Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/XIII

Les œuvres représentatives (p. 168-180).

XIII

DE L’AFFAIRE DREYFUS AU MINISTÈRE CLEMENCEAU


Comme je l’ai dit, l’affaire Dreyfus me rapprocha de Zola.

Nous aussi, nous avions des nôtres au bagne : il y avait Courtois, dont j’ai parlé. Il y avait Monod, envoyé au bagne pour délit de paroles. Il y avait Théodule Meunier, condamné sans preuves, malgré un alibi que l’accusation n’avait pu démolir.

Parmi ceux qui avaient été condamnés à des peines excessives, il y avait Grangé, insoumis, ayant tiré, sans blesser personne, sur ceux qui l’arrêtaient.

Et combien d’autres dont les noms ne me reviennent pas.

Voici, du reste, une lettre de Tarbouriech qui en énumère quelques autres :

M. Trarieux m’a annoncé lui-même samedi dernier que le garde des sceaux lui a répondu quant à Moysset et Bury, en reconnaissant leur droit à bénéficier de l’amnistie, il ajoute qu’il a saisi son collègue, le ministre des colonies, pour qu’il ordonne leur rapatriement. Je suis heureux de pouvoir porter cette bonne nouvelle à votre connaissance et à celle des compagnons. Quant à Grunwald, la Ligue n’a pas encore reçu de réponse. J’ai reçu de lui une lettre que j’ai transmise à M. de Pressensé.

Que les compagnons se hâtent de faire signer par les mères de Régis Meunier et Grangé une demande en grâce, elle sera favorablement accueillie, M. Trarieux en a reçu l’assurance. Avec un autre Ministère nous n’aurions pas autant de chance de réussir.

Votre bien dévoué.
E. Taubouriech.

Qui était Grundwald ? Je l’ai oublié. Régis Meunier avait été en vertu des lois scélérates, condamné à 7 ans de bagne pour avoir organisé une soirée familiale à Angers…, deux mois avant le vote desdites lois ! Moysset pour quelque délit de parole. Ils avaient été exclus de l’amnistie par une subtilité juridique. Ils furent cependant graciés. Mais, entre temps, Moysset était mort au bagne.

Cette lettre démontre que nous n’avions pas oublié nos camarades au bagne, et entendions que la « lutte pour le droit » fût la lutte du droit pour tous.

D’autre part, j’avais écrit à Zola pour le prier de s’associer à je ne sais plus quelle protestation. Il me répondit par la lettre suivante :

Paris, 6 décembre 1900.

Mon cher confrère, je suis entièrement avec vous, prenez mon nom s’il vous paraît bon à quelque chose, et si vous désirez causer un soir avec moi, venez vers neuf heures, vous êtes à peu près sûr de me trouver.

Cordialement,
Émile Zola.

Je me rendis donc un soir rue de Bruxelles. Zola était encore à table. On me fit attendre dans un salon encombré de bibelots. J’ai gardé l’impression que, là-dedans, j’avais l’air d’un éléphant dans la boutique d’un marchand de porcelaines, n’osant faire un mouvement, de peur de casser quelque chose.

Au bout d’un instant Zola vint me rejoindre. Je serais bien embarrassé de me rappeler comment débuta la conversation. Il aurait été logique de déblayer le passé. Mais, en ce qui concernait la Société des Gens de Lettres, je n’aurais pu que lui confirmer ma réponse. Cependant, on aurait pu s’expliquer, adoucir les choses. Mais comme il n’en souffla pas mot, je crus bon de l’imiter.

Ce que je me rappelle bien, ce sont ses promesses d’intervenir en faveur de nos camarades victimes d’injustices, me disant de faire appel à lui chaque fois que cela serait nécessaire, qu’il s’emploierait de son mieux pour nous faire obtenir justice.

Il renouvela sa promesse lorsque nous nous séparâmes, et il tint parole.

Au cours de la conversation il me parla de ses prochains volumes, me disant que j’y verrais combien il avait évolué.

