Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/VII

Les œuvres représentatives (p. 86-99).

VII

LA RÉVOLTE CONTRE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES


J’avais reçu une assignation de la Société des Gens de Lettres au sujet de la reproduction, dans le Supplément, d’extraits d’œuvres de ses membres.

C’était le dénouement d’une lutte que, depuis quelque temps, je soutenais contre elle.

Dans les premiers temps du Supplément tout était allé bien. Mais, en juillet 1890, — le Supplément paraissait depuis près de quatre ans, — je reçus une lettre signée E. Montagne, agissant comme délégué de ladite Société, où il me réclamait la somme de 41 fr. 50 pour avoir reproduit une nouvelle de Paul Arène, « Les Ânes de Piégut ».

J’écrivis à Montagne pour lui expliquer ce qu’était notre journal, organe de propagande et non d’entreprise commerciale. Tout fut inutile, nous devions payer et signer un traité.

Outré, j’envoyai la somme demandée, mais dis son fait au bonhomme et à la Société qu’il représentait.

Zola venait, depuis quelque temps, d’être nommé président de la société. Comme il m’avait autrefois donné l’autorisation de reproduire ce que je voudrais de son œuvre, je crus que c’était le moment, ou jamais, d’user de la permission. Je croyais que Zola avait des vues plus larges que la Société et qu’il arrangerait le conflit.

Au lieu de cela, il eut l’audace, plus tard, dans une interview que publia l’Éclair, de dire qu’il m’avait autorisé à reproduire certaines de ses œuvres, sauf Germinal. Or, le morceau incriminé n’était pas tiré de Germinal, mais d’un chapitre de La Bête Humaine que j’avais pris dans la Vie Populaire. Son assertion était du reste fausse, l’autorisation ne portait aucune restriction.

Je fus quelque temps sans plus entendre parler de rien, lorsque, un beau jour, étant à Sainte-Pélagie, Mlle  Benoit m’apporta, avec le courrier du jour, un exploit d’huissier me sommant, à la requête de MM. Zola, F. Coppée, de Maupassant, Courteline et Ginisty, de comparaître devant la huitième chambre correctionnelle pour m’entendre condamner à payer à la Société des Gens de Lettres la somme de 476 fr. 90, montant de reproductions à 0 fr. 25 la ligne.

Quelques jours auparavant, le « Bulletin » de la Société avait publié l’entrefilet suivant :

Avis très important

Un petit journal de Paris, non abonné à la société, s’adresse aux auteurs pour obtenir des autorisations de reproductions gratuites. Nous rappelons à nos confrères qu’en donnant cette autorisation, ils s’exposent à une amende pour la première fois, puis ensuite à la radiation. (Art. 41 des statuts, chap. VII).

Au reçu de l’assignation, j’écrivis à Zola pour lui rappeler qu’il m’avait donné l’autorisation, lui expliquant à nouveau la situation du journal, et espérant qu’une société de littérateurs pouvait être guidée par d’autres mobiles que la pièce de cent sous.

Voici sa réponse :

Médan, 21 juillet 1891.
Monsieur,

Si je vous ai autorisé à reproduire mes œuvres, c’est à l’époque où je ne faisais pas partie de la Société des Gens de Lettres. Depuis le mois de mars, je suis membre de cette Société, et il faut bien que je me conforme à ses statuts. Mon autorisation n’a plus aucune valeur.

Vous avez tort de croire qu’on poursuit une œuvre de haine contre vous. On vous soumet à la loi commune, voilà tout. Tout journal qui n’a pas de traité ne peut reproduire une ligne d’un sociétaire. Le mieux, comme vous le dites, est d’exciper de votre bonne foi, et de ne plus rien reproduire des membres de la Société, jusqu’à ce que vous ayez un traité avec elle. En octobre, veuillez renouveler votre demande d’un traité, et je vous promets qu’on examinera très sérieusement cette demande.

Veuillez agréer. Monsieur, l’assurance de mes meilleurs sentiments.

Émile Zola.

Je m’empressai de répondre à M. Zola :

Monsieur,

Je reçois votre lettre, je vous remercie. Seulement, à côté de la réponse du président de la S. des G. de L., j’ai vainement cherché celle du littérateur auquel je m’adressais. Je ne l’ai pas trouvée. Je regrette, nous ne nous entendons pas.

