Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 437-445).
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LE MOUCHERON. modifier

(1) Ces vers, Octave, c’est ma Thalie qui en se jouant les a modulés sur ses grêles pipeaux ; et, comme l’araignée, je n’ai fait qu’ourdir les premiers fils de ma trame légère. Qu’un moucheron soit le héros de ce poëme. Je veux qu’humble en ses accords, ma muse de jeux en jeux réponde à cette humble histoire ; je le veux, en dépit des envieux. Qui que tu sois qui t’apprêtes à blâmer ma muse et ses badinages, je te prédis que tu pèseras dans la postérité moins que mon moucheron, et seras plus léger de gloire. Plus tard, Octave, quand le temps aura mûri les fruits de mon génie, ma muse t’adressera de plus graves accents, (10) et limera pour toi des vers plus dignes de ton goût.

Le fils radieux de Latone et de Jupiter, et leur plus bel ornement, Phébus sera le commencement de ces vers qu’il inspire en souriant à la lyre qui le chante. Peut-être l’as-tu nourri dans ton sein maternel, Xanthe que baignent les flots épanchés du mont de la Chimère ; ou toi, forêt d’Astérie, ou toi, rocher du Parnasse, qui étends deçà et delà ton large front aux deux cornes, et qui vois bondir d’un pied liquide le flot sonore de Castalie. Vous donc qui embellissez les ondes de Piéros, venez, Naïades, aimables sœurs, et, frappant le sol en chœur, célébrez le dieu. (20) Et toi, sainte Palès, qui vois revenir à tes autels les douces prémices des travaux champêtres, daigne suivre le poëte à travers les espaces aériens des bois et des forêts verdoyantes. J’aime, ô déesse qui cultives ces clairières et ces antres, à porter là mes pas vagabonds.

Et toi, digne sujet de louanges pour la poésie, qui déjà se repose en toi, vénérable Octave, sois propice à mon œuvre. Cette page ne chante pas la guerre, n’inonde pas la terre phlégréenne du sang des Géants, ne jette pas les Lapithes contre l’épée des Centaures, ne brûle pas des feux de l’orient les tours d’Érechthée : (30) l’Athos percé, la vaste mer chargée de chaînes n’attendent plus de mon opuscule une célébrité tardive ; je ne redirai ni I’Hellespont battu par les pieds des chevaux, alors que la Grèce vit tremblante fondre de tous côtés sur elle les hordes des Perses. Non ; ma muse, que guide Phébus, se plaît à parcourir d’un vers léger la trame d’un poëme à l’abandon, et ne se joue qu’à une tâche accommodée à ses forces. Et toi, saint et vénérable adolescent, nul doute que ta gloire ne brille, d’âge en âge d’un éclat éternel, qu’un lieu de délices ne t’attende dans l’asile des justes ! Que ta vie (les dieux te le doivent), intacte et heureuse durant de longues années, (40) soit comme une douce lumière aux bons citoyens. Mais venons à notre sujet.

Le soleil aux traits de flamme avait percé de ses feux les demeures éthérées, et de son char d’or secouait la blanche lumière ; l’Aurore, épanchant sa chevelure de roses, avait dissipé les ténèbres, quand un berger chassa de l’étable vers les riants pâturages ses chèvres, et gagna les sommets d’une haute montagne, là où les gazons inondés de lumière couvraient les spacieux versants. Tantôt les bois, les buissons et les vallées cachent le troupeau vagabond ; tantôt, ramassant de tous côtés leurs bandes éparses, les chèvres agiles grimpent aux fissures aiguës d’une roche solitaire. (50) Elles tondent d’une tendre morsure l’herbe verdoyante, entament les longs rameaux de l’arbousier qui pendent, et attaquent d’une dent avide les labrusques touffus des broussailles. L’une saisit et mord la pointe des pousses que laisse retomber le saule flexible, et l’aune qui vient de naître ; une autre fourrage les tendres épines des halliers ; une autre se penche sur le bord d’un ruisseau qui réfléchit son image.

