Le Moulin des prés/I

Le Moulin des prés
Première partie
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À Madame André Theuriet
Affectueux hommage du Conteur.
A. L.



I modifier

Il est des gens qui regardent sans voir, il en est d’autres qui voient sans regarder. Dans le monde du commerce et de l’industrie, ceux-là font surtout leurs affaires.

À ce titre on citait journellement Guillaume Desmarennes, le père Guillaume, comme on disait familièrement dans une petite ville de Saintonge, assise au bord de la Charente, que nous nommerons simplement la ville, pour ne pas éveiller de susceptibilités locales.

À six kilomètres de la ville, le hameau de Saint-Christophe étage coquettement ses maisons à tuiles rouges tout au fond d’une herbeuse vallée, où le sifflet des locomotives n’a pas encore troublé le chant des coqs et le mugissement des bœufs.

Un cours d’eau rapide, affluent de la Charente, y fait vaillamment tourner le moulin à six paires de meules du père Guillaume, dit le Moulin-des-Prés, dans une fraîche presqu’île à la fourche des eaux.

L’heureux propriétaire, outre les bénéfices de sa meunerie, fournit comme bouilleur de cru les principales maisons de Cognac, ce qui constitue le plus clair de ses revenus.

C’est un homme tout rond que le père Guillaume. Il pouvait très bien écrire son nom de famille en deux mots (des Marennes) d’après les chartes du pays ; mais, sans faire précisément fi de sa petite noblesse, il n’y tient pas absolument, et signe Desmarennes tout court, trouvant que ses affaires n’en vont pas plus mal et que sa vanité n’en souffre pas trop. Sa femme et sa fille ont bien à cet égard hasardé quelques timides observations, mais ont dû céder à la volonté souveraine du maître de la maison.

C’est un lundi, jour de marché, que Guillaume Desmarennes est venu comme d’habitude à la ville.

Il a touché l’argent de ses boulangers, consulté Stanislas Corbin, le vétérinaire, pour un de ses chevaux de labour ; il a fait une station dans l’étude de Faustin Verdier, son notaire, pour lui solder ses honoraires et lui remettre en même temps le prix d’une vigne et d’un champ de luzerne dont il s’est arrondi à Saint-Hilaire-de-Villefranche ; il s’est arrêté chez Adrien Merlerault, pharmacien de première classe, pour acheter du baume tranquille à un de ses garçons de moulin qui s’est luxé l’épaule. A la nuit tombante, il croit en avoir fini, mais se frappe brusquement le front :

— Et mon avocat que j’allais oublier !

Maître Eugène Guérineau, du barreau de la ville, est encore dans son cabinet quand s’y présente Desmarennes.

— Compliments et remerciements pour vos bons conseils de légiste dans notre dernière affaire, lui dit le père Guillaume en lui tendant la main. Aujourd’hui je viens pour autre chose. Ma famille et quelques amis se réunissent samedi prochain pour fêter la Saint-Christophe. J’espère bien que vous serez des nôtres.

— Avec le plus grand plaisir, assurément, si j’étais seul ; mais depuis deux jours j’ai pour hôte un ancien camarade de collège.

— Qui donc ?

— Un officier de marine en congé de convalescence, Georges Paulet, retour du Sénégal.

— Un fils de Paulet, l’expéditeur de Bordeaux ?

— Justement.

— Qui vous empêche de l’amener ? Venez ensemble. Il nous contera ses voyages : je vous enverrai prendre en voiture.

— Inutile. Nous irons à pied jusqu’à Saint-Christophe. C’est une promenade.

— Comme vous voudrez. Je vous attends tous deux.

Aussitôt Desmarennes parti, Georges Paulet, qui s’était effacé discrètement, vint se rasseoir en roulant une cigarette près de maître Guérineau, qui lui transmit l’invitation.

— Singulier homme que ce Desmarennes, ajouta l’avocat. Figure-toi que c’est le meilleur de mes clients, celui qui me paye le mieux et me fait le moins parler.

— Explique-toi.

— Tu connais le proverbe : « Qui terre a, guerre a » ; c’est surtout au bord des rivières que le proverbe a raison. Assis au bord de l’eau vous croyez pouvoir tranquillement faire tourner la grande roue de votre moulin. Erreur. Le meunier d’amont vous guette, et le meunier d’aval vous épie : tous deux trouvent que vous abusez de la rivière. Établi sur le même affluent de la Charente, avec tout un système de barrages, de vannes et d’écluses, le meunier d’amont, qui a besoin d’eau, en tire le plus qu’il peut par anticipation, tandis que le meunier d’aval trouve à redire à l’irrigation de vos prés.

« De là, procès à n’en plus finir ; je ne m’en plains pas, nous en vivons ; mais où Desmarennes devient superbe, c’est quand, après avoir constitué avoué et m’avoir pris pour avocat, il m’interdit la parole pour plaider lui-même. Chaque fois, je me lève simplement pour dire : « Plaise au tribunal entendre les explications de mon client. »

Jusqu’à présent il a gagné toutes mes causes ; ce qui fait singulièrement allonger la mine à mes confrères de la partie adverse, qui en sont généralement pour leurs frais d’éloquence. S’il n’était meunier, Guillaume Desmarennes eût fait un excellent avocat.

— Meunier, bouilleur de cru, grand propriétaire terrien… Quel cumul ! ajouta Paulet en souriant.

— Il voit tout et ne s’embarrasse de rien, continua Guérineau ; pas plus gêné dans la vie que dans ses vêtements. Tu verras comme il est habillé : une grande veste à pans carrés qui n’est pas un habit, et qui, sans être une jaquette, n’est pas non plus une redingote. C’est d’une coupe personnelle, la coupe Desmarennes, dit-on dans le pays, avec de vastes poches, extérieures et internes, pour enfouir ses nombreux échantillons de grains et eaux-de-vie ; tout un assortiment de fins sachets et de petites fioles à garnir une vitrine d’exposant ; — un chapeau à larges bords, toujours de même forme, pour bien abriter sa grosse tête à cheveux drus et grisonnants ; — enfin, de bons souliers carrés, où les pieds se meuvent à l’aise quand ils ont à quitter leurs sabots.

— Et la propriété de Saint-Christophe est vraiment belle ?

— Belle et d’un très bon rapport ; tu la verras samedi. Tu pourras en juger par toi-même.

II modifier

Au jour convenu, les invités de Guillaume Desmarennes, au lieu de se rendre à l’heure précise du dîner pour se mettre à table, vinrent à Saint-Christophe, suivant l’habitude du pays, vers le milieu de la journée.

Il n’était pas quatre heures à la montre de Guérineau, quand lui et son camarade, à un brusque détour de la route, aperçurent la rivière, entendirent le tic-tac du moulin et hâtèrent le pas en souriant d’aise à la fraîcheur de l’eau mêlée d’une bonne odeur de froment, tandis qu’une flottille de canards s’ébattait bruyamment dans les remous à l’ombre des peupliers frissonnants.

Debout sur le parapet de son premier pont, Desmarennes les reconnut du coin de l’œil, mais ne bougea pas : il avait déjà ramené sur l’épaule un pan de son épervier, avec un des plombs entre ses dents, et guettait sur le fond clair des eaux une honnête friture de goujons. Dès qu’il jugea la prise raisonnable, il jeta l’épervier qui s’arrondit avec une précision merveilleuse en tombant, puis il ramena lentement sur le bord son lourd filet, tout grouillant de sa proie frétillante.

— Pardonnez-moi, messieurs, dit-il aux arrivants ; je pêchais pour vous. Si vous le voulez bien, je vais vous présenter d’abord à la maîtresse de la maison, puis nous ferons un tour de promenade pour montrer Saint-Christophe à M. Paulet, que je remercie d’avoir accepté mon invitation.

