Le Mouvement économique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 551-578).
LE MOUVEMENT ÉCONOMIQUE

Crise agricole, crise industrielle et commerciale, tels sont les deux principaux chapitres du bilan économique, assez triste, de l’année qui vient de finir. L’une et l’autre sont un legs des trois années qui ont suivi la période d’expansion et d’activité, limitée entre 1888 et 1891. Dirons-nous qu’elles sont proches de leur terme, et que des temps meilleurs s’annoncent? Le pronostic serait imprudent. Un examen attentif des faits économiques, dont le déroulement quotidien se joue des prévisions et des systèmes, n’autorise pas une conclusion aussi téméraire. Toutefois il est permis de croire ou d’espérer que l’agriculture française, après les dures épreuves qu’elle vient de traverser, saura trouver dans un développement résolu et éclairé de ses énergies propres, plus que dans les palliatifs de la législation, le moyen de résister à la poussée concurrente de la production universelle. D’autre part, les causes qui concourent à déprimer l’activité de l’industrie et du commerce sont si multiples et si complexes, qu’après en avoir suivi l’action, aussi loin que possible, dans les méandres de la vie civilisée sur le globe, on n’accueille plus qu’avec une disposition circonspecte et sceptique les explications courantes sur l’état de crise et l’annonce des panacées propres à le guérir.

Les remèdes héroïques de la pharmacopée économique sont à l’heure actuelle le bimétallisme et le protectionnisme. Des vertus que pourrait développer le premier, il est difficile de juger. Le passé n’apprend rien, toutes les conditions étant changées; pour le présent, le remède est inapplicable. Le protectionnisme au contraire est à l’essai presque dans le monde entier. Pays vieux et pays jeunes l’ont adopté les uns après les autres, et partout l’on disserte sur son efficacité. L’enthousiasme des premiers jours s’est affaibli. Les États-Unis, après avoir abusé du régime, ont résolu l’année dernière, sinon de renoncer à la panacée protectionniste, au moins de n’en plus accepter qu’une dose atténuée, et il y a lieu de penser que leur constitution économique en sera plutôt fortifiée qu’affaiblie. En Europe plusieurs États sont déjà revenus à la pratique des traités de commerce. La France n’est pas du nombre, ayant goûté de la protection sur le tard. On ne saurait prétendre qu’elle se montre très satisfaite des premiers résultats, mais elle veut continuer l’expérience et s’obstine dans l’isolement. Ceux-là se trompent sans doute qui ne voient que dans cette obstination la cause efficiente du malaise qui provoque tant de plaintes, mais les protectionnistes endurcis osent seuls affirmer qu’une barrière douanière est encore l’instrument le plus propre à favoriser l’essor des activités commerciales et industrielles.


I

Pour trouver dans les annales de l’agriculture française la mention d’une récolte de froment aussi belle que celle de 1894, il faut remonter jusqu’à vingt années en arrière. En 1874 la France produisit 133 millions d’hectolitres de blé. Le rendement de la dernière moisson est évalué à 121 millions, alors que la production dans les quatre dernières années avait varié entre 77 et 117 millions. La récolte du seigle, de l’orge, de l’avoine, n’est pas moins satisfaisante; nos vignobles enfin donneront 40 millions d’hectolitres de vin.

Au milieu de cette abondance exceptionnelle de production, jamais on n’a entendu l’agriculture exhaler des plaintes aussi vives. Le président d’un comice agricole du Nord disait il y a quelque temps : « L’agriculture se trouve, cette année, en présence d’une récolte abondante pour tous les produits du sol, et il semblerait que, devant cette situation, nos cultivateurs dussent être heureux et satisfaits. Il n’en est rien malheureusement. Par un concours d’événemens et de circonstances les plus néfastes, l’agriculture se trouve dans une situation plus précaire encore que les années précédentes. Les blés ne se vendent plus, ils se donnent. Il en est de même des autres céréales, comme de toutes les graines oléagineuses. Les lins ne trouvent acheteurs qu’à des prix qui ne couvrent même pas les frais de culture. Quant à la betterave, très pauvre jusqu’ici par suite des influences climatologiques, on se demande avec anxiété si elle arrivera à atteindre une richesse saccharine suffisante pour être admise en fabrique. Voilà le tableau désolant de la situation agricole actuelle. »

Le tableau est poussé au noir. On ne s’expliquerait pas, si la situation était aussi désastreuse avec la protection douanière dont jouit l’agriculture, que la surface ensemencée en blé en 1894 n’ait été, après les expériences déjà si défavorables de l’année précédente, que de 55 000 hectares moins étendue qu’en 1893. Il est de toute évidence cependant que le niveau extrêmement bas du prix du blé crée une situation difficile à nos cultivateurs et justifie en grande partie leurs inquiétudes pour l’avenir.

Aujourd’hui 100 kilogrammes de blé valent 18 fr. 50, et c’est un cours de reprise. Le taux s’est maintenu en septembre et octobre à 17 fr. 50. On sait que les prix moyens du blé en France ont subi depuis le commencement du siècle d’incessantes et grandes variations. Les niveaux les plus bas ont été 20 fr. 65 en 1822, 20 fr. 35 en 1834, 19 fr. 10 en 1850, 21 fr. 88 en 1865. Dans les périodes intermédiaires les prix se sont souvent élevés jusqu’à 35 et 40 francs. En 1873 le quintal a valu 34 francs. Depuis cette époque la baisse a été à peu près continue. En 1887 le prix moyen était encore 23 fr. 80. Le cours de 17 fr. 50, auquel s’est tenu chez nous durant deux mois, et dont ne s’écarte guère encore le quintal de froment, n’avait donc jamais été vu avant le second trimestre de 1894. Mais il faut considérer que l’écart entre ce prix et ceux d’il y a dix ou quinze ans, ne représente qu’une partie de l’abaissement réel, car les blés ne payaient alors, à l’entrée en France, qu’un droit de statistique de 60 centimes, tandis qu’aujourd’hui ils sont frappés d’un droit protecteur de 7 francs par quintal; en sorte que le prix vrai du blé est de 11 francs environ les 100 kilogrammes et que le tarif douanier seul assure à nos cultivateurs, sur le marché national, ce prix, déjà si peu rémunérateur, de 17 fr. 50.

Le prix vrai de 11 francs est celui qui domine les transactions du marché international. Encore n’est-il pas atteint partout. Le quintal vaut 11 fr. 55 en Angleterre, mais 10 fr. 45 seulement à New-York, 9 fr. 70 à Chicago, moins encore à Buenos-Ayres, dans l’Inde, en Europe même, aux bouches du Danube. Les prix de transport ont subi depuis quelques années une diminution considérable, et c’est ainsi que sur les cotes de Londres le blé américain ne vaut que 10 fr. 75 à 11 francs les 100 kilogrammes, alors que 38 millions de Français paient pour ce même poids le prix moyen de 18 francs, qui, de ridiculement bas qu’il semblait d’abord, prend tout à coup, par comparaison, le caractère d’une exaction sur les consommateurs. A moins toutefois d’admettre l’hypothèse de l’abandon graduel, et à bref délai définitif, de la culture du froment en France, il faut reconnaître, quelque opinion que l’on professe sur la valeur économique des tarifs protectionnistes, que le droit de 7 francs et les droits similaires sur les autres céréales et sur les vins ont été cette année une aubaine précieuse pour tous nos cultivateurs et viticulteurs, et le salut pour un grand nombre d’entre eux. Lorsqu’il y a quelques mois, les protectionnistes de la Chambre prétendaient, pour avoir raison des hésitations que soulevait la question du droit nouveau, que l’agriculture française ne pouvait produire du blé à un prix de revient inférieur à 25 francs, ils commettaient une erreur dont les prix actuels établissent l’énormité. Mais il est permis de se demander si la production pourrait se maintenir longtemps avec les prix actuels de vente.

Or il n’est pas besoin d’insister avec force sur les raisons de tout ordre, raisons économiques, patriotiques, sociologiques, qui commandent à la France, bien loin de se résigner au déclin de sa grande industrie agricole, de la rendre plus forte qu’elle n’a jamais été, et d’arrêter le mouvement, si gros de périls pour notre avenir national, qui précipite vers les villes nos populations des campagnes. C’est là le problème économique qui est devenu la préoccupation intense de tous les patriotes.


Il

Le ministre de l’instruction publique, M. Leygues, parlant dans une fête agricole en septembre dernier, voyait dans la migration constante des populations rurales vers les villes et les grands centres industriels une des causes principales du malaise social. « Dans les départemens exclusivement agricoles, dit-il, la population ne cesse de décroître, tandis qu’elle grossit d’autant dans les centres manufacturiers. En quelques années le Lot, la Dordogne, le Gers, l’Yonne, ont perdu de 10 à 20 000 âmes. Au contraire le Nord, le Rhône, le Pas-de-Calais en ont gagné de 20 à 60 000. Il y a là un véritable péril national. »

Les inconvéniens de ce déplacement de population présentent un caractère de gravité exceptionnelle. La main-d’œuvre se faisant plus rare dans les campagnes, les frais d’exploitation de l’agriculture croissent d’année en année, et menacent la faible marge de bénéfice que réduit d’autre part l’abaissement des prix de vente. Dans les villes et les régions industrielles, au contraire, où s’entassent en masses de plus en plus compactes les travailleurs, la concurrence produit la stagnation et rabaissement du salaire. Les plaintes éclatent ainsi d’un côté comme de l’autre, aussi amères, aussi violentes, contre la gêne universelle.