Ô bonheur du berger ! si le vain savoir de nos esprits prévenus ne dédaigne pas les jouissances du pauvre, et ne lui vante pas toutes les magnificences qu’empoisonnent les soucis, (60) et qui déchirent nos cœurs avides et ennemis d’eux-mêmes ; si jamais pour lui des toisons, payées par les trésors d’un Attale, n’ont été deux fois baignées dans la teinture d’Assyrie ; si l’éclat de l’or, rayonnant aux lambris de sa demeure, ne touche pas son cœur avare ; s’il ne connaît le vain usage ni des splendides peintures, ni de l’étincelante émeraude ; si ses coupes n’étalent pas les élégantes ciselures d’Alcon et de Boëce ; si la perle des coquilles de la mer Indienne n’a point de prix à ses yeux ; en revanche son cœur est pur : souvent il étend ses membres sur un tendre gazon, alors que la terre en fleurs déploie les pierreries de l’herbe renaissante, (70) et que le doux printemps parsème les champs de mille couleurs. Tout entier à ses pipeaux, qu’il arrache à la rive de l’étang, coulant dans les loisirs des jours exempts d’envie et de mensonge, il est riche pour lui ; l’arbuste du Tmole, jouant avec les verts sarments, le voile de sa chevelure, et jette autour de lui un manteau de pampre. Il aime les chèvres ruisselantes de lait ; il aime les bois, la féconde Palès, et, au fond des vallées, les antres sombres où coulent des eaux toujours nouvelles. Eh ! qui peut vivre d’une vie plus heureuse et plus digne d’envie que celui dont l’âme pure et le cœur sans reproche (80) ne connaît pas l’ardent amour des richesses, ne craint ni les tristes guerres, ni les funestes combats des redoutables flottes ? Il ne va pas, pour orner de brillantes dépouilles les saints temples des dieux, ou pour dépasser en s’élevant les bornes de la puissance, se jeter, la tête baissée, au-devant des cruels ennemis. Ce n’est point l’art, c’est la faux qui a poli l’image du dieu qu’il adore ; ses palais, ce sont les bois ; ses parfums d’Arabie, ce sont les fleurs qui teignent de mille couleurs les herbes des champs. Un doux repos, une volupté pure et libre, les soins d’une âme simple, voilà sa vie. Où se portent, (90) où tendent ses pensées ? Quel souci aiguillonne son cœur ? Le vivre, quel qu’il soit, en abondance, et du repos, c’est tout ce qu’il veut ; et pour ses membres allanguis, les doux liens du sommeil. Ô troupeaux ! ô dieux Pans ! ô ravissantes Tempés pleines de sources et d’Hamadryades ! tous les pasteurs, dans le culte simple qu’ils leur vouent, rivaux du poëte d’Ascra, passent comme lui, d’un cœur tranquille, une vie sans orage. Tels sont les travaux du berger appuyé sur sa houlette : au doux midi, il rêve ; ou bien, inhabile aux harmonieux accords, il module sur ses roseaux joints ensemble sa chanson accoutumée ; (100) tandis qu’Hypéron s’élève, dardant ses rayons, et qu’il pose au milieu du monde éthéré cette ligne étincelante, d’où il jette sur l’un et l’autre Océan ses flammes dévorantes.


