Le Mont-Ventoux en Provence, étude d’histoire naturelle

Le Mont-Ventoux en Provence, étude d’histoire naturelle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 609-633).
LE
MONT-VENTOUX
EN PROVENCE


I

Tout voyageur descendant ou remontant la vallée du Rhône remarque entre Orange et Avignon une grande montagne qui s’élève majestueusement au-dessus de la fertile plaine arrosée par la fontaine de Vaucluse. C’est le Mont-Ventoux (Mons Ventosus). Sa forme pyramidale, sa large base, son sommet triangulaire, blanchi par la neige pendant l’hiver, charment les yeux de l’artiste et arrêtent surtout l’attention du géologue, qui devine là un riche terrain de recherches. Le botaniste de son côté se plaît à comparer les zones végétales échelonnées sur ses deux versans, depuis celle de l’olivier jusqu’à la région alpine. L’agriculteur enfin suit avec intérêt les essais de reboisement qui se poursuivent sur le revers méridional. Le Mont-Ventoux est le dernier ressaut de la chaîne des Alpes maritimes. Avant d’expirer sur les bords du Rhône, la force qui plissa l’écorce terrestre semble avoir fait un effort suprême pour élever le Mont-Ventoux au-dessus des crêtes parallèles environnantes. Les petites chaînes qui le séparent des Alpes sont en effet moins hautes que lui, et la dernière à l’occident, celle du Leberon, est également plus basse. Quoiqu’il forme le trait saillant de la vallée de la Durance entre Manosque et Cavaillon, le Leberon n’est plus que la manifestation affaiblie de la force soulevante, car son point culminant ne dépasse pas 1,125 mètres, tandis que le sommet du Ventoux s’élève à 1,911 mètres au-dessus de la Méditerranée. Cette altitude est une des mieux déterminées de la France. Le sommet du Ventoux, point géodésique de premier ordre, fait partie du canevas ou réseau primordial de la carte de France. Partant du niveau moyen de la Méditerranée au phare de Planier, près de Marseille, un savant ingénieur-géographe, M. Delcros, détermina cette hauteur en 1823 par quatre opérations très concordantes, et rectifia les anciennes hauteurs, toutes notablement exagérées. Vers l’est, le Ventoux se continue avec la montagne de Lure, qui se prolonge jusqu’à Sisteron, dans les Basses-Alpes. À l’ouest, il plonge brusquement dans la plaine et se termine près de la petite ville de Malaucène. Nulle montagne mieux que le Ventoux ne montre cette disposition, si générale dans les chaînes calcaires du monde entier. L’un des versans, celui qui regarde la plaine, est long et très incliné à l’horizon ; l’autre, celui qui fait face aux Alpes, est court et abrupt. La montagne, disent les géologues anglais, a une jambe longue (long leg) et une jambe courte (short leg). Cette forme résulte du mode même de structure. Les couches qui composent le Ventoux se déposèrent d’abord horizontalement au fond d’une mer géologique ; lorsqu’elles furent consolidées, une force dont la nature est encore un mystère, mais dont la direction était tangentielle à la surface du globe terrestre, détermina la rupture de ces couches, qui se relevèrent en faisant un mouvement de bascule du nord vers le sud. Aussi le versant sud est-il en pente douce, parce que l’on marche sur le plan des couches relevées. Le versant nord est raide ; c’est un escalier gigantesque, dont les mêmes couches, brisées et rompues, forment les marches. La tranche en a été mise à nu par le relèvement de la montagne, et on escalade péniblement cette paroi inégale et escarpée, qui contraste avec la faible pente du versant méridional. On choisit donc de préférence, pour les ascensions au Ventoux, le versant méridional, tandis que l’on descend plus vite, sinon plus facilement, par le côté septentrional.

Le Mont-Ventoux appartient tout entier à une même formation géologique, le terrain néocomien, ainsi nommé parce qu’il a été signalé pour la première fois dans la ville même de Neufchâtel, en Suisse. Ce terrain appartient à la portion inférieure de l’étage crétacé, étage très développé en France, aussi bien dans le nord que dans le midi. Dans le nord, il forme un cercle presque continu autour de Paris, en passant par Alençon, Angers, Chatellerault, Auxerre, Saint-Dizier et Rethel. Entre Auxerre et Saint-Dizier, on observe une bande dépendant du terrain néocomien, qui sépare la- craie proprement dite des plaines de la Champagne des terrains jurassiques de la Bourgogne. Dans cette contrée, les assises néocomiennes ne sont pas relevées comme au Ventoux : elles ont conservé leur horizontalité, ou n’ont subi que de légères inflexions. C’est au milieu de couches marneuses voisines du Ventoux, et figurées comme néocomiennes par M. Scipion Gras, auteur d’une carte géologique du département de Vaucluse, que M. Eugène Raspail a découvert en 1842, près de Gigondas, un reptile fossile gigantesque : il lui a donné le nom de Neustosaurus ou lézard nageant. Cet animal avait 5m,55 de long. Par son organisation, il est intermédiaire entre les crocodiles vivans et les grands reptiles fossiles appelés Ichthyosaures ou lézards-poissons. Ceux-ci habitaient des mers géologiques plus anciennes, au sein desquelles se déposèrent successivement les terrains triasiques et jurassiques, tandis que le néocomien inférieur est postérieur à toute la série de ces terrains. Aussi l’organisation du Neustosaurus se rapproche-t-elle plus que celle des Icnthyosaures du plan des reptiles actuels.

Quand le Ventoux a surgi, il a relevé les couches des terrains plus modernes formés après lui dans les mers géologiques postérieures à l’océan néocomien ; c’est ce que l’on voit admirablement le long du pied méridional de la montagne ; tous les escarpement des collines sont tournés de son côté : telle est en particulier la muraille de grès rouges et jaunes, aux formes pittoresques, comprise entre Bedoin et La Madeleine, tel est l’aspect des monticules couverts d’oliviers qui s’étendent vers Flassan et Methamis. Ces collines appartiennent à la formation du gault, qui, dans l’ordre chronologique des terrains, succède immédiatement au terrain néocomien. Au pied du versant septentrional du Ventoux, on retrouve les mêmes terrains dans l’étroite vallée de Brantes, entre Saint-Léger et Savoillans. Ainsi donc, à une époque géologique dont l’imagination ne saurait concevoir ni l’éloignement ni la durée dans le temps, le Ventoux s’est élevé, écartant et soulevant les terrains plus modernes déposés autour de lui. Actuellement ils forment une sorte de boutonnière elliptique dirigée de l’est à l’ouest et d’une, longueur de 25 kilomètres environ.

L’aspect physique du Mont-Ventoux est une conséquence de sa structure. Son versant méridional offre une pente augmentant régulièrement de la base au sommet, et semble une portion relevée de la plaine du Rhône, vaste plan incliné qui serait complètement uni, si depuis longtemps le déboisement de la montagne n’avait favorisé le ravinement de ses pentes. Ces ravins, qui rayonnent du sommet vers la base, s’élargissent à mesure qu’ils descendent et forment quelquefois de véritables vallées ; nulle part on ne reconnaît mieux la puissance de l’action dès eaux pluviales sur les terrains dénudés. Par les fortes averses qui caractérisent le midi de la France, ces ravins deviennent des torrens temporaires qui se précipitent vers la base du Ventoux et inondent souvent les campagnes comprises entre les collines et la montagne. Ces combes sont séparées par des crêtes plus ou moins larges. Le versant septentrional, au contraire, offre des parois presque verticales, interrompues par des ressauts : tel est celui connu sous le nom de prairie du Mont-Serein à 1,450 mètres au-dessus de la mer, celui de Saint-Sidoine à 780 ; mais les pentes sont toujours très raides et rendent l’ascension extrêmement fatigante. On ne s’en étonnera pas quand on saura que la pente générale du versant méridional est de 10 degrés, et celle du versant septentrional de 19° 30’.

