Le Mont-Cenis, souvenirs de voyage

Le Mont-Cenis – Souvenirs de voyage
L. Bouvier

Revue des Deux Mondes tome 87, 1888


LE

MONT-CENIS


SOUVENIRS DE VOYAGE


Le Mont-Cenis est un des trois ou quatre grands passages des Alpes occidentales sur lequel on se fait généralement des idées qui ne concordent pas avec la réalité des faits. Le tunnel, en usurpant son nom, a prêté à cette grave erreur bien accréditée, que la voie ferrée est pratiquée sous le col de cette montagne. Rien de moins exact.

Au 17 septembre 1871, le tunnel du Mont-Cenis achevé, les premiers trains pénétrant dans les profondeurs de la grande montagne emportaient les représentans de la France et de l’Italie qui venaient se donner la main. Achevée en treize ans, cette œuvre gigantesque fut longtemps considérée comme un rêve impossible à réaliser. Au dire des pessimistes, on devait rencontrer des cavernes, une température insupportable, des filons métalliques qu’on ne pourrait briser, et le lac du Mont-Cenis dont le flot envahissant la galerie viendrait noyer les ouvriers et plonger la vallée de l’Arc dans le désastre d’un nouveau déluge. Vaines prédictions et craintes chimériques. La mécanique, mue cette fois par l’air comprimé, a triomphé de tous les obstacles, et le Mont-Cenis, bien qu’à 30 kilomètres plus au nord, a donné son vieux nom à la nouvelle voie qui l’a réduit au rôle d’un vaincu, aujourd’hui complètement abandonné et transformé en un véritable désert. Si le Mont-Cenis a perdu sa vie, son animation, s’il n’est plus qu’un nom dans l’histoire du passé, il conserve son site incomparable, son beau lac, la richesse de sa flore, qui lui vaudront toujours un attrait irrésistible auprès des artistes et des naturalistes. En rappelant des souvenirs personnels sur la physionomie de cette intéressante région des Alpes, je veux noter les traits épars de son histoire et montrer l’insigne prospérité de son hospice à l’époque du consulat et de l’empire.


I.

Le Mont-Cenis, limite de séparation entre les Alpes cottiennes et les Alpes grecques, fait communiquer la vallée de la Maurienne avec la vallée de Suze par un large passage naguère des plus fréquentés. Quoique bien connu des Romains, il n’était pas praticable du temps de César. La voie militaire de cette époque remontait l’Arc dans la Maurienne supérieure, traversait la vallée de Lanzo-et-Viü, et allait de Vienne sur les bords du Rhône à Milan. On présume que, sur la foi de Salluste, Pompée, se rendant en Espagne pour combattre Sartorius, fut le premier des généraux romains qui tenta de passer le Mont-Cenis.

Dans le débat qu’a suscité le passage d’Annibal à travers les Alpes, de Saussure et Napoléon ont soutenu que le général carthaginois était descendu en Italie par le Mont-Cenis. Cette opinion a été accréditée dans un livre récent : Annibal en Gaule, adressé en décembre 1874 à l’Académie des Sciences morales et politiques. Son auteur, M. Maissiat, ancien représentant du peuple, a repris sur les lieux cette vieille question qui, dès le début, a divisé Polybe et Tite-Live. Contrôlant les divers récits les uns par les autres, il donne les motifs qui lui font regarder comme certain qu’Annibal a emprunté cette voie. Quoiqu’il en soit, le passage d’Annibal des Gaules en Italie restera toujours un problème gros de difficultés. Il existe au moins, si j’ai bonne mémoire, quatre-vingts dissertations sur cet événement : trente-trois opinent pour le passage du Petit-Saint-Bernard, qui réunit le plus grand nombre de suffrages ; vingt-quatre se prononcent pour le Mont-Genèvre ; le Grand-Saint-Bernard en compte dix-neuf ; le Mont-Cenis onze, et le Viso trois.

