Bibliothèque-Charpentier (p. i-vii).
Chapitre I  ►



AVANT-PROPOS





I


Je ne me rappelle pas avoir jamais eu, du temps que j’étais critique, l’occasion d’apprécier un roman rustique offrant la moindre ressemblance de facture avec le Moulin du Frau. Le Marquis des Saffras, de La Madelène, les Païens innocents, de Babou, non plus que le Chevrier, de Fabre, et le Bouscassié, de Cladel, ne sauraient lui être comparés. L’arrangement de la réalité, l’inquiétude constante de la forme, qui s’accusent également dans ces œuvres rudes ou délicates, ne s’aperçoivent pas une fois dans le Moulin. Ici, nul artifice littéraire « l’auteur » est absent, il semble que le livre se soit fait tout seul, soit venu de lui-même.

Quand je lus dans l’Avenir de la Dordogne les premiers feuilletons, je fus pris d’emblée au charme, absolument nouveau, d’une naïveté d’exécution sans analogue dans mes souvenirs. Le récit se déroulait si simplement à travers les villages, les champs, les landes et les bois, qu’on eût juré l’histoire du meunier écrite par le farinier en personne. Rien de prémédité, d’agencé : le Périgord comme il est et les Périgourdins comme ils sont, voilà tout. Oui, c’est bien le meunier qui raconte au jour le jour la vie de sa famille et celle de ses voisins, qui nous dit bonnement leurs idées, leurs peines, leurs gaietés, au fur et à mesure que tels ou tels incidents les déterminent, sans qu’il tente jamais de combiner ces incidents pour en tirer un effet ou une situation. Et cependant, quel intérêt elles éveillent, ces existences tout unies, où les surprises et l’extraordinaire n’ont point de place ! Quel attrait dans ces tableaux du monotone train-train rural !

On pourrait dire que, par là, le Moulin du Frau est un tour de force, si l’effort se trahissait en quelque endroit. Mais non. Si nous sommes conquis dès le début et gardés jusqu’au bout, cela tient avant tout à l’entière sincérité du narrateur, à ce qu’il a vécu son sujet :

« Le pays où l’on naquit, où l’on a grandi, où, petit enfant, on tendait des gluaux au bord des mares claires fréquentées par les linots et les chardonnerets ; les taillis, les chaumes et les maïs que, jeune homme, on a tant de fois arpentés, guêtres au mollet, carnassière au flanc et fusil sur l’épaule ; le paysage familier enfin, qui vous a pénétré insensiblement, voilà ce qu’il faut décrire, car voilà seulement ce que vous rendrez avec puissance, de façon à impressionner votre lecteur. C’est qu’il fait partie de nous pour ainsi dire, ce paysage, c’est qu’il est en nous, qu’en le donnant nous nous donnons nous-mêmes : il vit et, partant, il émeut.

« L’écrivain aura beau disposer d’une langue riche en mots qui peignent et qui sculptent, je le défie de me toucher par la description, quelque matériellement exacte qu’elle soit, d’un pays traversé en touriste ou vu par une portière de voiture. La nature n’a pas de ces facilités de courtisane et ne s’abandonne pas ainsi au premier passant venu[1]. »



II


Cette sincérité du narrateur, déjà si précieuse en elle-même, est servie, dans le Moulin, par une justesse de vision des plus rares — et mise en valeur par une prose singulièrement expressive, mais qui, par bonheur, n’a aucun rapport avec le style tendu, compliqué, surchargé, dont les professionnels du pittoresque font un usage si fatigant. Elle est au contraire aisée, courante, toute spontanée… Et comme elle convient, comme elle s’adapte aux choses et aux personnages représentés !

Personnages ? Ce n’est pas le mot. Un « personnage » est toujours plus ou moins de convention, et je vous répète que nous avons affaire ici à la nature seule. Vous n’y trouverez donc point de personnages, vous y verrez uniquement les gens du terroir périgourdin, chacun avec son allure propre, ses traits, ses façons et ses dires, si fidèlement reproduits qu’on s’écrie à toute minute : Mon Dieu, que c’est vrai, comme c’est cela ! — Et, notez-le bien, car ce n’est pas la moindre originalité de ce livre si particulier, jamais ils ne sont amenés de force dans le récit, ils y paraissent, ils y passent à leur heure, vous les y rencontrez comme on les rencontre dans la vie… Et si vous ne les reconnaissez pas à première vue, c’est que vous y mettrez de la mauvaise volonté, tant ils sont d’une ressemblance criante ! Tenez, les voici, « messieurs » et paysans :

Les meuniers du Frau, les Nogaret, laborieux et rangés, mais de cœur généreux, accueillants aux porte-besace, serviables aux voisins dans la gêne, et qui, républicains fiers de leurs quatorze quartiers de meunerie, ne s’en laissent pas plus imposer par la grosse importance des bourgeois tout neufs que par les grands airs des hobereaux en bottes molles et en casquette à deux becs ; — M. Silain de Puygolfier, type du gentillâtre insouciant et dissipateur, chasseur de lièvres et de bergères, buveur, joueur, perdant aux cartes l’argent de la paire de bœufs qu’il vient de vendre sur le foirail ; sa fille, « la demoiselle », qui vieillit au logis, délaissée et charmante, regardant avec une mélancolie résignée les métairies, attachées de temps immémorial au castel de famille, s’en aller une à une aux mains des marchands de biens ; — le petit tailleur sec et taciturne qui, après avoir ruminé toute la semaine l’article socialiste de la Ruche en tirant l’aiguille sur son établi, s’évertue inutilement, dans les veillées d’hiver où l’on énoise, à catéchiser la tablée des métayères et des bouviers, lesquels réservent leur attention effarée à des histoires de l’autre monde : la chasse-volante, le loup-garou, la biche-blanche, contées en tremblant par le garçon-meunier Gustou ; — Nancy, la bâtarde de l’hospice ; la bonne Mondine, servante chez les Nogaret ; le facteur Brizon ; le rebouteux Labrugère ; et le curé, et le sacristain, et le sorcier, et le maréchal, et les muletiers, conducteurs de minerai, et les charbonniers de nos forges disparues, dont les hauts fourneaux flambaient toute la nuit, embrasant la nappe noire des étangs ! qui sais-je encore ? car ils y sont tous, nos ruraux, et saisis sur le vif, définitivement fixés par le meunier Hélie ou par le maître Eugène Le Roy, que, j’ai beau faire, je ne puis distinguer l’un de l’autre.

Nos paysages ont trouvé leur peintre, qu’on ne surpassera point : les coutumes, les travaux et les fêtes de nos campagnes, un conteur qui ne sera pas égalé. Si vous ouvrez le volume, vous ne le fermerez pas avant de l’avoir lu tout entier, d’une affilée, — et vous le reprendrez souventes fois, je vous le prédis : vous surtout, compatriotes, que les exigences de la vie retiennent dans la grand’ville, mais qui gardez au cœur le regret violent du « pays », où vous reviendrez sur le tard pour y vieillir doucement et reposer à côté de vos anciens.

Ah ! quelle joie pour nous, les Parisiens, quel enchantement qu’un ouvrage pareil ! Il est de ceux qu’on installe sur le bas rayon de la bibliothèque, dans la rangée des « amis », à portée de la main. C’est là que je le placerai. En attendant, je vais commander pour lui une de ces reliures solides et cossues d’autrefois, une reliure en veau fin, couleur des armoires de noyer aux veines foncées qui décorent nos fermes et nos manoirs périgourdins : je veux à ce livre un vêtement durable comme lui.


  1. Nos Gens de lettres, p. 284.