Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 2/01

CHAPITRE PREMIER

LE ROMANTISME

Le nom de romantique, par lequel on désigne la période littéraire la plus étendue et la plus riche de notre siècle, est un de ces noms vagues dont la compréhension flottante embrasse sous un même terme les idées les plus diverses et même, en apparence, les moins faites pour s’accorder. Importé en France dans la dernière partie du xviiie siècle, il ne prend qu’à la longue, sous l’influence décisive de Mme de Staël et de Chateaubriand, la signification qui lui est demeurée pour caractériser une littérature nouvelle, régénérée non seulement dans ses formes extérieures, mais aussi dans sa vie intime et dans son esprit. L’école militante qui arbora sous la Restauration le drapeau du romantisme se refusa d’abord à regarder ce terme comme l’expression du mouvement poétique dont elle avait pris l’initiative. En 1824 son chef déclarait ne pas savoir « ce que c’est que le genre classique et que le genre romantique » ; il se plaignait qu’on voulût laisser à ce dernier mot « un certain vague fantastique et indéfinissable qui en redoublait l’horreur », et demandait que, si l’on persistait à s’en servir, on commençât du moins par en donner une explication. Sept ans plus tard, il se félicitait que « ces misérables termes à querelles fussent tombés dans l’abîme de 1830, comme ceux de gluckiste et de piccinisle dans le gouffre de 89 ». « L’art, ajoutait-il, est seul resté. » Mais cet art nouveau, quoi que Victor Hugo en pensât, devait continuer à s’appeler l’art romantique, et cela sans que le romantisme eût trouvé de définition qui pût en donner une idée claire, exacte et complète.

Les uns en font tout simplement une contre-partie du classicisme, qu’ils ne définissent pas davantage ; mais, en le représentant comme une pure négation, ils ne sauraient expliquer ni sa fécondité, assez vigoureuse pour renouveler tous les genres littéraires, ni son influence, assez durable pour se perpétuer jusqu’à la fin de notre siècle et dominer encore aujourd’hui ceux-là mêmes qui s’insurgent contre elle. D’autres ont voulu y voir une brusque invasion du goût anglais et allemand ; ils méconnaissent ainsi ce qu’il y a eu de tout spontané dans les origines mêmes de cette rénovation et ce qu’il y a de tout national dans la littérature qui en est issue. D’autres encore, prenant pour cadre une ingénieuse boutade de Stendhal, font défiler sous nos yeux tous nos maîtres du xviie siècle comme d’anciens romantiques que le temps a classés et classifiés ; mais, si le vague du terme tient à la multiplicité des idées qu’il doit faire entrer dans son acception, quelle précision pourrait-il avoir quand on veut concilier en une même formule, avec le goût des beautés imprévues, l’humour aventureuse, l’esprit d’affranchissement universel qui est la marque de notre siècle, cette régularité noble, ce respect des traditions, cette sobre harmonie, qui caractérisent celui de Bossuet et de Racine ?

Le fait capital qui nous paraît dominer le romantisme dans ses origines et dans la portion la plus féconde de son développement, c’est une renaissance du spiritualisme, s’unissant par ses affinités naturelles avec le sentiment chrétien au sein d’une société dont tous les liens avaient semblé se dissoudre. Selon Mme de Staël, la division des deux genres, classique et romantique, « se rapporterait aux deux grandes ères du monde, celle qui a précédé l’établissement de la religion chrétienne et celle qui l’a suivi ». C’est là sans doute une explication bien absolue ; mais elle reste aussi vraie que profonde, si l’on veut en saisir l’esprit sans en trop presser le sens littéral.

Dans les premières années du xixe siècle, tandis que ceux dont les opinions s’étaient formées avant les grandes crises sociales, appartenaient en général à l’école voltairienne, les générations plus jeunes étaient animées d’un tout autre esprit. Surmenées par des événements terribles, associant dans leur âme profondément troublée et les sombres tristesses d’un passé que tant de convulsions avaient jonché de décombres et les pressentiments obscurs d’un avenir encore gros de tourmentes, elles avaient trouvé au fond d’elles-mêmes, avec le sentiment de leur incurable lassitude, le vague désir de se rattacher à quelque croyance qui fît luire à leurs yeux un rayon d’espoir. Je ne sais quelle sentimentalité vague et flottante troublait le cœur sans en remplir le vide et opprimait la conscience sans en satisfaire les besoins. Dans l’anarchie morale à laquelle les âmes étaient en proie, un invincible élan les poussait, avides à la fois et incapables de croire, vers cette religion chrétienne qui, dix-huit siècles auparavant, avait déjà régénéré une société non moins vieille et non moins caduque.