Il avait très bel air, Georges Paulet, en petite tenue, la tunique flottante à poitrine ouverte et sa casquette marine à galons d’or, les joues amaigries par la fièvre des pays chauds et encore un peu bronzées par le feu des soleils étrangers.

Quand on entra, précédé de Guillaume Desmarennes, personne au grand salon.

— Où donc est Mme Desmarennes ? demanda le père Guillaume à une fillette qui venait de traire ses vaches.

— Dans le fournil, avec mademoiselle.

— Allons au fournil ! dit joyeusement Desmarennes.

En effet, la mère et la fille s’y trouvaient, toutes deux gravement occupées, mais à des travaux différents.

Mme Desmarennes, grande et belle brune, un peu forte, bien en deçà de la quarantaine, et Mlle Thérèse, mince fillette châtain clair de vingt ans à peine, svelte, fine et d’apparence nerveuse et volontaire.

Toutes deux, les manches retroussées bien au delà des coudes, laissaient voir sans hypocrisie leurs bras nus à petites veines bleues, et, affublées de grands tabliers tombant comme des chasubles, semblaient officier religieusement.

L’une, la mère, pétrissait en pleine pâte un gâteau fin comme ceux de Peau-d’Ane et tout un nuage de poudre blanche enfarinait les fossettes de ses joues.

L’autre, sa fille, armée d’une longue cuiller à manche, près d’une bassine de cuivre miroitant comme une sébile d’or, remplissait de jus de groseille et de framboise toute une rangée de pots de confiture, alignés comme des livres de bibliothèque, sur une planchette à hauteur d’appui, toute à son œuvre avec un grand sérieux et des moustaches de framboises aux coins des lèvres.

Toutes deux, surprises en flagrant délit dans l’accomplissement de leur sacerdoce, éclatèrent d’un franc rire, et sans fausse honte, après une affable révérence aux visiteurs, Mme Desmarennes ajouta :

— Nous en avons encore au moins pour deux heures. Donc, à ce soir, messieurs, et bonne promenade.

Et les deux ménagères continuèrent gravement leur travail, en vraies fermières qu’elles étaient, comme deux fées de nos anciens contes.

Juste en face du principal corps de logis, haut de trois étages à six fenêtres, une immense prairie déroulait son ruban vert entre deux rangs de peupliers quasi parallèles, et qui s’en allaient si loin qu’ils semblaient se rejoindre.

Et, comme des points roux et blancs qui se mouvaient dans l’herbe, des bœufs et des juments libres, épars où bon leur semblait, y pâturaient à l’aise et à perte de vue.

Heureux de la surprise des visiteurs, immobiles et plantés droit devant sa prairie :

— Nous la verrons plus tard avec ses tranchées d’arrosement, fit Desmarennes ; mais nous avons d’abord à inspecter les étables, les écuries, les chais, le parc, le jardin haut et le jardin bas. Par où, messieurs, préférez-vous commencer ?

— Par les jardins, répondirent spontanément les deux amis, auxquels vinrent bientôt s’adjoindre le docteur Laborde et quelques parents et amis de la famille.

Dans le jardin haut, le jardin fruitier, Desmarennes leur fit voir avec orgueil de magnifiques pêchers en éventail à une belle exposition du midi ; les grosses quenouilles de ses poiriers, qu’il ne taillait jamais à mort, sous prétexte de leur trop faire rendre ; poires d’automne et poires d’hiver, beurrés gris, beurrés d’Arenberg et Saint-Germain ; plus une avenue de rosiers en pleine floraison, ménagée pour Mlle Desmarennes.

Au jardin bas, le vrai potager des zones tempérées, il eut des explications techniques sur le carré des asperges, le coin des artichauts, le département des navets et des rutabagas, et sur la fraîche terre molle et un peu noirâtre où se prélassaient les fraisiers et les cantaloups à côtes brodées ; — on apercevait dans cette région de longues tuiles retournées, pour isoler les fruits mûrissants d’un contact parfois trop humide.

En bordure, dans la partie la plus basse et la plus ombreuse du jardin, on avait réservé pour Mlle Desmarennes, sous un couvert de vieux frênes, une allée dite l’avenue des Pervenches, où tous les ans nichaient des rossignols.

Dans toutes les parties de son exploitation, le père gardait une pensée pour sa fille.

On parcourut ensuite le grand parc avec ses nappes d’eau vive jouxtant la rivière et se terminant à un coquet pavillon où, les matins de chasse, on faisait en hâte un déjeuner de garçons.

Georges paraissait prendre un très vif intérêt à toutes les explications détaillées que Desmarennes donnait à son auditoire, tantôt stationnaire, tantôt en petite marche ; il paraissait heureux d’écouter. Tout lui semblait neuf, tout lui semblait charmant. Quand on a longtemps navigué, lorsqu’on est resté des jours et des mois loin des côtes, simplement entre mer et ciel, et qu’on revoit son pays, surtout dans ces recoins frais et perdus de la Saintonge, on a le cœur envahi par une sensation de bien-être paisible indéfinissable, dont ne se douteront jamais ceux qui n’ont pas quitté des yeux l’honnête aiguille de leur clocher.

Le sourd mugissement des bœufs, la claire fanfare des coqs, le hennissement fier d’un cheval qui passe en reconnaissant dans la prée la mère de son poulain ; des émanations confuses de troëne et d’églantier, mêlées au frais parfum des menthes qui vous embaument quand par mégarde on les écrase en marchant, tout contribuait à maintenir Georges Paulet dans une disposition d’esprit des plus heureuses, lorsqu’on rentra pour le dîner.

En ménagères bien apprises qui savent le prix du temps, Mme Desmarennes et sa fille avaient passé leur robe de soirée quelques minutes avant sept heures, et tout le personnel féminin se trouvait sous les armes dans le salon d’attente à la rentrée des promeneurs.

Entre temps, Mr Eugène Guérineau avait discrètement glissé dans l’oreille de son camarade l’indication suivante :

— Dans cette bienheureuse maison tout hospitalière, quand on dîne, on ne parle jamais de politique, la politique étant ce qui nous divise le plus ; jamais de religion, les questions religieuses étant ce qui nous rapproche le moins.

Quand on annonça : « Madame est servie », la maîtresse de la maison prit le bras de l’avocat, Georges Paulet offrit le sien à Mlle Thérèse, et les deux amis se trouvèrent presque en face l’un de l’autre, à une table où il n’y avait guère qu’une vingtaine de couverts pour les parents et amis de la famille.

Comme tous les convives avaient bel appétit et se disposaient à faire honneur au dîner, le bruit des cuillers sur les assiettes ne fut pas interrompu dans son premier roulement ; mais, le potage enlevé et les petits verres de vin blanc versés, les langues commencèrent à se délier.

— Reconnaissez-vous ce vin-là, docteur ? fit Desmarennes de sa bonne voix joyeuse.

Le docteur prit une seconde gorgée et fronça le sourcil rêveusement.

— Dame ! vous m’embarrassez quelque peu… Limpide comme l’ambre jaune et mousseux comme l’ai : pourtant ce n’est pas du champagne.

— Mieux que du Champagne et de notre pays encore… entre Saint-Palais-sur-Mer et Saujon… le plant de Médis, belle vigne qui se prélasse aux vents salins de la Gironde. Qu’en dites-vous ?