De lui, je retrouve une carte de visite sans date, sur laquelle sont écrits ces quelques mots :

Monsieur Grave, j’ai encore deux de mon Évangile sur les bras, et j’ignore quand je pourrai me préoccuper d’un sujet nouveau. Il m’est donc absolument impossible d’accepter les documents qui me sont offerts, en promettant de les utiliser un jour. Le mieux serait que vous les prissiez tous, pour mettre en lieu sûr, et plus tard ou verra ce qu’on pourra en faire.

Cordialement,
Émile Zola.

Quelle était la nature de ces documents ? Voilà encore une chose qu’il m’est impossible de me rappeler aujourd’hui. J’en recevais de tous les points du globe. D’aucuns sans valeur, d’autres très intéressants.

Il me souvient d’en avoir reçu sur les mineurs d’Australie et de la Nouvelle-Galles du Sud. Du Brésil sur la mutinerie des marins, et aussi sur le bagne. Était-ce ceux-là que j’avais proposés à Zola ? C’est possible.

Du bagne, entre autres, j’avais reçu une volumineuse correspondance signée d’un nom que j’ai oublié aujourd’hui, mais que je reconnus lorsque je vis la signature. C’était celui d’un des membres d’une bande de jeunes apaches, — apaches avant la lettre, car je crois bien que le nom n’existait pas, dans ce sens du moins, lorsque se passèrent les faits auxquels il était mêlé.

Ils étaient connus sous le nom de la bande des « Cravates Vertes ». Cela devait se passer quelques années après la guerre de 71. C’était l’un d’eux qui m’écrivait du bagne. Tout un dossier. Il racontait sa vie, les circonstances qui l’avaient poussé dans la voie du bagne, donnait des renseignements sur la vie que l’on y menait et quantité d’autres aperçus fort intéressants, démontrant que l’auteur, loin de s’abrutir au bagne, s’était développé d’une façon étonnante. Mais qu’est devenu ce document ? Disparu, comme tant d’autres dans la vie mouvementée que me faisait mener la police.

Je n’eus pas l’occasion de revoir Zola. On sait l’accident imbécile qui l’emporta. Comme les journaux de l’état-major rapportaient de nouveau nos démêlés au sujet de la Société des Gens de Lettres, j’écrivis à Mme  Zola pour lui demander une carte afin d’assister aux obsèques de son mari.

À la suite de ces diverses interventions, quelques-uns de nos camarades sortirent du bagne. Liard-Courtois, pour devenir le larbin de Briand, lorsque ce dernier devint ministre. Piteuse fin !

Monod, moins chançard, en sortît aveugle et mourut peu après. Grangé qui vint me voir, à son retour de Calédonie. D’autres encore que j’ai moins connus profitèrent de cette vague de mansuétude qui ne dura pas longtemps.

Quant au pauvre Meunier, de l’affaire Véry, il ne fut pas compris dans ces mesures de clémence. Son acte avait fait trembler trop de gens pour qu’on lui pardonnât. Quand je dis son acte, je veux dire celui pour lequel il fut condamné, puisqu’il le fut sans preuves. Nous ne perdîmes cependant pas espoir. Condamné sans preuves, il était victime d’une illégalité. Des tentatives furent faites à plusieurs reprises, mais il mourut avant qu’aucune décision intervînt à son égard.

Je retrouve quatre lettres de lui. Elles sont trop pleines de stoïcisme et de dignité pour ne pas les donner entières. Les voici dans leur ordre probable, d’aucunes n’étant pas datées :

Îles du Salut, 16 mai 1906.
Mon cher Jean,

La dernière fois que je t’ai écrit, j’étais à l’hôpital, Comme j’espérais pouvoir, sinon me guérir, du moins me rétablir un peu, je ne t’en ai pas parlé.

Voyant que mon état de santé restait le même, j’en suis sorti il y a quinze jours, mais quelques jours après j’y suis rentré d’urgence, enflé comme un ballon. Me guérirai-je ? Je suis anémié à tel point que c’est bien problématique.