Vu d’Avignon, le Ventoux a une teinte brune qui ne dépare pas le paysage ; mais de près l’aspect de ses pentes dénudées est désolant. Depuis les déboisemens irréfléchis de la fin du siècle dernier, la terre végétale a été emportée par les eaux ou balayée par les vents. La roche calcaire s’est réduite en fragmens de grosseur médiocre qui recouvrent toute la montagne. Vu de Bedoin, le Ventoux ressemble à un gigantesque amas de macadam : il semble que ce mont pelé soit dépourvu de toute végétation ; mais à la base la végétation s’est réfugiée dans les dépressions où le passage des eaux en automne et au printemps entretient toujours une certaine fraîcheur dans le sol. À partir de 1,000 mètres environ, les chênes et les hêtres trouvent un climat moins chaud qui favorise leur croissance ; mais la violence extrême des vents, qui justifie si bien le nom de la montagne, ne permet pas à ces arbres d’acquérir une grande taille, sauf dans les ravins ; ces vents, surtout celui du nord-ouest ou mistral) sont d’une violence dont il est difficile de se faire une idée quand on ne l’a pas éprouvée : les hommes, les chevaux mêmes sont jetés à terre lorsque ce vent est dans toute sa force. La puissance du mistral soufflant dans la plaine du Rhône est généralement connue ; elle peut faire présumer quelle doit être sa violence sur la montagne lorsqu’il vient la frapper directement sans que rien ait ralenti ou brisé son élan. Les anciens le connaissaient : « La Crau, dit Strabon[1], est ravagée par le vent appelé melamboreas, vent impétueux et terrible qui déplace des rochers, précipite les hommes du haut de leurs chars, broie leurs membres et les dépouille de leurs vêtemens et de leurs armes. » Sa violence n’a pas diminué depuis Strabon ; il renverse des murs, de lourdes charrettes chargées de foin, des wagons de chemin de fer, soulève le sable et même des cailloux ; c’est au point qu’on a renoncé à remettre des carreaux à la façade septentrionale du château de Grignan, situé non loin de Montélimart et habité si longtemps par la fille de Mme de Sévigné ; ils étaient toujours cassés par les cailloux enlevés sur les terrasses voisines. L’abbé Portalis fut emporté par un coup de mistral du sommet de la montagne de Sainte-Victoire, près d’Aix, et se tua dans sa chute. Moi-même, dans une ascension au Ventoux, je fus obligé de me cramponner à un rocher pour ne pas éprouver le même sort, et je gagnai en rampant une crête qui me mit un peu à l’abri des rafales ; elles étaient intermittentes, mais furieuses, accompagnées d’un bruit semblable aux détonations de l’artillerie, et semblaient ébranler la montagne jusque dans ses fondemens.

Le mistral rentre dans la catégorie de ces vents que M. Fournet a désignés sous le nom de brises de montagnes ; c’est un vent local propre aux vallées du Rhône et de la Durance, et qui rarement dépasse de beaucoup les côtes de la Provence et du Languedoc. En mer, il abandonne à peu de distance du port les navires qui, partant de Marseille, comptent sur lui pour gagner rapidement les côtes septentrionales de l’Afrique ; d’un autre côté il arrête en vue de la terre ceux qui veulent entrer dans les ports de Marseille ou de Cette, et les force à s’abriter derrière les îles d’Hyères ou à gagner les côtes d’Espagne. La génération du mistral s’explique parfaitement par la configuration des côtes méditerranéennes de la France. L’embouchure du Rhône forme un grand delta sablonneux dont la base a une longueur de 65 kilomètres ; à l’est, ce delta touche à la Crau, vaste plaine couverte de gros cailloux descendus jadis par la vallée de la Durance ; à l’ouest s’étend une succession de plages sablonneuses, de marais salans et de montagnes basses et dénudées. Ces plages s’échauffent prodigieusement sous les rayons du soleil méridional ; l’air qui les recouvre se dilate et s’élève ; il se forme donc un vide, mais l’air froid qui remplit les hautes vallées des Alpes ou recouvre les plateaux des Cévennes et de la Montagne-Noire se précipite pour remplir ce vide ; cet air qui se précipite, c’est le mistral. Chaque jour nous sommes témoins du même phénomène quand nous allumons le feu de nos cheminées ; dès que l’air échauffé par la flamme s’élève par le tuyau, l’air froid se précipite de tous les côtés vers ce foyer d’appel, il pénètre par les jointures des portes et des fenêtres, alimente le feu et s’échappe avec la fumée par le haut de la cheminée. Les choses se passent de même en Provence et en Languedoc. Lorsque les Alpes et les Cévennes sont couvertes de neige, la plage s’échauffe, et le mistral souffle avec une violence incroyable, surtout pendant le jour ; la nuit, le rivage se refroidit par rayonnement, la différence de température entre l’air chaud de la plaine et l’air froid de la montagne tend à s’égaliser, et le vent tombe pour recommencer le lendemain. Le foyer d’appel de ce courant d’air étant sur la côte, on conçoit qu’il ne se prolonge pas en mer. On conçoit également pourquoi l’hiver et le printemps sont les époques de l’année où il acquiert la plus grande force et dure le plus longtemps, car c’est pendant ces deux saisons que le contraste entre la température de l’air des montagnes et celui du rivage est le plus marqué.

De pareils vents, qui souillent souvent pendant une semaine tout entière, sont hostiles à toute végétation : ils courbent, dépriment et brisent les arbres et les arbustes, déchirent les feuilles des plantes herbacées les plus humbles, emportent la terre végétale et dessèchent le sol qui les nourrit. Les pluies torrentielles du printemps et de, l’automne, les averses orageuses de l’été sont impuissantes pour compenser le mal, car ces eaux s’écoulent rapidement en torrens éphémères. Cependant, grâce à la couche de fragmens brisés qui revêt les flancs de la montagne, l’eau s’infiltre jusqu’aux racines, et sous ce macadam naturel, la terre végétale conserve une certaine fraîcheur.

Si le Ventoux était un massif granitique ou schisteux, de nombreuses sources filtrant à travers les fissures de la roche compenseraient l’action desséchante du soleil et du vent ; mais le Ventoux est calcaire, et dans toutes les montagnes appartenant à cette formation, les sources sont abondantes, mais rares. Les eaux pluviales pénètrent entre les tranches des couches, s’arrêtent sur des bancs argileux qui en font partie, et viennent se réunir en un même point où elles donnent naissance à des rivières qui semblent sortir brusquement de terre : telle est la célèbre fontaine de Vaucluse, non loin du Ventoux ; telles sont la Birse, dans le Jura, et la Vis, dans les Cévennes. On ne connaît que cinq sources sur le Mont-Ventoux : la source du Groseau, au pied du versant occidental de la montagne ; miniature de la fontaine de Vaucluse, elle arrose les prés verdoyans qui entourent la jolie ville de Malaucène. Sur la montagne même, les puits de Mont-Serein, situés sur le versant septentrional, à 1,455 mètres d’élévation, abreuvent les troupeaux de moutons qui passent l’été sur ce plateau. On cite encore la source d’Angel, à 1,164 mètres ; celle de Lagrave, et surtout la Fontfiliole, à 1,788 mètres au-dessus de la mer, et par conséquent à 123 mètres seulement au-dessous du sommet. C’est un mince, mais intarissable filet d’eau qui se fraie un passage entre les pierres, et qui se maintient toujours à une température de 5 degrés centigrades. La Fontfiliole est évidemment le produit des eaux provenant de la fonte des neiges. Quoique le sommet du Ventoux en soit dépourvu pendant quatre mois de l’année, ces eaux, circulant dans les méandres formés par les intervalles qui séparent les pierres, suffisent pour alimenter cette petite source pendant tout l’été : ressource précieuse pour les voyageurs qui font l’ascension du Ventoux et les troupeaux qui s’aventurent jusqu’à ces hauteurs.

Ayant de passer à l’étude de la végétation du Mont-Ventoux, nous devons nous former une idée des différens climats qui s’échelonnent sur ses flancs. Pour avoir des notions parfaitement exactes, il faudrait que des stations météorologiques eussent été établies à différentes hauteurs. Ces stations n’existent pas et n’existeront probablement jamais ; de pareilles entreprises sont au-dessus des ressources d’un particulier, et celles des états ont eu de tout temps un emploi bien différent. Néanmoins de nombreuses ascensions ont été faites sur le Ventoux, en hiver et en automne par M. Guérin, d’Avignon, en été par M. Requien, M. Delcros et moi-même. Les températures ont toujours été notées avec soin. Sur d’autres sommets, le grand Saint-Bernard, le Faulhorn et le Righi dans les Alpes, le pic du Midi de Bigorre dans les Pyrénées, des ascensions répétées et même des séjours prolongés ont permis de déterminer approximativement le climat des montagnes à différentes altitudes. On sait maintenant de combien de mètres il faut s’élever dans les différentes saisons pour que la température de l’air s’abaisse d’un degré ; c’est ce qu’on appelle le décroissement de la température avec la hauteur. Le Saint-Bernard, où les religieux font depuis trente ans des observations météorologiques pendant toute l’année, le Righi, où M. Eschmann a passé le mois de janvier 1827, ont fourni des notions sur le décroissement hibernal. L’hôtel bâti par les soins du docteur Costallat près du cône terminal du pic du Midi, à 2,372 mètres au-dessus de la mer, permettra un jour de faire les mêmes études dans les Pyrénées. Dès aujourd’hui toutefois, en combinant les résultats des ascensions sur le Ventoux avec les lois connues du décroissement de la température, on, peut se former une idée du climat du sommet du Ventoux, à 1,911 mètres d’altitude, et des bergeries du Mont-Serein, situées à 1,450 mètres sur le versant nord. La température annuelle moyenne de la plaine au pied du Ventoux est de 13 degrés environ. La moyenne annuelle de la température au sommet du Ventoux ne dépasserait pas 2 degrés. C’est, comme on le voit, une moyenne fort basse. En latitude, il faut s’approcher du cercle polaire pour trouver la même moyenne ; c’est celle des villes d’Umeo[2] et d’Hernoesand[3] en Suède. Pétersbourg[4], situé plus au sud, mais aussi plus à l’est, ce qui abaisse la température, présente une moyenne comprise entre 3 ou 4 degrés, suivant le lieu où se font, les observations météorologiques. Nous avons donc en France une montagne isolée qui s’élève brusquement d’une plaine dont la température moyenne est celle des villes de Sienne, Brescia ou Venise, et dont le sommet offre le climat de la Suède septentrionale, limitrophe de la Laponie. Ainsi monter au Ventoux, c’est climatologiquement comme si l’on se déplaçait de 19 degrés en latitude, savoir du 44e au 63e degré.