A table, l’avocat fut spirituel et pas trop verbeux, le docteur, rasé de frais et cravaté de blanc sous menton bleu, ne prononça qu’une seule fois le mot idiosyncrasie, et le rentra vite ; les gros propriétaires et bouilleurs de cru parlèrent entre eux et à mi-voix des mercuriales, du prix des vins, de la qualité des dernières eaux-de-vie ; mais toute la table fut prise d’un accès de franche hilarité quand, à propos d’un récent procès, maître Guérineau dit à brûle-pourpoint à Desmarennes :

— Savez-vous que, si tous mes clients n’abusaient pas plus que vous de mes paroles, la profession d’avocat serait des plus heureuses et des moins fatigantes ? Au tribunal, vous m’imposez silence ; vous me prenez comme défenseur pour ne rien dire, tandis que tant d’autres prétendent que leur avocat n’en dit jamais assez.

— Pardon ! vous oubliez un point capital, répondit courtoisement Desmarennes : vos excellents conseils et votre science approfondie du Code, civil et forestier, m’éclairent dans les questions les plus ardues, et me donnent toujours l’aplomb nécessaire au gain de notre cause ; et d’ailleurs, vous ne manquez pas d’autres belles occasions où vous parlez d’or à l’oreille du tribunal.

Maître Guérineau n’avait qu’à s’incliner.

Mlle Desmarennes, assise à gauche de Georges Paulet, s’aperçut vite qu’elle avait près d’elle un garçon très bien élevé, discret, d’une réserve rare et de la plus exquise urbanité, écoutant toujours avec déférence et évitant de se mettre en relief.

Dans le gros tumulte industriel et commercial de notre époque, où la fièvre des affaires nous emporte convulsivement, on parle, on correspond à la hâte, presque brutalement, en style écourté de télégramme ou de téléphone ; à peine a-t-on le temps de réfléchir, encore moins d’écrire ou de causer.

De nos jours, il semble que la vraie politesse française, exilée du continent, se soit réfugiée à bord des navires. Aussi nos officiers de marine sont-ils particulièrement appréciés par les femmes dignes du vrai nom de femmes. Elles comprennent ce qu’il faut d’intelligence, de discrétion, de courage et de sang-froid pour commander à des hommes souvent rudes, isolés du reste du monde, aigris par une longue absence, et groupés sur un petit espace mobile, comme le pont d’un vaisseau qui flotte entre mer et ciel, deux solitudes. Là, assurément, il est plus difficile de se faire obéir que dans une cour de caserne ou sous les arceaux d’un couvent. Peu de gestes, pas de phrases, tout dans l’attitude et dans l’œil, comme chez un dompteur pour maîtriser ses fauves.

Sous une apparence presque chétive et un peu grêle au premier abord, Georges Paulet cachait une énergie peu commune, qui se révélait aux heures graves du commandement.

Mlle Desmarennes, fille unique un peu gâtée, petite personne mince, élégante, autoritaire, comprit qu’elle avait affaire à plus fort qu’elle, à un être supérieur comme intelligence, comme volonté, ce qui fut loin de lui déplaire ; un imperceptible sourire effleura ses lèvres, et sans vouloir paraître trop curieuse elle adressa cependant au jeune homme quelques questions brèves, auxquelles il sut parfaitement répondre, en paraissant toujours oublieux de lui-même et surtout se préoccupant d’elle.

Ceux qui reviennent des pays lointains, ne serait-ce qu’en souvenir des régions parcourues, ont presque tous dans leur langage quelque chose de pittoresque et d’inattendu qui ne ressemble guère aux paroles banales qu’on échange communément dans les salons ; et d’ailleurs leur vie d’aventure répand sur eux un charme qui tient du rêve. Georges Paulet parla de l’Océanie, du Cap, du Sénégal, d’où il avait rapporté ces mauvaises fièvres dont il avait encore quelques accès intermittents, et il sembla à Mlle Desmarennes que personne jusqu’à présent ne lui avait parlé de cette voix magique. C’était comme un monde nouveau qui s’ouvrait pour elle.

Elle était en robe d’un bleu pâle, au corsage à peine échancré, et ses fins cheveux châtain clair encadraient une oreille diaphane adorablement chantournée. Une perle était enchâssée dans son petit lobe rose.

Comme très heureux contraste, la mère, habillée de faille grise, avait d’opulents cheveux noirs relevés en torsades sur un cou vraiment superbe, laissant librement voir les belles courbes de ses lignes et ses chaudes carnations brunes.

En oubliant les âges, on eût dit que la mère était la sœur aînée de sa fille.

Desmarennes, par intervalles, ne pouvait se défendre de les contempler toutes deux, comme à la dérobée, dans la secrète joie de son cœur.

Georges Paulet, tout en causant avec Mlle Thérèse (plus elle interrogeait, mieux il répondait), Georges se penchait involontairement pour la bien voir, non avec des yeux de froid observateur sceptique, cherchant à vous analyser, mais simplement avec les yeux d’un admirateur sincère, à la fois respectueux et charmé, des yeux qui semblaient clairement dire : « Bien que j’aie couru le globe, tout en battant l’estrade par les nombreux sentiers de la vie, c’est la première fois que je rencontre sur ma route une jeune femme à laquelle personne n’a jamais ressemblé. »

Quand on se leva de table pour revenir au grand salon, ce fut en souriant que Mlle Thérèse prit le bras de Georges, en le remerciant du regard. Cette fois, le marin oublia d’allumer une cigarette, et laissant la majorité des fumeurs s’éparpiller où bon leur semblait, soit sur la vérandah, soit à la salle de billard, il resta résolument avec le groupe, ou, pour mieux dire, avec la corbeille fleurie des femmes, heureuses de leurs toilettes riantes, en compagnie du notaire et de Mme Verdier, du docteur Laborde et de sa fille, et de quelques autres ne tenant pas absolument à s’envelopper de fumée.

On put organiser une petite sauterie. Mme Verdier, pour ne pas trop fatiguer ce soir-là l’ancienne institutrice de la maison, se mit obligeamment au piano. On dansa deux quadrilles où Verdier figura en homme du monde bien appris, et, aux premiers accords d’une valse à la mode :

— Allons, dit gaiement l’avocat à Georges Paulet en lui touchant l’épaule, montre-nous que sur le parquet glissant d’un salon tu gardes ton pied marin comme sur le pont d’un navire.

Georges ne se le fit pas dire deux fois. Il invita Mlle Thérèse, et tous deux, d’un pas bien rythmé, sans raideur et sans pose, se mirent à tourner, se laissant aller au mouvement berceur d’une valse rêveuse, mais bien cadencée, comme deux êtres charmants, créés l’un pour l’autre, et qui se reconnaissent en se voyant pour la première fois.

Comme il était plus grand qu’elle, il dominait de tous ses yeux son adorable tête de jeune fille, et parfois, dans un mouvement de valse plus rapide, les cheveux châtain clair, lui frôlant la poitrine, activaient les battements de son cœur ; — tandis qu’elle, vive, souple, heureuse, aérienne, obéissant au bras de son danseur, valsait en baissant les paupières : — leurs grands cils voilaient la fièvre de son regard.

III modifier

Vers une heure du matin, tous les invités s’en allaient, qui en tilbury, qui en cabriolet, qui en panier, qui en break, qui en charrette anglaise.

Mme Desmarennes voulut faire atteler pour reconduire Georges Paulet et maître Guérineau, mais tous deux refusèrent d’être ramenés en voiture, préférant se rendre à pied, comme ils étaient venus, un splendide quartier de lune éclairant la route.

Quant à Desmarennes, comme d’habitude, à neuf heures précises, sans mot dire, il avait lâché tout son monde, devant être levé tous les jours avant quatre heures pour empêcher ses garçons de moulin de faire grasse matinée.

