Michel Lévy frères, éditeurs (p. 188-197).


XXIV


Le lendemain du bal de la princesse, madame d’Ostange étonnée de ne pas voir Mathilde à l’heure où elle venait chaque jour demander de ses nouvelles, et craignant qu’elle ne fut pas encore remise des fatigues du bal, descendit chez elle. Mathilde était seule avec madame de Méran, et paraissait si douloureusement affectée de ce que lui disait sa cousine, qu’à peine eut-elle la force de se lever pour aller embrasser la baronne.

— Ah ! mon Dieu ! seriez-vous malade, mon enfant ? s’écria madame d’Ostange en remarquant l’altération des traits de Mathilde.

— Malade !… non, répondit-elle en s’efforçant de paraître calme, mais je suis un peu fatiguée, et encore étourdie.

— Ces sortes de fêtes ont toujours un résultat fâcheux ; on y arrive excédée de l’ennui d’une parure interminable, et l’on en revient accablée par la chaleur, le bruit et la foule ; encore bien heureuse si l’on n’en rapporte pas quelque chagrin profond, ou une grande maladie, ajouta la baronne en regardant tristement sa nièce.

— Celle d’hier était fort belle, dit madame de Méran, s’apercevant de la préoccupation qui empêchait Mathilde de répondre à sa tante ; les costumes étaient aussi exacts que magnifiques, et sauf quelques illusions par trop difficiles, on aurait pu se croire dans les beaux jours du siècle de Louis XIV.

— Mathilde a du produire une vive sensation, car je ne l’ai jamais vue plus à son avantage. Cette coiffure bouclée, ces rangs de perles natés avec ses beaux cheveux, cette robe rose lui allaient à ravir. Aussi je ne demande pas si elle s’est amusée ; une femme s’amuse toujours quand elle se sent jolie.

— Il est certain que si l’admiration suffit au bonheur, Mathilde a dû se trouver hier la plus heureuse femme du monde, dit la vicomtesse ; son entrée a été le signal d’un concert d’éloges. Chacun disait qu’elle justifiait bien la faiblesse de Louis XIV, et que tous les rois de la terre auraient été infidèles en la voyant.

— Et le duc de L… qu’en pensait-il ?

— Il en raffolait comme tous les autres. Cependant il faut convenir que notre nouvelle présentée l’a emporté quelques moments sur elle ; non pas précisément par sa beauté, bien qu’elle fut éclatante, mais par l’étrangeté de ses manières. Jamais on n’a vu tant d’assurance dans une jeune mariée, des airs plus dégagés, une familiarité plus soutenue, même avec les princesses. C’était à qui s’approcherait d’elle pour entendre ses bons mots, et prendre sa part de l’abandon de sa conversation ; on l’accablait de flatteries, de prévenances, et l’on ne demandait pour prix de tant de soins qu’une de ces phrases à la Ribet, dont on faisait l’amusement du reste de la cour. Enfin je vous atteste qu’elle a le droit de se croire adorable, car aucune de nous n’a produit autant d’effet.

— Et que faisait madame d’Erneville pendant le singulier succès de sa nièce, demanda la baronne.

— Elle faisait une grimace risible, et répondait à chaque personne qui venait lui en faire compliment : « Convenez qu’elle a les plus beaux diamants qui soient ici après ceux des princesses. » Il est vrai qu’elle avait sur elle le prix de deux ou trois châteaux, ce qui n’empêchait pas le bon Rodolphe, d’avoir un air très-pauvre.

— Et M. de Varèze, a-t-il soutenu dignement le personnage du duc de Lauzun ?

À ce nom, Mathilde fit un mouvement qui fut remarqué par sa tante.

— Vraiment il ne l’a que trop bien imité, répondit madame de Méran d’un ton triste.

— Comment cela, reprit la baronne, aurait-il voulu épouser Mademoiselle ?

— Plût au ciel, qu’il n’ait pas eu d’autre pensée !

— Eh ! mon Dieu ! quel crime a-t-il donc commis ?