Le sommet du Ventoux étant couvert de neige pendant sept mois de l’année environ, les plantes dorment sous cette couche épaisse. Ce qui intéresse par conséquent les botanistes, ce sont les températures de l’été ; ce sont aussi les mieux connues, parce que les ascensions se font presque toujours dans cette saison. La température moyenne des trois mois d’été, juin, juillet et août, est de 8 degrés environ au sommet ; mais en juillet et août le thermomètre atteint souvent à l’ombre, vers le milieu du jour, 15 et même 17 degrés, comme je l’ai constaté moi-même. Aux bergeries du Mont-Serein, savoir à 1,450 mètres sur le versant nord, la moyenne de l’année est de 5 degrés et la température estivale de 12 degrés environ. Le thermomètre y atteint souvent de 18 à 20 degrés. À égale hauteur, sur le versant sud, on trouverait des moyennes plus élevées d’un degré environ. La somme de chaleur qui s’accumule dans les végétaux et dans le sol pendant les longues journées de l’été est beaucoup plus considérable sur ce versant, et se traduit par des différences dans les limites de la végétation que nous apprécierons plus loin.

On voit que tous les climats de l’Europe, depuis celui de la Provence et du nord de l’Italie jusqu’à celui de la Laponie, sont échelonnés sur les flancs du Ventoux ; à chacun de ces climats correspond nécessairement une flore différente, mais comparable à celle du climat analogue dans les plaines de l’Europe. On peut donc y étudier l’influence de l’altitude sur la végétation. Quoique très élevé, le sommet du Ventoux n’atteint pas la limite des neiges éternelles, qui sous cette latitude est à 2,850 mètres au-dessus de la mer ; mais il est assez élevé pour que les plantes appartenant à la région alpine puissent y vivre et s’y propager. On ne s’en étonnera pas quand on saura que la température annuelle moyenne du sommet est supérieure de trois degrés seulement à celle du Saint-Bernard, qui s’élève à 2,474 mètres au-dessus de la mer, c’est-à-dire à 563 mètres plus haut que le Ventoux et à deux degrés latitudinaux plus au nord. Ainsi donc la cime du Ventoux entre dans cette région alpine qui commence, dans la chaîne centrale, à 1,800 mètres d’altitude.

Pour les études de topographie botanique, le Ventoux présente des particularités remarquables qui, depuis longtemps, l’avaient signalé à l’attention des botanistes. D’abord son isolement. Quand une montagne fait partie d’un massif ou d’une chaîne, certains ver-sans sont abrités par les contre-forts voisins, d’autres ne le sont pas ; elle est dominée par les sommets qui la dépassent : de là des influences très diverses. La montagne sera à l’abri de tel vent, exposée à tel autre ; elle recevra la chaleur répercutée vers l’un de ses flancs par un escarpement voisin, tandis que l’autre rayonnera librement vers le ciel. Les conditions de chaleur, d’humidité, d’aération, varieront suivant les différens azimuts. Rien de semblable pour le Ventoux. Le versant méridional regarde la plaine, le versant septentrional les Alpes ; mais il en est fort éloigné, et entre la chaîne principale et lui on aperçoit un nombre infini de basses montagnes dont les plus rapprochées ne s’élèvent pas au-dessus de mille mètres. À partir de cette hauteur, le versant nord est aussi découvert que le versant sud. Le Ventoux a encore un autre avantage pour les. études que nous projetons. La plupart des montagnes sont pyramidales ou coniques, et présentent par conséquent plusieurs versans. Le Ventoux n’en a que deux. On peut le comparer à une crête, ou si l’on veut au faîte d’un toit à double pente. L’une de ses pentes est tournée vers le midi, ou plus exactement vers le sud-sud-ouest : c’est celle qui regarde la plaine ; l’autre fait face au nord, ou plutôt au nord-nord-est. On peut donc sur cette montagne, mieux que sur aucune autre en France, apprécier en quoi l’action prolongée du soleil adoucit le climat et modifie la flore d’une localité. Le contraste est plus réel pour le Ventoux que pour des montagnes situées plus au nord ou plus, au midi. Le Ventoux est situé en effet par le 44e degré 10’ de latitude, c’est-à-dire non loin du 45e, qui est à distance égale du pôle et de l’équateur. Or c’est sur le cercle correspondant au 45e degré que la différence entre l’exposition sud et l’exposition nord est le plus marquée. Je vais essayer de le démontrer. On sait que plus l’on s’avance vers le pôle, plus le soleil en été se lève et se couche au nord de l’observateur, et par conséquent plus les jours deviennent longs. À partir du cercle polaire, le nombre des jours sans nuit augmente jusqu’au pôle, c’est-à-dire que le nombre des jours où le soleil ne se couche pas s’accroît progressivement. Imaginez une montagne dans ces contrées. Pendant l’été, quand le soleil se couche, le versant nord est éclairé presque autant que le versant sud, et quand il ne se couche pas, l’astre semble tourner autour de la montagne, dont le côté sud est éclairé pendant douze heures, et le côté nord pendant le même espace de temps. Dans ces latitudes, la différence de deux versans opposés est donc presque nulle sous le point de vue du réchauffement et de l’illumination solaires. Il en est de même quand on descend du 45e degré de latitude vers l’équateur. En effet, plus on est près de la ligne équinoxiale, plus le soleil s’élève au-dessus de l’horizon et se rapproche du zénith ; or on comprend que dans cette dernière position il éclaire également le versant nord et le versant sud d’une montagne, et plus il est voisin de la verticale, plus le contraste entre les deux versans diminue. C’est donc sous le 45e degré que ce contraste est aussi frappant que possible, et le Ventoux occupe sous ce point de vue la position géographique la plus favorable.

Beaucoup de botanistes pensent que la composition chimique du sol exerce une grande influence sur la végétation. Ils sont persuadés que la présence de la silice, de la chaux, de la potasse, de la magnésie, du sel marin, est nécessaire à l’existence de certaines plantes, inutile ou hostile à certaines autres. On cite des végétaux, le châtaignier, les bruyères, certains genêts, la digitale, qui ne prospèrent que sur les sols siliceux, tels que le granité, le gneiss, les grès, les schistes, etc. D’autres plantes préfèrent les sols calcaires. Tous les savans sont également d’accord pour reconnaître l’influence prépondérante des conditions physiques. Il est clair que la perméabilité du sol, son mode d’agrégation, son degré d’humidité, sont des conditions fondamentales. Le labourage, le binage, le drainage, n’ont d’autre but que de donner au sol les qualités physiques que les plantes cultivées réclament pour payer l’agriculture de ses soins. Ainsi donc, sur une montagne dont la structure géologique ne serait pas homogène, on ne saurait comparer logiquement la végétation des différentes zones, et encore moins celle des deux versans. L’influence de la terre compliquerait celle des agens atmosphériques, et l’on risquerait d’attribuer à l’air et à sa température des effets provenant du sol, ou vice versa. Sur le Ventoux, cette confusion est impossible ; le sol est partout d’une composition physique et chimique uniformes : la montagne entière est calcaire et recouverte d’une couche de fragmens de la même roche presque de même grosseur. Les agens atmosphériques déterminent donc seuls ou arrêtent la végétation de telle ou telle espèce.