Donc les deux amis s’en revenaient à pied vers la ville, tout en devisant de leur soirée.

— Comment, dit Paulet, ne m’avais-tu pas prévenu que Desmarennes avait une si charmante fille ?

— Pour t’en laisser la surprise. Tu ne m’en veux pas, j’espère ?

— Certes, non ; mais si tu m’en avais informé je me serais présenté autrement, en toilette moins négligée. Ah ! mon ami, quelle merveilleuse petite créature ! Elle m’a troublé le cœur et le cerveau, je reste encore sous le charme. J’en suis fou… je la veux.

— Pour ma part, je ne demande pas mieux, tu dois bien le penser. Il s’agit simplement de savoir si ton rêve est réalisable.

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi ?… Pourquoi ?… Voilà bien les aventureux… Mais, à en juger par les nombreux prétendants éconduits, à ma connaissance, je te conseille de réfléchir… Mlle Thérèse est fille unique et gouverne la maison… Sans avoir une fortune princière comparable à celles des plus gros négociants de Cognac, la fortune présente du père Guillaume est évaluée au moins à deux millions ; d’autre part, et signe particulier tout à son honneur, Mlle Thérèse ne tient pas du tout à l’argent ; elle appartiendra tout simplement à qui saura lui plaire, n’apporterait-il au contrat que sa jeunesse, son intelligence et son cœur.

— Et jusqu’à présent personne… dit vivement Paulet…

— N’a rempli les conditions du programme, répliqua Guérineau. Les nombreux prétendants se sont trop pressés. Ils ont vite montré la grosse corde de leur vulgaire ambition. Elle a très bien compris qu’on flairait sa dot de plusieurs points de l’arrondissement et même du département. Elle s’est méfiée, se tient sur ses gardes et a bien raison.

— Assurément, dit Georges. Certes, ce n’est pas moi qui la blâmerai.

— Voyons, fit sentencieusement l’avocat, sans vouloir entrer dans trop de détails, récapitulons un peu, dans le nombre des soupirants ou des aspirants, comme tu voudras les nommer, pour nous rendre compte de la situation.

D’abord trois ingénieurs, dont un hydrographe ; l’autre, des constructions navales ; le troisième, des ponts et chaussées, précisément un de ceux qui ont le plus travaillé à ce fameux épi d’enrochement établi à la pointe de Grave, contre l’assaut des marées. Celui-là du moins a pu se convaincre qu’il est plus facile d’endiguer l’Océan qu’une volonté de petite demoiselle.

— Pas de plaisanteries ! fit gravement Georges Paulet.

— Je continue donc sans commentaires. Plus tard un jeune papillon de substitut, orné de lunettes bleues (sans doute pour tamiser le feu de son regard), s’est présenté correctement… pour être éconduit comme les autres, et, faisant volte-face, a demandé son changement au garde des sceaux.

Ajoutons à notre liste deux sous-préfets aux pantalons officiels à grandes lames d’argent ;

Item, un conseiller de préfecture ;

Item, un inspecteur des forêts, vêtu d’un vert sombre, comme un pivert de nos vieilles futaies.

Nous en avons vu de toutes les couleurs.

Ah ! j’allais oublier un personnage des plus considérables, un préfet maritime de la région de l’Ouest, dont la juridiction s’étend depuis Nantes jusqu’aux frontières d’Espagne, où les eaux-de-vie de Hendaye essayent de nous faire une petite concurrence.

Mais je m’arrête dans ma nomenclature, car je n’en finirais pas. Eh bien ! tous ces gens-là, venus chez Desmarennes à titre d’invités, se métamorphosaient tous en prétendants. Ils ont été bien reçus, choyés, fêtés, nourris comme des princes de toutes les primeurs, quelques-uns même couchés par les gros temps ; puis, en fin de compte, ils sont partis à tour de rôle, battus et riant jaune, en étant pour leurs frais de voyage, de toilette et de bouche en cœur.

— Et comment, dit Paulet, a-t-on pu savoir que tous ces messieurs prétendaient…

— A la longue, tout se sait, tout se dit et même tout se paye, pour compléter le proverbe.

— Ah ! mon ami, tu me navres ! répondit tristement Georges. Dans ces conditions désastreuses, comment puis-je oser ? Ma pauvre espérance est bien morte sur pied.

— Dame, répliqua l’avocat en baissant le ton, il faudrait lui plaire, à elle d’abord. Le père et la mère, naturellement, ne viennent qu’ensuite. Ils feront ce qu’elle voudra… Voyons… Pas d’enfantillages… Réfléchissons… Ne soyons ni trop enthousiaste ni trop déconcerté… Pour commencer, tu as très bien valsé, ce soir… C’est déjà quelque chose.

— Tu crois ?

— J’en suis sûr… Une autre question… Es-tu bon écuyer ?

— Peut-être pas d’une suprême élégance, mais solide, j’en réponds. Aux colonies, l’occasion s’est souvent présentée de faire des reconnaissances en pays perdu, et j’ai enfourché à cru bien des bêtes difficiles.

— Tant mieux !… un bon point de plus à ton actif. Tu verras comme Mlle Thérèse est belle écuyère. Elle n’a pas comme tant d’autres de talents d’agrément. Elle ne sait ni pianoter, ni roucouler rêveusement la romance à la mode, mais pour conduire une barque ou maîtriser un cheval elle défierait n’importe qui. Et ces nobles exercices du corps ne gênent en rien la grâce des mouvements. Bien au contraire. Vive la batelière et vive l’amazone !… Elle me plaît à moi, qui suis un amateur platonique parfaitement désintéressé dans cette grave question. Quelques soupirants déconfits ont bien essayé de jaser un peu sur ses franches allures quasi garçonnières, mais elle s’en moque et a bien raison. C’est une petite vaillante qui n’en fera jamais qu’à sa tête. Heureusement que la tête est bonne.

IV modifier

Rentrés en ville vers trois heures du matin, les deux amis continuèrent à se faire part de leurs impressions.

Couchés dans une grande chambre à deux lits comme d’anciens camarades, après avoir soufflé leurs bougies, enveloppés de larges draps fleurant la bonne lessive de province, ils prolongèrent dans l’obscurité leur intime causerie à l’horizontale.

Georges Paulet ne pouvait parvenir à fermer l’œil, et ne tarissait pas sur les trésors de jeunesse, d’élégance, d’esprit et de beauté de la petite fée de Saint-Christophe.

— A propos, explique-moi donc pourquoi sa mère l’appelle Thérèse et son père Mésange ?

— Un surnom qu’elle mérite bien et qu’on lui a donné quand elle avait cinq ou six ans, à cause de sa gentillesse et de sa vivacité… Elle ne tenait jamais en place, pas plus que le petit oiseau bleu cendré de nos jardins fruitiers.

— C’est curieux !… Et depuis la femme est restée vive comme l’enfant ?

A une autre question, sans doute plus longue et plus sérieuse, que le marin adressait à l’avocat, il resta sans réponse. Guérineau n’avait peut-être pas entendu, car bientôt un ronflement sonore et régulier de l’orateur fit comprendre à Georges qu’il pérorait dans le désert. Il dut forcément se résoudre à dévider en silence l’interminable écheveau d’or de ses rêves.

Le lendemain, dans la matinée, entre neuf et dix heures, un assez curieux personnage se présentait à Saint-Christophe, à la petite porte du moulin, une longue et large caisse de bois blanc sur son épaule.

C’était ce qu’on appelle un vieux loup de mer, un ancien gabier d’artimon, ayant suivi Georges Paulet dans tous ses voyages et lui étant dévoué comme un terre-neuve à son maître.