À différentes époques, le Mont-Cenis fut témoin de grands mouvemens militaires. Constantin le passa en 312, à la tête de 40,000 hommes ; Alaric l’envahit dans sa marche sur Rome ; Pépin le Bref et après lui Charlemagne poursuivirent les Lombards à travers la plaine du Mont-Cenis. Un siècle plus tard, Charles le Chauve, qui s’était rendu en Italie à la voix du pape Jean VIII, mis dans l’impossibilité de tenir tête à Carloman, roi de Bavière, maître de la Lombardie, se hâta de revenir en France. Accablé d’inquiétude et de regrets, il fut pris d’une fièvre violente, traversa le Mont-Cenis dans une chaise à porteur et vint mourir à cinquante-quatre ans dans un pauvre village de la Maurienne, in vilissimo tugurio, suivant l’expression des vieilles chroniques du temps, qui attribuent la fin prématurée du malheureux roi à une potion suspecte que lui aurait administrée son médecin Sédécias.

En 1567, le duc d’Albe, nommé gouverneur des Flandres, traversa la Savoie avec un corps de 10,000 hommes. Un bataillon de 1,200 courtisanes, enrégimentées comme des soldats et soumises à la discipline militaire, figurait dans les cadres de son armée. Le duc se mit en route par le Mont-Cenis, le 2 juin, conduisant lui-même l’avant-garde, suivi du génie, qui devait aplanir la route. Durant son passage, le duc ne craignit pas de dire que quelques centaines d’hommes bien résolus auraient suffi pour l’arrêter, mais nul n’osa l’essayer.

En mai 1800, tandis que l’armée française, sous la conduite du premier consul, descendait du Grand-Saint-Bernard, 4,000 hommes, sous le général Thureau, défendaient le Mont-Cenis et devaient essayer de pénétrer à Turin. On songea bien un moment à diriger toute l’armée par cette voie, qui était la plus facile, mais l’inconvénient de déboucher au milieu des Autrichiens campés sous les murs de cette ville la fit abandonner.

Lors de la guerre d’Italie, en 1859, une partie de l’armée française fut dirigée sur le Mont-Cenis. La route, encombrée de neiges, ne permit aux soldats d’arriver à Suze qu’au prix de grandes difficultés. Les religieux de l’hospice les entourèrent de tous leurs soins et parvinrent à atténuer bien des souffrances.

L’hospice tient une place importante dans cette région. Sa fondation date du ixe siècle et remonte à Louis le Débonnaire, qui lui donna des rentes suffisantes pour secourir les voyageurs ; Lothaire Ier, en conformité des vues paternelles, assigna au nouvel établissement les revenus du monastère di Pagno, en Piémont, et en confia la direction aux religieux de la Novalaise. Son existence fut toujours précaire ; ce n’est qu’au commencement du siècle qu’il devait connaître de meilleurs jours. Après la bataille de Marengo, un décret du 21 février 1801 vint attester la sollicitude du vainqueur pour les établissemens hospitaliers des Alpes et pour celui du Mont-Cenis en particulier. « Il sera établi, disait le décret, sur le Simplon et sur le Mont-Cenis, un hospice pareil à celui qui existe sur le Grand-Saint-Bernard. Ces hospices seront servis par des religieux du même ordre. Il ne pourra jamais y avoir moins de quinze personnes dans chaque hospice, et les religieux seront soumis à la même discipline, tenus à observer les mêmes devoirs envers les voyageurs que ceux du Grand-Saint-Bernard. Ce dernier est pourvu d’une somme de 20,000 francs de rente, et 40,000 francs seront employés à la construction des deux autres. » En même temps, Napoléon fit ouvrir une grande route praticable aux grosses voitures dans ces parages qu’on ne pouvait traverser sous les ducs de Savoie qu’à dos de mulet. Les travaux de cette magnifique route de Lanslebourg à Suze, sur une longueur de 35 kilomètres, continués sans interruption pendant dix ans, de 1803 à 1813, coûtèrent la somme énorme de 6,080,000 francs.

Il agrandit l’hospice en affectant une somme de 120,000 francs à des constructions nouvelles. Il donna en toute propriété le lac à l’hospice, qui fut tenu d’entretenir constamment un chirurgien, de fournir une demi-bouteille de vin et des alimens nécessaires à tous les soldats qui passaient avec une feuille de route en règle, et de les héberger en hiver dans des salles réchauffées. L’empereur s’y réserva un appartement à l’ameublement duquel 14,000 francs furent consacrés. De tout ce mobilier, la chambre impériale ne conserve à cette heure qu’un lit en acajou, avec une vieille tenture en soie verte et un vase en cristal ébréché.

