Michel Lévy frères, éditeurs (p. 1-9).


I


— Mademoiselle Victorine a-t-elle envoyé ma robe ?

— Pas encore, elle vient de faire dire que madame la duchesse ne pourrait l’avoir avant neuf heures.

— C’est beaucoup trop tard, j’ai promis d’être à huit heures précises chez madame d’Herbas, et je ne veux pas qu’on m’attende pour la signature du contrat de mariage de sa fille… Eh bien, qu’est-ce qui vous fait sourire ?

— Oh ! rien, madame, ces choses-là ne nous regardent pas.

— Elles vous amusent du moins, puisque vous en riez ; mais je veux savoir…

— Madame la duchesse l’apprendra bientôt plus positivement ; je n’en ai entendu parler que par le chasseur de M. le marquis d’Herbas qui sort d’ici.

— Et que vous a-t-il dit ?

— Que le mariage de mademoiselle Léontine était rompu, et qu’on ne recevrait personne ce soir chez eux.

— C’est un conte qu’il vous a fait, j’étais là hier lorsqu’on a reçu la corbeille.

— S’il faut en croire Étienne, elle a été reportée ce matin chez M. de Marigny, après une grande scène qui s’est passée entre M. le marquis d’Herbas et sa fille. Je n’en sais pas davantage ; mais j’ai pensé que cela changerait quelque chose aux ordres que madame m’avait donnés pour sa toilette.

— Certainement, cela changerait complétement mes projets… Mais je ne puis me persuader qu’après des démarches, des paroles si positives, on en vienne à un éclat pareil. Non, il y a quelque méprise, et je veux l’éclaircir. J’avais fait défendre ma porte ce matin à M. de Sétival, dites qu’on le laisse entrer ; grâce aux trente visites qu’il fait par jour, il sait tout ce qui se passe à Paris, et cet avantage, qui lui tient lieu de tous les autres, me sera enfin une fois utile.

À ces mots, mademoiselle Rosalie sortit en laissant sa maîtresse livrée à toutes les suppositions que sa nouvelle avait fait naître.

— Ce mariage serait rompu répétait sans cesse la duchesse de Lisieux ; rompu au moment de la célébration ! Il faut un motif bien grave. M. de Marigny avait-il des dettes cachées ? Se serait-il brouillé à propos du contrat avec son futur beau-père ? Quelqu’une de ces lettres infâmes dont les auteurs semblent se multiplier aurait-elle porté le trouble dans cette famille !

Ainsi l’imagination de la duchesse se perdait en conjectures, quand on lui annonça le maréchal de Lovano.

À peine se fut-elle informée de la santé du pauvre goutteux, qu’elle lui parla de ce qu’elle venait d’apprendre. Le maréchal, que ses souffrances retenaient depuis plusieurs jours chez lui, n’avait vu personne qui pût détruire ou confirmer le bruit de cette rupture, mais il n’en parut pas étonné.

— Comment ! dit la duchesse de Lizieux, vous qui vous connaissez si bien en intérêts qui touchent à l’honneur, vous trouvez tout simple qu’un homme se joue de celui d’une famille entière en rompant sans motif l’engagement le plus sacré ?

— Non vraiment, ce n’est pas cela que je trouve tout simple, et si chacun pensait comme moi sur ces gentillesses-là, elles ne se recommenceraient pas si souvent. Mais j’en crois M. de Marigny incapable, et je soupçonne à ce grand événement une cause fort légère.

— Laquelle ? ne puis-je le savoir ?

— Mais… j’hésite à vous le dire ; d’abord ce serait dénoncer un de vos admirateurs ; et puis, vous ne me croiriez pas.

— Vous me supposez donc une prévention bien aveugle ?

— Non, je ne pense même point que cet homme-là puisse l’inspirer ; mais vous vous refusez à convenir de l’influence qu’il exerce sur toute votre société, même sur les gens qui le détestent, et cependant les preuves abondent. Je gage que cette rupture est encore son ouvrage.