Fourniment bien astiqué, veste courte, petit chapeau de toile cirée en arrière, grand col bleu rabattu, large pantalon ballant au-dessus des chevilles, anneaux d’or fin aux oreilles, et une bonne grosse figure irrégulière, tellement rouge, cuite et boucanée par les soleils, de l’équateur, qu’on l’eût dite taillée à coups de serpe dans un bloc d’acajou.

Il demanda Mlle Julie, fille de chambre de Thérèse Desmarennes.

— Que diable peut bien me vouloir ce garçon-là ? se demanda Julie, jeune paysanne alerte et affriolante comme une soubrette d’opéra comique.

— Que désirez-vous, mon brave, avec un si gros colis ?

— Gros, mais pas lourd, répliqua le matelot. Mlle Thérèse est-elle à la maison ?

— Pas encore revenue de sa course à cheval.

— Ah ! tant mieux, fit Baptiste avec un large rire. (Baptiste était son nom.) Nous allons pouvoir tout arranger. Vite, sa chambre, s’il vous plaît !

Un peu surprise, mais voyant qu’il n’y avait pas à répliquer, Julie précéda le porteur dans le grand escalier, et le gabier ne fut pas long à déballer le contenu de sa caisse, mais avec des précautions infinies, comme une mère pour le trousseau de son enfant.

Il disposa lui-même, au fur et à mesure de l’exhibition, sur la cheminée, sur les tables, sur les étagères, jusque sur les fauteuils, tout un stock d’oiseaux rares de la Polynésie et de précieux coquillages de la mer des Indes que le soleil d’Orient met en couleur à des profondeurs insondables :

D’abord un oiseau-lyre, presque introuvable aujourd’hui dans les îles de corail du Pacifique ; puis un argus aux plumes caudales d’un dessin et d’un ton merveilleux ; des merles du Sénégal aux reflets métalliques ; de grandes conques marines à bouche de nacre rose, où soufflaient autrefois les tritons de Virgile ; de larges papillons de toutes les nuances : le noir et vert de l’île d’Amboine, pris à vol ralenti sur la fleur capiteuse des girofliers ; le noir et or, indigène de Ceylan ; le noir et gris perle, en somptueux demi-deuil, des Indes orientales ; le grand azuré du Brésil ; et, dans le nombre des menus souvenirs des pays étrangers, toute une collection d’éventails, rivalisant pour la variété des formes et la richesse des couleurs avec les oiseaux et les papillons.

Quand Baptiste eut disposé le tout à sa guise, se reculant un peu, la main gauche en visière sur les yeux, pour mieux juger de l’effet produit, il respira longuement comme un homme satisfait.

— Bien comme ça, dit-il ; un petit aquarium comme on en voit peu.

— Muséum, voulez-vous dire. De la part de qui ? fit la soubrette.

Le matelot mit un doigt sur sa bouche.

— C’est un secret, je n’en sais rien moi-même.

Et il disparut en remportant sa caisse vide, sans qu’on pût en tirer une parole de plus.

— Moyen singulier de faire une déclaration, se dit tout bas la fine guêpe d’antichambre.

Georges attendait son homme avec une impatience fiévreuse. Dès qu’il fut de retour :

— As-tu bien fait tout ce que je t’avais dit ?

— Oui, mon commandant. L’oiseau n’était pas en cage. En son absence, j’ai tout arrimé comme à bord.

— C’est bien. Merci, Baptiste.

— Ah ! mon pauvre ami, disait Guérineau à son camarade, comme te voilà féru en plein cœur ! Pas de précipitation, je t’en prie. Ne gâtons rien.— Je t’aime assez, tu le sais bien, pour ne rien compromettre, et ne t’engager dans aucune démarche inconsidérée. Laisse-moi donc faire, je vais étudier sérieusement ta cause, la suivre comme une affaire du Palais qui serait mienne.

— Mais quand reviendrons-nous à Saint-Christophe ? Les pieds me brûlent et ma tête s’en va.

— Quand reviendrons-nous ? Dans trois ou quatre jours au plus tôt ; mieux vaudrait à la fin de la semaine. Heureusement que Desmarennes ne nous a pas fait encore les honneurs de ses caves, et que nous n’avons pas visité les chais dont il se fait gloire à bon droit. Ce sera un prétexte plausible, et nous en profiterons pour rendre visite aux dames.

Le troisième jour (Georges n’eut pas la patience d’attendre le quatrième), Paulet et Guérineau revenaient à Saint-Christophe dans l’après-midi ; mais, cette fois, ils avaient compté sans leurs hôtes, absents depuis le matin, pour faire une excursion aux ruines de Taillebourg, Desmarennes et sa femme en panier, Thérèse (ou Mésange) sur sa belle petite jument favorite, fine coquette à robe alezan doré, qu’elle nommait Topaze. Les deux autres bêtes de selle préférées était un vif arabe noir et lustré connu sous le nom de Mistral, et la Grise, une bonne et grosse normande qui ne fléchissait pas sous le poids de son maître, quand Desmarennes accompagnait sa fille.

— A quelle heure doit rentrer la famille ? demanda l’avocat.

— Peut-être pas avant la nuit.

— Et le maître de chais, pouvons-nous lui parler ?

— Justement, le voilà sur le seuil de sa porte basse.

— Allons faire notre visite aux chais, dit Guérineau.

Bien que vivement contrarié de voir la maison vide, Georges Paulet fit contre fortune bon cœur et se disposa à partager l’enthousiasme de son ami pour l’aménagement des caves et des chais de Guillaume Desmarennes, qu’ils visitèrent en détail, ayant pour introducteur le maître de chai lui-même.

Il leur fit les honneurs de son domaine avec la majesté d’un suisse de cathédrale. On commença par le chai principal, au ras du sol, et en pente, qui suivait dans toute sa longueur, en ligne parallèle, les bordures d’osier du jardin bas.

Les chais de Saintonge sont de vrais sanctuaires. On n’y voit pas d’abord en entrant. Une impression de fraîcheur et de ténèbres vous saisit à la fois, comme à l’entrée des vieilles cryptes romanes. On marche à tâtons comme un aveugle ; puis votre œil se familiarise avec un demi-jour crépusculaire aux tons roux, comme dans certains intérieurs de Van Ostade, élève de Rembrandt (ou digne de l’être). Bientôt toute une rangée de barriques en bon ordre émerge des pénombres. Les barriques pleines rendent un son mat, mais si d’un coup sec votre doigt coudé interroge une futaille vide, un son d’orgue pur et vibrant s’éveille et se répercute en multiples échos jusqu’au bout du long sanctuaire. Ce n’est pas une odeur d’encens, de myrrhe ou de benjoin qui vous prend les narines, comme sous les piliers d’une église, mais le subtil et tonique esprit de la vigne qui vous pénètre et vous réconforte. Peu à peu le jour se fait ; on commence à voir clair ; et, dans une pensée quasi-religieuse, on suppute l’âge et le nom de ces belles eaux-de-vie, gloire de nos aïeux, qui vieillissent en paix dans leur bon fût de chêne solidement cerclé ; les unes presque blanches, d’autres jaune paille ou couleur d’ambre, de trente, quarante, et même soixante ans, sans aucun mélange adultère ; provenant des vignes fameuses qui s’étalent au soleil sur les deux bords de la Charente, soit dans les régions calcaires et crayeuses de la rive gauche, reconnues comme les plus favorables (Gimeux, Mainxe, Segonzac), donnant la grande et la petite champagne ; soit dans les terrains jurassiques et un peu argileux fournissant les premiers et les seconds bois (le Cluzeaux, Cigogne, Mérignac) ; puis les Borderies, provenant de vignes encadrées sans doute par une lisière de forêts du temps de nos ancêtres ; — et jusqu’à des échantillons de crus inférieurs, tels que les eaux-de-vie de Surgères et d’Aigrefeuille, destinées à des amateurs moins gourmets ou moins fortunés.

