est une tombe. » Les hommes ? Oui, sans doute, le poète aime la majesté des souffrances humaines ; il voudrait répandre hors de lui ses trésors de tendresse et de dévouement. Mais comment le traite la société ? Il voit le Tasse n’ayant pas de chandelle pour écrire, Milton vendant dix livres le Paradis perdu, Camoëns recevant l’aumône d’un esclave qui mendie pour lui. Gilbert est mort à l’hôpital. Chatterton s’est suicidé, André est monté sur l’échafaud. Mourir n’est rien ; vous mourez sans avoir été compris. Vous écrivez vos vers dans le recueillement, ils seront lus à la promenade, au café, en calèche. La sensibilité du poète s’exaspère ; elle frémit des dégoûts du monde, elle souffre d’autant plus qu’elle est plus délicate. Il lui reste Dieu. Quoi ? le Dieu qui s’enivre des vapeurs du sang, qui présente à la hache de Jephté sa propre fille, qui fait périr dans les eaux le juste avec le méchant ? Ce Dieu, tant de victimes innocentes élèvent la voix contre lui ! Dans le jardin des Oliviers, Jésus, triste jusqu’à la mort, appelle son Père ; mais le ciel est sourd, et l’humanité demeure sans lumière et sans guide. Puisque Dieu ne se manifeste pas,

Le juste opposera le dédain à l’absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.

Un désespoir paisible, voilà la sagesse. Le loup blessé à mort se couche en léchant son sang et expire sans pousser un cri. Sublimes animaux, que l’homme ait assez de courage pour vous imiter ! Seul, le silence est grand : tout le reste est faiblesse.

Poète solitaire et replié sur lui-même, Vigny ne se laisse jamais aller à l’inspiration du moment. Il n’écrit qu’à distance. Il laisse l’émotion, impétueuse et trouble à sa source, s’apaiser d’abord et se clarifier. Il use de détours ; il contient son lyrisme, il l’enferme en un cadre épique ou dramatique. Veut-il exprimer tout ce qu’il y a d’amertume dans la possession du génie ? ce n’est pas sa propre personne qu’il met en scène, ce n’est pas même une figure idéale du poète, c’est Moïse suppliant l’Éternel de lui faire grâce. Veut-il reprocher à Dieu son injustice envers l’humanité ? il nous transporte sur le mont Arar, il nous y montre Emmanuel et Sara engloutis par le déluge. Veut-il conjurer toute lâche plainte ? il peint la mort silencieuse du loup. Peut-être y a-t-il quelque froideur en cette abstention ; mais elle dégage la poésie des vulgarités, l’élève dans les hauteurs de l’idéal, lui imprime un caractère de pureté sereine et de blancheur immaculée.

Chacun se fait la poétique de son propre génie. Si Vigny peut contenir son inspiration, c’est qu’elle ne lui arrive qu’à petits flots. Il a le souffle court. De là, tant d’ébauches qu’il a laissées : un arrêt de la veine interrompait son travail, et il ne s’y remettait plus. Lui-même le dit : « Je fis depuis ce que j’ai toujours fait, des esquisses qui font mes délices et du milieu desquelles je tire de rares tableaux. » Il divise volontiers ses poèmes en scènes successives. Dans ceux-là mêmes dont l’ensemble forme vraiment un tout, l’on sent les reprises et les sutures. La composition en est fragmentaire, parfois étriquée. Il y a des morceaux faits d’avance ou du moins à part. C’est une admirable mosaïque de pierres polies et limées à loisir. Ainsi s’expliquent les défauts de suite et de conduite : Eloa elle-même offre des lacunes et jusqu’à des incohérences. Ainsi s’expliquent encore les nombreuses obscurités qui arrêtent et troublent l’esprit : il est bien peu de pièces dont la teneur soit régulière d’un bout à l’autre, dont le sens soit toujours clair et saisissable sans effort.