— Ah ! monsieur le maréchal, quel affreux soupçon ! il faut une amitié comme la mienne pour vous le pardonner, car je ne feindrai point de ne vous avoir pas compris ; je sais de qui vous voulez parler, mais croyez bien que votre malveillance habituelle pour M. de Varèze me l’a seule fait deviner.

— Je ne l’accuse pas de vouloir tout le mal qu’il fait, reprit le maréchal, Dieu m’en garde ; je suis certain même qu’il se battrait à outrance contre tous ceux qui oseraient le lui reprocher ; et pourtant il n’en est pas moins vrai que ses mauvaises ou bonnes plaisanteries sont la terreur des maris, des amants et des mères. Vous-même, qui le défendez, convenez qu’il vous fait peur, et que malgré vos vingt-cinq ans, votre titre de veuve, de duchesse, votre rang à la cour, vos succès dans le monde, vous lui témoignez plus d’estime que vous n’en avez dans le fond pour son caractère ; tant vous redoutez avec raison la gaieté de ses épigrammes.

— C’est faire trop d’honneur à ma prudence, reprit la duchesse en cherchant à réprimer un léger mouvement de dépit ; et loin de me laisser intimider par la gaieté maligne de M. de Varèze, je tombe souvent dans le tort contraire ; je ne le rencontre jamais sans prendre la défense des gens dont il rit ; et comme font tous les avocats, j’entremêle toujours quelques personnalités dans mon plaidoyer. M. de Varèze s’en amuse ou s’en pique à son gré, peu m’importe ; je n’ai pour lui aucun sentiment qu’il puisse blesser ; il vient chez moi les jours où je reçois tout ce que je connais à Paris ; il n’est point admis dans mon intimité, malgré l’extrême désir qu’en aurait ma tante, car vous saurez qu’elle le trouve charmant. Elle disait l’autre soir que, si elle avait seulement quarante ans de moins, elle en serait folle ; moi, qui n’en ai pas soixante, j’ai une admiration beaucoup plus modérée pour lui ; mais tout en blâmant les travers de son esprit, je crois son cœur trop noble pour mériter le soupçon de procédés si infâmes.

— Et moi aussi, vraiment ; le cœur ne se mêle jamais de ces choses-là ; mais je ne demande pas mieux que de me tromper dans cette circonstance, car je serais désolé de me brouiller avec vous à propos d’un homme que je trouve au fond très-amusant.

Cette réponse, accompagnée d’un sourire à la fois bienveillant et malin, excita chez madame de Lisieux l’impatience qu’on éprouve à voir le manque d’effet d’une affirmation que l’on croit sincère.

L’arrivée de M. de Sétival et de plusieurs autres visites l’empêcha de se donner le tort si commun de persister à vouloir convaincre de la franchise de notre opinion, une personne qui ne juge que nos sentiments. M. de Sétival confirma la nouvelle de la rupture ; il en avait appris tous les détails chez la sœur de M. de Marigny ; il était allé de là chez un parent de la marquise d’Herbas pour savoir comment l’autre famille racontait l’aventure, et de ces deux récits il en composait un troisième qui justifiait tout le monde, excepté le génie infernal d’un homme qu’il fallait bannir de tous les salons. C’était la conclusion du rapporteur.

En l’écoutant, le maréchal baissait les yeux d’un air modeste, comme pour se soustraire au triomphe qu’il remportait.

— Enfin, demanda la duchesse, sait-on quelque chose de positif sur la cause du changement de Léontine ?

— Elle n’est pas douteuse pour les amis de sa mère, répondit M. de Sétival ; mais on prétend qu’elle et sa fille n’en veulent point convenir. Hier soir mademoiselle d’Herbas est venue supplier son père de retarder la célébration du mariage de quinze jours, en donnant pour raison qu’elle ne pouvait s’habituer à l’idée de quitter sa famille pour suivre M. de Marigny dans sa terre. On lui a fait observer qu’il n’y passait que six mois de l’année, qu’elle vivrait le reste du temps à Paris, et d’ailleurs, qu’ayant eu le loisir de faire toutes ses réflexions à ce sujet, on ne pouvait mettre en avant un semblable prétexte. Le marquis s’est fâché, sa femme s’est rangée du côté de sa fille en la voyant pleurer, et toutes deux ont écrit à M. de Marigny pour obtenir le délai que M. d’Herbas se refusait à demander. La lettre était froide, contrainte ; le futur s’en est offensé, il a répondu de manière à prouver qu’il n’était pas homme à supporter un caprice humiliant. Enfin, de dépit en dépit, tout était rompu ce matin.