Je vous salue,
J. Grave.

Et, dans la Révolte, où je reproduisis ma lettre, j’ajoutai, en guise de « post-scriptum », ces quelques lignes tirées de la « Correspondance » de Flaubert :

… J’aurai même grand soin, dût-il m’en coûter cher, de mettre à la première page de mes livres, que la reproduction en est permise, afin qu’on voie que je ne suis pas de la Société des Gens de Lettres, car j’en renie le titre d’avance, et je prendrais, vis-à-vis de mon concierge, plutôt celui de négociant ou de chasublier.

G. Flaubert.

Mais j’entendais bien ne pas laisser s’endormir l’affaire. Me rappelant la campagne que certains littérateurs avaient menée autrefois contre Zola, je crus bon d’expliquer mon cas à quelques-uns, entre autres à Mirbeau, avec lequel j’étais en correspondance déjà. Je n’eus pas tort. Dans l’Écho de Paris du 4 août, parut, sous le titre : « À propos de la Société des Gens de Lettres », un article véhément, mordant, comme savait les écrire Mirbeau, exposant le cas de la Révolte. Ce fut une véritable levée de boucliers. Pendant quelques semaines, tous les journaux discutèrent les poursuites que nous intentait la Société des Gens de Lettres. Cette dernière et Zola passèrent de mauvais quarts d’heure.

Ce fut d’abord dans la Bataille, Camille de Sainte-Croix qui, dans un article où il cinglait d’importance Zola et la Société des Gens de Lettres, prit la défense de la Révolte.

Armand Villette, dans le Gaulois, Arsène Alexandre, dans l’Éclair — ce journal était cependant le défenseur de la Société — H. V…, dans l’Intransigeant, Bonnetain, dans Gil Blas, et combien d’autres, dont j’ai perdu les articles, s’élevèrent contre le mercantilisme que la Société poussait un peu trop loin. Ce fut, vraiment, une belle agitation.

Entre temps, j’écrivis aux auteurs, au nom desquels on nous poursuivait, et aussi à tous ceux dont l’opinion pouvait avoir quelque poids.

Hugues Leroux, lorsque je lui avais demandé l’autorisation de reproduire une de ses nouvelles, l’« Âne », m’avait répondu que le public de la Révolte l’intéressait fort et que, une fois pour toutes, il m’autorisait à reproduire tout ce qui me plaisait.

Mais lorsque s’éleva la campagne qu’avaient suscitée les poursuites, il se dépêcha de m’écrire « que, lorsqu’il m’avait donné l’autorisation de reproduire », il croyait que j’avais un traité avec la Société, et qu’il me défendait formellement, dorénavant, de rien reproduire de lui tant que je ne serais pas en règle avec ladite Société.

Je lui répondis que, lorsqu’il m’avait autorisé, je l’avais remercié de sa gentillesse, et qu’il aurait suffi qu’il m’écrive qu’il avait changé d’avis pour que je m’incline devant sa défense, mais que sa « défense formelle » manquait plutôt de dignité. Si ce n’est pas le texte exact, car je n’ai pas gardé la copie de ma lettre, c’en est l’esprit.

De Courteline, je retrouve la lettre ci-dessous :

Monsieur,

Je n’ai ni à m’associer ni à ne pas m’associer aux poursuites exercées contre vous par la Société des Gens de Lettres, tout ça ne me regarde pas. Je conviens volontiers que les règlements de la Société, en nous retirant la libre disposition de notre copie, sont quelque peu léonins, mais que voulez-vous que j’y fasse ? J’y peux d’autant moins qu’étant membre adhérent, je n’ai pas voix au chapitre. Vous me demandez de reproduire « Potiron », je vous répète que je ne suis pas maître de vous accorder cette faveur ; je le regrette très sincèrement et vous assure de mes meilleurs sentiments confraternels.

Courteline.

Cette lettre était-elle la réponse à une lettre de moi où je l’avisais que l’on nous poursuivait en son nom. C’est possible.

J’ai gardé copie d’une de mes réponses à Courteline qui implique d’autres correspondances.

Dans cette lettre, j’expliquais mon attitude à l’égard de la Société des Gens de Lettres ; c’était une question de principe, que les auteurs eussent au moins le droit d’exempter ceux qui ne pouvaient payer.