Avant d’entrer à l’hôpital, j’étais dans un triste état. Depuis six mois je traîne sur ce rocher une misérable existence. Ici, celui qui veut tenir une ligne de conduite correcte, ne pas accepter de place — ce qui est considéré par l’administration comme une faveur — ne pas spéculer sur ses compagnons de chaîne, et qui, alors, est obligé de se contenter du régime de l’administration, celui-là est forcé de succomber au bout de quelques années.

Je ne regrette rien. Je n’ai fait que ce que je devais faire. Ce serait à recommencer, je ferais la même chose. Je ne crains pas la mort. Si je suis condamné, qu’elle vienne le plus tôt possible. Cependant, c’est regrettable de mourir ainsi, après tant d’années de souffrances passées au bagne.

Je t’envoie un certificat du médecin-major constatant mon état de santé. Vous pouvez en user pour hâter la solution de l’affaire pour laquelle vous faites des démarches. C’est dans ce but que je vous l’envoie.

De l’avis du médecin-major, il n’y a que cela qui pourrait me rétablir, mais je crois qu’il ne faudrait pas trop tarder. Pourtant, j’ai été condamné aux travaux forcés. Je n’ai pas été condamné — à mort — car tu dois te figurer les soins que l’on nous donne à l’hôpital, et j’ai l’organisme complètement ruiné par le régime et le climat.

J’attends une réponse.

Bonjour aux camarades et, pour toi, une fraternelle poignée de mains.

Théodule Meunier, N° 26.761.

Il y a à bord de la Loire (bateau qui amène le convoi des transportés), un major appelé…, homme aux idées larges, intime, je crois, de… Il est bien connu des condamnés. Si vous aviez quelque chose à me faire dire, que vous ne vouliez pas le confier à une lettre passant par l’administration, vous pouvez vous fier à lui.

Îles du Salut, juillet 1906.
Mon ami,

J’ai reçu ta lettre. Espérons que tu réussiras. Dans le cas contraire, j’essaierai moi-même de sortir de cette situation d’une façon ou d’une autre.

J’en ai assez. Je n’ai pas à compter sur l’administration. J’ai demandé mon désinternement au nouveau directeur, Il m’a dit qu’il jugeait à propos de me garder aux Îles ; que, du reste, j’avais toujours conservé les mêmes opinions depuis que j’étais au bagne. C’est catégorique. C’est parce que je suis anarchiste que l’on ne me désinterne pas.

Malheureusement, il est un peu autorisé à dire cela, par la conduite que tiennent ici certains transportés, internés comme anarchistes.

Si les actes pour lesquels je suis ici sont considérés en France avec une certaine impartialité ; si, là-bas, l’évolution se fait sentir, la bureaucratie, ici, reste la même, et surtout l’administration pénitentiaire. La situation du transporté ne s’est nullement améliorée. La mienne est plutôt pire, ayant la double chaîne, résultat de mes évasions. Je n’ai pas perdu grand chose et j’aurais pu gagner beaucoup.

La misère et la fatigue, résultant de cela, la prison ou l’on couche tout nu sur le bitume, sans couverture, les fers, les incorrigibles, tout cela m’a certainement beaucoup fatigué. Puis, je ne suis plus jeune. Malgré cela, j’ai encore de l’énergie. Autant, du moins, que l’on peut en avoir, après douze ans de bagne, dans un milieu avachi et sous un climat débilitant.

Aussitôt que tu auras une réponse, bonne ou mauvaise, fais-la moi savoir.

Bonjour aux camarades. Je te serre la main.

T. Meunier.

Je décolle ma lettre pour te dire que j’ai reçu la lettre de Charles. Fais-lui savoir, je te prie…

Le reste est illisible ;

Les autres lettres ne sont pas datées.

Cher ami,

J’ai reçu tes deux lettres d’août et d’octobre. Je te remercie de la peine que tu te donnes. J’attendrai, quoique le temps me semble bien long. Pourvu que nous arrivions à un résultat appréciable, car une remise de peine à 15 ou 10 ans ne serait qu’une fumisterie, s’il n’y a pas de désinternement.