Mais voici que, rassemblées par le berger qui les pousse devant lui, les chèvres vagabondes descendent aux basses rives d’une source murmurante. L’onde bleuâtre sommeillait sur la verte mousse ; déjà le soleil avait atteint le haut point dcs cieux qui partage sa laborieuse carrière, lorsque le berger réunit son troupeau sous d’épais ombrages, et de loin vit ses chèvres, ô déesse de Délos, se coucher dans tes bois verdoyants. Là vint autrefois, poussée par d’irrésistibles fureurs, (110) la fille de Cadmus, Agavé, lorsqu’elle fuyait Bacchus. Mère criminelle, les mains ensanglantées par un épouvantable meurtre, le dieu l’agitait encore sur les pentes glacées des monts ; enfin elle se reposa dans un antre, et pour elle fut retardé le supplice qui expiait la mort de son fils. Là aussi, s’ébattant sur l’herbe verte, les Pans, les Satyres et les jeunes Dryades formèrent des chœurs avec la troupe des Naïades. Jamais Orphée ne retint l’Hèbre enchaîné par ses accords, et les forêts attentives, aussi longtemps que tu t’arrêtas, ô Diane, à la vue de ces chœurs de Pans, et de ces visages qui te souriaient, épanouis par le bonheur : (120) ce beau site vert, ce murmurant asile, semblait fait pour réparer par sa douce ombre les chèvres lassées. En avant, sur les pentes de la vallée, s’élevaient des platanes dont le vaste feuillage touchait la nue, et entre eux les funestes lotos ; funestes, puisqu’ils enlevèrent au triste roi d’Ithaque ses compagnons, captivés par la douceur fascinante de leurs couverts hospitaliers. Puis les sœurs de Phaéton, qui, renversé par les coursiers de Phébus tomba réduit en cendres du char lumineux, les Héliades, qui de douleur virent se changer leurs formes premières, enlaçaient leurs bras sortis de leurs tendres tiges, et déployaient la vaste tenture de leurs rameaux au blanchissant feuillage. (130) Plus loin c’était l’amante à qui Démophon laissa d’éternelles douleurs, et qui, pleurant sa perfidie, fut souvent perfide à son tour. À ses côtés se montrait l’arbre aux chants fatidiques, le chêne donné par les dieux aux humains avant les semences de Cèrès, le chêne, qui fit place aux épis nés du sillon de Triptolème. Là se dressait encore le pin, insigne honneur du navire Argo ; ses bras hérissés décorent les hautes futaies. D’autres sur les cimes aériennes, des monts, semblent aspirer aux astres : ce sont l’yeuse au noir feuillage, le luxuriant cyprès, les hêtres ombreux, fermes sur leurs troncs ; et le lierre qui se roule (140) aux branches du peuplier, pour empêcher qu’elles ne se meurtrissent au souvenir de leur frère, et qui, s’élançant jusqu’au faîte en spirales flexibles, teint d’un vert pâle ses grappes tachetées d’or. Tout près était le myrte, qui n’a pas oublié sa primitive destinée. Cependant les oiseaux qui se sont posés sur les larges rameaux font entendre mille chants sur mille tons divers. Au-dessous coulait d’une fraîche source une eau vive, qui s’échappant résonnait avec un doux bruit sur son humble rive : et quoique retentissent à l’oreille les voix assourdissantes des oiseaux, elles ne couvrent pas la vieille plainte des filles des marais, (150) que charme l’onde fangeuse. Écho dans l’air soutient les sons qu’elle relève ; et tout retentit du cri aigu des ardentes cigales. Cependant les chèvres lasses se couchent çà et là, éparpillées sur les hauteurs, parmi les buissons qu’une douce brise confond en les caressant de son haleine murmurante.

À peine le pâtre s’est-il reposé au bord de la fontaine sous l’épaisse feuillée, qu’il sent couler dans son cœur le charme du sommeil. Étendu sur l’herbe, il avait, sans craindre aucun piège, livré ses membres à un profond accablement, et, libre d’inquiétude, il allait savourer sur sa couche de verdure un doux sommeil ; (160) si le hasard n’eût amené pour lui un périlleux moment. Aux mêmes lieux et à son heure accoutumée, un énorme serpent à la peau tachetée allait se déroulant, pour s’enfoncer dans la vase profonde, et s’y cacher aux feux du jour. Sa langue vibrante aspirait au passage l’air qu’elle chargeait de poisons ; il portait en avant, par d’amples mouvements, ses anneaux écailleux ; au moindre souffle il lançait tout alentour d’inquiets regards. À mesure qu’il roule ses orbes sans cesse repliés, il lève plus haut son poitrail aux étincelantes couleurs, et, dressant sa tête altière, il bondit ; une aigrette la couronne, (170) auréole de pourpre aux taches lumineuses ; et des prunelles enflammées du monstre jaillissent de farouches regards.