Au congrès des syndicats agricoles tenu en août à Lyon, M. Le Trésor de la Rocque a montré un autre aspect du péril : la mortalité dans les campagnes ne dépasse pas 19,85 par 1 000 habitans, tandis qu’elle s’élève à 27,11 pour 100 dans les villes. En vingt ans la France a donc perdu 700 000 habitans qu’elle aurait sans doute conservés si l’agriculture avait été moins appauvrie par les charges fiscales, mieux protégée contre la concurrence étrangère. « La désertion de la campagne, tel a été l’effet produit par l’invasion du phylloxéra dans la vallée du Rhône, par la transformation des cultures dans notre Normandie. Tel serait, sur une bien autre échelle, le résultat de l’abandon de nos deux grandes cultures. Si notre agriculture cessait de produire du vin ou des céréales, nos campagnes ne perdraient pas moins de 8 à 10 millions d’habitans. »

Le péril est-il chimérique ? Convient-il de n’opposer que des sourires sceptiques aux Cassandres qui prédisent l’abandon de la culture du blé en France si les mesures les plus énergiques ne sont prises sans tarder ? Il suffit, pour constater la réalité du danger, de jeter les yeux sur ce qui se passe en Angleterre, où la vigne n’a jamais poussé, mais qui naguère était un grand pays de froment. Aujourd’hui, dans tout le Royaume-Uni, le blé n’est plus cultivé que sur moins de 2 millions d’acres (800 000 hectares) à peine un peu plus que le dixième de la superficie consacrée à la même culture en France. Il est vrai que sur ces 2 millions d’acres de choix, la culture est presque partout intensive et que le rendement y atteint 29 hectolitres à l’hectare. Mais la production totale ne dépasse pas, même avec cette proportion si forte de rendement, 23 millions d’hectolitres, alors que la consommation en exige 85. L’Angleterre doit acheter chaque année environ 60 millions d’hectolitres de blé à l’étranger. Que deviendrait-elle si quelque grand désastre un jour frappait d’une paralysie prolongée sa puissante marine ?

La France ne peut pas renoncer à la culture du blé, et d’autre part l’agriculture ne peut, dans sa situation actuelle, malgré la protection douanière, soutenir pendant bien longtemps une production à raison de 18 francs les 100 kilogrammes. Tels sont les deux termes essentiels du problème dont l’étude sollicite tous les esprits, à la solution duquel le gouvernement et les Chambres ont commencé de travailler dès la reprise de la dernière session.

On vient d’indiquer combien la dépression de l’agriculture est plus forte en Angleterre, où aucun droit d’entrée ne la protège, qu’en France, où, jusqu’à présent, en dépit de toutes les dénégations, les prix de vente protégés ont laissé à l’ensemble de la production agricole un bénéfice, si minime qu’il soit. Dans notre dernier Mouvement économique, nous avons esquissé le tableau de cette misère agricole de la Grande-Bretagne. Les faits que nous signalions alors se sont aggravés dans ces derniers mois, puisque le blé, qui se cote à Londres par quarter de 290 litres, vaut 20 shillings le quarter, ce qui correspond à 8 fr. 68 l’hectolitre et à 11 fr. 55 le quintal. En septembre, le prix est descendu jus- qu’à 18 shillings, et nous ne parlons pas des cours auxquels se sont effectuées des transactions sur certains marchés locaux, à 16 et 14 shillings le quarter, le blé d’une bonne partie de la récolte anglaise de 1894 étant humide et décoloré.

Le prix de 20 shillings le quarter est le plus bas qui ait été vu en Angleterre depuis le XVIe siècle, époque où les espèces par rapport aux marchandises avaient une valeur bien supérieure à la parité actuelle. Les prix des autres céréales, sans être aussi avilis, ont aussi considérablement baissé. On a calculé qu’en Angleterre le blé, au poids, vaut actuellement moins que l’orge, l’avoine et le maïs. Voilà ce que l’avilissement de valeur du froment a produit dans le pays du libre-échange absolu.

La baisse des prix des céréales, on ne saurait trop le rappeler, n’est qu’un cas particulier du grand fait qui domine actuellement toute la situation économique dans le monde entier : la baisse continue des valeurs de toutes les denrées de consommation générale. Toutefois, pour le blé, il est facile de reconnaître que la cause immédiate est l’accroissement de la production universelle. Les évaluations les plus autorisées établissent cette production à 789 millions d’hectolitres en moyenne par année pendant les trois années 1888-90, et à 861 millions pour la période triennale suivante. Pour autant que l’on peut avancer un chiffre au sujet du rendement de 1894, celui de 870 à 880 millions d’hectolitres paraît le plus probable. Les données relatives à la consommation sont naturellement plus vagues, et le chiffre de 820 millions qui a été présenté pour 1893 ne peut être accepté que sous toute réserve.

L’augmentation du rendement est donc considérable ; diverses causes atténuent pourtant l’importance de ce fait. La consommation s’accroît aussi, en même temps et plus vite même que la population, à cause du progrès du bien-être dans les classes les plus pauvres, chez toutes les nations civilisées. Il est, de plus, remarquable que, dans un des pays les plus grands producteurs de blé, les Etats-Unis, la production du froment est restée stationnaire depuis dix ans, pendant que la surface emblavée s’est réduite. Les cultivateurs américains ont obtenu, en 1894, avec 33 millions d’acres, grâce à des perfectionnemens de culture, la même quantité de blé qu’en 1884 avec 39 millions d’acres. Pendant la même période, la population des États-Unis s’est accrue de 12 millions d’habitans. La consommation locale est devenue d’autant plus importante, et forcément l’Amérique aura moins de froment à envoyer en Europe dans un prochain avenir qu’elle n’a fait dans la dernière décade.

Il y aurait, de ce fait, une raison pour notre agriculture d’espérer un temps d’arrêt dans la baisse des prix, sinon un relèvement prochain, si, dans le reste du monde, ne s’accusaient des accroissemens considérables, notamment dans l’Inde, la Russie, la République Argentine et nombre d’États secondaires. L’exemple le plus curieux est celui de la République Argentine, où une immigration italienne, sobre, laborieuse, a donné depuis peu d’années à la production agricole un essor singulièrement vigoureux. L’exportation de froment de ce pays a dépassé cette année 20 millions d’hectolitres. Le cultivateur italien, transplanté dans les plaines argentines, vit de peu et trouve encore une rémunération suffisante de son travail en obtenant de son blé 4 fr. 80 à 5 francs l’hectolitre en or. Il est vrai que, par suite de l’élévation du change à 350 pour 100, cette piastre or représente, dans le pays même, 3 piastres 1/2 en papier-monnaie, soit 17 fr. 50. Ce fait lui assurerait un avantage formidable sur tous les producteurs du monde auquel il fait concurrence, si, comme le donnent à entendre les économistes qui veulent expliquer par le phénomène du change toutes les perturbations économiques de l’heure présente, le cultivateur italien des États de la Plata pouvait se procurer, avec le prix de son hectolitre de blé, la même quantité de marchandises qu’obtient un Français avec 17 fr.50. Mais il n’en est pas ainsi, les marchandises ayant haussé de prix dans la République Argentine à mesure que se tendait l’écart entre la monnaie d’or et la monnaie de papier. Il reste bien au crédit du cultivateur argentin une partie de l’écart, constituant ce que l’on a appelé assez heureusement la prime du change à l’exportation ; mais l’élément le plus sérieux de cette prime est encore la sobriété de l’immigrant italien qui ouvre le sol argentin sur des espaces de plus en plus vastes chaque année, et l’infime rémunération dont il se contente pour son dur labeur. Ce sont les blés argentins et hindous qui, par leurs bas prix, déterminent en grande partie les cotes du froment à Londres, puisque, malgré le fret de Buenos-Ayres et de Bombay, ils s’y offrent encore à un niveau inférieur à celui des blés de New-York, d’Odessa, à ceux même d’Angleterre et de Belgique. Or, malgré ces prix, la République Argentine accroît avec une étonnante rapidité sa production de froment. La surface ensemencée s’y est étendue, en 1894, de 20 pour 100, et le rendement par hectare a passé, d’une année à l’autre, de 12 à 14 hectolitres.