Le séjour de Pie VII est un des événemens mémorables de l’histoire de l’hospice. En se rendant à Paris pour sacrer l’empereur, le saint-père s’arrêta à l’hospice du Mont-Cenis le 15 novembre 1804, objet d’un accueil tout filial de la part de l’abbé et de ses religieux. De retour à Rome, le vénérable pontife leur adressa un beau calice en argent doré comme témoignage de l’hospitalité qu’il en avait reçue. Le souvenir de cet événement est rappelé dans la chambre impériale par l’inscription suivante :


ANNO REPARATIONIS 1804 15 NOVEMBRIS
EXULTAVERUNT MONTES A CONSPECTU PII VII
CUJOS MEMORIAM IN BENEDICTIONE HOC IN EODEM LOCO
NON SICCIS PRÆ CONSOLATIONE OCULIS
RELIGIOSI HUJUS ABATIÆ MONTIS CINERIS ILLUM
PROSTRATI RECEPERUNT.


Huit ans après, les religieux du Mont-Cenis avaient encore la satisfaction d’offrir à Pie VII l’hospitalité de leur maison ; mais cette fois, dans une situation douloureuse, bien différente de la première : ils accueillaient un prisonnier. En résidence à Savone depuis son enlèvement du Quirinal, le saint-père reçut l’ordre de se préparer à un voyage pour rentrer en France. Parti de cette ville le 10 juin 1812, après un pénible voyage, sans aucun repos, il arriva au Mont-Cenis au milieu de la nuit. N’ayant pas quitté sa voiture depuis son départ, l’auguste prisonnier avait contracté une rétention d’urine des plus vives, au point d’inspirer les plus grandes appréhensions aux deux personnes de son entourage, l’évêque d’Edesse Bertazzoli et le médecin Porta-Clara de Termignon. Ce dernier, homme énergique, déclara au commandant de l’escorte qu’il fallait au malade trois jours de repos, sans quoi il n’aurait plus qu’un cadavre à transporter en France. Le commandant transmit cette nouvelle au gouvernement de Turin, en demandant s’il devait s’arrêter ou poursuivre sa route. On lui répondit d’avoir à exécuter ce qui lui avait été ordonné. Le malade resta trois jours au Mont-Cenis, trois jours pendant lesquels le passage fut interdit et la barrière fermée ; dans la matinée du 14 juin, il reçut l’extrême-onction, et la nuit suivante on lui fit continuer son voyage. On marchait jour et nuit. Le 20 juin, le pape arriva à Fontainebleau, après avoir résisté à toutes les barbaries, mais dans un état de santé si peu satisfaisant qu’il dut garder le lit pendant plusieurs semaines.

Sur la fin de l’empire, Napoléon conçut de grandes idées au sujet du Mont-Cenis. Il prescrivit, le 22 mai 1813, sur le champ de bataille de Wurschen, l’exécution sur le Mont-Cenis d’un monument colossal destiné à perpétuer le souvenir des victoires remportées dans cette mémorable campagne. Il voulait que ce monument fût en marbre de Maurienne, et se proposait de concentrer en ce lieu une population plus considérable, en y bâtissant une petite ville réservée aux vétérans de l’armée d’Italie. Le journal officiel du même jour contenait un décret de Marie-Louise, impératrice régente, qui consacrait 25 millions à l’exécution de ce monument, avec la nomination d’une commission chargée d’en présenter le projet. L’année 1814 survint, le Mont-Cenis fut abandonné à la Sardaigne, et les merveilleux projets de l’empire n’eurent d’autre sort que l’oubli.

Sous le gouvernement consulaire, en 1801, la direction de l’hospice du Mont-Cenis fut confiée à dom Gabet, ex-abbé de Tamiers. Ses religieux suivaient la règle de saint Benoît et en portaient l’habit. Le prince Eugène leur témoignait un grand intérêt, comme en fait foi la correspondance déposée dans les archives de l’hospice. Dom Gabet recourait toujours avec avantage à la protection personnelle du vice-roi d’Italie dans les rapports de son établissement avec le ministère de la guerre, auquel il était rattaché.