L’immense reptile mesurait de l’œil tous les lieux à la ronde, quand vis-à-vis de lui se montre le berger étendu. Alors ses pupilles élargies dardent des regards plus ardents ; d’une gueule farouche et plus souvent béante il veut broyer tout ce qui s’approche de ses eaux ; il rassemble les armes que lui donna la nature ; il brûle de rage, il éclate en furieux sifflements ; il tonne, il courbe en cercle volumineux sa masse tortueuse ; des gouttes de sang coulent en longues traînées de son corps ; (180) son souffle va rompre sa gorge. Il allait tout dévorer, quand l’humble nourrisson des vapeurs le prévient, donne l’alarme au berger, et, le piquant de son aiguillon, l’avertit de se soustraire à la mort. Au point même où la fente qui sépare les paupières découvre le diamant qu’elles protègent, le dard léger du moucheron avait frappé le cristallin du vieillard. Lui de bondir, et, dans sa rage, d’écraser et de mettre à mort le pauvre insecte, dont le souffle se dissipe avec le sentiment, et s’évapore. Au même instant il se retourne, et voit le serpent qui de près fixe sur lui sa pruuelle menaçante. Alerte, pâle d’effroi et presque hors de lui-même, il recule, (190) arrache à l’orme voisin une forte branche ; secours qui lui vient du hasard, ou de la providence des dieux. Car dire qui d’un dieu ou du hasard lui ouvrit cette voie de salut, serait chose douteuse ; le ciel ou la fortune voulait qu’il vainquît. En vain l’affreux reptile déroule ses formes écailleuses ; en vain il résiste et lutte, et veut mordre d’une dent impure : des coups redoublés frappent ses tempes là où les ceint la crête ; et comme le berger est lent à se reconnaître, et qu’il n’a pas encore secoué la langueur du sommeil, voyant sans voir, et aveuglé par l’épouvante, il n’en est que moins enchaîné par le sinistre effroi. (200) Bientôt il voit le reptile meurtri se pâmer à ses pieds, et il se rassied.

Mais déjà la Nuit qui s’élève a secoué ses deux coursiers et les a lancés des bords de l’Érèbe, et le paresseux Vesper s’avance des flancs dorés de l’Œta. À cette heure où l’ombre redouble, le pâtre rassemble son troupeau, chemine, et se prépare à rendre au repos ses membres fatigués. À peine le léger sommeil s’est-il glissé dans son corps, à peine une douce langueur s’est-elle répandue dans ses membres languissants, que le fantôme du moucheron s’offre à ses regards, et, tout triste de l’événement qui l’a tué, lui reproche sa cruelle mort. « Ah ! qu’ai-je fait ? dit-il, à quel crime me suis-je porté pour être réduit (210) au destin le plus dur ? Moi qui aimai plus ta vie que ma vie, les vents m’emportent dans l’espace ; et toi, mollement étendu, tu ranimes par un agréable repos tes membres arrachés à une effroyable destruction. Les Mânes forcent mes restes sanglants à passer sur la fatale barque les ondes du Léthé ; je vais et viens, chétive proie de Caron. Vois-tu ces torches brûlantes éclairer de leurs horribles lueurs des temples redoutables ? Tisiphone est là, devant moi, qui m’arrête ; des serpents, tresses affreuses, enlacent ses cheveux ; elle agite la flamme et le fouet inexorable qui me doivent punir. Cerbère, la gueule en feu, éclate en aboiements terribles ; (210) à droite, à gauche, des serpents entortillés hérissent son cou, et d’ardents éclairs jaillissent de l’orbe sanglant de ses yeux. Hélas ! pourquoi la reconnaissance s’est-elle ainsi séparée du service, lorsque je t’ai ramené au séjour de la lumière, du seuil même de la mort ! Où sont donc les prix dus à la bienfaisance ? La bienfaisance, elle n’est plus honorée ; c’est fait d’elle, elle s’est évanouie ; et l’antique et sainte équité s’est retirée des champs. Je vois les destins d’un autre près de s’achever, et je ne songe pas aux miens que j’abandonne ; et lui, il me pousse au malheur que j’écarte de sa tête : le bienfaiteur est puni, et la peine, c’est la mort. Au moins aie le bon vouloir de la gratitude, (230) et que le service acquitte le service.

