Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/XVIII

Les œuvres représentatives (p. 234-240).

XVIII

NOTRE DERNIÈRE CAMPAGNE


J’ai parlé de Ferrer. C’est une figure qui vaut qu’on s’y arrête. Depuis longtemps, il était abonné au journal, me rendant service de temps à autre.

C’était un homme doux, tranquille et simple. Il était pris par l’idée d’éducation. Il avait comme élève une vieille dame qui, souvent, lui avait demandé ce qu’elle pourrait bien faire pour l’aider à la propagande de ses idées, lui promettant de ne pas l’oublier dans son testament.

Fonder une école rationnelle en Espagne était le rêve qu’il caressait, si jamais il venait en possession des moyens de le faire. Aussi lorsque la dame mourut, lui laissant une somme importante, il partit aussitôt pour l’Espagne afin de réaliser son projet.

À son école, il adjoignit une maison d’édition. Il lui fallait éditer lui-même les livres dont il avait besoin pour son enseignement.

Il édita l’ouvrage d’Élisée Reclus : L’Homme et la Terre. De moi, il publia la traduction espagnole des Aventures de Nono et Terre Libre, que j’écrivis pour lui, et dont ma femme avait fait les dessins.

Ferrer était assez content de son école : — « l’Escuela Moderna ». — Il me racontait, lorsqu’il venait à Paris, qu’il lui venait des élèves de toutes les classes sociales. Jusqu’à un commandant de l’armée qui lui envoyait sa fille.

Mais par sa propagande, il s’était attiré la haine du parti clérical. Aussi profita-t-on de l’attentat de Moral — un professeur de son école — contre le roi pour l’arrêter comme complice.

Ferrer était-il au courant des projets de Moral ? Qui sait ? En tout cas, on ne put prouver sa complicité, on dut le relâcher.

Le cas de Moral, du reste, était un peu celui d’Émile Henry. Comme pour ce dernier, c’était, paraît-il, un suicide. Moral était amoureux de celle dont Ferrer devait faire sa compagne.

Peu après, une insurrection ayant éclaté à Barcelone, qui dura une semaine, nombre d’églises et de couvents furent brûlés. Les cléricaux prirent alors leur revanche. Fusillades et arrestations en masse eurent lieu, et il s’ensuivit une véritable terreur.

Cette fois l’occasion était trop belle. Ferrer fut compris dans les poursuites intentées contre ceux qui étaient compromis — ou que l’on voulait englober dans la répression. — Il avait réussi à se cacher. Mais traqué, découvert, il fut arrêté, traduit devant un conseil de guerre qui le condamna à mort après un semblant de jugement.

L’opinion publique se souleva de partout. Partout des manifestations eurent lieu en sa faveur.

À Paris, Charles-Albert organisa un « Comité de défense de Ferrer ». Une entente eut lieu entre ce comité et celui de « Défense Sociale », les socialistes et la Guerre Sociale.

Le gouvernement français avait-il quelque chantage à exercer contre le gouvernement espagnol ? Je le croirais, car, non seulement, il laissa faire, mais organisa la manifestation qui avait été mise debout par ces divers groupes.

Notre dernière campagne fut en faveur de Rousset.

Aux compagnies de discipline, un soldat nommé Aernoult avait été tué par un gradé. Rousset, camarade de la victime, avait dénoncé le meurtrier. Il s’ensuivit une campagne de presse. L’autorité militaire dut faire un semblant d’enquête.

Pendant l’instruction, un autre disciplinaire fut tué par un de ses camarades. Rousset était présent. Ce fut lui qui fut accusé du meurtre.

La victime, qui n’était morte que quelques jours après la blessure reçue, se refusait à nommer le meurtrier, mais niait énergiquement que ce fût Rousset. Les témoins terrorisés n’osaient parler.

Aussi, lorsque, au procès du meurtrier d’Aernoult, il se présenta pour l’accuser, étant lui-même sous le poids de la même accusation, son témoignage fut considéré sans valeur. Le meurtrier d’Aernoult fut acquitté. Et lui-même passa en jugement et fut condamné pour un meurtre dont il était innocent.

Il ne cessa de protester de son innocence et de maintenir ses accusations.

Le Comité de Défense Sociale qui se donnait pour but de faire la guerre aux abus de pouvoir, aux actes d’injustice, comme le cas Rousset, s’était emparé de l’affaire et avait confié à de Marmande le soin de mener une enquête. Celui-ci sut ramasser pas mal de documents qu’il apporta au Comité.

Mais ce dernier trouva qu’il avait été dépensé trop d’argent. On se disputa, on se lança des accusations à la tête. Il y eut rupture entre le Comité et son mandataire.