Courteline se dépêcha de me répondre par la lettre suivante :

Monsieur,

1. — La première fois où je vous écrivais pour vous autoriser la reproduction de deux nouvelles du « 5e Chasseurs », je me gardais bien, comme vous le constatez, de vous avertir que je faisais partie de la Société des Gens de Lettres. Voulez-vous savoir pourquoi ? Parce que je n’en faisais partie que six mois plus tard. Vous reproduisîtes les deux nouvelles, et je ne sache pas que vous ayez eu des désagréments à ce propos.

2. — La seconde fois où je vous écrivis, je vous donnai avis que, faisant, désormais, partie de la Société, j’étais impuissant à de nouvelles autorisations, et je vous laissais libre de passer outre, à vos risques et périls. Vous passâtes outre.

3. — Le point acquis, l’avis nettement formulé que j’étais dans l’impossibilité de vous autoriser à des reproductions gratuites, je n’avais plus à faire que ce que j’ai fait : vous informer, comme je le fais pour toute demande de reproduction qui m’est adressée, qu’un des statuts de la Société des Gens de Lettres autorise tous les journaux à reproduire des œuvres déjà parues, sans qu’il soit besoin de l’autorisation de l’auteur, jusqu’à concurrence de 1 500 lignes.

Je ne vois pas, dans tout ça, où il y a manque de franchise. Si la Société des Gens de Lettres vous poursuit d’une part en mon nom, j’en suis fâché, mais je n’y peux rien. Au lieu de le prendre de si haut avec des gens qui ont fait de leur mieux pour vous obliger, vous feriez mieux de suivre le conseil que je vais vous donner, si vous voulez bien me le permettre. À votre place, donc, voici ce que je ferais. J’écrirais personnellement à chacun des six ou huit membres au nom desquels la société vous fait un procès et je solliciterais leur désistement, qu’aucun ne vous refuserait. Je suis, si je ne me trompe, un de vos plus gros créanciers, et je vous donnerais très volontiers quittance. Ainsi déchargé des 9/10 de la dette, je paierais à la société 10 0/0 qui lui est dû, et qui doit se monter à 30 ou 40 francs, après quoi l’incident serait clos. J’estime la proposition sage. Soumettez-la, si vous voulez, au jugement d’Ajalbert, et recevez l’assurance de ma considération distinguée.

G. Courteline.

Je ne me rappelle pas si je répondis à Courteline. J’aurais eu pas mal de choses à lui rétorquer.

J’avais également écrit à Maupassant — à qui, par je ne sais quelle circonstance, j’avais omis de demander l’autorisation — pour lui expliquer la situation du journal et notre but. Ici, encore, deux lettres ont disparu. Sur les trois lettres furibardes que m’envoya Maupassant, il ne me reste que celle ci-dessous. Les autres étaient du même ton.

24, rue Boccador.
Monsieur,

Le droit que vous me demandez est tout simplement celui de marauder dans mon œuvre, et je vois que vous ignorez absolument ce qu’est aujourd’hui la propriété littéraire. Je n’ai pas besoin de réclame, et je m’en moque. Les journaux sont des boutiques qui doivent payer ce qu’elles vendent. Je vous dirais même que, aucune reproduction à Paris n’étant possible, même avec un traité de la Société, sans l’assentiment de l’auteur, je n’accorde jamais cette permission à moins de conditions spéciales. La seule chose que je reproche à la Société, c’est de ne pas imposer aux journaux des conditions assez sérieuses.

Maintenant, restons-en là, ces histoires m’ennuient et je n’ai pas le temps de m’occuper de ces détails.

Je vous salue.
Guy de Maupassant.

Dans ma première lettre, je m’étais contenté d’exposer bien modérément la situation à Maupassant. Mais, dès sa première lettre, je m’étais vite mis à son ton. Je n’ai pas gardé copie de ces réponses, mais je m’en rappelle bien le sens. Je lui disais que, oui, c’était le droit — comme il appelait cela — de piller dans son œuvre que je demandais. Que, malgré tout son dédain de notre public, il était bien heureux qu’il existât des gens pour produire tout ce qui lui était nécessaire pendant qu’il étudiait ou écrivait. Que ceux-là, leur travail pouvait bien passer par un nombre infini de mains, ils n’étaient jamais payés qu’une fois, tandis que lui voulait être indéfiniment payé pour le même travail. Que si je n’avais pas d’autres chiens à peigner, je me payerais, certainement, le plaisir de reproduire certaines de ses œuvres, et que nous verrions s’il aurait le front de me poursuivre.