La restauration du culte avait été, dans la pensée du premier consul, une œuvre toute politique ; il ne considérait le Concordat que comme un moyen de domination morale et la religion que comme un auxiliaire de la police. Le rétablissement du catholicisme n’en fut pas moins accueilli par des acclamations presque universelles. Ce n’est pas que la France redevînt catholique ; mais elle était si fatiguée de l’incrédulité moqueuse et du scepticisme aride où s’était complu la philosophie du xviiie siècle, qu’elle se tournait avec joie vers la religion, sinon pour en accepter les dogmes, tout au moins pour y chercher un aliment à ses besoins d’émotions tendres et d’espérances idéales. C’est ce retour vers les traditions du spiritualisme chrétien qui marque pour noire littérature une nouvelle ère. Lorsque Chateaubriand publia le Génie du christianisme, toute la génération contemporaine fit écho à sa voix. Si Napoléon avait rendu au catholicisme ses presbytères et ses autels, Chateaubriand le remit en possession des cœurs, moins en établissant la vérité de révélations auxquelles lui-même n’a jamais cru que par accès, qu’en montrant les affinités du christianisme avec la nature humaine et en invitant ceux-là mêmes dont la raison ne pouvait plus y croire à en admirer la beauté morale et à éprouver par leur propre expérience la vertu pacifiante de ses consolations

Pour rattacher le mouvement romantique à la renaissance religieuse qui inaugure notre siècle, il faut voir dans cette renaissance, non pas un triomphe du catholicisme dogmatique, tel que voulaient l’imposer Bonald et Joseph de Maistre, religion oppressive et sombre, faite pour tyranniser les âmes et non pour les inspirer, mais l’avènement d’un christianisme tout sentimental, qui se traduira dans notre poésie tantôt par des effusions de foi et d’amour, tantôt par des larmes de désespoir ou même par des blasphèmes, toujours par le généreux souci de ce monde idéal et divin dont les mystères ont pour organe la voix du poète.

Tout ce qu’il y avait en France d’intelligences élevées et de nobles natures s’associa à cette régénération intime dont Chateaubriand avait donné l’éclatant signal. Mme de Staël, après avoir débuté par le pur déisme, finit par chercher dans la foi nouvelle un asile contre les orages de la passion, et prêta au réveil des aspirations chrétiennes le secours de son éloquence ardente et communicative. C’est en vain que les derniers champions du xviiie siècle essayèrent de protester ; désormais la froide et sèche ironie a fait son temps : une autre ère commence, avec le Génie du christianisme pour Évangile. L’incrédulité agressive et railleuse, qui avait condamné l’âme humaine à chercher jusque dans les hallucinations et la magie de quoi satisfaire son invincible goût du mystère, fait place, sinon à la foi, du moins à l’émotion religieuse, à ce sentiment de respect qui est encore une sorte de piété. Les représentants de l’école théocratique ont beau accuser Chateaubriand de trahir la cause qu’il prétend défendre, de dissoudre son christianisme voluptueux en vagues rêveries, de le réduire à des imaginations poétiques et à des légendes, d’en compromettre par un usage profane l’auguste et sévère sainteté : ce qui est certain, c’est qu’il inaugure dans l’art et la poésie une révolution profonde, en opposant à la renaissance païenne du xvie siècle qui avait perdu toute fécondité, une renaissance du spiritualisme chrétien, au sein de laquelle notre littérature nouvelle devait éclore.

Tout le temps que dure l’Empire, à part Chateaubriand et Mme de Staël, précurseurs d’une rénovation qui ne saurait tarder, nous n’avons trouvé qu’une poésie énervée et languissante, dont les représentants s’évertuent en vain à ranimer l’inspiration classique épuisée. Dans le fracas des événements, la génération contemporaine ne peut pas rentrer en elle-même. Dès qu’un peu de calme lui permettra de se recueillir, va naître la poésie nouvelle qui a sourdement germé dans tous les cœurs pendant la tourmente impériale, et dont une atmosphère moins rude amènera du jour au lendemain la floraison toute spontanée. Le romantisme se rattache directement à cette renaissance du sentiment chrétien qui a eu Chateaubriand pour grand initiateur. Parmi les poètes de la jeune école, il n’en est pas un dont la vocation ne porte une empreinte chrétienne. Victor Hugo considère la religion non seulement comme la source la plus féconde des inspirations poétiques, mais comme la plus haute forme de la pensée humaine. Ses odes sont pénétrées d’un esprit tout catholique : il se plaint que « les poètes nationaux de la France aient été jusqu’ici des poètes païens », et cette Croix, « dressée par Chateaubriand sur toutes les avenues de l’intelligence humaine », il en fait l’emblème et le drapeau de la réforme poétique qu’il associe étroitement au réveil du sentiment religieux. Dans la préface de Cromwell, qui fut le manifeste du romantisme, toute sa philosophie littéraire a pour point de départ une conception chrétienne sur laquelle il établit la théorie du drame romantique, unissant le sublime au grotesque comme l’âme est unie au corps. Lamartine a été l’interprète harmonieux « d’un idéal qui confine au christianisme dans ses ravissements les plus tendres et dans ses élévations les plus ferventes ». C’est d’un cœur croyant que lui vient la sérénité ; alors sa poésie s’épanche en larges nappes comme un fleuve paisible qui reflète le ciel ; la source de ses vers a jailli sur les hauts-lieux mystiques, d’où l’apaisement et la consolation descendent en lui. Quand il laisse échapper des notes plaintives, ou même des accents de révolte, c’est la douleur de ne pas croire qu’il exprime, c’est la dévorante anxiété du doute, l’épouvante des ténèbres auxquelles une éclipse passagère de la foi a livré son âme. Alfred de Vigny est tout d’abord le « chantre des mystères », le peintre des tableaux bibliques ; il porte au front comme une auréole, et c’est dans un sanctuaire qu’il élabore sa poésie d’archange toute parfumée d’encens. Quant à Alfred de Musset, il a beau, fanfaron d’impiété, revenir au persiflage du xviiie siècle, les premiers troubles de la passion lui arrachent des cris désespérés, des cris de souffrance et de détresse que le scepticisme voltairien n’a jamais connus. Malgré lui, l’infini le tourmente ; il invoque ce Dieu auquel il ne croit plus, et, quand son cœur révolté éclate en malédictions, ces malédictions elles-mêmes ont l’accent d’une prière.