III

Si, malgré la protection douanière, l’agriculture française se voit réduite, par l’accroissement de la production du froment dans le reste du monde, à ne pouvoir vendre son blé sur le marché intérieur qu’à 18 francs, lui faut-il s’armer simplement de résignation et attendre que les circonstances économiques, en se modifiant de nouveau, lui ramènent quelque jour, bien tard peut-être, des prix rémunérateurs? ou n’a-t-elle pas mieux à faire en travaillant elle-même à hâter une telle modification? Cette résignation fataliste n’est du goût ni des habitans de nos campagnes ni des amis éclairés de l’agriculture, fort occupés dès maintenant à la recherche active des moyens les plus propres à corriger les rigueurs de l’évolution économique dont les premiers effets ont été si désastreux.

Le premier point est de renoncer à invoquer une fois de plus le secours de l’État-providence et de ne pas demander aux Chambres une surélévation du droit de douane, déjà porté de 3 à 5, puis à 7 francs. On peut affirmer sans crainte que, si d’aventure la proposition en était faite, elle n’aurait aucun succès. Il faut que l’agriculture s’aide elle-même et apprenne à ne rien attendre de l’Etat, sinon, sous la forme d’améliorations fiscales intérieures, — il en est qui sont désirables et faciles à réaliser, — un simple encouragement à ses propres efforts.

La lutte personnelle à engager contre les conditions défavorables sera plus efficace que les palliatifs de la législation, et n’est certes pas désespérée. Il n’est point encore démontré que l’accroissement de production du froment dans le monde soit un péril aussi redoutable que pourrait le faire paraître l’invasion des blés argentins, hindous et australiens. Puis il faut s’entendre sur ce prix de 18 francs, qui retentit comme un son de glas lorsque l’on aborde cette question économique. Ce prix s’applique au blé, et il est exact que les autres céréales ne sont pas beaucoup mieux traitées, que le fourrage a fait terriblement défaut en 1893, que les viticulteurs ont été fort à plaindre, encore que la compassion qu’ils ont réussi à exciter ait été peut-être excessive. Mais il est notoire aussi que les profits du bétail et des produits secondaires de ferme ont été très beaux en 1894. Le prix de la viande n’a pas baissé pendant cette période de trois années qui a vu fléchir dans une si forte proportion la valeur de tant de denrées. Le bétail est cher, la volaille s’est vendue à des prix élevés, de même que le lait, le fromage et le beurre. Veaux et porcs ont atteint des cours qui n’avaient pas été vus depuis assez longtemps. On a donc suggéré de divers côtés l’idée d’employer ce blé, qui se vend si mal et à si vil prix, à nourrir bétail, volaille et porcs. Les Américains l’ont déjà fait, mais nos paysans ont quelque peine à admettre cet expédient ; ils n’estiment point que le blé soit une nourriture pour les bêtes ; et pourtant ils se rendront à l’évidence lorsqu’ils auront reconnu qu’à prix presque égal, ce qui est le cas actuellement, le froment est la meilleure des céréales au point de vue de l’alimentation du bétail.

Ce n’est là qu’un expédient. La réforme essentielle que l’agriculture peut et doit réaliser par un emploi énergique de sa volonté, éclairée au moyen des mille formes que l’on s’ingénie à donner aujourd’hui à l’enseignement agricole, est l’augmentation progressive du rendement du blé à l’hectare. Ce rendement a déjà fait de sérieux progrès. La moyenne était de 10,5 hectolitres en 1830, de 14 en 1881, de 15 en 1886, il est de 17 h. 36 en 1894. Supérieur aux rendemens des pays jeunes, — on a vu toutefois que la République Argentine arrivait déjà à 14 hectolitres, — il est bien inférieur à ceux de pays voisins où la culture est perfectionnée : 21 hectolitres et plus pour la Belgique, la Hollande, le Danemark, et jusqu’à 29 pour l’Angleterre. Dans certaines régions de la France la culture est intensive ; on cite des rendemens particuliers de 25 et 30 hectolitres. Si l’on considère isolément une partie de la France septentrionale, comprenant onze départemens, où les terres sont depuis longtemps bien entretenues et fumées, on obtient une moyenne de rendement de 24,50 hectolitres. Mais le produit reste très faible dans d’autres milieux où le travail de l’homme a moins aidé la nature. Il est de toute évidence que bien des perfectionnemens sont encore à réaliser et que l’adoption progressive de meilleures méthodes de culture donnera un jour des rendemens bien supérieurs. M. Grandeau nous apprend que les résultats obtenus au parc des Princes ont donné une récolte moyenne de 45 hectolitres, soit presque le double de la récolte moyenne de la région du Nord. « Loin de moi, dit-il, la sotte prétention de donner ces expériences comme une démonstration de ce qui pourrait être fait partout; je sais mieux que personne au prix de quel ensemble de conditions, en partie difficilement réalisables dans la grande culture, on peut arriver à de semblables rendemens ; mais il n’est pas moins évident que la comparaison des chiffres moyens de la meilleure région agricole de la France avec les résultats du parc des Princes, sous le même climat, mais dans un sol très pauvre, indique combien est large la marge d’accroissement des rendemens du sol sous l’influence de fumures suffisantes et convenablement appropriées à la terre et à la récolte qu’on lui demande. »

Étant admis que l’on ne peut raisonnablement prévoir le relèvement du prix du blé aux taux anciennement connus, les efforts de nos agriculteurs doivent donc tendre à abaisser le prix de revient du froment par l’accroissement économique des rendemens; et il résulte des progrès déjà réalisés, et des expériences scientifiques déjà faites ou qui se poursuivent, que cet accroissement peut être obtenu dans presque tous les sols par l’emploi généralisé de matières fertilisantes[1]. Grâce à un effort continu et au zèle simultanément déployé des sociétés d’agriculture, des syndicats agricoles qui se fondent sur tous les points du territoire, et de l’administration ministérielle, l’emploi des engrais commerciaux a pris depuis quelques années un développement d’une certaine importance. Si le progrès n’a pas été plus rapide, il en faut accuser, sans doute, l’esprit de routine de nos petits cultivateurs, mais aussi les fraudes trop fréquentes dont ils ont été victimes, le prix excessif de certains de ces engrais (azote et acide phosphorique), la surcharge des frais de transport. Pour combattre l’esprit de routine, le ministère a organisé les conférences des professeurs départementaux et développé l’enseignement agricole dans les écoles spéciales et dans les écoles normales primaires; de plus, les agriculteurs très distingués que compte la France en si grand nombre se sont fait gloire de donner l’exemple : leurs domaines sont devenus comme des champs de démonstration, où la population agricole peut constater de visu ce que la science doit donner à l’agriculture. Un abaissement sensible du prix des matières fertilisantes a été obtenu par l’organisation des syndicats de cultivateurs, qui a permis les achats en gros à frais communs, et a mis l’acquéreur à l’abri de la fraude contre laquelle son isolement le laissait désarmé. Des améliorations enfin ont été obtenues au point de vue du prix des transports : récemment les compagnies de chemins de fer ont consenti à substituer aux divers tarifs en vigueur pour le transport des engrais un tarif commun unique, en vigueur depuis le 1er octobre dernier, et qui constitue une amélioration notable sur l’ancien état de choses.

Le ministre de l’agriculture a fait vaillamment son devoir, pendant les vacances parlementaires, pour assurer le succès de la campagne engagée par la science et par le sentiment des vrais intérêts du pays en faveur du perfectionnement le plus rapide possible de nos modes de culture. Il est allé porter la bonne parole dans toutes les parties de la France, et il a prononcé plus de discours devant des associations agricoles qu’un certain ministre des travaux publics n’avait inauguré, dans le même laps de temps, de tronçons de chemins de fer. M. Viger a donné à nos populations des campagnes de très sages conseils et leur a tenu en général un langage des plus sensés. Partisan convaincu du droit de douane sur le blé, il n’a cessé toutefois de répéter dans ses longues pérégrinations, aux cultivateurs du Nord et de l’Ouest, comme aux viticulteurs de la Côte-d’Or, que le droit de douane ne pouvait être considéré comme l’unique moyen de résister à la concurrence étrangère et au déclin continu des prix, que le remède le plus sûr était la vulgarisation de l’usage scientifique des engrais et l’amélioration rationnelle des modes de culture.

Là est la vérité, là est la solution de la crise agricole. Le perfectionnement de nos méthodes agricoles est une question d’intérêt national. Si le rendement du soi français atteignait seulement le niveau de celui du sol belge, nous produirions 140 millions d’hectolitres de blé ; et notre production, au taux du rendement anglais, atteindrait 200 millions d’hectolitres. Il est impossible de calculer le prodigieux accroissement de richesses qui résulterait d’une telle révolution, dont les premiers résultats seraient une vigoureuse exportation de froment et de grands bénéfices pour l’agriculteur, puisque, avec la même étendue cultivée et les mêmes frais de main-d’œuvre, il recevrait, à prix légal par hectolitre, une somme plus forte de 25 à 40 pour 100 que celle qu’il obtient aujourd’hui. L’étendue emblavée de nos terres pourrait être réduite au profit soit de la culture maraîchère soit de l’élève du bétail ; un mouvement de reflux se produirait des villes dans les campagnes ; et la population française, qui a cessé de croître, si elle ne décroît même déjà, accuserait avant peu un sensible excédent de naissances. Ce n’est pas d’ailleurs pour le froment seul que les rendemens pourraient être élevés dans une forte proportion, mais pour toutes les autres cultures : avoine, pommes de terre, betteraves fourragères, maïs, bois, légumes, plantes industrielles. La consommation générale en blé, viande et autres denrées nationales s’accroîtrait au grand profit des qualités de vigueur et d’endurance de la race, et nous pourrions économiser en outre le milliard que nous dépensons chaque année pour l’acquisition au dehors de denrées alimentaires.