« J’erre emporté à travers des immenses solitudes qui s’étendent entre les forêts Cimmériennes ; tout autour se pressent des supplices qui attristent l’âme. Là est assis Otos, qu’enchaînent dans leurs replis d’immenses serpents ; et de loin d’un œil triste il contemple Éphialte dans les fers. Tous deux jadis avaient tenté d’arracher le monde de ses fondements. Là je vois Titye, qui se souvient encore avec terreur, ô Latone, de ta colère, de ta trop implacable colère : il gît, pâture d’un vautour. Je tremble, ah ! je tremble de me mêler à de si grandes ombres, quand je me rapprocherai des eaux du Styx. J’y vois presque submergé par l’onde ce mortel (240) qui déroba le nectar des dieux ; il a beau se tourner en tout sens, son gosier est toujours aride. Dirai-je celui qui roule un roc au haut d’un mont, qui succombe sous l’amère douleur d’avoir bravé les dieux, et qui leur demande en vain un moment de répit ? Fuyez, fuyez, jeunes filles, dont les torches furent allumées par la triste Érynnis, et qui toutes avez préludé à l’hymen par le meurtre. Dirai-je aussi ces masses innombrables qui se pressent les unes sur les autres la magicienne de Colchos, cette mère dénaturée, qui, dans sa férocité délirante, tient suspendu sur la tête tremblante de ses fils le coup qui va les frapper ; (250) ou ces déplorables filles de Pandion, de qui la voix appelle Itys, Itys, tandis que le roi Bistonius, changé en huppe, pleure son abandon, plane dans les airs légers ; ou ces irréconciliables frères issus du sang de Cadmus, qui, se perçant l’un l’autre, portent et reçoivent tour à tour des coups furieux et profonds ? Encore à présent ils se détestent, en voyant chacun son sang rougir la main impie de son frère.

« Épreuves, hélas ! qui ne seront pas changées. Me voici porté bien au delà, et dans des régions lointaines et diverses ; j’aperçois à une distance immense une porte. Je vole, je suis entraîné vers les fleuves de l’Élysée, qu’il me faut traverser. (260) J’y rencontre Proserpine, qui force les Héroïnes à porter devant elle des torches sinistres : seule, Alceste est exempte de toute douleur, pour avoir, au prix de sa vie, retardé les cruels destins de son époux Admète. Voici l’épouse du roi d’Ithaque, la fille d’Icarios, l’éternel et pur honneur des femmes ; plus loin habite la troupe insolente des prétendants percés de flèches. Ailleurs, c’est la malheureuse Eurydice qui revient abattue de douleur : sur toi pèse maintenant, ô Orphée, la peine de ces regards trop tendres jetés en arrière. Sans doute il fut audacieux celui qui crut que Cerbère pouvait s’adoucir, (270) et qu’on apaisait les puissances infernales ; qui n’eut peur ni des ondes ardentes du Phlégéton furieux, ni de la désolation, ni de l’affreux voile de ténèbres tendu sur le ferrugineux empire, ni des souterraines demeures du Tartare, enveloppées d’une nuit sanglante, ni de l’impitoyable tribunal où siège le juge crétois, le juge qui punit après la mort les actes de la vie. Mais la fortune, constante dans ses faveurs, avait rendu Orphée téméraire. Déjà les fleuves rapides s’étaient arrêtés ; déjà la troupe des bêtes fauves, attirée par la voix enchanteresse d’Orphée, venait se fixer aux lieux qu’il charmait ; déjà, remués dans leurs profondes racines, (280) les chênes se soulevaient du sol verdoyant ; les fleuves suspendaient leur cours, et dans les forêts sonores les arbres d’eux-mêmes aspiraient par leur écorce les chants du poëte. Plus d’une fois la Lune retint ses coursiers glissant à travers les étoiles. Oui, tu arrêtas leur élan, vierge qui présides aux mois ; et, pour entendre sa lyre, tu laissas la nuit marcher sans toi. Cette lyre sut aussi vaincre ton cœur, épouse de Pluton, et rendre à Orphée son Eurydice. Mais la ramener, il ne le pouvait ; la puissance de Proserpine est inexorable pour la vie. Eurydice, qui ne connaissait que trop les sévères coutumes des Mânes, suivait la route marquée, sans rejeter ses regards au fond de l’abîme infernal, (290) sans corrompre par sa langue imprudente le bienfait de Proserpine. Toi seul, hélas ! cruel, trop cruel Orphée, tandis que tu t’élançais avide de tendres baisers, tu rompis les ordres des dieux. Amour digne de pardon, si le Tartare savait pardonner même une faute légère !