Sous l’influence des croyances spiritualistes et chrétiennes, la poésie de notre siècle revêt un caractère subjectif complètement étranger à l’art classique. Après les crises terribles de la Révolution, après les sombres légendes de l’Empire, dont l’apothéose sanglante venait de s’abîmer dans un immense désastre, les âmes, sollicitées par la préoccupation des choses éternelles devant ces formidables vicissitudes qui étalaient à tous les yeux les caprices et les ironies de la destinée, firent un retour sur elles-mêmes, se replièrent dans l’asile du monde intérieur et y trouvèrent cette veine d’inspirations personnelles, si féconde chez nos poètes romantiques.

Chateaubriand s’était peint lui-même en tous ses héros depuis Chactas et René jusqu’à Aben-Hamet et Eudore ; Mme de Staël s’était confessée au public sous le voile transparent des personnages que ses romans mettaient en scène. Lamartine n’a jamais fait que chanter sa propre âme. Alfred de Vigny recule ses poèmes dans un horizon lointain ; mais nous devinons sa personnalité à travers les symboles dont elle s’enveloppe, et, de quelque détour qu’il use, c’est lui que nous retrouvons toujours, et sous les traits de Moïse, accablé par une supériorité qui l’isole du reste des hommes, et sous ceux de Chatterton, martyr d’une vocation dont sa sensibilité maladive fait le plus cruel des supplices. Parmi les poètes de la première génération romantique, Victor Hugo est assurément celui dont le génie dominateur a le plus de force objective. Mais, si son âme aux mille voix est comme l’écho sonore du monde extérieur, le monde invisible que porte en lui-même chaque poète n’a jamais eu d’organe plus vibrant et plus ému. S’il met dans ses drames et dans ses romans « l’histoire et l’invention, la vie des peuples et celle des individus », c’est sa propre vie qu’il met dans ses poèmes, chants d’amour coupés de plaintes, hymnes de foi et d’enthousiasme, cris de doute et de désespoir, reflet tantôt éblouissant, tantôt sinistre des événements contemporains, joies et tristesses, rayons et ombres, le chœur tout entier des voix intérieures. Quant à Alfred de Musset, d’où jaillissent ses chants immortels, qui sont de purs sanglots ? Sa poésie, c’est lui-même, c’est sa chair et ses entrailles, c’est le cri qui sort des lèvres de sa blessure. Tous les lyriques de notre siècle se révèlent à nu dans les plus secrètes profondeurs de leur intimité ; la lyre dont ils s’accompagnent a pour cordes les fibres mêmes de leur cœur.

Jusque chez les plus forts, c’est la note triste qui domine. Je vois les feuilles d’automne qui jonchent le sol ; mais où est la gaie verdure du printemps ? J’entends les chants mélancoliques du crépuscule ; mais où sont les hymnes joyeux, de l’aurore ? Si quelques rayons se font jour à travers la brume de l’atmosphère, ils sont aussitôt voilés par les ombres qui s’épaississent. Le sentiment de tristesse qu’exhale la poésie romantique était ignoré de l’antiquité païenne. Virgile a connu ces « larmes des choses », cet attendrissement vague, cette rêverie dolente, où nos lyriques modernes se sont complu. Mais ce ne sont chez lui que des impressions passagères, et d’ailleurs ce poète, dont le moyen âge faisait un saint, semble avoir été touché par quelque reflet de l’aube chrétienne. Avec le christianisme et par lui s’inocule à l’âme humaine cette disposition plaintive que nous appelons la mélancolie. Dans la civilisation antique, la vie s’épanouit en toute félicité. La poésie est une vocation heureuse et triomphante qui s’allie avec le développement harmonieux, avec le robuste équilibre de toutes les facultés. Elle voit dans la nature le riant domaine de l’homme, elle en glorifie les forces, elle les divinise. Elle est un cantique de joie et de bonheur que la jeune humanité chante à la terre féconde et au ciel radieux. Le christianisme dénonce aux hommes leur faiblesse et leur misère ; il leur apprend à s’asseoir dans la nuit de leur cœur pour méditer sur le néant des choses ; il mêle l’idée de la mort à tous leurs plaisirs ; il les tient courbés sous la pensée de l’infini qu’ils découvrent non seulement dans la nature inconsciente, mais encore au fond d’eux-mêmes, dans le rêve d’un idéal auquel ils ne peuvent ni atteindre ni renoncer.