En attendant que nos champs atteignent cette intensité de production qui, dans un avenir peu éloigné, pourrait refaire de l’agriculture en France une industrie très prospère, il est manifeste que, en présence même des rendemens actuels, du rang élevé qu’occupe notre pays dans la comparaison des résultats exceptionnellement favorables de 1894 par tout le monde, il y a quelque puérilité à prétendre que l’agriculture française soit en décadence. Elle a à lutter contre les difficultés qui obligent à notre époque toute industrie qui ne veut pas périr à redoubler d’efforts et d’énergie, mais elle n’a pas à redouter le sort de l’agriculture britannique, et l’épreuve passagère qu’elle subit n’aura tôt ou tard servi qu’à retremper sa vitalité.


IV

La viticulture, il y a un an, poussait de plus lamentables cris encore que l’agriculture; la situation est aujourd’hui renversée. Le vin se vend mieux qu’il y a quelques mois, et à des prix qui, sans être élevés, sont cependant encore quelque peu rémunérateurs. Les tarifs ont rendu service aux propriétaires de vignobles, il faut le croire du moins, puisque M. Méline a été acclamé, le 16 octobre dernier, à Montpellier, comme le grand défenseur des populations du Midi. Comment n’aurait-il pas été bien accueilli, sa harangue ayant eu pour objet d’exposer quelles réformes devaient faire, en matière fiscale, les pouvoirs publics, pour compléter l’œuvre des tarifs? Ceux-ci ont produit tout ce que l’on attendait d’eux. Ils ont assuré le marché français aux vins français, en écartant les vins italiens et espagnols, malgré la prime que constituait, en faveur de ces derniers, la dépréciation de la monnaie, traduite quotidiennement dans les cours du change. On se plaignait de ce que l’élévation du change en Italie et en Espagne annulât en fait une partie des droits perçus à l’entrée sur les vins. Le change a très notablement baissé dans les deux pays depuis deux mois, et l’argument, à la fois protectionniste et bimétalliste, tiré de l’apparition de ce facteur nouveau, le change, dans les complexités de la crise générale économique, va perdre de sa force. Lorsque nous avons traité ici même, en mai dernier, de la mévente des vins, nous estimions que la viticulture souffrait de trop de causes diverses pour que les tarifs pussent avoir, seuls, la vertu de la rendre à la prospérité. Même il nous semblait, et il nous semble encore, qu’elle aurait pu se passer de l’aide pesante et coûteuse des tarifs, mais nous ne pouvons que nous joindre à ceux de ses amis qui dénoncent la législation fiscale actuelle sur les boissons comme l’obstacle principal à faire disparaître, si l’on veut que producteurs et consommateurs puissent se rencontrer plus aisément qu’ils n’ont fait jusqu’ici. Le régime actuel des boissons — avec son cortège de taxes, droits de détail, droits d’octrois — met les boissons hygiéniques hors de la portée du consommateur pauvre et le condamne aux mélanges alcoolisés.

Le gouvernement a présenté un projet qui diminue le droit de circulation, supprime les droits de détail, et prépare la suppression des octrois. C’est un pas dans la bonne voie. Il reste à espérer que la suppression des octrois sera obligatoire et immédiate et non pas facultative et à longue échéance. Ce n’est pas seulement pour la viticulture que la suppression des octrois serait m immense bienfait, c’est aussi pour toute la classe ouvrière.

Mais la même législation fiscale intérieure, qui actuellement cause une si grande gêne à la viticulture, inflige des charges tout aussi accablantes à tous les cultivateurs.il suffit de rappeler la liste des impôts qui frappent la terre, impôts directs et indirects, droits de mutation, de timbre, d’enregistrement, prestations, contribution personnelle et mobilière, centimes additionnels généraux, départementaux et communaux. Il sera impossible, il est vrai, de donner satisfaction aux cultivateurs qui réclament la suppression du principal de l’impôt foncier. Sans aller jusqu’à tous associer à la théorie si singulière soutenue à Clion par Viger, que la seule justification, la seule raison d’être de la propriété est l’impôt qu’elle paie, nous ne pensons pas que l’impôt foncier direct soit une charge insupportable pour les agriculteurs. Il en est tout autrement des droits de mutation entre vifs, qui sont accablans, et dont une large réduction devrait être votée par le Parlement. En même temps devraient disparaître les autres droits secondaires qui enserrent la propriété foncière et sont la cause principale qu’elle est depuis si longtemps délaissée pour la rente d’État. De belles promesses ont été faites en ce sens aux agriculteurs, par M. Poincaré en Lorraine, par M. Viger dans la Côte-d’Or, par d’autres voix autorisées en diverses régions de la France. Il faut espérer que ces dégrèvemens seront décidés par la législature actuelle dans sa prochaine session. Déjà, dans celle qui vient de s’achever, le Parlement a fait don à l’agriculture d’une loi sur l’organisation du crédit agricole. A elle maintenant d’en tirer parti.

V

Après le malaise de l’agriculture, le marasme industriel. Jusqu’à la fin du troisième trimestre de cette année, un grand nombre d’industries françaises ont sérieusement souffert: l’industrie lainière à Reims, même à Roubaix et à Tourcoing, la filature de coton à Rouen, la raffinerie à Marseille, l’industrie textile à Lyon, la métallurgie qui, pour la matière première, fonte et houille, paie des prix plus élevés que ceux d’Allemagne, de Belgique et d’Angleterre. Grâce aux droits protecteurs, nos fabricans obtiennent encore une rémunération suffisante sur le marché intérieur, mais ils ne peuvent exporter, et il leur faut, de toute nécessité, réduire leur production. Certains établissemens ont dû renoncer à la lutte ; la presse a retenti des plaintes arrachées par l’intensité de la crise au monde industriel et commercial de la région de Reims. D’autres maisons, moins malheureuses, poursuivent la lutte à force de sacrifices, mais diminuent le nombre des métiers ou des machines en activité ; la masse des ouvriers sans travail ne cesse de s’accroître.

« L’industrie lainière, dit une délibération de la Chambre de commerce de Reims, produit environ le double de ce qui est nécessaire pour la consommation intérieure; il faut donc ou supprimer la moitié de cette production, ou, sans retard, et par les moyens possibles, pousser au développement de l’exportation. » « La crise est tout aussi aiguë, lisons-nous dans la même délibération, pour le commerce des vins de Champagne; c’est surtout un commerce d’exportation, et des droits presque prohibitifs ferment les marchés d’Allemagne, de Russie, d’Italie, de Suisse, d’Autriche-Hongrie et des Etats-Unis. » Dans les caves du seul département de la Marne seraient amoncelées, dit-on, 150 millions de bouteilles de vin de Champagne, six fois la consommation annuelle du monde entier[2].

Les statistiques de la navigation maritime, pour le premier semestre de 1894, ne donnent pas de plus satisfaisantes indications. Le nombre total des navires français et étrangers, entrés dans les ports français ou qui en sont sortis pendant cette période, ne présente qu’une diminution légère sur le chiffre correspondant de 1893, mais la réduction est beaucoup plus forte sur les navires français que sur les étrangers. Cette réduction atteint, en effet, 200 000 tonnes environ, soit 10 pour 100 à l’entrée comme à la sortie. Le port de Marseille, où le mouvement maritime représente un tonnage presque égal à celui des trois ports du Havre, de Bordeaux et de Dunkerque[3], est le point de notre littoral où se fait le plus vivement sentir ce ralentissement d’activité de notre marine marchande. Les représentans des Bouches-du-Rhône au Parlement ont eu mainte occasion de signaler le phénomène ; les doléances de la Chambre de commerce de Marseille l’ont rendu de notoriété publique. Dans tous les autres ports se sont accusés les mêmes symptômes d’affaiblissement. De grands navires de commerce ont dû être désarmés, le nombre des voyages a été réduit; les primes, votées par les Chambres pour la construction de bâtimens français et pour la navigation sous pavillon national ne peuvent plus être employées dans leur intégralité. Le montant s’en élevait, pour 1894, à 10 500 000 francs. Le rapport qui a été déposé, au nom de la commission du budget, sur les dépenses du ministère du commerce et de l’industrie, propose, d’accord avec le gouvernement, la réduction du crédit, pour 1895, à 10 millions. « Ce n’est pas, dit, le rapporteur, de nature à réjouir tous ceux qui ont le souci du développement de notre marine marchande, puisque cette diminution résulte de son affaiblissement depuis une année. Nous n’avons pas la mission d’en tirer des conclusions sur notre nouveau régime douanier, et nous en faisons la simple constatation, d’après l’aveu même du gouvernement. »

La navigation sur fleuves et canaux ne semble pas subir ce mouvement de décroissance, non plus que le trafic sur les voies ferrées. Le commerce intérieur, en effet, s’il n’accuse point de grands progrès, est au moins stationnaire.