Une campagne de presse sur mon affaire, ma culpabilité n’ayant nullement été prouvée, pourrait, peut-être, activer ta solution ; mais, plus que moi, vous êtes à même d’en apprécier le plus ou moins d’utilité.

Requet, que tu as dû connaître, est mort dernièrement. Il était de première classe, et avait accepté d’être contremaître (malheureusement ces concessions ne sont pas rares ici). Cependant ses compagnons de chaîne n’ont pas eu à se plaindre de lui. On l’avait désinterné, et, quelques instants avant de mourir, on lui avait signifié son réinternement, d’après une dépêche ministérielle du 28 juillet, ordonnant à la direction de réinterner aux Îles les anarchistes qui avaient été désinternés, et dont plusieurs étaient à la Grande Terre.

Le bagne devient de plus en plus mauvais. Une misère noire, une incurie extraordinaire pour tout ce qui n’est pas répression. Pour cela, par exemple, ils ne sont pas en retard. Ils ont beau faire des cachots, ils ne savent pas où mettre les hommes punis.

Il y a, actuellement, aux îles une telle quantité d’hommes en prévention de conseil que, ne sachant pas qu’en faire, les cellules regorgeant, on les a mis dans les cases.

Je ne veux pas m’étendre davantage, car il arrive souvent que les lettres confiées à l’un ou à l’autre sont saisies ou perdues. Aussitôt que tu auras une réponse quelconque, fais-la moi connaître. Tu dois comprendre avec quelle impatience je l’attends.

Je te serre la main.
Théodule.

Voici la dernière :

Mon cher Jean,

Je voudrais bien que tu m’écrives pour que je sache à quoi m’en tenir. Je ne doute pas que tu ne fasses ton possible, mais il y a sept ou huit mois que vous avez commencé les démarches, et je crois que nous ne sommes pas beaucoup plus avancés que le premier jour.

Il faut cependant que je sorte de cette situation. Une occasion peut se présenter, je pourrais regretter de ne pas l’avoir saisie.

D’un autre côté, si j’échoue, c’est la réclusion cellulaire, c’est-à-dire, la mort. (Il est vrai que je ne perdrais pas grand chose). Si tu ne peux pas me donner une réponse définitive, dis-moi au moins ce que je dois espérer, que je puisse prendre une détermination quelconque. Réponds, je te prie, le plus tôt possible.

Je te serre la main.
Théo. Meunier.

Pauvre Meunier ! Ballotté entre les alternatives d’espoir et de déceptions pendant près d’un an, ce fut la mort qui vint le délivrer.

Voici la lettre qui m’apprenait sa mort, Le signataire étant encore fonctionnaire, je ne donne pas son nom :

… 15 septembre.
Mon cher Grave,

Meunier est mort — le savez-vous ? — depuis huit jours, quand le docteur ami a voulu le voir.

Il avait conquis les plus respectueuses sympathies de tout le personnel, qui s’est cotisé pour embellir ses obsèques, m’affirme-t-on. Il n’a jamais été confondu avec les criminels de droit commun ; sa conduite était un exemple.

Voilà ce qui vaut d’être répété.

Mes bons souvenirs.

Ce fut pendant l’affaire Dreyfus que, avec Ardouin, Dégalvès, — un professeur révoqué pour ses idées anarchistes — nous eûmes l’idée de fonder L’École Libertaire.

Tout le monde se plaint de l’enseignement officiel. Qu’il ne fait que des perroquets, tue l’esprit critique des individus au lieu de le susciter. Pourquoi ne pas tenter une école où l’enseignement serait donné sur des bases rationnelles ?

Une campagne fut menée pour ramasser de l’argent. Mais nous eûmes la malencontreuse idée d’y associer Janvion qui, s’il ne fut pas la seule cause de la faillite, y contribua certainement pour sa bonne part. Nous l’avions chargé de voir les personnalités que nous supposions sympathiques à l’idée, il arriva qu’il embrancha une autre affaire à laquelle je n’ai jamais rien compris.