La littérature classique, que l’esprit chrétien ne pénêtre pas, est étrangère, comme celle de l’antiquité, aux tristesses confuses, aux agitations inquiètes, aux langueurs troublantes de l’âme moderne. Le mot lui-même de mélancolie s’appliquait à un état maladif du corps. Vers le début du xixe siècle, quand la terre tremble encore de terribles commotions, quand la forme incertaine de la société future se dérobe à tous les regards dans un lointain menaçant, il sort des douleurs qu’enferme le passé, des périls que recèle l’avenir, de toutes les ruines qu’une effroyable révolution a accumulées sur le sol, une poésie amère et gémissante où se réfléchissent l’épuisement de la lutte, la lassitude de l’attente, l’affaissement des volontés, le découragement de l’espérance elle-même. Cette poésie s’incarne d’abord en René, dont la figure solitaire se dresse au seuil du siècle. Le mal de René, c’est la misère irrémédiable d’une âme qui s’agite dans le vide, soit qu’elle aspire à sortir et à s’échapper d’elle-même, soit qu’elle veuille, au contraire, absorber en elle l’univers tout entier. Ce mal, on l’a appelé le mal du siècle. Nous le retrouvons partout et sous toutes les formes, dans Oberman qui s’abîme au sein d’une contemplation morne, dans Adolphe dont l’expérience amère et contristée flétrit rien qu’en y touchant les fleurs de la vie, dans tous ces héros romantiques, longue procession de fantômes inconsolés qui se tourmentent à plaisir, qui se complaisent dans leur supplice et enfoncent de leur propre main l’aiguillon que le monde leur a mis au cœur. Lamartine est naturellement optimiste : que de fois pourtant il s’est tristement assis « aux bords déserts des lacs mélancoliques » ! Que de pages sombres dans ses méditations, que de cris d’angoisse dans ses recueillements, et, dans ses harmonies, que de dissonances ! Alfred de Vigny s’isole des hommes pour chanter sa propre douleur, et distille lentement ce poison amer dont chaque goutte semble de loin une perle brillante. Musset n’est un grand poète que sous le coup d’une grande douleur, lorsque, serrant sa blessure, il y sent saigner un invincible amour ; ses plus beaux chants sont les plus désespérés, ceux que les anges de souffrance ont, avec leur glaive, gravés dans son faible cœur. Victor Hugo, le plus sain et le plus robuste de tous, a dit, lui aussi, la vanité des projets et des espérances, ce qu’il y a de tristesse et d’ironie dans le bonheur, cette infinité de choses douloureuses dont se composent nos années ; il effeuille page à page la fleur rapide de la jeunesse ; il laisse jaillir d’elle-même l’eau profonde et triste que la vie en filtrant goutte à goutte les événements et les souffrances, a déposée dans son âme. Tous les romantiques expriment ce qu’il y a d’incomplet dans la destinée ; nous trouvons à leur poésie un arrière-goùt d’amertume ; nous y sentons la nostalgie d’un ciel dont le dieu tombé se souvient toujours. S’ils chantent, c’est parce qu’ils ont pleuré, et la sérénité même des plus forts est voilée par les tristesses d’un pessimisme dont les ombres descendent, toujours plus allongées, toujours plus épaisses, sur le chemin mystérieux de la vie.

Dans ses heures de désenchantement et de doute, le poète, lassé des hommes, cherche un refuge au sein de la nature, « Ce qu’on entend sur la montagne », c’est, du côté de la terre, un bruit confus et discordant où passent l’injure et l’anathème, une rumeur faite de gémissements et de sanglots ; c’est, du côté de la mer, une symphonie d’accords éclatants, un concert de suaves murmures, une musique ineffable et profonde où chaque flot a sa voix et qui s’épanche en orbes infinis jusqu’au trône même de Dieu : d’une part, le cri désespéré du genre humain, de l’autre, l’hymne béni et triomphal de la nature. La nature console ou berce tout au moins l’immortel ennui de René ; en elle Lamartine cherche l’oubli ; devant elle seule, Victor Hugo sent, aux jours de deuil, l’apaisement et la résignation entrer dans son âme. Quelque profond que soit son isolement, la création enveloppe le poète ; il ne saurait s’en abstraire ; « un chant répond toujours en lui au chant qu’il entend hors de lui ». Certes, la nature a aussi ses mélancolies et ses soupirs ; mais notre cœur, envahi par la tristesse, trouve encore quelque allégement à se sentir en communion avec le monde extérieur. Il voit dans la création une confidente ; il l’aime et pour tout ce qu’elle reçoit de lui, pour tout ce qu’il y a pieusement déposé de souvenirs et de regrets, et aussi pour tout ce qu’il reçoit d’elle, pour tout ce qu’elle fait passer en lui d’émotions fortifiantes ou doucement attendries.