C’est donc le commerce avec l’étranger, et surtout le commerce d’exportation de nos produits fabriqués, qui se plaint des conditions économiques au milieu desquelles il évolue, et si l’on admet par hypothèse que le protectionnisme ne soit pas l’unique cause, ni même peut-être la cause principale de toutes ces misères, il a tout au moins contre lui qu’il protège mal les industries auxquelles il promettait la prospérité ; que pour un petit nombre de personnes auxquelles il est vraiment secourable, il impose de grands sacrifices à la masse de la population; enfin que, par suite du marasme industriel, les ouvriers, tout en payant plus cher la plupart des produits et denrées dont ils subsistent, ne voient pas, comme on le leur faisait espérer, leurs salaires s’élever. Le protectionnisme répond à ces griefs en rejetant tout le mal sur une cause bien plus profonde et plus générale que son intervention selon lui déjà bien tardive, c’est-à-dire sur la baisse ininterrompue des prix de gros de toutes les denrées internationales.


VI

Cette baisse des prix s’est continuée de juillet à octobre et ne s’est guère atténuée depuis. Les différences sont assez minimes : il est curieux seulement qu’elles se soient produites en un moment où s’accusaient des symptômes d’amélioration dans l’état général du commerce. Comme on est arrivé, selon quelque vraisemblance, au point le plus bas de la dépréciation, on peut supposer que cet énorme abaissement de valeur a été déterminé surtout par les réductions survenues depuis 1890 dans le prix des quatre élémens de la production : matières premières, combustible, main-d’œuvre et transports. Toutes les sortes de fer et d’acier fabriquées en Angleterre ont diminué en moyenne de 20 pour 100 jusqu’en 1893, et la dépréciation s’est poursuivie en 1894. Aux États-Unis la diminution a été bien plus forte : si les maîtres de forges de l’Alabama n’avaient pas à compter avec l’énormité des distances, ils feraient une concurrence redoutable à la production anglaise, grâce à une main-d’œuvre d’un prix extrêmement réduit, car ils arrivent à produire, à 4 ou 5 shillings meilleur marché, les mêmes qualités de fers bruts. Le cuivre, l’étain, le plomb, le sucre, le thé, le coton, la laine, la soie, ont presque uniformément baissé. Quelques rares articles, comme le café et les viandes, ont seuls conservé leurs prix d’il y a quatre ans. Cet amoindrissement général de valeur explique comment la contraction du commerce est due en grande partie à la diminution des évaluations, alors que le volume des transactions s’est en beaucoup de points maintenu, en quelques autres même augmenté.

Les économistes des diverses écoles n’ont pas encore réussi à se mettre d’accord sur l’explication du phénomène. Les uns n’y veulent apercevoir que l’effet d’une surproduction universelle et la résultante de tous les progrès scientifiques appliqués aux mille occupations de l’industrie, à l’exploitation des mines et au traitement des minerais, à la culture du sol, au développement des moyens de transport. Les protectionnistes et les bimétallistes s’en prennent à un facteur unique, la prédominance artificielle de l’étalon d’or dans le régime monétaire des grands pays civilisés. Si les marchandises ont baissé de valeur, il n’y a là, disent-ils, qu’une apparence, car il s’agit de la valeur en or, et en réalité c’est l’or qui a haussé de valeur en devenant plus rare par rapport aux besoins d’achat. La baisse des prix de gros a commencé avec la démonétisation de l’argent, et s’est accentuée à mesure que la dépréciation du métal blanc devenait plus forte. Elle a été accélérée dans ces derniers temps par l’abrogation de la loi Sherman aux États-Unis et par la fermeture des Monnaies de l’Inde, c’est-à-dire par une action précipitée de la législation anti-argentière. Que vaut contre ce grand fait l’explication des monométallistes, la surproduction de toutes les denrées, y compris celle de l’argent ? Les bimétallistes nient un peu témérairement la surproduction de l’argent, mais ils demandent où est la surproduction du froment, de l’avoine, du maïs. Les prix n’ont pas cessé de fléchir, même dans les années où ces produits étaient en réduction de volume.

Pour les bimétallistes ou argentiers américains, la situation actuelle, avec ses crises répétées, sa langueur d’affaires, ses souffrances croissantes, est le résultat de la fraude gigantesque commise il y a vingt ans par le puissant syndicat de l’or, dont l’action embrasse tous les pays de haute civilisation. « L’étalon d’or, disent-ils, a été introduit en 1873 comme un coup de surprise, imposé à un congrès ignorant par l’impudente rouerie[4] d’une coalition internationale de millionnaires, sans que le peuple des États-Unis fût consulté, sans même qu’il fût informé. Cet arrangement artificiel a eu pour résultat de voler les innombrables légions de débiteurs et de faire entrer le produit du vol dans les poches d’un petit nombre d’hommes appartenant à la classe des créanciers. » Nous demandons, ajoutent-ils en forme de conclusion, « qu’une autre combinaison internationale, honnête celle-là, et qui aura pour elle la sanction de l’histoire, l’autorité de la science, le témoignage de l’expérience, rétablisse une relation fixe de valeur entre l’or et l’argent monnayés, et restitue ainsi au métal blanc, dans le système monétaire, le rôle dont on l’a indûment dépouillé. »

Les erreurs, sinon les sophismes, abondent dans ce plaidoyer. Il est impossible d’admettre l’argument de la rareté de l’or, alors que la production de ce métal, depuis 1890 notamment, s’accroît avec une si remarquable rapidité[5]. La vérité est que depuis 1873 le total de la monnaie métallique s’est augmenté dans une proportion suffisante pour parer à tous les accroissemens de population et de besoins d’achat, et que les autres espèces de monnaie ou de modes de paiement (papier, chèques, viremens, bureaux de compensation) se sont développés parallèlement. Il n’y a pas eu, au sens vrai du terme, une appréciation de l’or, mais une réduction de valeur de la plupart des denrées de consommation universelle pour des causes multiples dont nous avons énuméré les principales. Si l’argent, devenu simple marchandise en certains pays, conservé comme monnaie en d’autres, a si constamment baissé qu’aujourd’hui sa valeur intrinsèque est de plus de 50 pour 100 inférieure à sa valeur monétaire, c’est que sa production a toujours dépassé en importance l’ensemble de ses emplois, malgré la frappe européenne et américaine et l’absorption par les pays de l’Asie orientale. Malgré le prix actuel si bas, 27 à 28 pence l’once, alors que 60 serait le prix correspondant à la relation bimétalliste de 16 à 1, la production ne s’arrête pas. En 1893, elle a atteint 5 millions de kilogrammes, représentant une valeur monétaire de 1 114 millions et une valeur marchande d’environ 500 millions.

Pendant longtemps encore la production de l’argent variera entre 4 et 5 millions de kilogrammes ; le Mexique et l’Amérique du Sud compenseraient ce qui pourrait manquer du côté des États-Unis et de l’Australie. Quant à la production annuelle de l’or, on ne peut plus compter qu’elle restera seulement stationnaire : de 800 millions elle atteindra bientôt le milliard, et peut-être le dépassera. La question de la durée de la fécondité aurifère du globe a été longuement agitée dans l’enquête monétaire allemande de l’été dernier. Les experts les plus compétens annonçaient depuis quelques années le rapide épuisement des mines ; il leur a fallu confesser leur erreur devant le fait brutal d’un rendement toujours plus abondant[6]. La production merveilleuse du Transvaal n’est pas à son apogée, l’Australie n’a pas dit son dernier mot. Les sciences physiques et chimiques ont perfectionné les moyens d’extraction; on exploite aujourd’hui avec profit des gisemens que l’on n’eût pas jadis osé attaquer. De 1876 à 1893, il a été produit 10 milliards d’or dont 805 millions dans la dernière année : les chiffres des plus beaux temps de la production californienne et australienne sont étrangement dépassés.


VII

Si l’explication bimétalliste de la baisse des prix est notoirement insuffisante, il convient d’attribuer plus de valeur à celle que tirent certains économistes, de la même école d’ailleurs, de l’abaissement du change en un grand nombre de pays, presque tous les États de l’Amérique du Sud, les États de l’extrême Orient, et, en Europe, la Russie, la Grèce, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, même l’Autriche-Hongrie. Encore le phénomène du change n’est-il lui-même que l’effet de causes économiques plus générales dont l’action s’est fait sentir surtout depuis cinq années.

Les banques d’émission européennes ont augmenté, durant cette période, de plus de 2 100 millions de francs en or leurs encaisses métalliques. L’encaisse de la Banque de France a dépassé 2 milliards il y a quelques semaines, et atteint déjà 2 100 millions.