Il avait touché des souscriptions que nous nous croyions acquises et il se trouva qu’elles l’étaient, parait-il, pour cette autre affaire qu’il menait de front avec la nôtre !

Ayant récolté un ou deux milliers de francs, on voulut débuter en envoyant à la mer quelques enfants que voulurent bien nous confier des camarades.

Dégalvès et Janvion étant d’anciens professeurs, ils étaient tout désignés pour surveiller la caravane, Dégalvès était un bon gros camarade convaincu et sincère, mais un peu lourd. Janvion était un bonhomme hargneux, fielleux, capable de tout lorsqu’il en voulait à quelqu’un. Ils ne tardèrent pas à être en désaccord.

Un jour que ça n’allait pas tout droit, Dégalvès donna une légère tape à un des gosses. Janvion enfla l’affaire.

Dégalvès, évidemment, avait eu tort de frapper l’enfant, mais on peut comprendre un moment d’impatience. Dégalvès n’en faisait pas une pratique.

Quoi qu’il en soit, les camarades réunis pour se prononcer sur le cas, se laissèrent circonvenir par l’astucieux Janvion, alors que le pauvre Dégalvès ne sut que dire. Ils donnèrent tort à ce dernier qui, affligé et indigné de cette injustice, nous quitta.

J’étais absent de Paris lorsque se produisit celle malencontreuse affaire. J’avoue que j’aurais fait de mon mieux pour défendre Dégalvès qui, sûrement, n’avait agi que sous l’impulsion d’un moment d’irritation.

Après la tentative d’école de vacances, on organisa, faute de mieux, des cours du soir, la création d’une véritable école resta à l’état de rêve.

Une lettre que je retrouve me rappelle que Léon Daudet fut un de nos souscripteurs :

Paris, 30 avril 1898.
Le Journal.

Cher ami, puisque vous voulez bien passer au Journal, vous m’y trouverez tous les jours à partir de 5 heures, je serais très heureux de vous serrer la main et de vous remettre les 50 fr. de Léon Daudet.

J’ai vu Georges Hugo qui s’inscrira pour 100 francs.

Je vous serre très cordialement la main.
Auguste Marin.

Un jour le camarade L…, qui était traducteur à l’agence Havas, et m’aidait beaucoup en traduisant pour le mouvement social les journaux étrangers que nous recevions, vint me parler des camarades espagnols qui, vingt ans auparavant, avaient été condamnés au bagne sous prétexte d’affiliation à une société secrète, « la Mano Negra », affaire qui, à l’époque, avait fait beaucoup de bruit. C’était l’affaire de Xérès dont j’ai déjà dit deux mots en passant.

Or, d’après les documents qu’avait vus L… « la Mano Negra » n’avait jamais existé. Comme pour Montjuich, des aveux avaient été obtenus en torturant les prisonniers. Ce qui n’empêche pas Liard-Courtois, dans ses Souvenirs de Bagne, de raconter que, dans sa jeunesse, il a connu un des membres de cette fameuse association !

Mais, vingt ans après, la vérité commençait à se faire jour. Les journaux anarchistes espagnols avaient ouvert une campagne en vue d’arracher du bagne ceux qui s’y trouvaient encore. Ne serait-il pas bon de venir en aide aux camarades espagnols ?

Aussitôt dît, aussitôt fait. L… commença par publier le récit de l’affaire, comment ça s’était passé, comment la vérité avait fini par percer.

Puis, nous résolûmes d’ouvrir une campagne de meetings. Appel fut fait au concours de ceux qui pouvaient avoir quelque influence sur le public. De Pressensé, Clemenceau, Jaurès, le Dr  P. Reclus, et quelques autres de l’affaire Dreyfus s’inscrivirent pour cette campagne de libération. Pour commencer, cela fut dur à décrocher, mais une fois en branle, cela marcha on ne peut mieux, La presse quotidienne finit par s’en mêler.