« Mais, à l’opposite, je vois et la demeure des justes et le groupe des héros. Là sont les deux Éacides, Pélée et le brave Télamon, tous deux participant à l’inaltérable joie de leur divin père, tous deux exemples insignes de ces rares hymens que forment Vénus et la Vertu. Celui-ci se laissa ravir aux charmes d’une esclave ; celui-là fut aimé d’une Néréide. (300) Près de ce dernier est assis un guerrier jeune, bouillant, indomptable, s’associant à lui par la gloire ; c’est Achille, qui rapporte des poupes d’Argos les torches phrygiennes que sa farouche vaillance en a repoussées. Oh ! qui ne redirait cette grande guerre qui divisa le monde, et que virent les fils de Troie, que virent les fils de la Grèce, en ces jours où le sang inondait la terre de Teucer, et grossissait les flots du Xanthe et du Simoïs, où le long des rivages de Sigée on vit, guidés par le courroux dévastateur d’Hector, les Troyens, tout prêts, dans leur haine, à lancer sur les navires pélasgiques les blessures, les traits, la mort et l’incendie ? (310) Ida elle-même, la reine de la nature sauvage, Ida, debout sur ses hautes pentes, arme de torches ses fils avides d’incendie ; mère tendre, elle veut que sur tout le rivage rhétéen la flamme triompliante réduise en cendres la flotte consumée. D’un côté lutte le héros Télamonide, et, le bouclier en avant, il presse le combat ; de l’autre c’est Hector, la gloire d’Ilion : tous deux, ardents et impétueux comme la foudre qui éclate au haut des airs, ils agitent, l’un ses brandons flamboyants, pour arracher le retour aux navires d’Argos, l’autre son glaive protecteur, pour écarter des vaisseaux les morsures de Vulcain. (321) Ajax se réjouit de ses glorieux coups, qui sauvèrent la flotte ; Achille, de son plus beau triomphe, alors que, dans les plaines ensanglantées de la Dardanie, il traînait autour de Troie le cadavre d’Hector. Bientôt ils frémissent l’un et l’autre, et s’indignent, Achille d’être tué par Pâris, Ajax de voir sa noble vaillance succomber, mortellement frappée par les ruses d’Ulysse. Le fils de Laërte vient ensuite ; mais il détourne sa face du fils de Télamon. Vainqueur du Strymonien Rhésus et de Dolon, il s’applaudit de l’appui de Pallas ; mais voici qu’il a peur des Cicones, qu’il frissonne à l’aspect des atroces Lestrygons ; (330) voici que la rapace Scylla et son aboyante ceinture de dogues, que le Cyclope de l’Etna, que l’effroyable Charybde, que les lacs aux pâles ombres, que le Tartare infect l’épouvantent. Non loin de là siège la gloire du sang de Pélops, la lumière d’Argos, Agamemnon à la vaste puissance ; guidées par lui, les flammes doriques renversèrent de fond en comble les tours d’Érichthonius. Mais, hélas ! il expia ta chute, ô Troie, par un cruel retour ; il te devait de périr dans les ondes de l’Hellespont.