À la Société, on s’agitait ferme. Nadar me fit passer une coupure du Bulletin de la Société où il était dit qu’à une des séances, un des sociétaires avait été frappé de 25 francs d’amende pour avoir « violé » les statuts en autorisant la reproduction de ses œuvres par un journal non abonné. À une autre séance, la discussion s’était engagée sur le cas de trois membres accusés du même forfait. Après discussion, deux avaient été mis hors de cause, et le troisième devait être invité à retirer son autorisation et à donner ses pouvoirs pour poursuivre le journal reproducteur.

Hector France m’envoya copie d’une lettre qu’il avait adressée à Montagne, par laquelle il refusait de s’associer aux poursuites, plaidant notre cause.

Il fut condamné à 25 francs d’amende. Cladel m’apprit qu’il avait encouru le même châtiment.

Bergerat, pour avoir le droit de m’autoriser, avait écrit à Montagne qu’il payerait de sa poche.

Mme  de Peyrebrune m’écrivit que, m’ayant donné l’autorisation de reproduire, elle entendait rester seule responsable, et m’engageait à refuser de payer quoi que ce soit.

Paul Ginisty s’entremit auprès de Montagne, lui affirmant qu’il ne se sentait nullement lésé et l’engageait à cesser les poursuites.

Aurélien Scholl, dans une première lettre, m’avait autorisé à reproduire en disant qu’il plaiderait l’exception.

Il s’intéressait à la lecture du journal, car, ensuite, il m’envoya les deux lettres suivantes :

Paris, le 26 mars.
Monsieur J. Grave,

Pour éviter le caractère de reproduction, je vous adresse ci-joint un mot qui répondrait à la réclamation possible de la Société des Gens de Lettres.

Publication gracieuse à titre de propagande. Je souscris pour 5 francs et quelques pages de copie.

On ne pourra pas réclamer le prix d’une reproduction dont je paie l’insertion !

Salutations confraternelles.
Aur. Scholl.

Ici, la lettre qui accompagnait la copie et que j’insérai dans la Révolte :

Paris, 26 mars 1891.
Monsieur J. Grave,

Je vous remercie de l’envoi de votre journal et de la brochure de Kropotkine, qui m’a vivement intéressé.

Je vois que vous invitez les amis à souscrire pour la propagande de votre supplément. Il ne sera pas dit que je n’y aurai pas apporté mon concours. Ci-joint des timbres-poste (5 fr.) et un extrait d’une petite étude qui peut convenir à vos lecteurs.

Compliments confraternels.
Aurélien Scholl.

Avec Bonnetain, nous échangeâmes une assez nombreuse correspondance.

À la demande d’autorisation que je lui avais adressée, il avait envoyé la réponse suivante :

Supplément du « Figaro », 26, rue Drouot, 25 juin.

Mon cher confrère, je vous donne de grand cœur l’autorisation de publier tels extraits de mes livres qui vous conviendront. La Révolte ne doit pas être riche et la Société des Gens de Lettres nous défend de concéder nos reproductions, mais cette boutique d’usiniers représente trop peu la littérature pour que je tienne compte de ses statuts !

Continuez-moi l’envoi de votre journal et publiez ma première lettre si bon vous semble.

Cordialités.
P. Bonnetain, 6, rue Ballu.

Avez-vous lu le Bilatéral, de Rosny et son Marc Fane ? Je serais bien aise de savoir ce que la Révolte pense de ces deux romans sur le socialisme et l’anarchie.

Vous trouverez dans Autour de la Caserne, l’Opium, le Nommé Perreux et Amours Nomades, des citations ne choquant point vos théories. Ci-joint un mot pour l’éditeur des quatre derniers.