Tout s’y rencontrait, avec certificat d’origine et extrait de naissance.

Maître Guérineau, quelque peu émerillonné par cette atmosphère spiritueuse, avouait en toute sincérité, les narines gonflées, que cet assortiment de futailles vénérables lui semblait moins funèbre que la double rangée historique des caveaux de Saint-Denis. Il cheminait avec lenteur et solennité dans un aimable recueillement, et quand les deux amis passèrent, des chais où vieillissaient les eaux-de-vie, dans ceux où fermentaient les vins de la dernière récolte, dans leurs barriques à bondes levées, le bruit ou plutôt le grouillement simultané de leur écume en bouillons sur trois ou quatre cents fûts en bon ordre qui chantaient à la fois, ce bruit, à première entente, pouvait se confondre avec le frémissement continu des hauts peupliers qui frôlaient au dehors la toiture de ces interminables galeries. Les deux bruits semblaient être un écho l’un de l’autre.

Jusqu’à six heures du soir, Georges Paulet, en victime résignée, eut le courage de suivre et d’écouter Me Guérineau, qui se grisait à la fois de sa parole éloquente et de l’esprit des vins.

Quand ils sortirent des chais comme d’une crypte crépusculaire, en remontant au grand jour, le marin ne put retenir un cri de délivrance et de joie.

Un bruit de roues se rapprochait, les maîtres de Saint-Christophe revenaient, Thérèse en avant, au grand trot de sa vive et coquette alezane. Devant la porte d’entrée, Topaze s’arrêta court, toute frémissante sur ses fines jambes de race, le frein blanc d’écume et des éclairs dans l’œil. Georges fut souffleté au passage par le vent d’une longue jupe d’amazone. Courant au devant de l’écuyère, il lui tendit la main, qu’elle accepta, pour descendre comme un oiseau qui prend terre.

Il était pourpre d’émotion, Thérèse un peu rouge, mais sa rougeur, à elle, pouvait être mise sur le compte d’une course précipitée dont elle était encore toute haletante.

Il n’avait pas dit un mot ; sa voix lui restait dans la gorge.

— Merci, fit-elle en parlant la première. Êtes-vous bon cavalier, monsieur ?

— Bien que marin, je puis tenir en selle, répondit Georges, croyant à une fine pointe d’ironie.

— Eh bien ! nous verrons, dit-elle.

Desmarennes voulut les retenir à dîner ; mais, soit par diplomatie, soit par discrétion, tous deux refusèrent. Guérineau prétexta d’ailleurs que, le soir même, il attendait des confrères à sa table : parfait mensonge, mais qui lui semblait utile à ses vues.

— Eh bien ! je n’insiste pas pour aujourd’hui, fit Desmarennes ; mais après-demain, dans la matinée, mes affaires me laisseront libre. Venez tous deux de bonne heure. Pour mieux faire, je vous enverrai prendre en voiture ; puis nous ferons à cheval une excursion jusqu’au bout des grandes prairies. M. Paulet pourra se rendre compte des nouveaux barrages établis sur la rivière, dans l’air vif du matin, et nous n’en déjeunerons que mieux. Qu’en dis-tu, Mésange ?… Seras-tu de la partie ?

— Mais volontiers, mon père.


V modifier

Au jour dit, tout le monde fut prêt.

A l’encontre de certains militaires, raides et gourmés, quand ils s’habillent en hommes, en bourgeois, comme on dit, Georges Paulet se trouvait parfaitement à l’aise en costume civil : petite jaquette noire, pantalon gris, simple béret de laine brun, comme à la campagne.

Quand il mit le pied à l’étrier pour enfourcher Mistral, le bel arabe le regarda d’abord de travers, en secouant sa crinière chevelue et dressant sa queue en éventail : d’un vif mouvement de côté, il chercha à le désarçonner ; mais il s’aperçut vite qu’il avait affaire à quelqu’un de souple et solide, dont la jambe nerveuse l’enveloppait bien. D’ailleurs le cavalier l’appelait par son nom avec des inflexions câlines dans la voix, en lui caressant l’encolure. Bientôt Mistral fila doux comme un chevreuil.

Mlle Thérèse était sur Topaze, en amazone bleu cendré, et coiffée d’un léger feutre à voilette relevée, ses adorables cheveux châtain clair noués en arrière, un peu haut sur le cou, comme un gros bouquet à torsades moirées.

Desmarennes montait la Grise.

Me Guérineau et Mme Desmarennes suivaient, dans un coquet petit panier.

Et, comme acolyte à la caravane, mais également à cheval, miss Flower, sèche créature anglaise, à dents longues, pouvant avoir la trentaine, mais accusant quarante ans ; bonne écuyère au regard boréal, dont le cœur, à basse température, devait certainement être au-dessous de zéro.

Ancienne institutrice, elle jouait présentement un triple rôle à Saint-Christophe : elle tenait bien les écritures pour les nombreux articles de toilette des fournisseurs ; écrivait en pur idiome britannique aux divers correspondants d’outre-Manche pour les vins et spiritueux exportés à Londres et à Liverpool, et pouvait au besoin tenir deux grandes heures au piano pour les sauteries improvisées. Au demeurant, fille assez bon garçon, tenant les grandes utilités, en termes de théâtre.— Sur le théâtre de la vie, ces rôles ont souvent leur emploi. Elle s’était donc fait un nid dans la maison, et touchait d’assez beaux revenus, en oubliant les orages du cœur.

A côté de Desmarennes, sur la Grise, elle montait Néra, une haute et longue indigène bai-brun du Yorkshire.

Tout fut arrangé pour le mieux dans cette excursion matinale, et l’amour y trouva largement son compte.

Miss Flower et Desmarennes, carrément établis sur leurs paisibles bêtes, comme des gens qui ne tiennent pas à se fatiguer et qui d’ailleurs ont tout le loisir d’arriver à destination, ralentissaient d’instinct leur marche aux montées, tandis que Georges et Thérèse, s’interrogeant d’un coup d’œil pour un petit temps de galop, enlevaient prestement leurs montures.

Mistral et Topaze bondissaient en hennissant clair.

Le soleil dissipait les dernières buées de la nuit, qui se traînaient encore en longues écharpes blanches sur les prés bas et les terres de labour.

Et, perdues dans les hauteurs du ciel, de petites alouettes invisibles multipliaient en notes vibrantes leurs trilles d’espérance et de joie.

Quand Georges et Thérèse furent bien seuls, laissant la caravane en arrière, Mistral et Topaze se remirent au pas, et quelques phrases rapides furent échangées entre l’amazone et le cavalier.

— Vous devez reconnaître, monsieur, que votre manière d’agir à mon égard a quelque chose d’étrange, de peu conforme aux vieux usages de notre monde européen…

Georges se taisait.

— Mais, reprit-elle, l’intention sauve peut-être le procédé… Julie a laissé faire votre matelot, et n’a pas eu le courage de réintégrer dans sa caisse tous les trésors exotiques exhibés à mon intention, sans doute d’après vos ordres ?…

— Oh ! mademoiselle, ce pauvre Baptiste eût été si malheureux ! répondit Georges dont la voix frémissait.

— C’est ce qu’a pensé Julie. Il est parti d’ailleurs comme si la foudre l’emportait… Pour ma part, toute réflexion faite, je me suis laissé traiter comme une reine des pays étrangers, qu’on veut se rendre favorable en abordant dans son île.