Comment s’est produit cet afflux de métal jaune? Avant 1890, la France et l’Angleterre ne cessaient de prêter au reste du monde. Les pays débiteurs payaient les intérêts de leurs dettes extérieures et subvenaient en outre à toutes sortes de dépenses extravagantes, au moyen d’emprunts constamment répétés. Telle a été l’histoire des prêts de l’Europe occidentale à la Turquie, à l’Egypte, à l’Espagne, au Pérou, entre 1860 et 1875; plus tard à l’Autriche-Hongrie, à l’Italie, au Portugal; plus récemment aux colonies australiennes, au Brésil, à la République Argentine. Depuis trois années, tout est changé. La crise Baring a marqué la fin de cette longue période de relations de crédit toujours renouvelé entre les pays créanciers et les pays débiteurs. Ceux-là ne prêtent plus. Ceux-ci ne paient plus l’intérêt de leurs dettes, ou ne le paient que partiellement, ou le paient en marchandises. Le numéraire les a peu à peu abandonnés, leur monnaie nationale de papier s’est dépréciée par l’abus des émissions. Les prix de leurs produits ont alors baissé, non par rapport à leur monnaie, papier ou argent, mais par rapport à l’or, qu’ils avaient tout expédié en Europe, et qui restait l’unique mesure de valeur dans les pays créanciers.

Ainsi les pays débiteurs, ne recevant plus de subsides de l’Europe occidentale[7], ont d’abord donné tout leur or. Une fois dépouillés de leur métal jaune, ne pouvant s’acquitter avec l’argent, devenu marchandise et soumis à la même dépréciation que les autres denrées, ils envoyèrent en masses considérables leurs produits naturels aux pays créanciers. Ceux-ci auraient tiré un splendide profit de l’universelle baisse de prix qui en résulta, s’ils n’en avaient d’abord éprouvé le contre-coup par la dépréciation simultanée des denrées qu’ils produisent comme les pays exotiques, par exemple le blé, le sucre, la soie. La masse des consommateurs bénéficiait du phénomène, mais l’agriculture en pâtissait au point que, pour la sauver, les gouvernemens ont dû recourir au pis aller de la protection, et, comme on ne pouvait protéger l’agriculture seule, on a fait aussi à l’industrie le funeste présent dont la douceur commence à lui sembler suspecte.

De là vient que, tandis que les prix en Europe auraient dû hausser devant l’afflux d’or (représenté dans la circulation par les billets de banque) qui s’est produit depuis quatre ans, ils ont au contraire fléchi, parce qu’ils fléchissaient nécessairement dans le reste du monde. Dans cette mesure, les conditions économiques des pays créanciers sont sous l’influence immédiate de la dépréciation monétaire qui affecte les pays débiteurs, à circulation de papier ou d’argent avili.

La caractéristique du phénomène est que les pays débiteurs, depuis quatre années, vendent le plus possible et achètent le moins qu’ils peuvent. Les produits naturels affluent en Europe; les marchandises fabriquées en sortent de moins en moins pour aller chez les exotiques. Aussi la valeur des exportations anglaises en objets fabriqués a-t-elle été inférieure en 1894 d’un milliard de francs à celle de 1890, et les valeurs similaires françaises ont baissé dans le même temps de près de 300 millions.


VIII

La décroissance du montant de nos exportations en général, et surtout de nos envois d’objets fabriqués, a commencé en 1891, après les deux années de l’expansion provoquée par l’Exposition universelle, et avant la modification de notre politique commerciale. Le protectionnisme ne saurait donc être seul en cause; la situation, décrite ci-dessus, des pays débiteurs, a accentué le mouvement qui se dessine depuis assez longtemps déjà dans le monde, et pousse tous les pays à se suffire de plus en plus, à se passer des autres, en développant chez eux, non pas seulement une agriculture, mais aussi une industrie indépendante. Une grande enquête poursuivie sur ce sujet montrerait les progrès dès maintenant réalisés dans cette direction, non pas seulement chez nos voisins les Allemands, les Belges, les Italiens et les Espagnols, mais en Russie, dans l’Inde, au Japon, en Chine même. Les vieilles nations industrielles de l’Europe sont en train de perdre le marché du monde. C’est une évolution gigantesque, dont les résultats actuels ou à long terme excèdent de beaucoup en importance l’action d’un tarif protecteur, même établi à contretemps, comme a pu l’être le tarif Méline.

Le fait a été excellemment mis en lumière dans le dernier rapport publié au nom de la commission permanente des valeurs de douanes :

« Pour un observateur impartial, dit M. Picard, auteur de ce rapport, il est évident que nous marchons à un remaniement complet des forces industrielles. La suprématie de l’Angleterre est gravement atteinte au point de vue du marché des laines et de l’industrie cotonnière. Partout les connaissances générales et spéciales se répandent, l’éducation professionnelle se développe, les moyens d’action grandissent et se fortifient. Ces progrès donnent aux peuples les moins avancés le désir et la possibilité d’un affranchissement rapide, les poussent à répudier toute tutelle étrangère, à briser les liens de dépendance dans lesquels ils étaient autrefois enserrés, à conquérir la liberté et la puissance commerciales. De quelque côté que se retourne le regard, on les voit faire de prodigieux efforts pour élever sur leur territoire des usines et des fabriques, pour y organiser de vastes marchés. Il faudra compter de plus en plus avec cette volonté universelle de créer des industries nationales.

« Le resserrement progressif des débouchés extérieurs, jadis réservés aux grandes nations du vieux monde, provoque d’ailleurs entre ces nations une lutte acharnée. Munies d’un outillage considérable, elles se disputent pied à pied la carrière encore ouverte leur expansion, s’arrachent une clientèle chaque jour plus restreinte, subissent les plus lourds sacrifices afin d’alimenter leurs machines et de nourrir leurs ouvriers. Toute supériorité acquise détermine des concurrences d’autant plus redoutables qu’elle est plus lucrative. Quel pays désormais pourra se prétendre en possession définitive d’un monopole? La fabrique de Lyon, avec ses mérites hors pair, avec ses succès séculaires, a-t-elle empêché la constitution et le prompt développement d’industries similaires aux Etats-Unis et en Allemagne ? »

Il est aisé de comprendre, à la lumière de ces considérations, comment la direction de notre commerce extérieur ne s’est pas sensiblement modifiée durant les derniers mois de 1894. Nous avons continué d’introduire en plus grande quantité que l’année dernière des denrées alimentaires, des matières nécessaires à l’industrie, même des objets manufacturés. D’autre part, les débouchés extérieurs se sont encore restreints pour les produits de nos usines, et malheureusement ce n’est pas dans un avenir rapproché que le Tonkin, le Congo, Madagascar, si légitimes et respectables que soient les rêves où nous nous complaisons touchant les résultats futurs de notre expansion coloniale, pourront compenser ce que nous perdons pour ainsi dire à nos portes.

Le protectionnisme n’empêche pas les marchandises étrangères de pénétrer chez nous ; il fait seulement que nous les payons plus cher. En revanche, il suscite des représailles, provoque des relèvemens de droits dans les tarifs étrangers, multiplie des obstacles devant les efforts de nos commerçans et de nos industriels. On lui doit encore que nombre de ceux-ci ont déjà transporté à l’étranger leurs établissemens ou songent à le faire, et que des usiniers étrangers sont venus établir chez nous des succursales de leurs fabriques.

Ces résultats n’émeuvent pas autrement les auteurs du tarif de 1892. Ils citent pour exemple le blé. « L’importation du froment, disent-ils, continue à être réglée par l’importance de nos récoltes et par les besoins de la consommation. Nous n’avons pas voulu, par l’augmentation du droit, entraver l’entrée des blés étrangers, mais seulement agir sur les cours du marché intérieur et empêcher le blé français de se vendre aux prix avilis de l’étranger. » L’argument s’applique à toutes les marchandises d’importation. Les droits dont elles sont frappées n’en arrêtent pas l’entrée, mais comme elles ne sont vendues chez nous qu’avec une majoration de prix, nous subissons la même majoration sur les marchandises similaires françaises. L’intérêt du producteur agricole ou industriel en cette affaire est évident, mais non celui du consommateur. Observation naïve, répond-on, argument démodé : tout le monde en France aujourd’hui n’est-il pas producteur avant d’être consommateur? Vous bénéficiez d’abord de la protection, et ce n’est qu’ultérieurement que vous en payez le prix. De savoir si la balance s’équilibre, est un point dont les protectionnistes ne s’embarrassent pas.