— Je n’en sais rien, reprit la vicomtesse, je ne suis restée que fort peu de moments près de lui ; il paraissait d’assez mauvaise humeur, car lorsque j’ai vanté l’exactitude, la richesse de son costume, il m’a à peine répondu, et s’est perdu dans la foule comme pour échapper à mon observation. Mais des gens qui l’ont suivi de près prétendent qu’il s’est livré avec si peu de ménagement à son ironie habituelle, qu’il a reçu ce matin l’avis de ne plus se présenter à la cour.

— Est-il vrai ? s’écria la baronne. Quoi ! vous pensez qu’il se serait attiré cette disgrâce par quelques mots sur de grands personnages ? cela me semble impossible ; car, malgré son penchant pour la moquerie, personne mieux que lui n’a le sentiment des convenances, et il n’aurait osé…

— Je le crois comme vous, mais je connais des gens qu’il n’a point ménagés dans leurs ridicules, et qui sont bien capables d’avoir mis les noms les plus respectés à la place des leurs en faisant circuler ses épigrammes. On peut lui prêter bien des torts en ce genre sans craindre l’incrédulité ; et je suis certaine qu’il est puni fort injustement aujourd’hui, pour toutes les fois qu’il aurait dû l’être.

— Mais ne peut-il réclamer contre un arrêt si sévère ? Nos princes sont trop bons pour ne pas lui rendre justice, et même pour ne pas le gronder avec indulgence.

— C’est ce qu’il a espéré, et son premier mouvement, après avoir reçu la lettre du duc de…, a été de voler au château pour demander l’explication d’une telle rigueur ; mais on lui a dit qu’il était inutile de réclamer une audience qu’il n’obtiendrait pas ; et dans la colère où ce refus le plongeait, on affirme qu’il a fort aggravé ses torts. Je tiens ces détails du maréchal de Lovano, qui sort de chez moi.

— Et ne vous a-t-il rien dit de la véritable cause d’une si cruelle disgrâce, et qui n’a presque point d’exemple de la part de nos princesses ?

— Non, il a fait le mystérieux, en disant seulement que l’on sévissait contre les gens pour des mots, il ne fallait pas les répéter, car c’était leur donner une sorte d’autorité délatrice ; puis il a ajouté quelques phrases sans suite, où se trouvaient mêlé le nom du duc de L… de manière à me laisser supposer qu’il s’était passé quelque scène entre lui et M. de Varèze.

— Ah ! ce serait un peu violent, s’écria la baronne en changeant tout à coup son indulgence en ressentiment ; de quel droit M. de Varèze attaquerait-il le duc de L… ? Les qualités, les agréments qui le distinguent ne sont-ils pas au-dessus de l’éternelle raillerie de M. de Varèze, et prétendrait-il l’empêcher de faire valoir ses avantages auprès des femmes qui doivent les apprécier ? Vraiment ce serait une prétention plus sotte que celles qu’il ridiculise tous les jours, et je ne lui conseille pas de diriger son arsenal de méchantes plaisanteries contre un homme dont le caractère et le nom sont garants de la conduite qu’il tiendrait envers un mauvais plaisant.

— Par grâce, ma tante, ne répétez ceci à personne ; si ces mots parvenaient à M. de Varèze…

Et Mathilde, à qui l’effroi pouvait seul faire rompre le silence qu’elle avait gardé pendant cet entretien, n’osa pas achever sa phrase.

— Et vous, ma chère Mathilde, reprit la baronne d’un ton sévère, gardez-vous bien plus de prendre le parti d’un homme dont la fatuité veut se faire un titre de notre indulgence envers lui pour vous compromettre indignement. Quoi ! l’on ne pourra s’occuper de vous sans déplaire à M. de Varèze ! on ne pourra vous offrir son cœur, sa fortune et sa main sans risquer d’être insulté par un fat dont vous ne voulez pas !

— Ah ! ma tante, interrompit Mathilde ne pouvant supporter plus longtemps les injures dont on accablait Albéric, je ne saurais laisser accuser M. de Varèze de fatuité envers moi ; et malgré la malveillance qui s’attache à lui, en ce moment où la disgrâce le frappe, on ne peut, sans le calomnier, citer un fait qui prouve sa présomption à cet égard. La froideur de ses manières, l’air mécontent qu’il avait en ma présence, et son éloignement de chez moi, le justifient assez de vouloir me plaire.