Aux obscurités de détail joignons celles de la pensée générale. Pourquoi le Somnambule est-il placé dans le Livre homérique ? Que signifient les Amants de Montmorency ? Le Masque de Fer, la Flûte, offrent-ils une idée bien nette ? Sans l’épigraphe, le Déluge lui-même ne nous laisserait-t-il pas quelque incertitude ? Ce défaut tient aux procédés de composition. L’idée a séjourné si longtemps dans l’esprit du poète, elle a été tournée et retournée en tant de sens, qu’elle perd à la longue sa franchise et sa simplicité primitives. D’ailleurs, Alfred de Vigny ne répugne pas à quelque obscurité : il croit que ce qui est clair de soi-même risque trop d’être banal, et il a le banal en horreur. Sa délicatesse l’incline à la subtilité ; il ne hait tant le convenu que pour tomber souvent dans l’artificiel et le précieux.

On a loué chez lui le penseur aux dépens de l’artiste. Lui-même s’est complu volontiers dans certaines prétentions philosophiques et politiques. On devine à qui il fait allusion quand il parle de ces poètes qui « ont aimé par-dessus tout à renfermer dans leurs compositions l’examen des questions sociales et des doctrines psychologiques et spiritualistes ». S’il se lient d’abord à l’écart du théâtre, c’est qu’il trouve l’art de la scène » trop borné pour les développements philosophiques » ; s’il finit par écrire un drame, c’est « pour faire entendre ses idées ». Durant une lente incubation, il a remué en lui bien des choses, et il croit les retrouver toutes dans une pièce de quelques vers. « S’il osait, a dit Sainte-Beuve, il écrirait Poème épique en tête d’un sonnet. » Reconnaissons à Vigny une intelligence haute et méditative. Il a été certainement un des plus originaux parmi les réformateurs romantiques. Ses thèses sociales ne sont pas elles-mêmes sans portée. Jusque dans ses poèmes, il s’est préoccupé des plus graves questions qui touchent à l’origine et à la destinée de l’homme. Mais, s’il mérite le nom de penseur, l’artiste, en lui, nous semble bien supérieur au philosophe. Dans le moment même où il exprime ses ambitions philosophiques, il se déclare « épris à la fois des détails savants de l’élocution et des formes du dessin le plus pur ». N’est-ce pas là ce qui domine chez Alfred de Vigny ? Combien de ses pièces ne sont à vrai dire que des études d’art ! Et nous ne parlons pas seulement de fragments et d’esquisses, mais aussi de tableaux achevés, comme la Fille de Jephté ou la Femme adultère. Certaines compositions expriment une idée assez ordinaire à laquelle le poète a donné un cadre disproportionné. Quelque poétique que soit l’inspiration première d’Eloa, la main-d’œuvre, dans cette pièce même, nous semble bien plus précieuse que la matière. Alfred de Vigny est un esprit vigoureux et original, mais c’est avant tout un artiste, le plus délicat qu’ait produit la génération de 1820. Sa grâce pudique et sa chaste élévation lui donnent une place à part entre les poètes contemporains. Dans l’écrin romantique, qui renferme des joyaux plus éclatants et plus riches, la poésie de Vigny brille comme une perle, un peu froide peut-être en sa pureté, mais divinement exquise et rare.

Si la première tentative de Lamartine, celle des Méditations, est, comme le dit Sainte-Beuve, la seule qui compte véritablement pour l’originalité, si, d’autre part, l’œuvre d’Alfred de Vigny se résume en une douzaine de pièces (il n’en a pas en tout écrit quarante), auxquelles l’inspiration intime et la forme extérieure prêtent l’une et l’autre un air de famille, nous abordons en Victor Hugo le poète non seulement le plus hardi, mais aussi le plus fécond et le plus divers qu’ait produit notre temps. Il débute, enfant sublime, quand « de trois lustres à peine il a vu finir le cours », et, depuis l’âge de quinze ans jusqu’à l’extrême vieillesse, son génie ne cesse de charmer, d’émouvoir, d’éblouir le siècle, renouvelle toutes les formes de l’art, et, quand il n’est pas le guide des générations contemporaines, s’en fait le sonore et puissant écho.