La rareté des sources est encore une condition favorable ; partout la terre est également sèche ; il n’y a point, comme sur d’autres montagnes, des prairies humides et des pentes arides. Nulle part le sol n’est arrosé par des filets d’eau permanens, et même celui de la Fontfiliole se perd finalement au milieu des pierres. Le déboisement du Ventoux, si déplorable sous tous les points de vue, est une circonstance heureuse pour les études de topographie botanique. Il favorise l’uniformité de la végétation. Si la montagne était partiellement ombragée par d’épaisses forêts, comme celles de la Grande-Chartreuse, les parties boisées seraient occupées par des espèces différentes de celles qui garnissent les parties dénudées ; un versant couvert d’arbres n’eût pas été comparable au versant opposé qui en eût été dépouillé. Les forêts d’ailleurs s’opposent à la dissémination des graines, altèrent les lois du décroissement de la température, abritent certaines parties, entretiennent l’humidité autour d’elles, en un mot elles rompent l’uniformité, condition essentielle d’une étude du genre de celle que nous voulons entreprendre. Les vents violens eux-mêmes, fléaux du Ventoux et de la Provence, sont ici une circonstance favorable en ce qu’ils disséminent les graines sur toute la surface de la montagne, de telle façon que les plantes poussent partout où le climat leur permet de vivre. Le botaniste est donc le seul qui ne répète pas avec les Provençaux du siècle dernier : « Le mistral, le parlement et la Durance sont les trois fléaux de la Provence. » Le parlement n’existe plus, et aucuns le regrettent ; la Durance, dérivée en canaux, rafraîchit Marseille et ses environs, fertilise la Grau, et arrose les parties élevées du département de Vaucluse. Reste le mistral, que l’on continue de maudire, non sans raison.

Le Ventoux a été visité de tout temps par les poètes, les artistes et les savans. Le nom de Pétrarque ouvre la liste. En 1336, âgé de trente-deux ans, il en fit l’ascension. Son récit est le sujet de l’une de ses lettres familières adressée au cardinal Jean Colonna, son protecteur. Je traduis en français le latin fort prétentieux de Pétrarque en élaguant ses paraphrases interminables, qui ne nous apprennent rien sur les particularités de l’ascension ou sur le caractère du poète. « Il y a longtemps, dit-il, que j’étais obsédé par l’envie de monter sur la plus haute montagne de ce pays, appelée à si juste titre Mont-Ventoux. Depuis mon enfance, elle était devant mes yeux. J’hésitais cependant encore, lorsque la lecture de Tite-Live fixa mon irrésolution. Il raconte que Philippe, roi de Macédoine, l’ennemi des Romains, était monté sur le mont Hémus, en Thessalie, d’où l’on voyait, disait-on, à la fois la mer Adriatique et le Pont-Euxin. J’ignore ce qu’il en est, car Pomponius Mêla l’affirme et Tite-Live le nie ; mais j’ai cru que l’on pardonnerait à un jeune homme une curiosité que l’on n’a pas blâmée chez un vieux roi. »

Admirateur passionné des auteurs latins, Pétrarque n’aurait donc probablement jamais fait l’ascension du Ventoux ; c’est Tite-Live qui le décide. Il quitte Avignon le 24 avril, arrive le soir à Malaucène, y passe le jour suivant, et part le lendemain matin avec son frère et deux domestiques. L’air est pur, le jour long. Allègre d’esprit, le corps dispos, il commence à monter. Vers le milieu de la montagne, il trouve un vieux pâtre qui l’engage fortement à ne pas continuer. « Il y a cinquante ans, lui dit-il, j’eus la même fantaisie : je fis l’ascension que vous projetez, et n’en rapportai que fatigue et regrets. Les habits et la peau déchirés par les ronces, je jurai de n’y plus retourner… Jamais, ajouta-t-il, avant moi, personne n’avait osé tenter l’aventure, et depuis nul ne s’en est avisé. » Pétrarque ne se laisse pas intimider et continue ; mais, bientôt fatigué, il s’arrête sur un rocher avec son frère ; puis, préférant un chemin plus long et moins raide à celui qui montait directement, il se sépare de lui. Le voyant alors à une grande élévation au-dessus de sa tête, il le rejoint, et tombe épuisé par les efforts qu’il a faits. Suit une comparaison de ces deux modes d’ascension avec les deux voies à suivre pour gagner la vie éternelle, les uns escaladant le ciel, les autres s’arrêtant sur les pentes plus douces et moins ardues du péché. Cette idée ranime le courage et les forces de Pétrarque, et il finit par atteindre le sommet. Les bûcherons, dit-il, lui donnent le nom des fils (filiorum) par une espèce d’antiphrase, puisque ce sommet, le plus élevé de tous, semble le père de tous les sommets voisins. Ce nom s’est conservé dans celui de la Font-Filiole, source qui jaillit près de la cime et dont il a déjà été question. Pétrarque, après s’être reposé quelques instans, jette les yeux autour de lui. Les Alpes, voisines de sa chère Italie, attirent ses premiers regards ; il croit les toucher de la main, tant elles semblent rapprochées : leurs sommets, couverts de neige, lui rappellent le passage d’Annibal. Il soupire en songeant au doux ciel de l’Italie, et il est pris d’un désir immense de revoir sa patrie ; mais un lien invincible le retient : c’est Laure, qu’il aime depuis neuf ans, depuis qu’il l’a entrevue, le 6 avril 1327, à six heures du matin, dans l’église des religieuses de Sainte-Claire, à Avignon[5]. « J’aime ! s’écrie-t-il. J’aimerais mieux ne pas aimer, je voudrais haïr ; j’aime cependant, mais malgré moi, contraint, triste, gémissant, et dans mon malheur je dis comme Ovide :

Si je ne puis haïr, j’aimerai malgré moi. »


Pendant qu’il exhalait ces plaintes, le soleil s’inclinait à l’horizon. Il jette un dernier coup d’œil autour de lui, distingue les montagnes du Lyonnais, la mer entre Marseille et Aigues-Mortes, et le Rhône serpentant dans la plaine, puis il tire de sa poche un petit exemplaire des Confessions de saint Augustin, don du cardinal Colonna, pour élever son âme vers les choses spirituelles. Il ouvre le manuscrit, tombe sur le dixième livre, et à sa stupéfaction il lit : « Et les hommes admirent les montagnes élevées, et les vagues puissantes de la mer, et le cours des grands fleuves, et les contours de l’océan, et les orbites décrits par les astres, et ils s’abandonnent eux-mêmes. » — « Je restai, dit-il, confondu, et fermai le livre, honteux d’avoir pu m’extasier devant des objets terrestres, quand les philosophes des nations m’ont enseigné que l’âme seule est digne d’admiration, que l’âme seule est grande. » Bon et tendre Pétrarque, élève de l’antiquité classique et de l’église catholique, tu luttes contre ton instinct de poète, tu n’oses jouir du magnifique spectacle qui se déploie devant tes yeux, tu crains d’entrer en communion avec le monde physique. Tu ouvres un livre, celui du père de l’ascétisme chrétien, pour refouler violemment les saintes émotions que la vue d’un grand paysage éveille en nous, pour fausser ton heureux naturel en l’étouffant sous une métaphysique religieuse qui ne saurait remplir ton cœur ni satisfaire ta raison. Cependant, en dépit de tes efforts, tu aimes et tu chantes Laure, Vaucluse, ses rochers, sa fontaine ; en dépit de saint Augustin, tu aimes et tu chantes l’immortelle nature ! Mais pour le moment c’est le mystique évêque d’Hippone qui l’emporte. « Satisfait d’avoir vu la montagne, ajoute tristement Pétrarque, je tournai mes regards en dedans, et je ne prononçai plus une parole jusqu’à ce que nous fussions arrivés en bas. À chaque pas je me disais : Si j’ai tant sué, si je me suis tant fatigué, pour que mon corps se rapprochât un peu du ciel, quelles épines, quel cachot, quelle croix pourraient effrayer mon âme s’élevant vers Dieu même ? » Abîmé dans ses méditations religieuses, Pétrarque revient le soir à Malaucène par un beau clair de lune, et il écrit cette lettre que j’ai abrégée. La postérité lui aurait volontiers fait grâce de ses dissertations philosophiques et de ses élans mystiques pour quelques traits comme ceux par lesquels Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et George Sand savent peindre un beau paysage et nous faire partager l’impression qu’il produit sur leur âme.

Dans les temps modernes, le Ventoux a été surtout visité par les botanistes. Gouan, Antoine-Laurent de Jussieu, Bentham, le célèbre agronome de Gasparin, qui habitait Orange, non loin du pied de la montagne, l’ont exploré tour à tour ; mais celui qui l’a principalement fait connaître, c’est un naturaliste d’Avignon, Esprit Requien. Pendant trente ans, il a parcouru la montagne dans toutes les saisons et dans tous les sens ; il a répandu dans les deux mondes, avec un zélé et une générosité sans égale, les plantes qu’il y recueillait. Les échantillons desséchés étaient conservés dans l’herbier qu’il a légué à sa ville natale. Les plantes vivantes étaient placées dans le jardin botanique créé par lui, les animaux déposés dans le musée zoologique également créé et classé par lui, et les fossiles venaient se ranger dans les collections géologiques. Que les naturalistes qui visitent Avignon ne s’enquièrent pas de ces richesses : le jardin botanique n’est plus qu’une avenue qui un jour les mènera en ligne droite du débarcadère du chemin de fer au centre de la ville. Déplacé une première fois, ce jardin en est à sa troisième migration. Quant aux collections botaniques et zoologiques entassées dans des greniers, elles se détériorent rapidement. Esprit Requien a consacré sa vie entière à doter son pays d’un musée, d’histoire naturelle, d’une bibliothèque et d’un jardin des plantes. Douze ans après sa mort, il ne reste plus rien que les livres amassés par lui et le souvenir de son désintéressement, de son activité et de son savoir.