— Je ne vois de coupable dans tout cela, dit la duchesse, qu’une petite fille capricieuse.

— Sans doute, mais cette petite fille n’aurait jamais pensé à refuser un galant homme, qui pouvait la rendre parfaitement heureuse, si on n’avait pas tourné en ridicule cet honnête homme.

— Ah ! ceci est trop fort ! comment, vous supposez qu’une fille comme il faut se détermine à un éclat qui peut lui faire un tort irréparable ! et cela, parce qu’un étourdi se sera moqué de l’habit ou de la coiffure de l’homme qu’elle doit épouser ?

— Cela ne paraît guère croyable, j’en conviens, et pourtant cela est.

— Pour ma part, je ne suis pas éloignée de le croire, dit alors une amie de madame de Lisieux ; il me souvient d’avoir été toute prête à congédier M. de Méran pour avoir entendu dire, en le voyant passer à cheval, qu’il avait l’air d’une paire de pincettes.

— Quelle folie ! dit la duchesse.

— Non, je ne plaisante pas, reprit madame de Méran, et sans la sévérité de mon père, je ne sais trop ce qu’il en serait arrivé.

— Eh bien, c’est un motif tout aussi raisonnable qui a déterminé mademoiselle d’Herbas.

— Je ne veux pas le savoir, dit la duchesse, car j’ai de l’amitié pour elle, et je désire la lui conserver.

— Soit, répliqua madame de Méran, gardez votre prestige ; mais moi qui la connais à peine, je n’ai rien à risquer, et je prie M. de Sétival de me confier tout bas ce grand secret.

Alors il vint s’asseoir derrière le canapé où se trouvait madame de Méran, qui se mit à éclater de rire en écoutant la confidence.

— C’est absurde, s’écria-t-elle, mais j’aurais fait comme la fiancée.

— L’arrêt de M. de Varèze est tout entier dans ce mot, dit M. de Sétival.

— Vous êtes aussi par trop sévère pour lui. Quoi ! parce qu’il a ajouté à l’éloge le plus flatteur de M. de Marigny : « C’est le plus loyal des hommes, je ne lui connais de faux que son toupet et ses mollets ; » parce que cette mauvaise plaisanterie, faite sans conséquence, a été répétée à mademoiselle d’Herbas par une petite pensionnaire, et qu’il en est résulté que Léontine ne veut pas d’un mari ridicule, il faut traiter M. de Varèze de monstre, d’incendiaire qui porte le flambeau de la discorde dans toutes les familles ? Ah ! c’est pousser la morale un peu trop loin ; qu’en pensez-vous, Mathilde ?

— Je ne suis pas si indulgente que vous, répondit madame de Lisieux en regardant le maréchal ; chacun ayant sa part de ridicules, je trouve que celui qui fait métier de dénoncer ceux de tout le monde est un être dangereux ; sans l’illusion qui nous cache ces ridicules, dites-moi, je vous prie, qui l’on aimerait ? Oui, je soutiens que le délateur qui vient apprendre à un amant qu’on le trahit, lui fait moins de mal en lui montrant sa maîtresse infidèle, qu’en détruisant, par la puissance de l’ironie, le prestige qui l’attachait à elle.

Chacun se rangea de l’avis de la duchesse ; M. de Varèze fut impitoyablement sacrifié ; le maréchal seul ne dit pas un mot : on lui reprocha son silence.

— Ah ! je suis certain que vous me le pardonnez, dit-il en saluant madame de Lisieux.

Il était près de six heures, on se sépara, en se donnant rendez-vous à l’Opéra italien le soir même, et en se promettant bien d’accueillir M. de Varèze de manière à ne lui laisser aucun doute sur ce qu’on pensait de sa légèreté.