Sa carrière lyrique se divise en deux parties. La première commence aux Odes pour se terminer par les Rayons et les Ombres ; il y montre déjà une variété d’inspiration et de facture qui, dans chacun des multiples aspects sous lesquels il nous apparaît, se concilie toujours avec une originalité tranchée et vigoureuse. Tantôt il se déploie, étalant dans toute leur splendeur les richesses de son imagination où se mire l’univers ; tantôt il se replie et puise à des sources plus recelées des chants plus intimes, d’une sensibilité grave et pénétrante.

Nous saisissons dans les Odes le classicisme originel du poète. Lamartine avait commencé par des « méditations », dont le nom même indique qu’elles ne rentrent dans aucun genre ; Victor Hugo attribue ses premiers essais à un genre que toutes les poétiques ont défini. Plus il ira, moins il attachera d’importance aux classifications traditionnelles, mais il restera toujours ce que ne fut jamais Lamartine, un esprit rigoureux et systématique, qui sait ce qu’il fait, qui voit avec netteté non pas seulement les contours des objets matériels, mais aussi les cadres dans lesquels il enferme l’idée ou le sentiment.

Les Odes, outre leur titre même, se rattachent encore à la tradition du xviiie siècle et par la forme et par le mouvement du lyrisme. On y trouve la périphrase, les termes nobles, tout un appareil d’images éclatantes mais parfois banales ; enfin, malgré les critiques que le poète adresse à l’ode française, il n’en abuse pas moins des apostrophes, des exclamations, des prosopopées, de toutes ces figures véhémentes et froides qui « étourdissent au lieu d’émouvoir ». Le recueil, dans son ensemble, surtout les Odes politiques, a quelque chose de tendu et de martelé. C’est une belle rhétorique, mais raide et contrainte. Si le style n’en échappe pas aux défauts du pseudo-classicisme, il a d’ailleurs ces qualités vraiment classiques, la précision du dessin, la sûreté et la vigueur du trait. Ajoutons que bien des pièces, celles de la fin, annoncent déjà chez Victor Hugo une nouvelle manière, non seulement par le choix des sujets, mais encore par un art plus aisé et plus libre.

Les Ballades sont « des esquisses d’un genre capricieux », dans lesquelles il met « plus de son imagination », comme il avait mis dans les Odes « plus de son âme ». L’imagination du poète hante alors un moyen âge de fantaisie où fleurissent les grâces d’une mythologie un peu fade ; elle voltige d’arceaux en arceaux, elle se balance avec les sylphes dans le calice des pervenches, elle se laisse naïvement effrayer par les hiboux des manoirs. Le futur auteur de Notre-Dame se joue autour de ce moyen âge superficiel et mièvre ; il le romance, il s’en fait le troubadour. Mais les ballades trahissent déjà un goût de la couleur, de la mise en scène, de l’effet pittoresque, que ne gâteront plus dans un nouveau recueil les langueurs sentimentales auxquelles sa nature saine et forte s’était un moment prêtée. La quinzième oppose à la fée gothique une péri : c’est cette péri qui ouvre maintenant au poète les horizons plus riches de l’Orient.

L’Orient que Victor Hugo nous peint n’est peut-être pas beaucoup plus vrai que son moyen âge occidental. Les figures dont il le peuple sont devenues bientôt banales et n’ont jamais été que des motifs de décoration. À ceux qui lui demandaient quelle était l’opportunité de ces « Orientales », il répondait que l’idée lui en était venue en allant voir le coucher du soleil. Il faut les prendre pour ce qu’elles sont, y admirer la magnificence de la forme sans accuser le poète d’y donner peu d’aliment à notre pensée et de ne rien dire à notre cœur. C’est à nos sens qu’il s’adresse. Les Orientales ressemblent à ces couchers de soleil qui lui en donnèrent l’idée : elles sont un perpétuel éblouissement, une fête splendide donnée à notre imagination. Elles marquent une rupture éclatante avec le style vague et abstrait de l’école pseudo-classique. Victor Hugo est de tous nos poètes le premier qui ait la faculté de voir les choses en plein soleil et de les rendre dans la vivacité lumineuse de leur coloris. La plupart de ces pièces n’étaient guère pour lui qu’un exercice de style et un thème de versification ; elles n’en ouvrirent pas moins un nouveau domaine à la poésie, et furent une véritable révélation de moyens plastiques que nul n’avait encore soupçonnés dans notre langue.