— Alors, pourquoi s’en prendre dans son humeur au duc de L… ? répliqua la baronne.

— Je l’ignore, dit Mathilde en rougissant.

— Il sait bien quelles sont les prétentions du duc de L… auprès de vous, et que vous ne pouvez tarder à les justifier.

— Pourquoi le saurait-il ? reprit Mathilde d’un ton à détruire toutes les espérances de madame d’Ostange. Pourquoi serait-il plus instruit que moi de ce qui me regarde ? Ai-je, par le moindre mot, encouragé le duc de L… à me rendre des soins ? J’en suis fort honorée sans doute, et je sens bien que je n’aurais aucun motif raisonnable de les refuser si je n’étais déterminée à rester libre ; mais M. de L… n’ignore pas ma résolution ; et s’il faut le dire, ajouta Mathilde en regardant sa cousine, je trouve que l’on a agi bien légèrement en répandant si vite le bruit d’un projet qui ne devait pas se réaliser.

— Ah ! Mathilde, s’écria la baronne, en parlant ainsi vous me frappez les yeux d’une triste lumière. Ce qu’on m’a dit est donc vrai ? À force de ruses, de moyens connus de lui seul, ce méchant homme est parvenu à vous plaire. Vous redoutez son esprit, vous n’estimez pas son caractère, et vous l’aimez !…

— Moi ! grand Dieu ! s’écria Mathilde comme frappée d’une terreur subite.

— Oui, vous l’aimez ; ou du moins sa malice infernale a porté tant de trouble dans votre cœur et dans votre amour-propre, que ce sentiment suffit pour vous faire sacrifier le plus beau sort au caprice d’un extravagant à la mode. Ah ! sans l’espoir que vous avez de le captiver, de l’enlever à toutes les folles qui se l’arrachent, auriez-vous la duperie, je dis plus, l’ingratitude de refuser la main du duc de L… ? Non, ce beau refus est l’ouvrage de M. de Varèze, et je lui permets de s’en réjouir comme de la plus mauvaise action de sa vie, car il ne pouvait me causer plus de chagrin.

— Je vous jure, dit Mathilde les yeux remplis de larmes, je vous jure que jamais je n’ai dit à M. de Varèze…

— Vraiment, je le crois bien, interrompit la baronne ; les gens de sa sorte n’ont pas besoin d’aveu pour se croire adorés. Ils prennent le moindre signe de crainte ou d’embarras pour une déclaration, et ils partent de là pour traiter la femme qu’ils feignent d’adorer comme une propriété ; ils défendent, sous peine de mort, à tout autre de chercher à lui plaire ; et celles qui sont assez faibles pour tolérer ce despotisme, passent, avec raison, pour l’autoriser aux dépens de leur honneur.

— Ah ! s’il faut qu’une conduite sans reproche soit ainsi interprétée, s’écria Mathilde, si rien ne doit mettre à l’abri de soupçons flétrissants dans ce monde méchant où vous m’avez forcée de vivre, laissez-moi m’en éloigner pour jamais.

— C’est trop vous affliger toutes deux, dit alors madame de Méran qui voyait sa cousine prête à succomber à la douleur qui l’oppressait ; rien de ce que vous redoutez n’existe peut-être : on se plaît à inventer tant de fables ! Je vais de ce pas chez madame de Voldec, j’apprendrai là tout ce qui s’est passé ; vous, ma chère tante, écrivez un mot au maréchal de Lovano, ou plutôt à M. de Lormier. Celui-ci devait déjeuner ce matin avec le duc de L…, et vous saurez tout par lui exactement ; il n’est pas homme à retrancher ou à ajouter au moindre fait.

Alors madame de Méran entraîna la baronne, qui ne cessait de répéter ses imprécations contre Albéric, en oubliant qu’elle le trouvait le plus aimable des hommes avant qu’elle pensât à voir sa nièce devenir la plus grande dame de la cour.