Ce sentiment de la nature est l’inspiration la plus féconde de tous nos romantiques. « Nul, a dit le plus grand, ne se dérobe eu ce monde au ciel bleu, aux arbres verts, à la nuit sombre, au bruit du vent. » La nature pénètre jusqu’au sein du drame : le théâtre représente un paysage agreste, le bord d’un fleuve, la terrasse d’un parc ; tel meurtre a pour cadre une grève sinistre sous un ciel que l’éclair sillonne, tel duo d’amour un beau soir d’été qu’éclairent discrètement les premiers rayons de la lune ; on voit sur la scène des forêts et des rochers, on y entend chanter les oiseaux. Quant à la poésie lyrique, elle s’abreuve tout entière à deux sources, l’homme et la nature, et ces deux sources mêlent leur courant : l’homme prête à la nature quelque chose de lui-même, et la nature, à son tour, s’insinue au cœur de l’homme par mille voix secrètes. Que ce soit l’ivresse mystique de la solitude et du silence ou le bruyant écho du tumulte des choses, un soleil qui se lève ou se couche, une fleur qui s’épanouit ou se fane, le joyeux murmure des nids ou le soupir du vent à travers les feuilles jaunissantes, — bois, champs, nuages qui volent, eaux agitées ou dormantes, sons, parfums et couleurs, l’univers se réfléchit dans la poésie romantique comme dans l’âme de l’homme qui en est le miroir vivant.

C’est Rousseau qui révéla à notre littérature cette veine nouvelle ; il fut le premier prêtre du culte que la poésie contemporaine rend à la création. Après lui, Bernardin de Saint-Pierre découvrit la nature tropicale et les mornes de l’Île de France, Chateaubriand prit possession des savanes et des forêts vierges du Nouveau-Monde. Il semblait que l’immensité solitaire des déserts exerçât une sorte de sauvage attrait sur des âmes lassées et dégoûtées des conventions de la vie civile.

Si, dans le domaine social, Rousseau oppose l’état de nature aux misères d’une humanité dégradée, dans le domaine des lettres et de la poésie, le romantisme, dont il fut l’initiateur, demanda à l’ingénuité des premiers âges ces productions toutes spontanées que n’adultèrent pas les artifices du talent. On recueillit les légendes, les romances, les épopées anonymes ; on préféra les vierges senteurs d’une végétation inculte aux parfums délicats et subtils des fleurs classiques, on se passionna pour une fraîche poésie qui coule de source, qui n’est que l’effusion naïve du sentiment populaire et dans laquelle s’exprime librement la franche humanité.

Ce goût des époques primitives, cette prédilection pour l’adolescence héroïque ou gracieuse des sociétés, où s’épanouit toute beauté candide et toute simple grandeur, s’allia, dès le début de notre siècle, soit avec l’influence religieuse, soit avec le sentiment de l’étroite solidarité qui unit d’âge en âge les générations aux générations, pour provoquer un retour vers nos origines nationales, si méprisées des classiques.

Dans sa seconde préface des Odes et Ballades, Victor Hugo demande d’où vient le nom de romantisme et quel rapport on découvre entre la poésie nouvelle et la langue romance ou romane. Si le romantisme justifie l’étymologie de son nom, c’est justement par ce retour vers les siècles gothiques où nous trouvons un de ses traits les plus significatifs. Chateaubriand en avait été le promoteur : son Génie du christianisme pourrait tout aussi bien s’appeler le Génie du moyen âge. C’est de lui que date l’enthousiasme pour nos antiquités indigènes qui fut d’abord chez beaucoup une vogue sans conséquence, mais dont l’école romantique fit un culte passionné.

On s’éprit au début tantôt d’une chevalerie pimpante avec ses gentils pages, ses troubadours et ses ménestrels, ses bons anachorètes et ses belles châtelaines, ses romances langoureuses et sentimentales, tantôt d’un moyen âge fantastique et infernal avec ses légendes pleines d’horreur, ses oubliettes, ses moines sacrilèges, ses ogres féodaux, sa Cour des Miracles et son Montfaucon. Le romantisme paya tribut à la mode : son chef lui-même fit Han d’Islande, qui est un vrai roman de la Table-Ronde, et les Ballades, dont plusieurs furent visiblement composées dans l’atmosphère factice des salons contemporains.

Mais le génie sain et puissant de Victor Hugo ne tarda pas à se débarrasser do ces mièvreries. Nul n’eut plus de pari que lui à l’étude profonde et sentie de nos origines. Dès 1827, dans la préface de Cromwell, il appuie sa théorie du grotesque sur l’art et la poésie du moyen âge, l’un qui sculpte ses monstres et ses démons au front des cathédrales, le long des frises et au bord des toits, déroule autour des chapiteaux ses figures grimaçantes, encadre ses enfers et ses purgatoires sous l’ogive des portails, l’autre, qui sème à pleines mains, ses intarissables parodies de l’humanité, et qui, non moins féconde dans le difforme et l’horrible que dans le comique et le bouffon, « fait gambader Sganarelle autour de don Juan et ramper Méphistophélès autour de Faust ». À la mythologie antique il oppose le merveilleux national attachant au christianisme mille superstitions originales et mille imaginations pittoresques, peuplant l’air, l’eau, la terre, le feu, de ces myriades d’êtres intermédiaires que nous retrouvons partout dans les traditions et les légendes, remplaçant l’hydre de Lerne par les dragons locaux de nos chroniques, les Euménides par les sorcières, les Cyclopes par les gnomes, Pluton par le diable. À la monotone simplicité de l’art ancien, à la beauté solennelle que l’antiquité répandait uniformément sur toute chose, il oppose les types inépuisables du laid dans son alliance intime et créatrice avec le beau ; aux œuvres parfaites du génie classique, les œuvres inachevées que tourmente la pensée de l’infini.