II

Le savant naturaliste d’Avignon, Requien, avait parfaitement reconnu les différentes zones végétales du Ventoux, et il voulut bien m’aider de ses conseils pour ma première exploration en 1836. De loin, l’œil ne distingue pas ces zones ; il ne reconnaît qu’une bande brune qui semble couper la montagne par le milieu : c’est la forêt de hêtres, qui occupe la région moyenne. Le récit de Pétrarque nous fait soupçonner et la tradition nous enseigne que jadis le Ventoux était couvert de bois ; mais les vents violens ont achevé l’œuvre de destruction que l’homme avait commencée en découpant ce manteau de verdure. Vers 1795, une bise de nord-est déracina une forêt située à 1,560 mètres d’élévation, sur le versant septentrional. Au milieu de la pente tournée vers le nord-ouest, on reconnaît, à la hauteur moyenne de 1,590 mètres, des souches d’arbres énormes qui sont tombés sous la hache. C’est pendant la révolution que le déboisement s’est opéré pour ainsi dire sans contrôle ; chaque commune faisait son bois sur la montagne, qui peu après a pris l’aspect désolé qu’elle présente encore actuellement. D’autres obstacles se sont opposés aux efforts de l’état et des particuliers pour favoriser le repeuplement des forêts. Le libre parcours doit être mentionné en première ligne. Les moutons et les chèvres sont les plus grands ennemis du reboisement des montagnes. Les propriétaires de troupeaux se sont toujours opposés aveuglément aux semis et aux plantations qui restreignent les pâturages. Pour le Ventoux, la résistance était encore plus ardente que dans d’autres contrées ; en effet, partout où les arbres n’existent pas, le sol se couvre de thym, de romarin, de lavande, de fines graminées qui non-seulement sont recherchées des animaux, mais communiquent à leur chair une saveur particulière. Quiconque se rappelle ce goût insipide de la chair du mouton en Angleterre par exemple, où il ne se nourrit que d’herbes aqueuses sans goût et sans parfum, et le compare à celui des moutons de l’Auvergne, des Cévennes ou de la Provence, comprendra que les flancs dénudés du Ventoux aient aux yeux des propriétaires de bêtes à laine la même valeur qu’une belle prairie pour un fermier du nord de la France. On comprend également qu’il ne suffise pas d’interdire le parcours et même de clôturer les terres soumises au reboisement. Le berger, indifférent quand il n’est pas endormi, laisse ses bêtes vaguer où elles veulent, et leur dent meurtrière choisit de préférence les bourgeons et les feuilles tendres du petit arbre qui commence à s’élever de quelques décimètres au-dessus de la surface du sol. Vous aurez beau multiplier les gardes forestiers et les procès-verbaux, vous serez vaincus par deux forces passives, mais irrésistibles, l’indifférence et la routine.

Il existe sur le Ventoux une autre industrie plus poétique et moins nuisible, qui repose également sur l’existence des plantes labiées, thym, lavande, romarin, sarriette, mélisse, etc. : c’est celle de la production du miel. Au printemps, tous les villages environnans envoient à la montagne des ruches d’abeilles : placées au pied des rochers tournés vers le midi, elles forment de véritables hameaux, et la montagne est explorée dans tous les sens par ces ouvrières infatigables qui, butinant le pollen et le nectar des fleurs, fabriquent le miel parfumé connu dans toute l’Europe sous le nom de miel de Narbonne. En automne, on vient chercher les ruches avec leurs habitantes, et elles passent l’hiver dans la plaine, devant un mur exposé au midi, près de la maison du maître, qui sait les préserver, quand le froid prend une intensité exceptionnelle. Si le Ventoux était couvert d’une sombre forêt, thym, lavande et romarin disparaîtraient, et les habitans du pied de la montagne ne porteraient plus leurs ruches pendant l’été sur les flancs dû Ventoux. De là encore une objection contre le reboisement, à laquelle se mêlaient celles des pauvres gens, auxquels on avait persuadé que des restrictions seraient apportées à leur droit d’usage des menus produits de la forêt, et à celui de récolter les lavandes, qui sont l’objet d’un commerce assez considérable. Pendant quinze ans, M. Eymard, maire de Bedoin, le principal village au pied du versant méridional du Ventoux, lutta vainement contre ces obstacles. Non moins persévérant et plus heureux que son père, M. Eymard fils a enfin réussi : le principe du reboisement a été admis. Sur 6,399 hectares appartenant à la commune de Bedoin et formant le versant méridional du Ventoux, 1,761 ont toujours été boisés : c’est la forêt de hêtres dont nous avons parlé ; 1,000 hectares ne sont susceptibles d’aucune espèce de culture : ils forment la partie culminante du Ventoux ; 3,600 hectares au contraire sont propres au reboisement. L’administration des eaux et forêts a pris des mesures pour que 500 hectares par an fussent ensemencés de telle façon que le travail fût entièrement terminé dans l’espace de huit à dix ans. Pour les parties basses, on a préféré le chêne ordinaire et le chêne vert (yeuse) ; dans les parties élevées, le pin maritime ou des Landes, le pin sylvestre et le cèdre : cette dernière essence prospère à merveille sur un espacé de 40 hectares environ ; toutes les graines ont levé, et nos arrière-neveux verront peut-être un jour sur les flancs du Ventoux un sombre bouquet de cèdres comme ceux qui ombragent encore çà et là les pentes du Liban, de l’Atlas et de l’Himalaya. Espérons que des notions plus saines auront alors pénétré dans les populations, convaincues enfin par le temps et l’expérience que ces forêts peuvent seules les protéger contre les inondations périodiques dont elles sont victimes. Le pin maritime semble appelé à réussir non moins bien que le cèdre sur le Venteux. Arbre à la fois utile et gracieux, il couvrira les parties les plus apparentes de la montagne. C’est l’essence qui fournit en France la plus grande quantité de térébenthine, substance dont on retire l’essence de même nom et la poix, appliquée par l’industrie à tant d’usages divers. Le pin sylvestre est celui de tous les arbres qui résiste le mieux au vent et au froid ; nul autre, excepté le bouleau, ne s’avance aussi loin dans le nord, car en Laponie il atteint le 70° degré de latitude.

Mais les semis les plus précieux sont ceux des chênes dans les parties basses de la montagne, au-dessous de la limite des hêtres. Pour le forestier du nord de l’Europe, le chêne est un arbre qu’on exploite en taillis pour le chauffage, et dont on réserve les baliveaux pour les constructions. Dans le midi, on ne cultive pas les chênes en taillis pour eux-mêmes, mais parce que la truffe noire, ce champignon souterrain si cher aux gastronomes, croît principalement entre les racines des arbres de ce genre ; elle y acquiert un parfum qui lui manque quand elle végète entre les racines du charme, du hêtre, du noisetier, du châtaignier, du pin d’Alep, du marronnier, du lilas, etc., au pied desquels on la rencontre quelquefois. Quelques détails sur le champignon lui-même auront peut-être de l’intérêt pour ceux, et le nombre en est grand, qui prisent la truffe sans savoir précisément ce qu’ils mangent.

