Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/XX

Les œuvres représentatives (p. 251-255).

XX

EN ANGLETERRE


Pour beaucoup de pacifistes français, et beaucoup d’anarchistes, c’est l’Angleterre qui, en sous-main, aurait travaillé depuis longtemps à amener la guerre.

Sans doute, sa diplomatie, aidée par la nôtre, avait commis nombre de bêtises dont le parti militaire allemand sut profiter pour surexciter le chauvinisme germanique. En opérant, par exemple, cet encerclement diplomatique dont étaient si fiers les politiciens de l’Entente : énorme maladresse dont l’Allemagne augura sa ruine.

Mais, en Angleterre, personne ne voulait la guerre. Les gouvernants du moment étaient des pacifistes notoires. Et, j’ajouterai, certainement sincères.

Beaucoup d’entre eux, et des plus influents, étaient d’éducation allemande. Et par là, ayant des sympathies allemandes. Dès le début de la guerre, tous leurs efforts furent employés à empêcher le conflit d’éclater.

Depuis que la guerre est finie, toute une bibliothèque pourrait être formée des livres qui ont été écrits pour rechercher quels sont les vrais auteurs du conflit. Pour les uns, c’est l’Allemagne toute seule. Pour d’autres, ce sont les Alliés. Chacun a ses preuves, qui ne prouvent rien.

Pour moi, j’admets que, des deux côtés, on voulait la guerre, on l’avait préparée ; mais qui aurait le nerf de la faire ?

Or, quoi qu’on en dise, en refusant d’entrer en pourparlers au sujet de l’ultimatum, ce furent bien l’Autriche et l’Allemagne qui rendirent la guerre inévitable.

Ce qui est bien certain, c’est qu’en Angleterre, l’opinion publique ne voulait pas de guerre. Il n’est même pas sûr que si l’Allemagne — manquant ici, comme en plusieurs autres cas au cours de la guerre, de psychologie, — n’avait pas violé la neutralité de la Belgique, l’Angleterre serait intervenue dans la lutte. Elle aurait eu à payer pour son abstention, si la France avait été battue.

Et cette impression, je ne la tire pas de ce que j’ai lu, mais de ce que j’ai vu et entendu.

Par sa situation, mon beau-frère recevait toutes sortes de gens officiels : professeurs, juges, militaires de tous grades, jusqu’à des généraux et des diplomates des pays alliés, venus en mission en Angleterre. J’y ai même vu des évêques.

Tous, je les ai entendus déplorer la guerre et qu’elle n’ait pu être évitée ; souhaiter au moins, qu’elle fût la fin du militarisme, des massacres et de la diplomatie secrète, tous désolidarisant le peuple allemand de ses gouvernants.

J’ai accompagné ma belle-sœur dans ses visites aux vieilles familles aristocratiques des environs, où on me faisait admirer les peintures de Van Dyck, Reynolds, et autres maîtres, représentant des ancêtres en cuirasse, en robe, en perruque ; chez tous, il n’y avait que le sentiment de l’horreur de la guerre, l’espoir d’en finir définitivement avec les massacres, les conquêtes.

Dans un de ces châteaux, dont les propriétaires étaient quelque peu apparentés à ma femme, on avait de proches parents officiers, tant dans l’armée allemande que dans l’armée anglaise. Ce qui était une raison de plus de ne pas vouloir la guerre.

Oh ! sans doute, comme dans chaque pays, il y avait en Angleterre une catégorie de mercantis auxquels la guerre n’était qu’une occasion de profits scandaleux, et qui la désiraient. Mais ils n’étaient pas l’opinion.

Et ce n’était pas dans le peuple qu’il fallait aller chercher les partisans de la guerre. Chez lui, surtout, ce fut la violation du territoire belge qui fut, au début, la cause déterminante des enrôlements qui, en peu de temps, permirent au gouvernement anglais de mettre ses premières armées sur pied.

Par la suite, ce furent les actes de banditisme des impérialistes allemands : massacres de Louvain et d’ailleurs, torpillage du Britannia et autres navires non militaires, raids de zeppelins, assassinats de Miss Cavell et du Capitaine Fryatt, qui soulevèrent l’opinion publique et précipitèrent les hommes aux bureaux d’enrôlement. Le recours à la conscription forcée ne vint que très tard au cours de la guerre.

Chose remarquable, le pays de Galles qui, avant la guerre, se distinguait par sa haine de l’armée, se distingua par son empressement à s’enrôler.

Je me rappelle que, la première année de la guerre, étant allé passer quelques mois dans le pays, presque à chaque cottage on pouvait lire aux fenêtres une pancarte annonçant qu’un ou plusieurs des occupants mâles étaient partis pour l’armée.