Notre-Dame de Paris n’est autre chose que l’épopée du gothique, et, si l’ironie du poète se joue dans les alentours, elle s’arrête au seuil de la vieille cathédrale par laquelle il symbolise une époque entière dans son architecture, qui y tient la place de tous les arts. Autant le « bon goût » classique répugnait au génie du moyen âge, autant le romantisme en est épris. Il en renoue les traditions. Il en a la vraie intelligence, le sentiment filial. Il remonte pieusement jusqu’à cette civilisation complexe où se heurtent tous les contrastes, jusqu’à cet art naïf et savant à la fois où le grotesque coudoie le sublime, jusqu’à cette végétation de poésie irrégulière et touffue où circule librement la sève du génie domestique.

Le mouvement qui détermine chez nous ce retour vers le moyen âge avait déjà renouvelé la poésie anglaise et la poésie allemande, dont le romantisme français, tout national qu’il est, a manifestement subi l’influence.

Nous avons dit comment Chateaubriand nous initia à l’une et Mme de Staël à l’autre. Benjamin Constant, Sismondi, Fauriel, étendirent le champ des investigations ; l’esprit français sentit de plus en plus le besoin de savoir ce qui se pensait et ce qui s’écrivait au dehors. Si l’enquête studieuse avait été favorisée par les guerres de l’Empire, elle ne le fut pas moins par les événements politiques qui firent rentrer les Bourbons en France sous la protection des étrangers. Lorsque l’école romantique se constitua, les littératures du Nord étaient entrées dans le plein courant de notre critique, qui les expliquait avec une intelligence pénétrante et avec une sympathie éclairée. C’est chez elles que le romantisme alla puiser des exemples pour battre en brèche les théories pseudo-classiques : d’un côté Shakespeare, Walter Scott et Byron, de l’autre Gœthe et Schiller, furent opposés aux représentants les plus illustres du grand siècle ; ils devinrent l’objet d’un enthousiasme fervent, et leurs noms, écrits sur le drapeau de la nouvelle école, rallièrent autour d’eux la jeune génération tout entière. Il semble à première vue que le génie septentrional préside au mouvement d’où va sortir la régénération de notre littérature, et que l’esprit français, en abandonnant les traditions du xviie siècle, soit prêt à trahir sa propre originalité pour s’asservir à l’imitation anglaise et allemande comme les Anglais et les Allemands eux-mêmes s’étaient, en d’autres temps, asservis au goût classique.

Pourtant, si l’influence étrangère eut une part incontestable dans notre renaissance romantique, ce fut surtout en nous exhortant par l’exemple à consommer une rupture depuis longtemps imminente avec les préjugés du pseudo-classicisme. Au fond, le romantisme admira les poètes anglais et allemands beaucoup plus qu’il ne les imita : il se réclama d’eux, mais pour montrer par leurs chefs-d’œuvre, avant d’en produire à son tour, comment le génie porte en lui-même les lois éternelles d’où relèvent toutes les formes de l’art, et dédaigne également soit les modèles qui se sont faits d’après les règles, soit les règles arbitraires et factices qui ont la prétention de faire les modèles. Chateaubriand, loin d’exalter les poètes anglais qu’il présente à la France, est plutôt tenté de les déprécier : il préfère Racine à Shakespeare « comme l’Apollon du Belvédère, à une grossière statue d’Égypte ». Mme de Staël elle-même, en nous faisant connaître la littérature allemande, met la nôtre en garde contre le danger de l’imitation, et nous convie à une rivalité féconde qui développe en nous les qualités propres de notre race et grâce à laquelle nous redevenions vraiment Français, comme nos voisins, affranchis de l’influence française, étaient redevenus vraiment Allemands. Les principaux représentants de l’école romantique proprement dite ont eux-mêmes protesté bien des fois contre toute invasion étrangère. Ils descendent en droite ligne de Chateaubriand, et leur admiration pour les poètes de l’Angleterre et de l’Allemagne, si vive qu’elle pût être, se tint toujours à distance. Lamartine ignorait tout de la poésie allemande, et, s’il adressa une épître à Byron, ce ne fut que pour le réfuter vaguement, sans le bien connaître, peut-être sans l’avoir jamais lu ailleurs qu’en lui-même. Vigny traduisit Othello ; mais, ainsi qu’il l’explique, son but était d’ouvrir la voie aux œuvres originales qui devaient suivre, et le drame de Chatterton ne doit rien à Shakespeare. Comme poète lyrique, son inspiration est tout éclose en lui-même, et, si d’autres génies contemporains ont plus de puissance et de fécondité, aucun n’a la veine plus personnelle. Alfred de Musset se souvient de Byron dans les poésies de sa première jeunesse, mais celles qui l’ont immortalisé sont faites de ses propres larmes. Quant à Victor Hugo, nul plus que lui ne professe le mépris des imitateurs. « Que le poète, écrit-il, se garde surtout de copier qui que ce soit, pas plus Shakespeare que Molière, pas plus Schiller que Corneille. » « L’esprit d’imitation, dit-il ailleurs, lui a toujours paru le fléau de l’art : quand vous viendrez à bout de calquer exactement un homme de génie, il vous manquera toujours son originalité, c’est-à-dire son génie. » Parmi tous les poètes de l’Angleterre et de l’Allemagne, Shakespeare est le seul qui ait eu sur lui quelque influence, et il déclare ne vouloir pas plus être le reflet de Shakespeare que l’écho de Racine. Quant à la langue allemande, elle lui est entièrement étrangère. D’ailleurs, ce n’est pas de ce côté qu’il se sent attiré. « Sans méconnaître la grande poésie du Nord, dit-il lui-même, il a toujours eu un goût vif pour la forme méridionale et précise. » Dans toute la première partie de sa carrière, ses poètes de prédilection sont italiens ou espagnols ; il s’inspire du Romancero, il appelle Virgile et Dante ses maîtres, et c’est en Espagne qu’il place cette ville du moyen âge à laquelle il souhaite qu’on puisse comparer un jour la littérature française.