Trois ans à peine séparent les Feuilles d’automne des Orientales, et l’inspiration semble en être celle d’un autre poète. Victor Hugo a maintenant terminé son apprentissage, il s’est rendu maître de l’instrument poétique ; il manie à son gré les rythmes et les images ; son art n’a plus de secrets pour lui. Cette langue qu’il a assouplie et colorée en l’appliquant à la peinture des choses concrètes, il peut maintenant lui confier sans crainte l’expression de ses sentiments et de ses pensées ; elle a pris assez d’éclat et de relief pour rendre le monde moral avec autant de vivacité, avec autant de puissance que le monde physique. Après s’être répandu autour de lui, il se replie en lui-même ; il tire de son âme, de sa vie intérieure et domestique, une poésie moins brillante, mais d’un accent plus profond. Après l’éblouissante symphonie des Orientales, ce sont des mélodies à la fois douces et sévères, dont l’écho se prolonge dans le cœur ; aux sonores vocalises succède la note des intimités réfléchies. Le poète avait déjà préludé à ce lyrisme nouveau dans les dernières odes ; mais il y manquait, sinon la sincérité, du moins la profondeur du sentiment en même temps que la plénitude de l’expression. Ici, sa lyre a des accords plus riches, et la maturité de l’âge a donné plus de force à sa pensée comme plus de trempe à son émotion.

Les trois recueils suivants continuent sous divers titres l’inspiration grave et méditée de celui qui précède ; seulement l’auteur y mêle des poésies politiques dont la dernière pièce des Feuilles d’automne annonçait déjà le ton : il ajoute à sa lyre ce qu’il appelle la corde d’airain. Beaucoup des anciennes odes elles-mêmes trahissaient chez lui la sollicitation des événements publics ; mais ces cantates, dans lesquelles il célébrait avec un froid enthousiasme des morts ou des naissances de rois, n’ont rien de commun avec la poésie savoureuse et pleine, nourrie de réalités et d’expériences, qu’élaborent maintenant une raison toujours plus recueillie et une sensibilité dont la source intérieure se creuse toujours davantage. Son cœur se met de lui-même à l’unisson du siècle. Dans les Chants du crépuscule l’incertitude du dedans correspond avec « la brume du dehors ». De cette atmosphère douteuse il sort tantôt des cris d’espoir, tantôt des chants d’amour ; mais les cris sont « mêlés d’hésitation » et les chants « coupés de plainte ». L’âme et la société s’y montrent « à demi éclairées » ; théories politiques, opinions religieuses, existence personnelle, partout c’est le même état crépusculaire : la nuit lutte avec le jour, c’est-à-dire le doute avec le dogme, la tristesse avec la joie, la crainte que tout n’aille s’obscurcissant avec la foi bruyante à l’épanouissement possible de l’humanité. Les Voix intérieures sont l’écho secret du foyer, du champ et de la place publique ; l’homme, la nature et les événements y parlent tour à tour, et cette triple parole renferme l’enseignement d’une sagesse grave et fortifiante. Que le poète médite sur les sommets déserts, dans le tumulte des rues ou dans la quiétude songeuse du toit domestique, il s’exhale de tous ses chants une pieuse résignation qui s’allie aux robustes tendresses, aux sympathies vaillantes et généreuses.