Par contre, les Irlandais qui, en temps de paix, fournissaient le principal contingent de l’armée anglaise, montrèrent le plus grand empressement à se dérober au service militaire.

Malheureusement, les excès allemands eurent un autre effet : c’est que la colère de la population, au lieu de se concentrer contre la clique militariste, se tourna, peu à peu, contre le peuple allemand lui-même. On oubliait de maudire le Kaiser et sa suite pour exécrer le « Boche », ce qualificatif, remis en circulation par Barrès, Bourget et autres, étant passé dans le vocabulaire anglais.

Petit à petit, on en arrivait à dire que les Allemands avaient besoin d’une leçon, qu’il fallait qu’ils soient écrasés, qu’on devrait leur imposer une « forte » indemnité de guerre pour les empêcher d’être à même de recommencer.

Les raids des zeppelins sur des villes ouvertes, tuant sans aucun profit militaire des femmes, des enfants, ne firent que renforcer cette façon de parler qui, peu à peu, se transforma en façon de penser.

Une des choses qui me frappèrent à notre arrivée en Angleterre — qui me re-frappèrent serait plus exact, car j’avais été déjà à même de constater le fait auparavant — ce fut la générosité des Anglais. Faut-il rappeler comment furent reçus les réfugiés belges ? Des comités s’étaient formés dans les localités les plus éloignées pour les recevoir. Nous en rencontrâmes jusqu’au fin fond du Pays de Galles, dans des petits villages de rien du tout.

Des habitations furent préparées pour les y installer ; du linge, des vêtements furent envoyés en quantité, et une allocation hebdomadaire — venant de l’initiative privée — fut allouée à chaque famille, tant qu’elle n’arriverait pas à se suffire par son travail.

Combien furent reçues dans de riches familles et traitées comme si elles étaient de la maison !

Sans doute, par la suite, l’enthousiasme s’était un peu refroidi. C’est que certains réfugiés se montrèrent passablement exigeants et surent se rendre parfaitement insupportables. Mais les secours n’en allèrent pas moins jusqu’à la fin à des milliers de familles qui étaient venues chercher abri en Angleterre.

Les souscriptions, pour venir en aide à tel genre ou tel autre d’infortunes, abondaient.

Il y eut d’abord, la souscription la plus importante — par le total qu’elle atteignit — « Le Fonds du Prince de Galles », pour venir en aide aux misères causées par l’état de guerre. Dès la deuxième année, la souscription atteignit le chiffre coquet de 5 000 000 de livres ; à la troisième année, cela dépassa 160 000 000 de livres, dont la moitié seulement fut dépensée.

C’est qu’ici, contrairement à ce que je croyais, la guerre ne fut pas la source de misère que je prévoyais. Le départ pour l’armée de millions d’hommes faits avait creusé des vides dans le monde du travail. Il n’y avait plus assez de travailleurs pour remplacer ceux qui manquaient, et l’énorme consommation de munitions offrait du travail aux femmes, à tous ceux qui voulurent travailler.

Je ne me suis pas amusé à dénombrer les souscriptions mais elles furent extrêmement nombreuses et fructueuses.

Évidemment, les profiteurs ne manquèrent pas. Ils sont de tous les pays, et de toutes les occasions.

Les compagnies de transport et de navigation, les propriétaires de mines de charbons tondirent le public de la belle façon. Par deux fois, la censure française me supprima les articles où je citais le cas d’un nommé Thomas, un des plus richissimes charbonniers qui, sur ses bénéfices de guerre, avait trouvé le moyen d’acheter deux immenses propriétés, dont l’une comprenait un château historique. Jusqu’aux fermiers qui, eux aussi, surent tirer tout ce qu’ils pouvaient de la situation.

Un jour que je voyageais avec ma femme, dans le même train que nous se trouvaient deux fermiers gallois qui parlaient de leurs affaires, se félicitant de leurs bénéfices, et souhaitant que la guerre durât. Ils parlaient leur langue. Mais, près d’eux, se trouvait un soldat gallois qui avait suivi leur conversation. Outré, il leur conta quelque chose. Les fermiers se dépêchèrent de descendre à la plus proche station.

Le jour de l’armistice, nous promenant, dans la campagne, près de Criccieth, (pays de Galles), nous entrâmes prendre le thé dans une ferme. À la fermière qui nous servit, nous exprimâmes le contentement que la guerre fût finie. « Oh ! on aurait pu tenir encore quelque temps », nous répondit-elle.