CHAPITRE II

L’appareil imposant de la Justice était entré en action. Saisis dans ses rouages puissants, les infortunés témoins, en l’occurrence les locataires et la concierge, avaient été savamment tournés, retournés, triturés et malaxés, jusqu’à ce que leurs esprits et leurs volontés, qui manifestaient au début quelques velléités d’indépendance et de résistance, fussent devenus à souhait malléables et ductiles.

— Non, la concierge n’avait jamais vu le mort. Il avait dû entrer après son départ. Elle avait quitté la loge à 2 h. 30. Elle n’avait pensé s’absenter qu’une heure ou deux, mais la nouvelle accouchée avait été prise d’une hémorragie, il avait fallu en hâte appeler le médecin, et la mère n’avait voulu quitter sa fille que lorsque tout danger fut passé.

Malgré leur docilité, les locataires ne purent fournir aucun renseignement. Ils ne connaissaient pas le défunt, ils ne l’avaient jamais rencontré. Le mort lui-même apporta à son interrogatoire toute la complaisance qu’on pouvait attendre de lui, à cela près qu’il refusa de dévoiler son identité.

L’inspecteur principal Lamblin, ayant assisté au début de l’affaire, avait semblé tout naturellement désigné pour être chargé de l’enquête. Il avait minutieusement examiné le cadavre qui était celui d’un homme de trente-cinq à quarante ans, peu soigné de sa personne. Les cheveux épais avec quelques fils blancs, la denture belle, il n’offrait aucun signe particulier frappant. Mais ses mains — sans bagues ni alliance — avaient retenu l’attention du policier.

— C’est un homme qui devait se livrer à des manipulations chimiques, expliqua-t-il, le soir, à son chef et ami, le commissaire central Josseaume. La peau des doigts, autour des ongles, est très abîmée. Du reste, vous allez voir cela sur les photos. J’en ai fait faire une collection.

— Oui, c’est votre habitude ! dit Josseaume en souriant.

— Ah ! On n’a jamais trop de documents. On a beau vouloir laisser les choses en l’état, elles n’y restent pas. Il faut faire enlever le corps, qui d’ailleurs change rapidement. Les empreintes s’effacent, les taches se dessèchent. Alors mon principe est de tout photographier sous tous les angles possibles. J’use de la pellicule, mais, du moins, si au bout de quelques jours je suis encore dans le noir, je n’ai pas à m’arracher mes cheveux parce que tout a fichu le camp.

— Mais vous n’avez toujours aucun indice qui permette d’identifier le cadavre ?

— Pardon, j’en ai un sérieux. Il ne portait pas un complet de confection, mais un costume muni de la griffe d’un tailleur de la rue Godot-de-Mauroy, avec un numéro qui est une précieuse indication.

— Votre homme a pu l’acheter d’occasion.

— Sans doute, mais c’est tout de même la seule piste à suivre. Je verrai le tailleur demain matin. De plus, une photographie du mort paraîtra dans tous les grands quotidiens. En attendant, voici comment je reconstitue le drame : l’assassin a donné rendez-vous à sa victime pour 3 heures, — c’est l’heure à laquelle semble remonter le décès, ― il l’attend au palier du cinquième étage. Il guette la montée lente de la cabine. L’immeuble n’est pas très moderne, et l’ascenseur est d’un type ancien, avec une cabine découverte par le haut. Au moment où celle-ci s’arrête au quatrième…

― C’est donc au quatrième qu’allait votre homme ?

— Certainement.

— Vous en êtes sûr ?

— Oui, car le bouton d’étage, à l’intérieur de la cabine, gardait une empreinte qui correspond exactement à l’index droit du défunt. Et la poignée intérieure de la porte palière, au quatrième étage, présentait l’empreinte de son pouce gauche. Tandis que les poignées extérieures des portes palières du quatrième et du cinquième portent toutes deux les marques du pouce droit d’un autre individu, à mon avis l’assassin. Il est à noter que ces portes palières sont toujours closes, à moins que l’arrivée de la cabine ne vienne les débloquer.

— Bon. Continuez votre reconstitution.