IX

Ce qui est indéniable, c’est que du 1er janvier au 30 septembre de l’année 1894, nos fabriques, usines et ateliers avaient livré à l’étranger pour 116 millions de moins de leurs produits, que dans la même période de 1893, année où s’accusait déjà une diminution de près de 50 millions sur l’année précédente. Les trois derniers mois de 1894 ont vu enfin se produire une interruption dans cette longue série de diminutions. Ils accusent une assez notable augmentation, sur les mois correspondans de 1893. On voudrait espérer qu’il ne s’agit pas ici d’une reprise d’affaires accidentelle, que le mois de septembre 1894 aura marqué le point le plus bas dans le graphique de notre commerce d’exportation. Aucun symptôme caractéristique ne permet d’incliner encore à une conclusion de ce genre. Le réveil d’activité commerciale aux Etats-Unis est un facteur d’une réelle importance, mais sur la continuité duquel il serait imprudent de trop compter. Notons cependant que le dernier trimestre de 1894 a été marqué en Angleterre comme en France par une recrudescence des exportations, et que nos voisins n’ont pas hésité à attribuer tout l’honneur du fait à la mise en vigueur du nouveau tarif américain. Nous avons donc vendu un peu plus de nos produits aux États-Unis et par contre-coup à l’Angleterre. Il reste l’obstacle tiré de la nature même des articles qui constituent la grande majorité de nos exportations, articles de luxe en général ou objets de consommation ne s’adressant qu’à une clientèle aisée. Nous avons montré plus haut comment, depuis 1890, une crise universelle a réduit dans une large proportion les facultés d’achat de cette clientèle extérieure, à laquelle nos concurrens de Belgique, d’Allemagne et d’Angleterre offrent des produits de qualité inférieure, mais aussi de moindres prix.

Il est toutefois des pays qui, pour d’autres raisons, nous achètent moins depuis deux ans qu’ils ne faisaient jadis. La diminution des achats de produits français par l’Espagne, l’Italie et la Suisse, est un effet direct de l’élévation de nos tarifs, compliqué, en ce qui concerne les deux premières nations, de l’action du change. La dépréciation de la monnaie nationale, chez l’une et l’autre, agit comme une atténuation de nos droits d’entrée pour les produits qu’elles ont à nous vendre, et comme une aggravation pour ceux qu’elles pourraient avoir à nous demander. Mais la Suisse est un pays à étalon d’or. Dans nos relations d’affaires avec elle, l’influence de la question du change est nulle; il n’y a plus à considérer que le ressentiment déterminé chez un peuple voisin, longtemps l’un de nos meilleurs cliens, par le refus qu’ont (ait nos Chambres de sanctionner la convention commerciale conclue à la fin de 1892 entre les deux gouvernemens.-

Il ne manque pas de commerçans, de producteurs, d’économistes, qui estiment que nos législateurs ont commis en cette circonstance une lourde faute. Ce qu’il y a de mieux à faire, après avoir reconnu une erreur, est de chercher à la réparer. Aussi la question du rétablissement des anciennes relations commerciales entre la France et la Suisse a-t-elle été agitée devant l’opinion publique durant ces mois de vacances où tant de discours ont été prononcés en tous les points de la France sur les questions économiques. Il saute aux yeux que, dans la guerre de tarifs où nous sommes engagés avec les Suisses, nous jouons le rôle du mauvais marchand. Leurs exportations chez nous ont faiblement diminué, Nos ventes chez eux ont été réduites, d’une année à l’autre, de dus d’une cinquantaine de millions. Les régions de l’Est sont mécontentes de ce résultat de la lutte. Le Maçonnais surtout a subi un préjudice considérable, ses vins ne pénètrent pour ainsi lire plus sur le territoire de la Confédération helvétique.

Les libre-échangistes ont profité de cet état d’esprit pour accentuer leur agitation contre la politique douanière. Une association a été fondée spécialement pour étudier et mettre en œuvre les moyens d’amener une réconciliation commerciale entre les Français et les Suisses. Les chefs de cette ligue, pleins de leur sujet et emportés par l’ardeur de la polémique, ont, ce semble, dès l’abord, dépassé le but. Si on les en croyait, la France aurait, dans cette affaire, tous les torts, ce qui n’est pas. Il ne lui resterait qu’à faire son mea culpa et à capituler. Elle a certes mieux à faire, et c’est de négocier.

Les Suisses ont eu le tort d’attribuer la décision de la Chambre à des mobiles qui n’existaient pas. Là où il ne fallait voir qu’un attachement peut-être exagéré à un principe général, l’autonomie du tarif français, ils ont vu une disposition dédaigneuse, presque un propos délibéré d’insulte, et, comme ils sont intelligens, actifs, autant que résolus à rendre procédé pour procédé, ils se sont faits producteurs eux-mêmes de certaines des marchandises qu’ils tiraient naguère de chez nous et que d’autres pays ne pouvaient leur procurer. Ils ont demandé d’autres de ces marchandises aux nations voisines, avec lesquelles ils venaient tout récemment de conclure des traités commerciaux, Allemagne, Belgique, Autriche et Italie, et, quant aux produits qu’ils ne pouvaient ni fabriquer eux-mêmes ni tirer d’ailleurs, ils n’ont continué à nous les acheter que dans la mesure du strict nécessaire, se refusant le superflu. De là cette diminution de 50 millions dans le montant de leurs achats chez nous.

Cette situation si fâcheuse peut-elle s’amender? Sans doute, mais l’association qui a entrepris de faire cesser le malentendu entre les deux pays, a manqué d’abord, tout au moins, de la prudence diplomatique la plus élémentaire. Est-ce une bonne façon d’ouvrir des négociations avec un adversaire que de lui déclarer de prime-saut qu’on ne peut plus vivre, si on ne se met d’accord avec lui ? On a pu se tromper en deçà du Jura; une erreur d’égale importance a été commise au delà. Il faut bien constater cependant que, jusqu’ici, les Suisses ne sont pas disposés à avouer un tort quelconque, et qu’au contraire, à notre tarif général, ils ont opposé une barrière douanière bien plus rigide encore. Ils ne consentent à considérer l’opportunité d’abattre cette barrière que si nous avons d’abord démoli de notre côté. Lorsque M. Numa Droz, ancien président de la Confédération, est venu discourir à Mâcon, il n’a parlé que de nos torts, sans faire la plus discrète allusion à ceux de la Suisse. Il eût peut-être été bon qu’un des membres de l’association française en fît la remarque et ne laissât pas ce soin à M. Méline. M. Numa Droz a dit, entre autres choses: « Vous n’arriverez pas à vos fins. Les produits que nous achetions chez vous, nous les achèterons ailleurs. Bien plus, nous développerons à outrance nos industries et nous vous ferons une concurrence acharnée sur tous les marchés d’Europe. » Voilà un langage peu fait pour préparer le succès des négociations.

Le ministre du commerce, M. Lourties, a été aussi loin que possible dans la voie de la conciliation lorsque, promettant son appui aux efforts de l’association, il a défini, comme suit, la tâche qu’il se croyait assignée : « On a eu grand tort de pécher par orgueil et de ne pas tenir, en 1892, à entrer dans la voie de la discussion… Je suis d’avis de rentrer en conversation avec les Suisses, afin de savoir si, réellement, ils sont disposés à faire les concessions réciproques nécessaires pour aboutir à une entente… Il ne faut pas nous mettre dans le cas de subir un refus. Nous devons préalablement parer à cette éventualité, et, avant d’engager des négociations, être sûrs qu’elles aboutiront. »


X

Un des plus gros événemens économiques des derniers mois été l’entrée en vigueur (fin août 1894) du nouveau tarif américain. La discussion, au Congrès, en avait duré plus d’un semestre, et la conviction s’était répandue dans tout le pays et propagée de là en Europe, que la solution de cette grave question douanière courrait seule mettre fin à la crise économique dont souffrait l’Amérique du Nord depuis le début de 1893.

Il y a deux années, la situation aux États-Unis était très prospère. L’année fiscale 1892 se terminait dans les plus brillantes conditions à la fois pour le volume de la production industrielle, pour l’amplitude des transactions domestiques, et pour celle du commerce extérieur. Les importations s’étaient accrues, durant cet exercice, de 18 pour 100, les exportations de 15 pour 100. Les recettes des chemins de fer étaient plus considérables qu’elles n’avaient jamais été auparavant, les faillites moins nombreuses l’en aucune année précédente. Bien que les prix fussent très )as, le nombre des usines ne cessait de s’accroître.

Tel était l’état des choses, dans le second semestre de 1892. Mais déjà la loi Sherman, sur les achats d’argent, commençait à produire ses funestes effets, menaçant de désorganiser le système monétaire. On voyait poindre les premiers symptômes de la crise la plus redoutable qui ait, en aucun temps, assailli la prospérité matérielle et la vie économique aux États-Unis. Tout a été frappé de langueur à la fois, chez ce peuple où l’énorme étendue du territoire, la variété infinie des ressources, le génie de la race, l’esprit d’aventures, ont concouru à développer à un si haut degré la tendance à la spéculation. L’industrie anémiée fermait ses usines, ses ateliers, ses hauts fourneaux ; les prix de toutes les denrées s’avilissaient à un niveau tel que toute marge de profits avait disparu. Les ouvriers voyaient fondre leurs salaires. Affolés, ils se jetaient avec plus de fougue que jamais, malgré tant de leçons répétées de l’expérience, dans l’erreur où se complaît, depuis bientôt vingt ans, cette nation de gens d’affaires, d’hommes pratiques et avisés, sur la nature de la. richesse. More money ! Toujours plus de monnaie ! tel était le cri que répétaient dans l’Ouest le fermier, l’agriculteur et le commerçant, entraînés et dupés par les silvermen et les politiciens à leur solde. La loi Sherman même ne pouvait plus leur suffire. Il fallait la liberté illimitée de la frappe ; quant aux populists, ils ne se contentaient pas des métaux précieux et demandaient que l’on fabriquât du papier- monnaie à jet continu. Coxey, le chef de l’armée des sans-travail que l’on a vue marcher sur le Capitole pour y porter les doléances de plus d’un million d’hommes réduits à l’oisiveté et à la misère, réclamait une émission de 500 millions de dollars de greenbacks.