À mesure qu’il va devant lui, « son ciel devient plus bleu, son calme plus profond ». Les Rayons et les Ombres ont pour dernier mot cette « bienveillance universelle et douce » à laquelle s’unissent toutes les énergies de l’action, et qui pardonne au mal sans cesser de le combattre. En même temps que son esprit s’élève et se rassérène, sa sensibilité trouve des notes d’une émotion plus intense et plus méditative. Son pittoresque lui-même ouvre un champ plus spacieux à la rêverie et à l’imagination. La nature ne lui fournit pas seulement des couleurs, il en pénètre l’âme confusément éparse ; au delà des formes extérieures, il nous fait voir dans les choses ce qu’elles renferment d’invisible, et, si ses sentiments se traduisent en sensations, l’on peut dire que ses sensations à leur tour éveillent tout un monde de sentiments.

Au contraire de Lamartine, qui chante « comme l’homme respire », Victor Hugo est le plus réfléchi de nos poètes, celui dans le talent duquel il entre le plus de labeur et de volonté ; au contraire de Vigny, le premier « névropathe » du siècle, nature délicate et féminine chez laquelle l’impressionnabilité touche à la maladie, il y a en lui un équilibre de santé physique et morale, une vigueur de tempérament, une possession de soi-même, qui sont, avec sa puissance de travail, les traits caractéristiques de son génie.

La poésie n’est pas pour Victor Hugo une effusion soudaine et inconsciente, mais un exercice d’application soutenue. Ce que d’autres considèrent comme un jeu, il en a fait sa profession. Certains sont poètes en attendant mieux, par caprice, à leurs moments perdus ; quant à lui, il a dévoué sa vie entière à l’art. Il parle dès le début de ses « doctrines », de ses « principes littéraires ». Il aime à discuter les questions de métier, il demande pour l’artiste « le droit d’expliquer ce qu’il fait ». Il est chef d’école, il réunit autour de lui un cénacle de disciples. « J’aurais été soldat, a-t-il dit, si je n’étais poète. » En même temps qu’un poète, il y a en lui un soldat. Il mène contre la tradition classique une campagne décisive, et le drapeau qu’il arbore devient celui du romantisme tout entier. Ce ne sont pas seulement les grands problèmes de philosophie littéraire qui le préoccupent ; il descend aux plus minutieux détails, il veut connaître tous les procédés, s’initier à tous les secrets de la main-d’œuvre. Écrivain, il renouvelle la langue : versificateur, il restaure la rime, il multiplie les moyens d’expression rythmique. Le grand poète est un ouvrier de métrique et de style ; il a forgé de ses propres mains l’instrument de notre poésie moderne. Son audace révolutionnaire l’exposa dès le début aux plus violentes attaques. Esprit entier et inflexible, il ne se laissa jamais émouvoir. Il poursuivit sa carrière, telle qu’il se l’était tracée d’avance, ignorant ses ennemis et ne voulant pas les connaître, plein de mépris pour les incultes et d’indifférence pour les critiques. Confiant dans sa force, il se fit dès la jeunesse un vaste programme de gloire. À quinze ans, il écrivait sur un cahier de classe : « Je veux être Chateaubriand ou rien », et, s’il eut la puissance de réaliser son rêve, c’est parce qu’il en eut le vouloir. Parmi les poètes de la génération romantique, il est le moins passif et le plus obstinément appliqué. Ses défauts mêmes sont systématiques. D’autres s’abandonnent aux caprices de la verve ; lui, il règle toujours la sienne et la dirige en maître. « Il ne laisse pas aller au hasard, dit-il lui-même, ce qu’on veut bien appeler son inspiration. » Il ne cède jamais à l’émotion du moment, et, même dans les pièces où il a mis le plus de son cœur, on sent qu’entre l’impression et l’expression la volonté du poète est intervenue. Il fait tout ce qu’il veut, c’est parce qu’il veut tout ce qu’il fait.