Pour Clemenceau, nous étions allés le trouver, le camarade L… et moi. Il fut du reste charmant, disant qu’il n’avait rien à me refuser. Et, en effet, il entama aussitôt une série d’articles dans la Dépêche de Toulouse.

Notre campagne fut certainement d’un grand poids pour la mise en liberté des prisonniers.

Par la suite, nous ouvrîmes une souscription pour eux. En février, nous lancions le premier appel ; à la fin d’août, nous avions ramassé près de 2 000 francs. C’était maigre comparé aux souscriptions des journaux bourgeois. C’était magnifique pour nous. Surtout si on considère que nous avions toujours deux ou trois souscriptions en train.

Nous en avions fini avec les tracasseries. La police et la magistrature nous laissaient tranquilles. J’avais oublié le chemin des cabinets des juges d’instruction et de la Cour d’Assises. Il fallut l’arrivée de Clemenceau au Ministère pour m’apprendre le chemin de la Correctionnelle.

Il y avait juste deux ou trois semaines qu’il était au pouvoir, lorsque je fus appelé chez je ne sais plus quel commissaire aux délégations. J’y subis un interrogatoire serré : quels étaient mes moyens d’existence, etc., comme s’il s’était agi d’un criminel. J’avais négligé de faire le dépôt du journal depuis un certain temps.

Mes imprimeurs s’étaient toujours chargés de cette formalité. Au début, je signais les numéros, mais par la suite on les signait pour moi.

Le gérant de La Libératrice, qui nous imprimait à ce moment, m’avait promis de ne pas oublier le dépôt, mais il n’en avait rien fait. Autrefois, quand cela se produisait, le Parquet nous faisait réclamer les numéros manquants, Clemenceau, lui, nous faisait appeler à l’instruction, puis à la Correctionnelle. Si c’était cela qu’il appelait « n’avoir rien à me refuser », ça promettait.

Il est vrai que je n’étais pas le seul. Nous étions trois journaux : Les Temps Nouveaux, Le Libertaire. J’ai oublié le troisième. Notre imprimeur profita de la charrette, il l’avait bien mérité, puisque c’était sa faute si le dépôt n’avait pas été fait. Nous fumes condamnés chacun à 50 francs d’amende.

Je mentionnerai justement le bilan du Ministère Clemenceau : Intervention de l’armée dans les grèves. — Les charges de Draveil, où il y eut morts et blessés. — Troubles également en province.

Une grève de mineurs s’étant déclarée dans le Nord, Clemenceau alla les trouver à leur syndicat. Mais, au lieu de lui sauter au cou pour l’embrasser, — n’était-ce pas le premier ministre qui osât entrer en pourparlers avec des « perturbateurs » — et de rentrer au travail en se fiant à de vagues promesses, les grévistes lui firent une réception plutôt froide, et persistèrent dans leurs réclamations.

Froissé et déçu, Clemenceau se retourna vers la « manière forte ». On arrêta des grévistes, et on ouvrit une enquête sur un prétendu complot royaliste.

Quand éclata la grève, Monatte travaillait avec moi pour quelques jours. — Entre parenthèses, comme couleuvre, il aurait pu faire la paire avec Dunois. — Il me demanda de lui avancer l’argent du voyage pour se rendre dans le Nord.

Il y fut arrêté au bout de quelques jours. Une lettre de moi trouvée sur lui fut le prétexte d’une perquisition. Non seulement au journal mais aussi chez Delesalle.

Un matin, en arrivant rue Broca, la concierge me dit

Lithographie de Steinlen : La Liberatrice
Lithographie de Steinlen : La Liberatrice
XI
REPRODUCTION D’UNE LITHOGRAPHIE DE STEINLEN
Jean Grave aux Temps Nouveaux
Jean Grave aux Temps Nouveaux
XII
JEAN GRAVE AUX « TEMPS NOUVEAUX »
que l’on avait demandé après moi, que l’on reviendrait. Delesalle qui arriva quelques instants après, m’avertit que c’était Guichard qui, ne me trouvant pas, était allé se faire la main chez lui. Voici, du reste, le récit que je retrouve dans Les Temps Nouveaux, n° 1 de la 12e année, 5 mai 1906.