Quelle était la première lettre à laquelle faisait allusion celle ci-dessus ? Je ne me rappelle pas. Toutes ses lettres ne sont pas datées. Mais lorsque je reçus l’assignation de la Société, je demandai à Bonnetain l’autorisation de reproduire celle ci-dessus. Autorisation qu’il m’accorda, en me recommandant d’y laisser la signature, comme on verra par les extraits ci-dessous de la longue lettre qu’il m’adressa :

Le « Figaro », 11 août.
Mon Cher Confrère,

En présence de l’attitude misérable de Zola, je tiens au contraire à ce que vous citiez mon nom au bas de ma lettre de l’an dernier.
...........................................................................

Je vous réitère donc la formelle autorisation de reproduire gratuitement mes bouquins tant que les ressources de votre journal ne vous permettront pas de payer à la Société ce qui lui est dû de ce chef.

Ces droits de reproduction, quand le diable y serait, sont ma propriété et je puis en disposer, vous en faire remise. Si la Société excipe de son droit strict et de ma signature au bas d’un papier (que je n’ai pas lu), pour protester summum jus, summa injuria — je lui fermerai la bouche en lui versant le tant pour cent qu’elle aurait prélevé sur lesdits droits de reproduction. De la sorte, sa caisse ne souffrira pas de mon fait, et ses intérêts tout comme notre dignité d’écrivains seront sauvegardés.

Je ne partage pas vos idées, vous le savez, mais il ne s’agit ici ni d’écoles littéraires, ni d’écoles socialistes ou politiques. Je ne vois en présence : d’une part, que votre bonne foi, basée sur des autorisations formelles, que notre droit à nous, créateurs, de disposer de notre création ; et, d’autre part, que la mesquinerie de gens nous représentant peut-être financièrement, mais non moralement, mais non intellectuellement.
...........................................................................

Un médecin, un avocat, un professeur ont le droit de soigner, de défendre, d’enseigner gratuitement les pauvres diables, et nous n’aurions pas le droit, nous, de donner pour rien aux déshérités la seconde mouture de notre œuvre ?

Ce serait trop fort !

Confraternellement vôtre.
Paul Bonnetain.

Pendant ce temps, que devenait le procès ?

Comme on l’a vu par une lettre de Courteline, c’était Ajalbert qui avait accepté de présenter notre défense. Par des lettres de lui, qui ont trait à cet incident, je vois qu’il fit demander, une première fois, la remise de l’audience, n’étant pas prêt. Ensuite, l’affaire fut inscrite deux ou trois fois au rôle, mais, à chaque fois, ce fut l’avocat de la Société qui demanda le renvoi. Puis, l’affaire disparut du rôle, je n’en entendis plus parler.

Nous avions gagné notre procès devant le public. L’étroitesse d’esprit qui dirigeait le comité de la Société avait été amplement démontrée. Je crois même que, par la suite, des améliorations furent apportées, sinon dans les statuts, au moins dans la façon d’agir.

Cependant, pour se rappeler à mon souvenir sans doute, je recevais de temps à autre quelque réclamation avec une note à payer.

Une fois c’était pour un article politique de C. Pelletan. J’écrivis à ce dernier. Voici la réponse que j’en reçus :

chambre
des députés
Paris, le 11 octobre 1909.
Mon Cher Confrère,

Je déplore, croyez-le très sincèrement, les difficultés que vous avez eues avec la Société des Gens de Lettres, à la suite de la reproduction d’un de mes articles.

J’aurais voulu pouvoir intervenir, malheureusement cela m’est impossible. Je suis, en effet, lié par un contrat avec la Société et seule ma démission pourrait me dégager ; mais après plus de vingt ans d’affiliation, il me serait pénible d’en arriver là.

Si vous m’aviez demandé l’autorisation de reproduire l’article en question, je vous aurais mis sur vos gardes ; il est fâcheux que vous ne l’ayez pas fait.

Agréez, mon cher confrère, l’expression de mes sentiments cordiaux et mes plus vifs regrets.

C. Pelletan.

Tous les jours, dans la presse politique, on reproduit des articles de confrères, c’est pourquoi je n’avais pas cru nécessaire de demander l’autorisation de reproduire à Pelletan.

Je me bornai à lui envoyer la lettre suivante :

Paris, le 13/10 1909.
Monsieur le Député,

Lorsqu’il s’agit de reproduire des extraits de volumes ou des œuvres plus littéraires que de polémique, j’ai l’habitude de demander l’autorisation des auteurs.