Il se détache aisément de lui-même. Le monde intérieur qu’il porte en lui, ce monde d’idées et de sentiments, il le féconde en l’échangeant avec le monde visible. Il fait entrer, dans la poésie, et son âme, et, avec elle, l’univers tout entier au centre duquel cette âme a été mise comme un écho sonore. Pour lui, tout a droit de cité dans l’art ; il n’y a ni bons ni mauvais sujets, il n’y a que de bons et de mauvais poètes. L’homme, la nature, l’histoire, appartiennent à l’artiste, et non pas seulement dans leur vague généralité, mais dans leurs détails expressifs, dans leur physionomie vivante. La puissance objective de Victor Hugo est assez grande pour lui permettre d’embrasser ce domaine sans limite. En même temps, et par la même raison, il s’approprie tous les tons et tous les genres. Il a par instinct « la forme méridionale et précise », mais il sait aussi rendre le vague et le demi-jour de la pensée ; il sonne la fanfare des métaphores et des antithèses, mais il module aussi des murmures d’une suave douceur. On trouve dans son œuvre des pièces d’un charme si gracieux que Lamartine lui-même a pu en être jaloux. Ses grands morceaux symphoniques ont une ampleur, une complexité d’harmonie incomparables, et ses mélodies une simplicité délicieusement touchante.

Ce peintre si riche du monde extérieur est en même temps l’interprète le plus profond et le plus vigoureux de la vie morale. L’artiste chez lui ne se laisse pas troubler ; « irrité comme homme », il sait rester « calme comme poète ». Mais, pour Olympio lui-même, il y a des jours de peine, de tristesse, d’amertume, et ses inspirations sont alors d’autant plus poignantes qu’il y entre plus de recueillement. Certains ont eu la sensibilité plus spontanée et plus prompte ; la sienne est moins fugace, plus pénétrée, plus intense. Elle a assez de force pour supporter l’émotion et assez de substance pour la nourrir.

Il est des finesses, des subtilités de sentiment, qui supposent un défaut d’équilibre. Rien de tel en Victor Hugo. L’amour même a chez lui une placidité saine et robuste. N’y cherchons pas la langueur enivrée de Lamartine ou la passion délirante de Musset. Il ne chanta jamais qu’une femme, celle qui fut la sienne. Son amour a quelque chose de conjugal même avant le mariage, et lui inspire des épithalames d’un grave et pieux accent. Ni transports ni sanglots ; une tendresse paisible, vaillante, sereine, avec plus de ferveur que de flamme et moins de vivacité que de profondeur.

Victor Hugo se faisait d’ailleurs une trop haute idée de la poésie pour chanter les ivresses et les délires de la passion. Son but constant, quoi qu’il écrive, est d’instruire et de moraliser. Merveilleux virtuose, il fut un adversaire déclaré de « l’art pour l’art ». Il ne fit qu’« un livre inutile de pure poésie » ; encore les Orientales ont-elles sonné pour la Grèce le réveil et l’affranchissement. Il considère le théâtre comme « une tribune », comme une « chaire », et la portée morale de ses recueils lyriques ne le préoccupe pas moins que celle de ses drames. Là aussi, « il se sent responsable », il a « charge d’âmes ». Dès la première préface des Odes, il exprime la conviction « que tout écrivain, dans quelque sphère que s’exerce son esprit, doit avoir pour objet principal d’être utile », et il se présente comme ayant tenté « de solenniser quelques-uns de ceux des principaux souvenirs de notre époque qui peuvent être des leçons pour les sociétés futures ». Il compare les élus du génie à ces sentinelles laissées par le Seigneur sur les tours de Jérusalem. Il méprise « le chanteur inutile ». Pour lui le résultat de l’art est « l’adoucissement des esprits et des mœurs », « la civilisation même », et il fait profession d’y tendre par toutes les voies ouvertes à sa pensée, par le théâtre comme par le livre, par le roman comme par le drame, par l’histoire comme par la poésie. Il voit dans le poète un « semeur », un « pasteur d’âmes », une lumière qui montre aux peuples le chemin.

Si les vicissitudes de sa pensée religieuse et politique ne s’accordent guère avec de telles prétentions, l’œuvre de Victor Hugo est celle où s’incarne le mieux la conscience inquiète de ce siècle, et, si la torche qu’il a fait « marcher devant les peuples » vacille souvent entre ses mains, il en porte du moins la lumière vers les plus hautes questions que notre âge s’est posées. « Tout poète, avait-il écrit lui-même, doit contenir la somme des idées de son temps. »