Si notre poésie romantique offre de nombreuses ressemblances avec celle de l’Angleterre et de l’Allemagne, ce n’est pas un résultat de l’imitation, c’est plutôt l’effet de causes analogues qui agirent simultanément chez les trois peuples. Avec Rousseau et Diderot, la France a même, sur bien des points, devancé ses voisins ; mais les modèles immortels que lui a légués notre grande période classique la retiennent dans l’attachement aux traditions nationales. L’Angleterre et l’Allemagne ont depuis longtemps secoué le joug, que nous hésitons encore à rompre avec un glorieux passé pour nous lancer dans des voies inconnues. Pendant que la Révolution bouleverse notre régime social, pendant que les guerres de l’Empire épuisent notre activité sur les champs de bataille, les deux littératures voisines ont déjà produit les chefs-d’œuvre d’un art nouveau, et, quand la France revient à elle-même, elle poursuit, encouragée par leur exemple, cette régénération poétique qu’elle avait été la première à préparer, mais elle la poursuit en restant fidèle à son propre génie et en ne prenant guère à celui du Nord que ce qu’elle lui avait déjà confié.

Si l’avènement du romantisme marque en effet chez nous un abandon sans retour des routines serviles, il n’en est pas moins vrai que l’esprit classique, en prenant le mot dans son acception la plus large, en le débarrassant de tous les préjugés qu’y avait incorporés le pseudo-classicisme, conserve aux œuvres des plus hardis novateurs je ne sais quel type général de race et d’origine qui ne permet pas de les confondre avec les productions du génie septentrional. L’antiquité gréco-latine a passé depuis des siècles dans notre éducation héréditaire, dans nos mœurs, nos lois et nos institutions ; elle a gravé son empreinte sur le caractère même de notre peuple ; elle maintient un certain idéal de culture et d’art auquel le génie français ne saurait renoncer sans se trahir. Ceux-là mêmes parmi les poètes de notre âge qui réagissent avec le plus de violence contre des doctrines surannées, ont soin de distinguer entre l’esprit classique, dont ils maintiennent l’idéal, et la routine scolastique, dont ils combattent les superstitions.

C’est peut-être par abus qu’on a fait du néo-hellénisme une branche de l’école romantique : il est vrai pourtant que la nouvelle école nous donne le spectacle d’une renaissance grecque à laquelle un grand nombre de ses poètes ont concouru. D’ailleurs, les pseudo-classiques avaient si peu la véritable connaissance et le juste sentiment de l’art ancien qu’on se distinguait encore d’eux en laissant là les imitations de seconde main pour remonter jusqu’aux sources.

André Chénier, grâce à ses origines, grâce à un commerce assidu, grâce à la parenté même du talent, est le premier de nos poètes qui nous rend l’impression directe de la Grèce non plus de cette Grèce froide et décolorée, telle que la présentaient ses contemporains, mais d’une Grèce vivante et radieuse dont l’immortelle jeunesse resplendit sous la couronne de roses. Après Chénier, encore inconnu au début de notre siècle, Chateaubriand, ce chantre du moyen âge et du merveilleux chrétien, fut aussi le plus fervent adorateur des divinités olympiques : il ressent devant les côtes de la Grèce un trouble que la vue des lieux saints ne lui a point fait éprouver, et, lorsqu’il met le pied sur le sol d’Athènes, il croit être un contemporain des Périclès et des Sophocle. Plus tard, en plein romantisme, nous retrouvons la même inspiration chez la plupart des poètes qui, dans les rangs de la nouvelle école, luttent contre le goût du faux classicisme. Alfred de Vigny emprunte leur flûte aux bergers de la Sicile pour accompagner ses idylles de la Dryade et de Symétha ; Brizeux est « un Bion chrétien » qui, jusqu’au fond de l’Armorique, recueille le discret écho des pastorales doriennes ; Alfred de Musset chante la Grèce, « cette éternelle patrie de ses vœux », « la Grèce, sa mère, où le miel est si doux ». La seconde génération romantique ne sera pas moins éprise de la beauté grecque : chez Théophile Gautier, chez Théodore de Banville et Leconte de Lisle, nous retrouvons le culte d’un idéal plastique qu’ils se sont complu à réaliser sous les formes les plus pures de l’art néo-grec.