« Elles firent si bien éclater autrefois les vicissitudes humaines, ces immenses multitudes conjurées contre l’Asie, que nul ne devrait, enflé de ses propres avantages et des faveurs de la fortune, (340) porter son essor au-dessus des nues : près de la gloire est toujours l’envie, qui la brise de ses traits. Ils voguaient vers la haute mer, regagnant leur patrie, les braves Argiens enrichis du pillage des citadelles de Pergame ; un vent propice accompagnait leurs voiles emportées sur l’onde tranquille ; les Néréides faisaient des signaux, les unes de la cime des vagues, les autres penchées sur la courbe des carènes qu’elles poussaient au large. Tout à coup, soit par le décret des dieux, soit par l’apparition d’un astre funeste, la riante face des cieux change d’un bout à l’autre de l’horizon ; la terre et la mer se remuent, tourmentées par les vents et les tourbillons. Déjà se soulevant, l’onde amère veut toucher les astres ; (350) astres et soleil menacent de s’écrouler avec les cieux, et la foudre vient éclater sur la terre. Alors les phalanges, naguère joyeuses, tremblent, enveloppées par d’horribles destinées ; elles meurent, soit à la surface des flots, soit au promontoire de Capharée sur les brisants euboïques, et le long des rivages d’Hérée ; tandis que les dépouilles de la Phrygie égorgée flottent çà et là dans un commun naufrage sur le sein bouillonnant des mers. Mais d’autres héros, leurs rivaux en gloire et en vertus, habitent les mêmes lieux, au centre de l’Élysée : honneur du vaste univers, tous furent enfantés par Rome. (360) Ce sont les Fabius, les Décius ; c’est la race courageuse des Horaces, c’est Camille, dont la vieille renommée ne mourra pas ; Curtius, qui, au milieu même des murs de sa patrie, dévouant sa tête à la fortune des armes, se plongea dans le gouffre béant qui l’engloutit ; Mucius, qui endura volontairement la flamme qui dévorait sa main, et qui brisa, par le légitime ascendant du courage, la puissance du roi des Étrusques ; et Curius, leur compagnon de vertu et de gloire ; et ce Flaminius qui, par un vœu sublime, se livra vivant au bûcher ; c’est donc à bon droit qu’il orne ce séjour des justes. (369) Et vous aussi, je vous y retrouve, Scipions, rapides capitaines, qui fîtes trembler les murs de l’Africaine Carthage, dévouée à vos triomphes. Qu’ils vivent entiers dans leur gloire, ces héros ! Moi je suis forcé de retourner aux sombres lacs de l’Érèbe, que le soleil ne visite point de sa lumière, et de souffrir un dur exil sur les bords du Phlégéton, immense barrière que Minos a jetée entre les vastes prisons du crime et le séjour des âmes pieuses. Il faut que je dise la cause de ma mort : les Furies m’y forcent, debout près du juge redoutable, et toutes hérissées de fouets. Et toi, la cause de mes maux, ton cœur ne te dit pas de m’assister, et, distrait par de frivoles pensées, tu ne m’écoutes même pas. Eh bien, puisque je jette de vains mots aux vents, (380) je m’éloigne pour ne jamais revenir. Toi, hante, toujours joyeux, les fontaines, les verts réduits des bois, les pâturages ; et que les airs vaporeux emportent mes paroles. » Il dit, et s’évanouit en exhalant ce triste et dernier adieu. Soudain une vive inquiétude saisit le berger, et son insouciance l’abandonne ; le cœur en proie à une profonde angoisse, il ne peut supporter plus longtemps la douleur que lui cause la mort du moucheron, et qui se répand dans tous ses sens. Ramassant tout ce que la vieillesse lui a laissé de forces (et ces forces ont suffi pour combattre et exterminer un effroyable ennemi) (389) il s’évertue, et va former au bord d’un ruisseau, sous un verdoyant couvert, une secrète enceinte ; Il a recours au manche du soc pour détacher de la verte pelouse une masse de gazon. Achevant ensuite la tâche commencée, dans son ingénieuse reconnaissance il replace la terre, comble la fosse ; et, sous ses mains qui le façonnent, grandit le tertre circulaire : il taille en pierre sépulcrale le marbre qu’il polit, et en entoure la tombe, monument d’un regret éternel. Là grimpe l’acanthe ; là s’épanouit la rose purpurine ; là se mêlent les violettes diverses, le myrte de Sparte, (400) l’hyacinthe, le safran que produisent les champs de Cilicie, le laurier, honneur croissant de Phébus ; là le laurier-rose, et le lis, et le romarin qui a sa place marquée dans nos bosquets, et l’herbe qui imite le précieux encens au pays des antiques Sabins, et le souci, et le lierre luisant aux pâles grappes, et le socque qui rappelle le nom du roi de Libye ; là des amarantes, le buphthalme vert, le pin toujours fleuri, et cette fleur qui fut Narcisse, lorsque sa propre beauté l’enflammant d’amour, il brûlait de se posséder lui-même, (410) et toutes celles que renouvelle la saison printanière. Au milieu d’elles se perd l’humble tombeau ; à sa surface est tracée l’épitaphe, et voici ce que disent les lettres en leur muet langage :

Petit moucheron, le vieux pâtre reconnaissant te rend ces honneurs des morts, en retour du bienfait de la vie.