Les erreurs de la démagogie monétaire, en perpétuant une politique néfaste, ont donc été une des grandes causes de la crise de 1893. Il y faut ajouter la surproduction, l’engorgement des marchés et l’arrêt des ventes. Des grèves énormes ont achevé le désarroi industriel ; la levée de boucliers des employés de chemins de fer, à Chicago, dans tout l’Illinois et dans les États voisins, a désorganisé, pour quelques semaines, la plus vaste des industries américaines. Bientôt 60 pour 100 du capital actions de toutes les compagnies de voies ferrées, aux Etats-Unis, ne payaient aucun dividende, 15 pour 100 du capital obligations ne payaient plus d’intérêt, 30 pour 100 du réseau étaient entre les mains des liquidateurs[8]. Le 8 mai dernier, le sénateur Hoar dépeignait, en ces termes dramatiques, les changemens survenus de 1892 à 1894 : « L’ouvrier a quitté l’usine pour la grande route. L’agriculteur, le commerçant, le manufacturier, sont tous les trois sans travail. A la politique qui allumait les hauts fourneaux a succédé la politique qui ouvre des maisons de soupe pour les pauvres; aux fières revendications de la classe ouvrière pour un salaire plus élevé et plus de loisir, ont succédé les plaintes de la mendicité ou les menaces du vol. Tandis que les hauts fourneaux s’éteignent, les flammes de l’incendie s’élèvent. Le bourdonnement de l’usine se tait, tandis que sur leurs tréteaux les démagogues époumonés font rage. »

Aux désordres sociaux, des calamités physiques venaient ajouter leur contingent de misère. Une sécheresse réduisait des deux cinquièmes la récolte de maïs qui, avec la continuation d’un temps favorable, se fût peut-être élevée à 2 500 millions de bushels. Cette différence représentait une valeur perdue de plus de 2 milliards de francs. La Nation de New-York demandait malicieusement si un Congrès, pour spécialement malfaisant qu’on le supposât, serait capable de causer au pays un pareil dommage, au moins en une seule session. N’est-il pas singulier que pendant six mois, aux États-Unis, on ait attendu le remède à une telle crise d’un simple remaniement du fameux bill Mac-Kinley ?

Au mois d’août enfin ce remaniement a été voté, non pas celui qu’aurait voulu le président M. Cleveland, le nouveau tarif libéral que réclamait la Convention démocratique nationale dans sa platform de 1892, mais un tarif bâtard, élaboré par le Sénat sous l’influence du fameux syndicat des raffineurs, le bill boiteux dont M. Cleveland disait, dans une lettre publique au représentant Wilson, que son adoption serait un déshonneur pour le parti démocrate, un abandon criminel de toutes les promesses faites au pays. La Chambre des représentans s’est décidée, de guerre lasse, à voter ce tarif un peu moins protectionniste que celui de Mac-Kinley, mais point du tout libre-échangiste.

Les droits d’entrée qu’il maintient sont encore si élevés qu’il paraissait chimérique d’espérer d’une si faible évolution économique un réveil bien marqué de l’activité commerciale, et pourtant la reprise d’affaires prévue s’est produite. De simple et fragile espérance qu’elle était il y a quelques mois, elle est devenue une réalité. Les trois baromètres qui aux États-Unis indiquent les variations dans l’état économique du pays, savoir : les chiffres des clearings, le montant des prêts des banques, le nombre des hauts fourneaux allumés, ont accusé une saute brusque de l’aiguille vers le point où la prospérité s’annonce. La Bourse, comme toujours, avait pris les devans, poussant toutes les valeurs, surtout celles des chemins de fer, escomptant les événemens. Puis la hausse s’est arrêtée, mais l’animation du commerce général devenait visible; des ordres d’achat, d’importance inusitée, étaient expédiés, du sud et de l’ouest, aux villes manufacturières du centre et de l’est, les banques envoyaient dans l’intérieur de nombreux capitaux pour la « mobilisation » des récoltes; des soies étaient vendues aux enchères pour un demi-million de dollars en une semaine.

Toute cette renaissance apparaissait encore assez précaire ; de fait, les recettes des chemins de fer ne se sont que médiocrement relevées ; le trafic se ressentait du déficit causé par la sécheresse dans la récolte du maïs; un autre trait moins favorable de la situation a été la persistance de l’avilissement des prix du blé, du coton et du fer. Les grandes industries dans l’Est se déclaraient atteintes dans leurs forces vives par le nouveau tarif. A la fin de septembre, M. Carnegie, le grand industriel, se déclarait contraint, par la nécessité de lutter contre la concurrence anglaise, à imposer à ses ouvriers, dans ses vastes ateliers métallurgiques de Homestead, une réduction de salaires, et de semblables avis étaient publiés dans presque toute l’Amérique. Une inquiétude vague continuait à planer sur toutes les affaires. On ne pouvait se soustraire à la crainte que bientôt n’éclatât une nouvelle crise monétaire. Vaincu par l’abrogation de la loi Sherman, le parti argentier préparait une revanche. On n’en avait pas fini avec la question du libre monnayage de l’argent, liée plus ou moins étroitement à celle d’une entente bimétallique internationale. Les augures pessimistes dénonçaient déjà les prodromes de la future crise, la baisse toujours plus accentuée des prix, la désorganisation de tout le système des chemins de fer, la recrudescence des expéditions d’or en Europe.

Cet état général des esprits aux Etats-Unis explique le grand cyclone électoral de novembre. Le scrutin a donné au parti républicain une énorme majorité pour le prochain Congrès; les démocrates ont été écrasés avec les populistes, subissant la peine du mauvais état des affaires; la route est barrée aux extravagances du parti de l’argent. Les élections étaient à peine terminées que le président et le secrétaire du Trésor ont émis un emprunt de 50 millions de dollars qui, offert en adjudication au-dessus du pair, a fourni, grâce à son taux élevé d’intérêt et à la prime consentie par les acquéreurs, un capital de 300 millions de francs. Aussitôt la fameuse réserve des greenbacks s’est trouvée relevée au-dessus de son ancien niveau minimum de 100 millions de dollars, après qu’elle était descendue en août dernier à 53 millions. Il est vrai que déjà, en quelques semaines, elle est redescendue à 65 millions. On ne désespère pas encore, car les nouveaux droits sur le sucre ont tardé à produire, à cause des importations excessives qui avaient précédé le vote du tarif. Quant à l’impôt sur le revenu que les démocrates ont ajouté comme appendice au tarif douanier, on ne peut compter qu’il donne rien avant une année. Les amis du gouvernement fédéral proclament que, lorsque la législation nouvelle sera devenue pleinement effective, les États-Unis connaîtront de nouveau les anciens surplus annuels de 50 à 60 millions de dollars. Ce retour de prospérité, s’il se produit, n’excitera pas la jalousie de l’Europe, car il y a trop longtemps que pèse sur notre état économique cette crise américaine.


AUGUSTE MOIREAU.

  1. Voyez dans la Revue des 15 juillet et 15 août 1894, les études de M. Dehérain.
  2. Voyez l’étude de M. G. d’Avenel dans la Revue du 1er octobre 1894.
  3. Pendant le premier semestre de 1894 : Marseille, 3 204 883 tonnes; le Havre, 1 868 134; Bordeaux, 900 214; Dunkerque, 900 347.
  4. Voyez sur cette question la Revue du 1er juin 1886, la Question de l’Argent aux États-Unis.
  5. En 1890, 778 000 kilogrammes valant 616 millions de francs; en 1893, 834 000 kil. valant 806 millions. L’augmentation est surtout énorme au Transvaal qui a produit, en 1894, environ 180 millions de francs.
  6. Voir les articles de M. Paul Leroy-Beaulieu des 29 décembre 1894, (et 12 janvier 1895 dans l’Économiste français, et l’exposé fait par M. Jacques Siegfried, sur la question de l’or, à la réunion de la Société d’économie politique du 5 janvier 1895.
  7. On peut juger, à certains symptômes, qu’ils vont bientôt recommencer à en recevoir.
  8. En 1893, des liquidateurs ont été nommés pour 74 compagnies représentant 29 000 milles de lignes et 1 800 millions de dollars de capital, actions ou obligations. Les neuf premiers mois de 1894 présentent les chiffres suivans : 32 compagnies, 5 254 milles de lignes, 360 millions de dollars de capital.