Que le romantisme se tourne vers la Grèce ou vers le moyen âge chrétien et national, qu’il emprunte à la poésie du Nord quelque chose de sa mélancolie pénétrante, ou qu’il aille jusque dans l’Orient chercher la lumière et la couleur, ce qui concilie les unes avec les autres tant d’inspirations diverses dans le sein de la même école, c’est qu’il a toujours eu pour devise la liberté de l’art, et cette devise lui ralliait d’avance tous ceux qui, laissant de côté les modèles et les règles, ne reconnaissaient d’autre règle que la vérité, sous quelque apparence qu’elle se présente, et d’autre modèle que la nature, quelque aspect qu’elle revête.

Affranchir l’art, tel fut, avant tout, le but du romantisme. À ses yeux, « la poésie est une terre vierge et féconde dont les productions veulent croître librement et, pour ainsi dire, au hasard » ; c’est un paradis terrestre sans fruit défendu. Les classiques, n’étudiant la nature que par une seule face, excluaient de leur domaine tout ce qui ne se rapportait pas à leur conception particulière. Les romantiques reconnaissent le beau sous toutes ses formes et ouvrent leur temple à tous les dieux. Il y a du beau autant de types divers qu’il y a de sociétés différentes. Homère, Dante, Shakespeare ou Gœthe, sous tous ces noms, c’est le génie, et le génie a justement pour caractère distinctif d’apporter toujours avec lui une interprétation originale de l’éternelle beauté. Mais à côté du beau existe le laid, et, s’il a sa place dans la nature, il doit l’avoir aussi dans l’art. Plutôt que de dédoubler l’homme et la vie, le romantisme mêle dans ses créations le laid avec le beau, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière. Pour qui voit de haut, ce que nous nommons le laid, c’est, après tout, dans l’ensemble des choses, un élément nécessaire à leur harmonie. De même, ce que nous nommons un défaut est la corrélation obligée dune qualité. Ni qualité, ni défaut, ce peut être l’idéal des esprits médiocres ; mais, dans l’art, la médiocrité ne compte pas, et, quant au génie, il est fatalement irrégulier comme la nature elle-même.

L’école classique avait fait de la poésie « un jardin bien nivelé, bien taillé, bien nettoyé, bien ratissé, bien sablé ». Le romantisme la compare « à une forêt primitive du Nouveau-Monde avec ses arbres géants, ses hautes herbes, sa végétation profonde, ses sauvages harmonies ». À la convention il oppose la nature, et il préfère « une barbarie de Shakespeare à une ineptie de Campistron ». L’école classique avait circonscrit l’art dans des limites étroites ; bien plus, elle assignait à chaque genre ses bornes particulières en lui défendant d’empiéter sur le genre voisin ; avec ses latitudes propres, chacun avait ses convenances spéciales. Le romantisme brouilla cette ingénieuse poétique ; il professa « que ce qui est réellement beau et vrai est beau et vrai partout, que ce qui est dramatique dans un roman sera dramatique sur la scène, que ce qui est lyrique dans un couplet sera lyrique dans une strophe ; qu’enfin et toujours la seule distinction véritable est celle du bon et du mauvais ». On eut alors le drame, qui réunit en lui tous les éléments de la comédie et de la tragédie, qui s’ouvre même aux échappées du lyrisme, qui est, en un mot, « la poésie complète » ; on eut, non pas des élégies, des odes, des idylles, des épîtres ou des satires, mais des Méditations, des Harmonies, des Orientales, des Voix intérieures, recueils où se mêlent et se confondent tous les genres, et dont le titre se rapporte, non pas aux divisions factices de la rhétorique, mais à une large unité qui a son siège dans l’âme même du poète.

Sans méconnaître les droits imprescriptibles de la raison, que le classicisme avait fini par réduire à je ne sais quel bon sens timide et froid, les romantiques ont revendiqué ceux de l’imagination, à défaut de laquelle la poésie demeure incapable de prendre l’essor. La nouvelle école a vu dans le « goût », non plus l’inspirateur, mais le modérateur du poète. Elle l’a d’ailleurs élargi et assoupli : c’est un goût hospitalier et tolérant, empressé, non pas à critiquer toujours les mêmes défauts, mais à trouver des beautés nouvelles.

Comme le disait son chef, le romantisme fut dans la poésie ce qu’était le libéralisme en politique. Il l’affranchit des formules oppressives et des serviles imitations. Il la vivifia d’un souffle nouveau, lui donna des ailes, et la lança, toute frémissante d’enthousiasme, dans ces régions supérieures où elle plane librement au-dessus des conventions.