La truffe est un champignon souterrain dont les spores ou organes reproducteurs sont intérieurs comme ceux d’un champignon blanc sphérique assez commun en automne sur les terrains gazonnés, où il acquiert quelquefois un volume énorme, et que l’on connaît vulgairement sous le nom de vesse-de-loup ; les botanistes l’appellent Lycoperdon bovista. M. R. Tulasne, de l’Institut, a parfaitement élucidé l’histoire naturelle des truffes, et leur a consacré un magnifique ouvrage. Il résulte de ses recherches que le genre Tuber ou truffe renferme vingt et une espèces. Quatre d’entre elles sont confondues sous le nom de truffe ordinaire ou truffe noire. Deux mûrissent en automne et se récoltent au commencement de l’hiver : ce sont la truffe noire proprement dite et la truffe d’hiver. La première, la plus parfumée et la plus estimée de toutes, présente une surface couverte de petites aspérités. Le tissu intérieur, d’un noir uniforme tirant sur le rouge, est parcouru par des veines d’abord blanches, puis rougeâtres, quand le champignon vieillit. Cette espèce est commune en Italie, en Provence et dans le Poitou ; elle se trouve, mais rarement, aux environs de Paris et en Angleterre. La truffe d’hiver, inférieure à la première, est presque toujours mêlée avec elle. Sa chair est blanche dans sa jeunesse, puis noirâtre et parcourue par des veines blanches. Deux autres espèces de truffes acquièrent tout leur développement dans le courant même de la belle saison : ce sont la truffe d’été et la truffe mésentérique. La première, commune en Allemagne et dans le centre de la France, est parsemée de tubercules assez gros, et sa chair, d’abord blanchâtre, tire plus tard sur le brun et est parcourue par des veines toujours blanchâtres. La seconde, très répandue en Italie, et dont le tissu est d’un brun grisâtre, offre des sinuosités très contournées, rappelant celles du mésentère. Les deux espèces se trouvent aussi aux environs de Paris, par exemple sous les pelouses qui tapissaient le coteau de Beauté et la terrasse de Charenton dans le bois de Vincennes. À Apt, dans le département de Vaucluse, on les coupe en tranches minces, que l’on fait sécher. Il s’en exporte annuellement 200,000 kilogrammes environ. Aux quatre espèces précitées, il faut ajouter la truffe blanche du Piémont, que Napoléon préférait aux espèces noires. Les autres ne sont pas comestibles. Les truffes viennent en général dans des sels calcaires ou argilo-calcaires. De même que beaucoup de champignons épigés, c’est-à-dire aériens, ne poussent jamais que sur le bois mort et même sur certains bois, de même les truffes noires ne peuvent végéter qu’au milieu du chevelu des arbres en général, et en particulier des trois espèces de chênes répandues en France : le chêne ordinaire, appelé chêne blanc dans le midi, dont les feuilles sèchent sur l’arbre pendant l’hiver, et les deux espèces à feuilles, vertes et persistantes, le chêne vert ou yeuse, et le chêne kermès. C’est entre les racines de ces essences que les tubercules se multiplient le plus et acquièrent un parfum qui les fait rechercher dans le monde entier. Quand les arbres sont trop grands et ombragent fortement le sol, la récolte diminue ; mais elle va augmentant à mesure que le taillis grandit.

Le mode de reproduction des truffes est celui de tous les champignons : à leur maturité, elles contiennent des spores d’une ténuité extrême, car ils n’ont qu’un dixième de millimètre de diamètre. Lorsque la truffe pourrit dans le sol, ces spores produisent des filamens blancs analogues au blanc du champignon de couche ; ce mycélium, comme l’appellent les botanistes, donne naissance aux truffes elles-mêmes, qui sont pour ainsi dire le fruit de cette trame souterraine. Quoique ces faits soient acquis à la science, mille préjugés bizarres sont encore en vogue parmi les chercheurs ou les cultivateurs de truffes. Les uns s’imaginent que la truffe est une excroissance naturelle de la racine du chêne, les autres le résultat de la piqûre d’une mouche ou d’un autre (insecte. La plupart sont convaincus « qu’il existe des chênes au pied desquels on trouve des truffes, et que pour cela on appelle chênes truffiers, tandis que d’autres sont frappés de stérilité. Autant d’erreurs., autant d’illusions : la truffe est un champignon souterrain qui se reproduit comme ses congénères, mais ne prospère que dans les terrains calcaires et au milieu du chevelu des arbres, et surtout des chênes. Les pluies de juillet ou d’août favorisent son accroissement et assurent une belle récolte.

Les chercheurs de truffes avaient depuis longtemps observé que les lignes et les champs cultivés bordés de chênes verts rabougris étaient des localités fertiles en truffes. De là à l’idée de cultiver ces tubercules, il n’y avait qu’un pas : M. Auguste Rousseau de Carpentras l’a franchi. Sur un terrain de 2 hectares formé par du calcaire siliceux, il sema des glands de chênes blancs et de chênes verts truffiers, c’est-à-dire au pied desquels on avait trouvé des truffes. Le semis réussit : au bout de huit ans, en 1856, un illustre agronome dont la science déplore la perte récente, M.de Gasparin, constatait une récolte de 8 kilogrammes de truffes par hectare, ce qui, au prix de la truffe à cette époque, 6 francs le kilogramme, représentait un produit de 45 fr. par hectare ; mais depuis cette époque le rendement de la truffière a augmenté, et le prix de la truffe s’est élevé. Aujourd’hui M. Auguste Rousseau obtient une récolte moyenne de 260 kilos par an sur une superficie de 5 hectares, ce qui élève le produit à 52 kilos par hectare, et le prix moyen de la truffe ayant été dans ces dernières années de 15 francs le kilo sur le marché de Carpentras, il en résulte qu’un hectare de mauvais terrain planté d’un taillis de chênes de quinze ans produit annuellement 780 fr. Retranchant de cette somme 10 francs pour le labour, les journées de récolte et la rente du terrain, qui peuvent s’élever ensemble à 25 fr. il reste un produit net de 740 fr. par hectare. Peu de cultures donnent des résultats semblables avec aussi peu de soins. Deux remarques intéressantes ont été faites dans la truffière de M. Rousseau. La première, c’est que les truffes se trouvaient plus abondantes, plus égales et plus parfumées au pied des chênes verts qu’au pied des chênes ordinaires ; la seconde, c’est que les tubercules se rencontraient toujours au pied des arbres qui en avaient donné les années précédentes. Ces arbres étaient marqués d’une croix blanche, et la truie chargée de découvrir la truffe se dirigeait immédiatement vers ces arbres en ouvrant avec son groin un large sillon dans le sol. Le tubercule découvert, on lui donne un coup sur le nez, et on lui jette quelques glands ou une pomme de terre pour prix de sa peine. Les cochons, si peu délicats en fait d’odeurs et de saveurs, sentent le parfum de la truffe à travers le sol : leur odorat, plus sensible que le nôtre, perçoit ces émanations subtiles. Certains chiens, les barbets surtout, peuvent être également dressés à cette chasse ; mais ils se bornent à désigner la place où se trouve la truffe ; la truie au contraire fait tout le travail, elle découvre et déterre la truffe. L’ingratitude de l’homme, qui substitue un aliment grossier à celui qu’elle a conquis, ne la décourage pas ; mais il faut que son gardien soit attentif : sans cela, le précieux tubercule est immédiatement broyé entre ses fortes mâchoires, qu’on s’efforce souvent en vain d’écarter avec un bâton pour lui enlever sa proie.

Cette digression ne nous a pas autant éloigné du Ventoux qu’on pourrait le croire : elle n’était pas inutile pour montrer toute l’importance de la multiplication du chêne au pied de la montagne. On vend annuellement sur le marché de Carpentras, du 1er décembre à la fin de février, pour 2 millions de francs de truffés qui sont envoyées dans l’Europe entière. Actuellement les communes de Bedoin, Villes, Blauvac, Monieux et Methamis afferment une étendue de bois truffiers de 2,700 hectares au prix de 13,290 francs. Sur ces 2,700hectares, la commune de Bedoin n’en possède que 100, affermés au prix de 1,800 francs. Ainsi les 1,000 hectares semés de chênes, qui poussent très bien, seront loués dans quelques années 18,000 francs par an pour l’exploitation de la truffe. La fertilité de ces taillis dure vingt ou trente ans : au bout de ce temps, le sol, trop ombragé et trop garanti de la pluie n’est plus favorable à la végétation du champignon souterrain ; mais alors le taillis peut être exploité comme bois de chauffage au entièrement renouvelé. C’est donc avec une vive satisfaction que j’ai vu au-dessous de la limite des hêtres des taillis de chênes de la. plus belle venue là où en 1836 je n’avais observé que des pentes dénudées ou de misérables champs de seigle dont les chaumes grêles et débiles végétaient au milieu des pierres.

Le reboisement du Ventoux, dont le zèle éclairé du préfet de Vaucluse est à juste titre préoccupé, transformera la montagne elle-même et la contrée qui l’environne. Quand ses pentes seront boisées ; elles ne s’échaufferont plus comme actuellement pendant les chaleurs de l’été. Les courans d’air ascendans n’entraîneront plus les nuages vers le haut de la montagne, où ils se résolvent subitement, sous l’influence du froid, en pluies ou plutôt en averses torrentielles. Les eaux, que nul obstacle n’arrête, ne se précipiteront plus immédiatement dans les ravins et de là dans la plaine. Les nuages, se traînant le long des flancs de la montagne ou s’élevant successivement vers le sommet, se résoudront peu à peu en pluies modérées. L’eau tombant d’abord sur les feuilles des arbres gagnera lentement le sol : elle s’infiltrera dans la terre végétale et coulera doucement, arrêtée par le tronc et les racines. Ces eaux, se réunissant en filets plus ou moins considérables, descendront lentement vers la plaine, formant des ruisseaux permanens et non plus des torrens éphémères ; elles arroseront la contrée et ne la ravageront plus. La terre végétale provenant du détritus des feuilles et de la végétation herbacée ne sera plus entraînée dans les fonds mais restera sur les pentes. Grâce à elle, les graminées que les moutons recherchent se multiplieront, et au lieu de nourrir 2,000 bêtes à laine, qui maintenant trouvent à peine leur subsistance en arrachant les plantes qui végètent entre les pierres, 20,000 têtes de bétail, à raison de 4 bêtes par hectare, y vivront dans l’abondance. Une foule de plantes amies de l’ombre et de la fraîcheur, que les anciens botanistes avaient signalées sur le Ventoux, reparaîtront dans la suite. Les cultures pourront s’échelonner sur ses flancs, protégées par les forêts contre ce terrible mistral qui brise, couche sur le sol et dessèche toute plante délicate. Le bois de chauffage, dont le prix augmente sans cesse, deviendra plus commun, certaines industries impossibles actuellement pourront renaître, et enfin l’œil ne sera plus attristé par la vue de cette montagne pierreuse qu’on a appelée, non sans quelque raison, une montagne de macadam. Telles sont en peu de mots les effets immédiats du reboisement de la chaîne du Ventoux ; les conséquences éloignées sont incalculables.