Mais s’agissant d’un article de journal, d’un homme politique qui, je le croyais, doit surtout écrire en vue de propager ses idées, j’avais pensé que, en l’occasion, c’était inutile.

En vous écrivant pour vous aviser du cas, je n’avais nullement en vue que vous vous mettiez en guerre avec la Société des Gens de Lettres. J’espérais seulement que vous seriez intervenu auprès du délégué pour lui faire comprendre que, pour sa propre dignité, comme pour celle de ses collègues, il y avait à faire la différence entre les publications qui ne sont que des entreprises commerciales, et celles qui sont des œuvres de propagande d’idées.

Vous ne l’avez pas envisagé à ce point de vue.

Autrefois, au temps des Armand Carrel, le journalisme était envisagé sous un aspect plus élevé, et moins commercial.

Autres temps, autres mœurs. On s’en aperçoit tous les jours.

Il y en a qui trouvent que notre époque ne gagne pas à la comparaison.

Je vous remercie de l’amabilité que vous avez eue de me répondre.

J. Grave.

Il fut, je suppose, dégoûté par ma stupidité à comprendre son point de vue, car notre correspondance finit là.

Comment s’arrangea l’affaire ? J’ai oublié, mais ce ne fut pas la seule, car je trouve d’autres lettres concernant d’autres réclamations de la Société. (Dans l’intervalle, M. de Larmandie avait remplacé Émile Zola).

Pierrefonds, 3 juillet 1900.

C’est arrangé, cher ami, et voici en quels termes m’a répondu M. de Larmandie.

Tout le possible pour être agréable à un confrère aussi vaillant que vous, et aussi à ce noble cœur qu’est Jean Grave (c’est Séverine qui souligne).

Dès votre lettre j’avais télégraphié.

Lors de mon prochain séjour à Paris, je vous en aviserai pour qu’on puisse se serrer la main et convenir du jour où vous viendrez déjeuner chez la paysanne que je suis devenue.

Affectueusement votre toujours.
Séverine.

La Société, malgré son amabilité ne pouvait renoncer à réclamer, car voilà une autre lettre, sans compter celles détruites :

1, Chemin des Chalets
Ville-d’Avray (Seine-et-Oise)
10 janvier 1911.
Mon cher Grave,

Ne vous inquiétez de rien. J’ai vu Larmandie hier, et le secrétaire, M. Lapare, il ne sera pas donné suite à la demande formulée par l’administration. Mais c’est là une mesure générale pour tous les journaux qui nous reproduisent sans traité, et vous n’avez pas à vous formaliser.

Enchanté, mon cher Grave, d’avoir pu vous être agréable dans cette occasion, je vous serre bien cordialement la main.

Jean Jullien.

Une autre fois, ce fut pour avoir reproduit du Barrès. Ce dernier m’engagea à payer, qu’il me rembourserait. Je payai mais ne fut jamais remboursé.

La Société, néanmoins, était devenue plus traitable.

Que Zola ait été très ennuyé de cette polémique, cela ne fait aucun doute. Il chercha trop à se décerner lui-même des témoignages de satisfaction et à nous « débiner » dans les interviews auxquelles il se soumettait.

Mais la campagne menée contre lui, à propos de la Société des Gens de Lettres, devait fournir l’occasion d’un piège auquel il se laissa prendre, ce qui fournit le point de départ d’une nouvelle campagne.

C’était en 1894, lorsque je fus arrêté pour la fameuse « association de malfaiteurs » et lorsque, comme apéritif, Bulot m’avait fait « prendre » deux ans de prison, pour mon livre l’Anarchie et la Société mourante ; quelques jeunes littérateurs rédigèrent une protestation contre ma condamnation. Ce fut Leyret qui se chargea de la présenter à Zola pour qu’il la signât.

Voici le compte rendu de l’entrevue que je trouve dans l’Éclair du 1er  octobre 1902, car cette histoire lui fut ressortie lors de l’affaire Dreyfus :

… « Un homme avait par sa plume contribué plus que tout autre à propager la semence d’anarchie : c’était le créateur de « Souvarine », l’auteur de Germinal ». Très naturellement, M. Henry Leyret, qui recueillait les signatures se présenta en son fastueux hôtel.

« M. Émile Zola lut l’éloquent appel à la clémence présidentielle et refusa de signer.