— Au moment de l’arrêt, donc, l’homme, à l’affût au cinquième, instinctivement, cherche à ouvrir cette porte palière, qui résiste. Il passe alors le bras par-dessus la grille peu élevée. L’occupant de l’ascenseur lève la tête au bruit — dans sa hâte le meurtrier peut avoir cogné son arme contre le métal de la grille — et reçoit une balle qui, entrée par l’œil gauche, traverse la tête obliquement, sort sous le maxillaire droit et va s’enfoncer dans l’épaule, où le médecin légiste l’a retrouvée. C’est une balle du calibre 7,65.

— Selon vous, le mort allait donc chez un des locataires du quatrième. Eh bien ! mais cela rétrécit le champ des soupçons, il me semble !

Lamblin sentit une inflexion narquoise dans le ton de son chef.

— Je n’affirme rien, protesta-t-il. D’ailleurs, je dois reconnaître que les empreintes digitales des locataires masculins du quatrième ne correspondent pas avec celles laissées par l’assassin. 18 LE MORT S’EST TROMPÉ D’ÉTAGE C’est bien un pouce d’homme ? Incontestablement. Si j’ai bonne mémoire, il n’y a qu’un homme au cinquième, M. Meyrignac ? Oui, mais les empreintes relevées sur les portes ne sont pas les siennes. - Ce sont peut-être celles d’un visiteur quel- conque. Et le criminel a pu prendre des précau- tions pour ne toucher la poignée que sur ses bords. Eh bien ! non, je crois que ce pouce est la signature du coupable, et voici pourquoi. Dans cette maison, l’ascenseur ne sert qu’à la montée. Or que faites-vous quand vous sortez d’un ascenseur ? Pour refermer la porte palière, vous l’attrapez par le cadre et vous la repoussez purement et simple- ment. Jamais on ne se donne la peine de se retourner pour la prendre délicatement par le bouton et la clore tout doucement. On ne manœuvre la poignée que si l’on veut ouvrir la porte. Or là, le bouton a été manipulé de l’extérieur, par le même individu, au quatrième et au cinquième étage : au cinquième, pour tirer, et ensuite au qua- trième pour enlever au mort son portefeuille. Alors, si les locataires sont innocents, com- ment expliquer le crime ? Un guet-apens ? On ne donne pas rendez-vous à quelqu’un sur le palier d’une maison étrangère, pour le tuer, ou du moins cela me paraît peu vraisemblable. D’ailleurs, pour-- quoi le meurtrier serait-il allé guetter sa victime au cinquième, alors que celle-ci devait descendre à l’étage au-dessous ? - 7 — Pour n’être pas reconnu ? Quelle importance ? puisque l’autre, coincé dans la cabine, ne pouvait s’échapper… LE MORT S’EST TROMPÉ D’ÉTAGE Lamblin souleva les mains et les laissa retomber sur ses genoux d’un geste accablé. C’est une affaire bien bizarre, dit pensive- ment Josseaume. Mais votre enquête commence à peine. Quand elle sera plus avancée, ces points obscurs s’éclairciront d’eux-mêmes. A moins que ça ne se complique encore, grommela Lamblin. Cela vous passionnera d’autant plus ! Je vous connais, mon gars ! Et Josseaume rejeta en arrière, avec un bon rire, sa tête léoninę couronnée de cheveux gris d’acier, drus et rebelles. Lamblin rit aussi. Il n’avait pas trente ans. De taille moyenne, sec et musclé, il avait les mouvements alertes et les yeux brillants de l’écureuil. - 1 19 Quand un crime est trop simple, j’en veux presque à l’assassin de son manque d’imagination. Quelle platitude, en général, quel conformisme dans les méthodes criminelles ! Ici, voici enfin un peu d’inattendu. J’aurais donc mauvaise grâce à me plaindre. Mon type a du cran ; il faut une belle audace pour abattre un homme en plein jour, dans l’ascenseur d’une maison peuplée de nom- breux locataires, pour descendre ensuite un étage et venir fouiller sa victime, sous la menace cons- tante de l’irruption d’un témoin. C’était risqué, en effet, mais, si messieurs les assassins ne commettaient pas d’imprudences, nous n’aurions plus qu’à fermer boutique. Entre nous, est-ce que leurs gaffes ne nous les livrent pas plus souvent que notre génie ? Son œil bleu pétillait de malice. Lamblin encaissa sans broncher la boutade. Le gaillard qui a fait le coup a eu la chance inouïe de n’être pas surpris. Son imprudence ne nous l’a donc pas livré. Mais, de son génie ou du mien, chef, nous verrons qui l’emportera ! Soyez tranquille ! je parie pour vous.