Il y eut des séances orageuses où se firent jour de basses rancunes, mais dont il ne ressortit rien de positif.

Les accusations n’étant pas prouvées, le Comité accepta de passer l’éponge. Mais, écœuré, de Marmande donna sa démission.

L’affaire Rousset dormit quelques temps, le Comité de Défense n’ayant pas su tirer parti des documents que lui avait apportés de Marmande.

Guérin, Benoît, Girard et quelques autres amis du journal ayant fondé un groupe, le « Groupe des Temps Nouveaux », profitèrent de ce que l’affaire Rousset venait en cassation pour demander à de Marmande de bien vouloir reprendre la campagne dans les Temps Nouveaux en publiant le résultat de son enquête et de réclamer le dossier qui dormait depuis des mois.

Le dossier ne fut pas positivement refusé, mais le Comité ne pouvait pas s’en dessaisir momentanément. La demande renouvelée un peu plus tard rencontra la même fin de non-recevoir.

Mais de Marmande était un ami de Berthon, l’avocat de Rousset, et membre lui aussi du Comité de Défense. Il possédait le dossier et le communiqua à de Marmande qui, avec son esprit lucide, eut vite fait de l’analyser et d’en tirer le numéro volumineux que nous publiâmes.

À première vue, il faut l’avouer, le dossier semblait plutôt défavorable à Rousset. Aussi se dépêcha-t-on de nous accuser de porter préjudice à celui qu’il s’agissait de défendre.

Raynal, qui devait défendre le cas devant la Cour de Cassation, avouait ne trouver rien de valable en faveur de Rousset. Marmande passa la nuit avec lui à éplucher le dossier, lui indiquant méthodiquement, clairement, les contradictions, les mensonges, les manœuvres que cachaient les pièces. Le jugement fut cassé.

La campagne avait duré un an. En dehors du numéro exceptionnel, tout un numéro des Temps Nouveaux fut consacré à publier l’opinion des notabilités littéraires, artistiques, scientifiques et politiques que nous avions supposé devoir s’intéresser à un acte de justice.

Grâce à l’ampleur qu’avait prise l’affaire Rousset, nous envisagions de continuer l’agitation en la portant contre les Conseils de Guerre et contre Biribi. Les membres du Comité Rousset nous avaient promis leur concours. Mais, devant les imbéciles attaques du Comité de Défense, principalement, beaucoup de bonnes volontés furent découragées. La mise en liberté de Rousset qui devait être le point de départ d’une campagne plus générale, apaisa les revendications. Il n’y avait plus rien à faire.

Quant à Rousset, qui avait été magnifique alors qu’il était aux prises avec l’autorité militaire, qui avait risqué sa vie en dévoilant le crime dont il avait été témoin, lorsqu’il fut remis en liberté, tiré de droite, tiré de gauche par ceux qui voulaient s’en faire un piédestal, il se laissa circonvenir et eut une piètre attitude.

Pour en finir, les membres du Comité de Défense firent insérer dans la Bataille une longue diatribe contre moi, accompagnée de calomnies. Je leur envoyai ma réponse, mais ils refusèrent de l’insérer, sous prétexte de ne pas engager de discussions personnelles !

Je n’insistai pas, me contentant d’observer que, quoique faisant partie d’un journal ouvrier, ils se conduisaient comme de simples bourgeois.

La campagne Rousset fut notre chant du cygne. Elle avait été magnifique, mais ce fut notre dernier éclair de vitalité. Le journal se traîna péniblement, supprimant des pages les trois quarts du temps. Puis ce fut l’attentat de Sarajevo, dont je ne vis pas toutes les conséquences sur le champ.

À quoi bon rapporter l’angoisse qui pesa sur l’Europe lorsque se dégagea la certitude que la diplomatie faisait de son mieux, profitant de l’incident pour faire crever l’orage qu’elle prétendait vouloir détourner ? Ce furent des heures sombres et tragiques. Pour mon compte, il m’était impossible de croire qu’en plein vingtième siècle, les peuples seraient assez fous pour se laisser jeter les uns contre les autres. Personne n’osera prendre la responsabilité d’une tuerie semblable, pensais-je. Jusqu’au bout, j’espérais que le cataclysme serait évité.

Quoique voulant la guerre — lorsque Poincaré monta à la Présidence, le bruit ne courut-il pas qu’il avait dit que ça serait sous sa Présidence que l’Alsace-Lorraine reviendrait à la France ? — nos gouvernants n’auraient jamais osé en prendre la responsabilité.