Le Mont-Ventoux offre une succession de régions végétales bien définies et caractérisées par l’existence de certaines plantes qui manquent dans les autres[6]. Ces régions sont au nombre de six sur le versant méridional, de cinq sur le versant septentrional. Nous commencerons par le versant sud, celui qui se confond à sa base avec la plaine du Rhône. Toutes les plantes de la plaine appartiennent à la région la plus basse : elle se caractérise très bien par deux arbres, le pin d’Alep et l’olivier. Tous deux sont propres au bassin méditerranéen, autour duquel ils forment une ceinture interrompue seulement par le delta de l’Égypte. Le pin d’Alep se trouve sur toutes les collines qui longent le pied méridional du Ventoux ; .mais il ne dépasse pas 430 mètres au-dessus du niveau de la mer. L’olivier monte plus haut, mais n’est plus cultivé au-dessus de 500 mètres. Sous ces arbres, on rencontre toutes les espèces méridionales qui caractérisent la végétation de la Provence : le chêne kermès, le romarin, le genêt d’Espagne, le Dorycnium suffruticosum. — Une zone étroite succède à celle-ci : elle est caractérisée par le chêne vert, celui-là même qui est si favorable à la production de la truffe. Cet arbre ne dépasse guère 550 mètres ; mais les semis opérés depuis quinze ans en élèveront probablement la limite altitudinale. Au milieu des taillis, on trouve la dentelaire d’Europe, le genévrier cade, la grande euphorbe characias, la Psoralea à odeur de bitume, etc.

Une région dépourvue de végétaux arborescens vient immédiatement après les deux premières. Le sol est nu, pierreux, généralement inculte ; cependant çà et là on remarque des champs de pois chiches, d’avoine ou de seigle, dont les derniers sont à 1,030 mètres au-dessus de la Méditerranée ; mais un arbrisseau, le buis, deux sous-arbrisseaux, le thym et les lavandes, une autre labiée herbacée, le Nepeta graveolens et le dompte-venin (Vincetoxicwn officinale), dominent pour la taille et le nombre. C’est dans cette région que les tentatives de reboisement au moyen des chênes et des pins maritimes se poursuivent avec succès. Il faut s’élever jusqu’à 1,150 mètres pour retrouver de nouveau la végétation arborescente : elle se compose de hêtres. D’abord épars et sous forme de taillis, ils sont plus grands à partir de 1,240 mètres, surtout dans les ravins profonds, véritables vallons qui les abritent du vent. Quelques-unes de ces gorges offrent un aspect charmant ; des escarpemens pittoresques les dominent, de beaux bouquets de hêtres aux troncs marbrés de lichens blancs se groupent à leur pied, un vert gazon entretenu par l’humidité du sol tapisse le fond de la combe. Des perspectives s’ouvrent d’un côté vers les arêtes nues de la montagne, de l’autre vers la plaine fertile ; les eaux du Rhône scintillent au loin, l’air est traversé par les abeilles bourdonnantes qui s’échappent des ruches étagées au midi contre les rochers. Le thym et les lavandes exhalent leurs parfums pénétrans lorsque le pied du voyageur vient à les fouler. L’œil est charmé de ce contraste qu’on ne trouve que dans le midi : une belle verdure due à la fraîcheur du sol sous un ciel bleu et avec un air sec, chaud et transparent. Au printemps, en automne et pendant les pluies d’orage de l’été, ces ravins sont des torrens éphémères, mais terribles, qui entraîneraient le voyageur et ses chevaux comme des brins de paille ; mais le torrent passe vite, le sol est imbibé d’eau, le soleil luit, et la végétation reprend avec une vigueur nouvelle.

Les hêtres montent jusqu’à 1,660 mètres. À cette hauteur, les dépressions sont peu profondes, et les arbres, exposés à l’action déprimante du vent qui les couche sur le sol, ne sont plus que d’humbles buissons à branches courtes, dures et serrées. Un pareil buisson, semblable à une boule ou à un matelas étendu par terre, est souvent aussi vieux que de grands hêtres qui élèvent dans le ciel leur cime orgueilleuse. Un grand nombre de plantes habitent la région des hêtres. Plusieurs appartiennent, la zone subalpine des montagnes de l’Europe moyenne, et ne descendent jamais dans la plaine. Telles sont le nerprun, le groseillier, la giroflée, la cacalie et l’oseille des Alpes, l’amélanchier commun, l’anthyllide des montagnes, etc.

À la hauteur de 1,700l mètres, le froid est trop vif, l’été trop court et le vent trop violent pour que le hêtre puisse encore subsister ; aussi sur le Ventoux, comme dans les Alpes et les Pyrénées, un arbre de la famille des conifères est le dernier représentant de la végétation arborescente : c’est une espèce de pin assez basse, appelée pin de montagne (Pinus uncinata), par les botanistes, parce que les écailles de ses cônes sont recourbées en hameçons. Ces pins s’élèvent à plusieurs mètres de hauteur dans les endroits abrités et deviennent des buissons touffus dans les lieux exposés au vent : ils montent jusqu’à la hauteur de 1,810 mètres, et forment la limite extrême de la végétation arborescente. Les plantes herbacées de cette région sont celles de la région des hêtres, qui presque toutes atteignent la limite des pins. Cependant il faut y ajouter le genévrier commun, couché sur le sol, comme on le voit toujours sur les hautes montagnes, où le poids de la neige l’écrase pour ainsi dire tous les hivers, la germandrée des montagnes et la saxifrage gazonnante (Saxifraga cespitosa), qui s’élève jusque sur les plus hautes cimes des Alpes. La flore nous enseigne donc, à défaut du baromètre, que nous touchons à la région alpine du Ventoux, à cette région où toute végétation arborescente a disparu, mais où le botaniste retrouve avec ravissement les plantes de la Laponie, de l’Islande et du Spitzberg. Dans les Alpes, cette région s’étend jusqu’à la limite des neiges perpétuelles, séjour d’un éternel hiver ; mais le Ventoux ne s’élevant qu’à 1,911 mètres, son sommet appartient à la partie inférieure de la région alpine des Alpes et des Pyrénées. À cette hauteur, tout arbre a disparu, mais une foule de petites plantes viennent épanouir leurs corolles à la surface des pierres ou des rochers. Ce sont le pavot à fleurs orangées, la violette du Mont-Cenis, l’astragale à fleurs bleues, et, tout à fait au sommet, le paturin des Alpes, l’euphorbe de Gérard et la vulgaire ortie, qui apparaît partout où l’homme construit un édifice. Une chapelle a été bâtie au sommet du Ventoux depuis l’ascension de Pétrarque. L’ortie s’abrite à l’ombre de ses murs. Une auberge se trouve au sommet du Faulhorn, en Suisse, à 2,680 mètres au-dessus de la mer, et l’ortie y croît également, entourée des plantes qui ne se trouvent que dans le voisinage des neiges éternelles. Mais ce n’est pas au sud du sommet terminal de la montagne que le botaniste cherchera les plantes alpines caractéristiques de la région élevée d’où son œil embrasse tout le panorama des Alpes françaises, du Mont-Blanc à la mer. C’est dans les escarpemens du nord, dans les rochers exposés aux bises glaciales, privés de soleil pendant de longs mois et couverts de neige jusqu’en juin. C’est là que j’ai revu comme on revoit une amie, la saxifrage à feuilles opposées, que j’avais cueillie au sommet du Reculet, la cime la plus élevée du Jura, et sur tous les sommets des Alpes qui atteignent ou dépassent la limite des neiges perpétuelles. Quand je mis le pied pour la première fois sur les rivages glacés du Spitzberg, la saxifrage à feuilles opposées fut encore la première plante que j’aperçus, car ici elle retrouvait au bord de la mer les étés froids et les neiges fondantes des sommets qui couronnent les Alpes et les Pyrénées. Sur le Ventoux, d’autres saxifrages, également alpines, environnaient la première ; les clochettes bleues de la campanule d’Allioni se dégageaient du milieu des pierres et des plantes naines, comme elles le sont toutes à ces hauteurs, le Phyteuma à capitules arrondies, l’Androsace villeuse, l’Ononis du Mont-Genis, et trois espèces d’Arenaria, se collaient contre les rochers ou pointaient à travers les pierres.