Georges répondit par un radieux sourire de gratitude en s’inclinant sur l’encolure de Mistral.

Désormais, la glace était brisée, les regards s’échangeaient, les deux cœurs se parlaient.

Topaze et Mistral, dont parfois les fines têtes intelligentes se rapprochaient, se mordillaient la crinière à dent courtoise.

Ils semblaient tout comprendre et se dire :

— « Comme ils vont bien ensemble tous deux ! Comme ils sont bien faits l’un pour l’autre ! »

— Décidément, songeait Thérèse en interrogeant ses plus intimes pensées, si ce garçon-là veut de moi pour sa femme, je crois bien que je ne tarderai pas à m’appeler madame Georges Paulet. Ce nom-là me sonne bien à l’oreille.

En résumé, Georges était bon valseur, avait fort belle tenue à cheval. Bien que jeune encore (quel âge ? vingt-sept ou vingt-huit ans peut-être), il parlait sérieusement, en homme d’expérience mûri par de nombreux voyages, ayant souvent changé de ciel… Comme réserve et savoir-vivre, elle ne connaissait personne à lui comparer… Assurément, il se serait jeté à l’eau ou au feu pour elle, afin de ravoir son bracelet ou son éventail… L’occasion ne s’en était pas encore présentée, mais elle n’en doutait pas… Parfaite concordance dans les âges… rare harmonie dans les caractères… Il n’en fallait pas davantage… d’ailleurs il l’adorait tout simplement… et pour un convalescent pris encore par intermittences des fièvres malignes de la Vera-Cruz ou du Sénégal, quel meilleur remède que la sainte fièvre d’amour ?

Ainsi pensait-elle, en relevant sa voilette et attachant sur lui un de ces francs regards qui sont toute une révélation des cœurs.

En homme bien appris cependant, Georges n’oubliait pas absolument Desmarennes et quand on arriva, avec une apparence de bon ensemble, au bout de la grande prairie, le marin écouta fort complaisamment toutes les explications du gros propriétaire.

Desmarennes lui fit voir d’un coup d’œil, en suivant la ligne des peupliers, de longues et solides chaussées, établies avec des rigoles en contre-bas de la rivière ; rigoles alimentées par des vannes sans nombre.

— Quand mes prés ont soif, ajouta Desmarennes, on lève la pale aux petites écluses, et toute la prairie se trouve inondée comme par enchantement, à dose et à hauteur voulues. On n’a qu’à baisser toutes les pales quand les prés ont assez bu.

Desmarennes ne s’en tint pas là. Il voulut initier le marin aux rendements de ses prairies, lui expliquant la nature des bons fourrages et lui nommant les principales graminées constituant la valeur de ses foins exceptionnels ; il cita la grande fétuque et le brome, sans oublier la fléole, la flouve odorante et le vulpin des prés.

Georges écoutait fort obligeamment et paraissait parfaitement se rendre compte de la prospérité de ces grands herbages, grâce à l’intelligence et à l’activité du propriétaire, dont les yeux ne s’endormaient sur aucun détail.

Au retour, le déjeuner fut très animé, les causeries quasi familières. Il y avait là, comme élément de conversation, quelque chose de plus intime qu’au grand dîner de la semaine précédente. Quand, vers trois heures de l’après-midi, Georges Paulet et Guérineau se laissèrent reconduire en voiture par Desmarennes lui-même, et lorsque Mésange leur eut dit : « Au revoir, messieurs ! » simplement à la manière dont elle prononça : « Au revoir ! » dans la bonne grâce attendrie de l’inflexion et le rêve du regard, maître Guérineau comprit, à n’en plus douter, que cette fois les deux cœurs étaient fiancés.

Trois jours après, Desmarennes, à huit heures du matin, entrait comme un obus dans le cabinet de l’avocat, déjà à son travail et compulsant ses nombreux dossiers.

— Voyons… maître Guérineau… pas d’équivoque et parlons sérieusement… Nous sommes bien seuls… et personne ne viendra nous déranger ?

— A cette heure matinale, ce n’est guère probable, et d’ailleurs je condamne l’entrée.

Ce disant, il poussa la targette de sa porte et offrit son plus large fauteuil à Desmarennes, qui s’y installa en essuyant la sueur de son front et posa son grand chapeau sur la table.

— Savez-vous, maître Guérineau, que votre ami me plaît fort ?… Entre nous, bien sincèrement, dites-moi donc quelle est la position de ce garçon-là… qui me semble avoir ensorcelé la maison.

— Ce n’est pas un reproche, n’est-ce pas ? Posons bien nos prémisses… Ce n’est pas moi qui vous l’ai jeté à la tête. C’est bien vous qui êtes venu l’inviter et le prendre chez moi ?…

— Assurément… Mais, enfin, quelle est sa position, présente et à venir ?…

— Comme position officielle, lieutenant de vaisseau… brillant avenir… le grade de capitaine de frégate en prochaine perspective… Comme position pécuniaire… à peu près dix mille livres de rentes simplement, du chef de sa mère défunte. Le plus riche de la famille sera plus tard son jeune frère, du second lit, qui possédera toute la grosse fortune de l’armateur-expéditeur de Bordeaux.

— La fortune, pour moi, c’est quelque chose assurément. J’y tiendrais un peu, je l’avoue, mais sur ce chapitre-là Mésange voit autrement, et je ne veux pas la contrarier… Mais dans l’espèce, comme vous dites, moi je vois encore de très sérieuses difficultés.

— Lesquelles ? fit l’avocat.

— Dans le cas où votre ami se prononcerait, je vous avoue franchement que je ne veux pas d’un gendre qui serait en route continuelle, ballotté du cap Horn au cap des Tempêtes ; aujourd’hui sur la côte de Guinée, demain à Madagascar, avec une pauvre fille à la maison, noyée dans un déluge de larmes à propos de son cher absent. D’autre part, comment faire ? En France, un officier de marine ne peut pas, comme en Angleterre, prendre sa femme à bord pour une traversée, à moins, dit-on, d’être contre-amiral. Et nous n’en sommes pas encore là. D’ailleurs, quand bien même il le pourrait, je ne tiens pas à ce qu’un étranger m’emporte ma fille et me laisse dans une maison vide… Comment faire ?

— Dame ! je ne vois qu’un moyen qui me semble très simple.

— Lequel ?

— Une bonne démission. Georges Paulet a fait ses preuves au Mexique et au Sénégal. Il est encore souffrant de son dernier voyage… En temps de paix, il peut très bien renoncer définitivement à la vie d’aventure.

— Voilà, précisément, où je voulais en arriver, répondit Desmarennes comme allégé d’un grand poids qui lui étouffait la poitrine… Qu’il donne sa démission, autrement il ne sera jamais mon gendre… C’est un homme à la mer… Voilà mon ultimatum.

— Rien n’est donc encore désespéré, répondit l’intelligent avocat en dissimulant sa joie… Laissez-moi négocier cette affaire-là… Vous savez parfaitement que vous parlez avant tout à un homme d’honneur qui vous aime et vous estime profondément et ne trahirait en rien vos intérêts de cœur ou d’argent, n’est-ce pas ?

— J’en suis convaincu…

— Eh bien… je ne dirai absolument rien à Georges Paulet de notre entrevue de ce matin… et je vais l’interroger sérieusement sur ses intentions… Si, comme je veux l’espérer, le navigateur renonce définitivement aux voyages, et désire fixer sa tente au bord de votre petite rivière, comme un gendre bienheureux et dévoué… il contribuera, assurément, à la joie tranquille de vos derniers jours, qui sont encore très loin, grâce à Dieu et à votre constitution robuste, qui vous permettrait d’enterrer tous les gendres.