Malheureusement, il n’en était pas de même en Allemagne. Je persiste à croire que Guillaume fut dépassé par les événements, que le fameux ultimatum n’était qu’un bluff, procédé dont il était assez coutumier, et qui lui réussissait si bien, puisque l’Europe s’empressait de lui céder tout ce qu’il demandait lorsqu’il enfourchait son cheval de bataille. Mais, cette fois, derrière lui et plus fort que lui, il y avait le parti militariste allemand qui, pendant quarante ans, avait prêché et préparé la guerre ; qui avait compris que, plus elle serait reculée, plus elle deviendrait impossible et qui était résolu à précipiter les événements. Pour ne pas se voir supplanter par le Kronprinz, Guillaume dut se mettre à la tête des partisans de la guerre.

J’étais en train de travailler à mon jardin, lorsque le samedi 1er  août, le crieur de Robinson annonça que la mobilisation était décrétée. Même encore, je voulais espérer que les choses s’arrangeraient au dernier moment.

Mais comme nous avions toujours été avertis que la mobilisation serait le signal de l’arrestation des anarchistes et leur relégation dans un camp de concentration, il ne me restait qu’une chose à faire : me mettre à l’abri.

Je dis adieu à ma femme et pris le train pour Paris, comptant aller demander asile au sculpteur Lefèvre, un de nos bons amis.

Place Denfert, je rencontrai un peintre avec lequel j’avais été très lié, mais qui s’était disputé avec un des rédacteurs du journal, ce qui avait eu pour effet de refroidir nos relations, de son côté tout au moins. Il ne m’invitait plus à aller le voir.

Nous nous mîmes à parler des événements. Je lui dis que j’étais à la recherche d’un ami qui pourrait me donner asile. Cela lui aurait été facile de me prendre, habitant un pavillon à lui tout seul. Mais il oublia de m’en faire l’offre.

Chez Lefèvre, la concierge m’apprit qu’il était à la campagne. Je pensai à Bertrand, mais, lui aussi, était absent, j’eus l’idée d’aller voir Luce. Mais il était près de onze heures du soir. J’étais éreinté, il aurait fallu aller à Auteuil pour ne trouver personne peut-être. J’y renonçai. Je retournai à Robinson où j’arrivai éreinté.

Je m’étendis tout habillé sur le lit, pour être prêt à me sauver par les jardins si les policiers s’étaient amenés.

Il ne vint personne. Mais, à quatre heures du matin, je repris, à pied cette fois, le chemin de Paris.

Vers les sept heures, j’arrivai harassé à la porte d’Orléans. J’achetai un journal. Il n’était fait mention d’aucune arrestation ou menace d’arrestation. Au contraire, on reproduisait une note du Bonnet Rouge où il était dit que, sur l’initiative de Malvy, le gouvernement avait renoncé à faire des arrestations préventives.

Cela s’annonçait mieux, mais il fallait voir. Je me rendis chez le camarade qui avait mené la campagne de la « Mano Negra » et qui, depuis, avait trouvé un emploi à la Chambre ; il alla, le premier, voir autour du bureau du journal si rien de suspect ne s’y révélait. Aucune visite insolite n’y avait été faite. Je m’y rendis à mon tour et, peu après, arrivèrent quelques-uns des camarades qui avaient l’habitude d’y venir le dimanche.

Afin d’être plus sûr encore, le camarade téléphona à un des manitous de la Chambre, à même de savoir ce qui se trafiquait en haut lieu ; la réponse fut : « Nous n’em… nuierons personne si on ne nous em…nuie pas ».

Ayant déjeuné chez le camarade, je filai à Robinson rassurer ma femme.

De ce côté, cela allait assez bien, mais, avec la mobilisation, nous allions perdre la plus grande partie de nos lecteurs. Les difficultés pécuniaires que j’avais tant de peine à surmonter allaient, tout simplement, devenir tout à fait insurmontables. D’autre part, avec la censure que l’on venait d’établir, il ne serait plus permis de dire que ce que les autorités voudraient bien laisser passer. Il ne fallait pas penser pouvoir continuer la publication des Temps Nouveaux dans ces conditions.

Pour ne pas disparaître sans rien dire, je fis imprimer une simple feuille où je développai ma note du numéro précédent. Mais sans grand espoir que la censure laisserait passer. À ma grande stupéfaction, le visa fut donné sans la moindre rature. Les Temps Nouveaux avaient vécu.

Tout le mois d’août se passa dans l’anxiété et l’attente. Par l’un ou par l’autre, on apprenait les nouvelles que le gouvernement tentait de cacher. On savait que les Allemands avançaient continuellement alors que les dépêches du gouvernement les disaient bien plus loin qu’ils n’étaient effectivement.

Pendant tout le mois d’août il me rentra 1 fr. 50 de l’abonnement d’un camarade qui n’avait pas hésité à le renouveler.