Nous, avons vu combien le Ventoux était heureusement placé et favorablement orienté pour mettre en évidence l’influence des versans sur la végétation ; nulle part cette influence n’est plus marquée que dans la région alpine. Sur le versant sud, elle s’étend des derniers pins rabougris au sommet, sur une hauteur de 111 mètres, savoir de 1,800 à 1,911 mètres. Sur le versant nord au contraire, la région alpine est comprise entre 1,700 et 1,911 mètres, sa hauteur est donc de 211 mètres. Ainsi les plantes alpines se montrent plus bas au nord qu’au midi, parce qu’elles trouvent à une moindre hauteur, à 1,700 au lieu de 1,800 mètres, les conditions climatologiques qui leur conviennent.

Un autre phénomène de végétation trahit l’influence des versans. Le sapin, qui n’existe pas sur le versant sud, s’élève dans les escarpemens du nord, mêlé au pin de montagne jusque la hauteur de 1,720 mètres : il forme une région qui correspond à la zone que ce pin caractérise seul sur le versant méridional ; mais cette région est plus étendue au nord ; les conifères y sont déjà prédominans à la hauteur de 1,380 mètres. Sur les pentes presque verticales qui plongent vers le village de Brantes, les sapins mêlés aux hêtres descendent jusqu’à 1,000 mètres environ. Le pin de montagne obéit aux mêmes influences : sur le versant sud, il commence à se montrer à la hauteur de 1,480 mètres pour cesser à 1,810 mètres. Sur le versant nord, il commence plus bas : on le rencontre déjà à 1,350 mètres ; mais il monte moins haut qu’au sud, car il ne dépasse pas 1,625 mètres.

La région des hêtres existe au nord comme au midi du Ventoux ; mais au midi ils occupent la région comprise entre 1,130 et 1,670 mètres. Au nord, la zone entière se trouve abaissée, car cet arbre se montre à 920 mètres de hauteur et cesse à 1,580. Au-dessous de 900 mètres, même au nord, les étés sont trop chauds pour que le hêtre, qui appartient aux essences de l’Europe moyenne, puisse prospérer. Dans la plaine du Rhône, il ne commence à apparaître qu’aux environs de Lyon, et il faut s’avancer jusque dans le nord de la France pour le trouver dans toute sa beauté, qu’il conserve en Belgique, en Allemagne et en Danemark, où il a de tout temps excité l’admiration des peintres et inspiré la muse champêtre. La limite septentrionale de cet arbre, déterminée avec beaucoup de soin par Alphonse de Candolle, forme une courbe qui, commençant un peu au nord d’Edimbourg, atteint son point culminant à Alvesund (latitude 61° 31′), près de Bergen en Norvège, redescend en Suède, au sud des lac Wettern et Wenern, coupe la côte de Poméranie près de Kœnigsberg, pour se diriger au sud-est à travers la Wolhynie jusqu’en Crimée (latitude 45 degrés), où elle atteint sa limite méridionale. On voit que dans la plaine comme sur la montagne le hêtre craint les fortes chaleurs ; mais il redoute également les hivers trop rudes, puisqu’il s’arrête en-deçà du cercle polaire. Sa limite septentrionale s’abaisse dans l’est où les hivers, comme on sait, sont d’autant plus rigoureux qu’on s’éloigne plus de l’Océan. Au contraire la modération des hivers et des étés lui permettent de s’avancer dans la France occidentale jusqu’au pied des Pyrénées.

De la région des hêtres, on descend dans celle du buis, du thym et des lavandes, qui est excessivement étroite sur le versant nord du Ventoux, car elle est comprise entre 800 et 910 mètres. La zone végétale placée immédiatement au-dessous de celle-ci est caractérisée par un arbre que nous chercherions vainement sur le versant méridional. Le noyer est cultivé sur les pentes septentrionales du Ventoux. Le dernier auquel j’aie suspendu mon baromètre pour mesurer son altitude se trouvait près de la chapelle de Saint-Sidoine, à 797 mètres au-dessus de la Méditerranée. Le noyer est originaire de la Perse et spontané dans les régions au sud du Caucase.-Dans l’Europe occidentale, il ne dépasse pas le 56e degré de latitude, savoir : la latitude d’Edimbourg et de Copenhague ; il ne faut donc pas s’étonner s’il ne s’élève pas davantage sur le flanc septentrional du Ventoux. Plus haut d’ailleurs sa culture serait illusoire, car, n’étant plus protégé par les contre-forts des montagnes opposées, le vent abattrait ses fruits bien avant leur maturité.

La région la plus basse du versant nord du Ventoux est caractérisée par la présence du chêne vert. Il ne dépasse pas l’altitude de 620 mètres. Plus haut le climat serait trop rude pour lui. Sur les côtes océaniques de la France, où les hivers sont si doux, le dernier bois de chênes verts se trouve dans l’île de Noirmoutiers, près de l’embouchure de la Loire, par le 47° degré de latitude.

La région des oliviers manque sur le versant septentrional du Ventoux, ce qui réduit à six le nombre des régions végétales de ce côté, tandis qu’il est de sept au midi. Cette différence, s’explique : au nord, le pied de la montagne est moins bas qu’au midi, la ville de Malaucène étant à 400 mètres au-dessus de la mer, tandis que le village de Bedoin n’est qu’à 190. Aussi l’olivier ne saurait-il mûrir ses fruits sur des pentes tournées vers le nord à des altitudes supérieures à 400 mètres. Cela est si vrai que sur les contre-forts des basses montagnes opposées au Ventoux il monte au-dessus de 500 mètres dans les vallons abrités qui séparent les deux chaînes. Originaire de l’Asie-Mineure et de la Grèce, l’olivier est un arbre délicat et très sensible aux gelées printanières, qui ne s’élève pas à une grande hauteur sur les montagnes. Dans la vallée du Rhône,. les derniers oliviers sont au pied des rochers volcaniques de Rochemaure, un peu au nord de Montélimart. Jadis les oliviers étaient communs jusqu’à Valence ; mais l’extension de la culture du mûrier à la fin du XVIe siècle les a refoulés vers le midi.

Le lecteur connaît maintenant la topographie botanique du Mont-Ventoux ; il a vu comment les zones de végétation s’échelonnent sur ses flancs et représentent en miniature la succession des végétaux depuis les plaines de la Provence jusqu’aux extrémités de la péninsule Scandinave. Sur toutes les grandes montagnes, on trouve des successions semblables ; mais nulle part on ne rencontre une montagne géographiquement mieux placée, plus détachée du groupe principal et mieux orientée pour que l’influence de l’exposition se traduise par la végétation. Espérons que les travaux de reboisement si bien commencés seront couronnés de succès, et qu’un jour une large ceinture de forêts entourera d’une écharpe de verdure les flancs encore dénudés du Ventoux. Ce résultat si désirable obtenu sur une montagne isolée encouragera les essais de repeuplement toujours plus facile sur des pentes abritées contre le vent. Du reste cette montagne n’est pas la seule qui ait fait le sujet d’une monographie botanique, et, sans sortir de l’Europe, je me contenterai de citer les travaux déjà connus de Philippi sur l’Etna, de Boissier sur la Sierra-Nevada, de Ramond et de Charles Desmoulins sur les Pyrénées, de Lecoq sur l’Auvergne, de Thurmann sur le Jura, de Wahlenberg et de Heer sur les Alpes et les montagnes de la Scandinavie. La Géographie botanique raisonnée d’Alphonse de Candolle résume admirablement toutes ces données : elle présente un tableau fidèle de l’état de cette science à notre époque, et sera le point de départ de travaux ultérieurs et d’explorations nouvelles qui achèveront de nous faire connaître la distribution géographique et topographique des végétaux à la surface du globe.


CH. MARTINS.

  1. Géographie, t. IV.
  2. Latitude 63° 50’.
  3. Latitude 62° 38’.
  4. Latitude 59° 50’.
  5. Virtute, onor, bellezza, atto gentile,
    Dolci parole ai bei rami m’han giunto
    Ove soavemente il cor s’invesca.
    Mille trecento ventisette appunto
    Su l’ora prima il di sesto d’Aprile
    Nel labirinto intrai ; nè veggio ond’esca.
    (Sonnet CLXXV.)
  6. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1856, la Géographie botanique et ses progrès.