Desmarennes remercia l’avocat d’un large sourire. Il pourrait donc garder sa fille, sa fille bien mariée et vraiment heureuse. Ne lui avait-elle pas dit, la veille : « Mon père, si vous voulez me donner un mari, choisissez M. Georges Paulet, je n’en veux pas d’autre » ?

Le jour même, Guérineau se proposait de dire à Georges :

— Mon ami, donne ta démission, autrement tu n’auras jamais la fille ; je connais Desmarennes, il ne bronchera pas.

Donner sa démission !… L’officier de marine y avait déjà songé… Certes, renoncer à la mer et à ses belles perspectives d’avenir, si jeune encore, à vingt-huit ans, au premier abord cette décision lui semblait un rude sacrifice.

S’il était au moins capitaine de frégate !… Mais quand parviendrait-il au grade d’officier supérieur, dans un temps de paix profonde et pour longtemps assurée ? Qui pouvait le dire ?

C’était aussi difficile à savoir par avance que de sortir de la Région des Calmes avec un navire à voiles avant l’usage de la vapeur.

D’autre part, il devait le reconnaître, il avait déjà suffisamment fait ses preuves en mer, et même sur terre, dans des circonstances graves. Plus d’une fois porté par ses chefs à l’ordre du jour, à la rigueur il avait bien droit au repos… Sa santé se trouvait déjà compromise. Son devoir strict de marin ne l’empêchait donc pas d’obéir au vœu le plus cher de son cœur.

Qui peut d’ailleurs se vanter de connaître l’impénétrable avenir ? Les circonstances présentes se trouvant toutes favorables, s’il ne se prononçait pas d’un jour à l’autre, Mésange, par déception, peut-être par dépit de voir qu’il hésitait à tout sacrifier pour elle, qu’il ne l’aimait pas absolument et sans réserve, en un mot, jalouse de la mer, Mésange donnerait sa main au premier prétendant disponible, à un être quelconque, indifférent pour elle… On voit parfois de ces brusques revirements néfastes… Et toute sa vie à lui, par la faute de son irrésolution, serait à jamais désenchantée… il se trouverait réduit à reprendre la rude existence de bord, à courir, comme un morne et éternel bohème de la mer, sur toutes les houles du globe, avec une sourde plaie au cœur et le poignant souvenir d’un paradis perdu.

Aussi, quand Maître Guérineau, sur un ton de grave confidence et avec un demi-sourire perplexe, lui demanda :

— Georges, s’il te fallait donner ta démission… que ce fût le seul moyen de réussir ?…

— Le faut-il absolument ?

— Absolument.

— Eh bien ! c’est dit. Je renonce à la mer.

Les deux amis s’embrassèrent spontanément.

Georges écrivit le soir même au ministre de la marine, en faisant surtout valoir une santé profondément altérée par un trop long séjour aux colonies.

La démission fut acceptée et, après ses bons états de service, trouvée toute naturelle en temps de paix par ses camarades de bord.

Pour le mariage, les préliminaires ne furent pas longs. Georges fit correctement sa demande, fut agréé comme gendre par Desmarennes, et deux mois après on put voir à Saint-Christophe une des plus belles cérémonies dont les Charentais aient gardé souvenir.

On ne raconte pas le bonheur des élus.

Un simple petit détail nous semble pourtant de nature à ne pas être oublié.

Quelques semaines avant la célébration du mariage, comme les fiancés et leurs familles faisaient une promenade dans le grand parc, Desmarennes fut tout surpris de voir son pavillon de chasse bouleversé de fond en comble par un groupe de maçons et de charpentiers qui piétinaient dans ses ruines.

Son architecte lui-même, Anselme Durieux, était là en personne, commandant à une équipe d’ouvriers, son feutre sur l’oreille et tout bosselé, et ses habits couverts de plâtras.

Il semblait ne pas reconnaître Desmarennes au passage, avait déjà fait abattre le grand mur de droite, et les pioches entamaient le grand mur de gauche du pavillon central.

— Que diable faites-vous donc là, Durieux ? s’exclama Desmarennes… Certes, voilà du nouveau pour moi… le propriétaire ne sait pas ce qu’on fait chez lui ?

— Ordre de mademoiselle Thérèse, fit gravement Durieux, impassible et fort de son droit.

— Ah ! c’est différent, fit le père avec une moue sérieuse… Mais pourquoi ne m’a-t-on rien dit ?

— Une surprise… tu le sauras plus tard… quand il le faudra, répondit Mésange souriante, en se haussant sur la pointe de ses petits pieds et prenant d’une main familière le menton de son père désarmé, absolument comme une jeune déesse antique lorsqu’elle adressait une demande au maître des dieux.

Mlle Thérèse avait commandé à l’architecte deux chambres de plus au rez-de-chaussée et une chambre à l’étage supérieur. Quelque chose de simple, avait-elle dit, de rustique, d’élégant, de commode et de bien éclairé.

L’architecte avait d’abord contrecarré tous ses plans pour y substituer les siens, comme un petit Bramante de province, rêvant d’édifier un palais ducal et mystifié de se voir réduit à construire une masure ; mais Mlle Thérèse avait tenu bon.

— Voilà ce que je veux, avait-elle ajouté, ni plus ni moins… C’est à faire ou à ne pas entreprendre.

Il avait bien fallu en passer par là, et Anselme Durieux exécutait en hâte, bien à contre-cœur, mais à la lettre, les ordres précis de Mlle Desmarennes.

A l’époque de leurs migrations, les oiseaux bienheureux qui reviennent à nos régions tempérées, ramiers des bois, loriots et rossignols, rêvent en voyage à l’édification de leur nid futur.

A peine installés dans leurs nouveaux cantonnements, ils le bâtissent, le façonnent à leur guise, bien capitonné de fins duvets, de crins, de laine et de soie… souvent de terre et de mousse à l’extérieur… mais, à l’intérieur, ouaté comme une vraie conque de velours.

Mésange avait eu la même pensée.

Elle avait pris toutes ses mesures pour être prête au jour fortuné marquant une si belle page dans sa vie.

Les oiseaux, que bien à tort on dit légers, sont très sérieux quand il faut songer à tous ces menus détails de ménage, qui contribuent pour une si grande part aux joies sacrées bénies par le créateur des mondes.

Pourquoi une jeune, charmante, heureuse petite femme intelligente et bien Française, n’aurait-elle pas fait comme eux ?

Le soir du mariage, au lieu de quitter brusquement leurs familles, pour s’en aller Dieu sait où !… prendre un bruyant chemin de fer, crachant sa fumée noire ; au lieu de traverser des villes inconnues, de passer par de froids et luxueux hôtels qui, à vrai dire, ne sont que des auberges où entre tout le monde ; où les glaces, rayées en tous sens, affichent de vulgaires noms de femmes écrits au diamant par les grandes coureuses des stations balnéaires ou hivernales, les nouveaux mariés restèrent simplement chez eux, à Saint-Christophe, bien seuls, au fond du grand parc, inaugurant le pavillon restauré comme Mésange l’entendait, ayant pour uniques serviteurs la fine soubrette Julie, et Baptiste, le gabier d’artimon, qui, son temps fini, restait au service de son maître pour le département de la pêche et des bateaux.

Ce fut au bruit des eaux courantes, dans une verte presqu’île, tout embaumée par les menthes et les reines des prés, que la jeune femme interna son bien-aimé, l’enveloppa de ses deux bras et prit sa tête heureuse sur son cœur enchanté, pour le reposer de ses rudes et longs voyages.

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