« M. Leyret eut avec lui la conversation suivante qu’il a consignée :

« — Je ne veux pas signer la protestation que vous m’apportez, cela m’est tout à fait impossible, me déclare M. Zola.

« — Pourquoi ?

« — Mais parce que cela ne m’intéresse pas, moi. Je ne suis pas pour la violence. J’ai lu des extraits du livre de Grave, l’Anarchie (!), ceux qu’ont publiés les journaux dans le compte rendu du procès, il y est fait exclusivement appel à la violence, je n’approuve pas ça du tout. Je n’ai pas à faire la propagande d’idées que je réprouve, étant, moi, un homme d’évolution et non de révolution.

« — La défense de la liberté d’écrire se trouve en cause aujourd’hui.

« — La liberté d’écrire ? mais je le nie. Personne, d’ailleurs, ne s’est servi de cet argument pour défendre Grave, pas même son avocat.

« — Pardon. D’abord MM. Octave Mirbeau et Clemenceau, en leurs articles, puis Me  de Saint-Auban dans sa plaidoirie.

« — Je ne la connais pas.

« — Me  de Saint-Auban a très bien dit que l’accusé n’était pas un poignard, une bombe, mais un livre, une œuvre de l’esprit, et que, par application des lois de décembre, le gouvernement ne demande au jury pas autre chose que de persécuter la liberté de penser.

« — C’est faux ! Et d’ailleurs Grave n’est pas un écrivain, un des nôtres, c’est un politique, un militant. Que les politiques se débrouillent ! Je ne fais pas de politique, moi. Lorsqu’on se jette dans la mêlée on doit s’attendre à recevoir des coups. Grave est frappé, eh ! bien c’est le jeu de

Reproduction d’une lithographie de Jehannet (Hippolyte Petitjean)
Reproduction d’une lithographie de Jehannet (Hippolyte Petitjean)
V
REPRODUCTION D’UNE LITHOGRAPHIE DE JEHANNET
Portrait d’Élysée Reclus
Portrait d’Élysée Reclus
VI
PORTRAIT D’ÉLISÉE RECLUS


la guerre. Que voulez-vous ? On attaque la Société : la Société se défend, c’est bien son droit ! »

Plus tard, dans une interview, Zola disait :

— Je ne voulais pas, en donnant mon nom, avoir l’air d’approuver une telle déclaration. Le volume de Jean Grave est une œuvre de propagande, il a agi en soldat qui se bat pour une cause, il a été vaincu, il subit les conséquences de sa défaite. D’ailleurs, quels hommes est-on allé voir ? Je veux bien que ceux dont on a donné les noms aient beaucoup de talent. Mais que sont-ils ? Quelle est leur situation ? Si on excepte Richepin et Mirbeau, ne sont-ils pas encore en marge, pourrait-on dire ?

Où Zola avait raison, c’est lorsqu’il disait que, donnant des coups, je devais m’attendre à en recevoir. C’est aussi mon opinion. Et je pense qu’il est ridicule, lorsqu’il s’agit de « faits », de récriminer contre la condamnation qui frappe celui qui agit, comme le font certains camarades, quelques sympathies qu’on ait pour l’homme et son acte.

Mais où Zola avait tort, c’était de nier que ma condamnation pour avoir écrit La Société mourante, intéressât la liberté de penser. « Je n’étais pas un écrivain », c’était une opinion que Zola était bien libre d’avoir et d’exprimer, mais mon livre était bien un livre, si mal écrit pût-il être, quelle que fût l’opinion de Zola à mon sujet. Et puis, il est une autre chose qu’il oubliait : Ce n’était pas moi qui protestait contre ma condamnation et qui demandait une faveur. À ce moment, j’étais à Mazas, au secret, en prévention pour le procès des Trente, et je n’appris la démarche que beaucoup plus tard. Ce n’étaient même pas des coreligionnaires, mais des écrivains qui protestaient contre un procès de tendance, et qui, quel que fût le dédain de Zola à leur égard, étaient bien des écrivains et dont certains le valaient certes.

La campagne au sujet de la Société des Gens de Lettres obscurcissait son jugement, j’aime à croire.

Plus tard, l’affaire Dreyfus nous rapprocha. Invité à aller le voir, je me rendis chez lui. Mais ça « c’est une autre histoire » que j’aurai à raconter plus loin.