Samedi, à 6 h. 1/2, M. Guichard se présentait au domicile du camarade Delesalle pour opérer ce que l’on est convenu d’appeler une perquisition. Delesalle dut exiger l’exhibition du mandat et de l’écharpe que l’on s’obstinait à ne pas vouloir montrer. C’est ainsi qu’il put se rendre compte qu’il était inculpé par le Parquet de Béthune de complicité dans les grèves du Nord.

M. Guichard voulut prendre un ton rogue. Delesalle lui répliqua que si les policiers voulaient le prendre sur ce ton, on serait forcé de les recevoir comme en Russie on reçoit les policiers.

Que voulez-vous dire par là ?

Vous le savez bien, répliqua Delesalle.

C’est tout ce que M. Guichard trouva à emporter, plus une brochure, Les Deux Méthodes Syndicalistes.

En sortant de chez Delesalle, la bande s’amena aux Temps Nouveaux. Là, on exhiba le mandat de perquisition. Sur l’invitation que je lui fis d’accomplir son métier, M. Guichard demanda de lui indiquer où je classais ma correspondance ? Je lui indiquai le poêle où étaient en train de brûler les lettres que je m’étais empressé de mettre au feu, sitôt que Delesalle m’eut prévenu.

Alors on vous a averti, me fit-il.

Je lui répliquai que je n’avais nullement besoin d’être prévenu. Connaissant les procédés de la police depuis longtemps, et ne voulant pas faire courir aux camarades qui correspondaient avec nous le risque de recevoir des visites aussi désagréables, j’avais toujours soin, lorsque le camarade était servi, de brûler ma correspondance.

Ne pouvant emporter des lettres, M. Guichard se rabattit sut les brochures, malgré que je lui fisse observer que ces brochures, non seulement je les avais payées, mais que j’en avais fait le dépôt légal et qu’elles n’étaient pas poursuivies.

Au cours de la perquisition, Guichard eut un mot typique ; « On a le droit d’avoir les idées que l’on veut, mais ou doit les garder pour soi » !

Chez Delesalle, lors de la perquisition, se trouvait sa sœur, connue dans le monde des théâtres sous le nom de Monna Delza. Elle s’était, paraît-il, largement payé la tête du bonhomme.

C’était un des frères des Gachons qui agissait comme secrétaire de Guichard. Il n’intervenait que pour apaiser Delesalle qui, très nerveux, ne pouvait s’empêcher de lâcher quelque imprudence.

Pour les brochures, une vingtaine environ, j’écrivis au Parquet, au juge, puis à Béthune où elles avaient été envoyées. Je finis par les ravoir.

Monatte arrêté, toute la presse lui était tombée dessus, acceptant l’accusation qu’il était un agent royaliste. Même ses amis le lâchèrent un moment. Je fus à peu près le seul à prendre sa défense. Relâché, il m’envoya divers articles sur la situation dans le Nord, et sur un congrès syndical qui eut lieu. Puis, — toujours comme Dunois, — sans que je sache pourquoi, il publia dans L’Action Directe une violente diatribe contre moi. Tout ce qu’il y avait de plus haineux.

Comme tempérament, je ne pourrais mieux le comparer qu’à Bulot, presque le même physique. Lorsque les bolchevicks feront une révolution en France, il pourra avantageusement jouer les Fouquier-Tinville, dans les procès qu’ils feront aux révolutionnaires.

Je me contentai d’écrire à Monatte que, lorsqu’on voulait « engueuler » les gens, on devait au moins avoir la délicatesse de leur payer ce qu’on leur devait.

Il m’envoya une vingtaine de francs sur ce que je lui avais prêté. Comme je comptais le tout perdu, c’était autant de pris sur l’ennemi !