L’empire disparu, l’hospice n’eut plus de faveurs à espérer ; ses beaux jours avaient pris fin. En 1816, Victor-Emmanuel lui accorda une rente annuelle de 18,000 francs, à la charge par lui d’abandonner à l’économat royal de Turin tous les bénéfices qu’il tenait du gouvernement français. L’abbé dom Marietti accepta cette transaction, et, laissant quatre de ses religieux à l’hospice pour continuer l’hospitalité envers les voyageurs, se retira avec les autres au couvent de la Novalaise.

Les nouveau-venus, peu soucieux des nobles traditions que leur avaient laissées leurs devanciers, se livrèrent sans frein à tous les excès de l’indiscipline. En 1832, Mgr Billiet, évêque de Maurienne, depuis cardinal et archevêque de Chambéry, témoin de leur inconduite, s’en plaignit vivement à Rome dans un mémoire justificatif de ses griefs. Après une acrimonieuse correspondance engagée à ce sujet, Grégoire XVI, par un bref du 10 janvier 1837, mit fin à cette longue procédure en décrétant la remise de l’hospice sous la direction de l’évêque de Maurienne, qui imposait aux moines l’obligation de payer annuellement à l’hospice une redevance de 10,000 francs. Les moines, à leur départ, se rendirent coupables des déprédations les plus injustifiables et, sans aucun droit, dérobèrent à l’hospice le riche mobilier dont Napoléon l’avait pourvu. Dès lors, l’hospice du Mont-Cenis ne conserva plus que deux prêtres, le prieur de la maison avec un abbé pour coopérateur. En 1860, par suite de la cession de la Savoie à la France, les frontières de cette dernière furent portées au col du Mont-Cenis, et son hospice, qui en est éloigné de 3 kilomètres, se trouva rattaché au territoire de l’Italie.

L’histoire du Mont-Cenis se complète par celle des explorateurs qui, depuis plus d’un siècle, ont appelé l’attention sur cette belle région.


II.

Arduini, Pierre Cornalia, Vitalianus Donati, Allioni, sont les plus anciens naturalistes italiens qui soient venus visiter le Mont-Cenis. Linné les cite parmi les correspondans de son temps qui lui adressaient des plantes pour avoir son avis à leur sujet. Après Allioni, dont une des pérégrinations remonte à 1750, Louis Bellardi, son élève, explora ce point des Alpes, qui attira bientôt après les deux frères Pierre et Ignace Molineri.

Au 14 juillet 1756, La Condamine, membre de l’Académie des Sciences de Paris, fut le premier qui détermina l’altitude du Mont-Cenis. Il trouva à l’hospice 1,943 mètres. Lamanon, physicien et géologue, parvint, le 16 juillet 1784, au sommet de la Roche-Michel, l’une des plus hautes sommités de ces parages, et consigna les résultats de son ascension dans le Journal de Paris de cette même année.

En 1787, au moment où l’on commençait à imprimer le premier volume de l’Histoire des plantes du Dauphiné, Villars parcourait le Mont-Cenis, et dans le ravissement que lui procure le spectacle de cette végétation inattendue : « Le Mont-Cenis, écrit-il à Allioni (27 juillet 1787), est un théâtre qui exigerait trois mois pour le bien connaître. » La même année, Vichard de Saint-Réal, intendant de la Maurienne, escaladait la Roche-Michel et la Roche-Melon. Voué de tout cœur à l’étude des montagnes, cet explorateur se livrait chaque année à une station prolongée sur les cimes de sa région favorite. Il consacra dix ans de recherches à une histoire naturelle du Mont-Cenis, qu’il se proposait de publier et qui est restée inédite.

Du 25 au 29 septembre 1787, de Saussure passa avec son fils cinq jours au Mont-Cenis, et fit, dans la journée du 19, l’ascension de la Roche-Michel. L’auteur des Voyages dans les Alpes nous donne une triste impression de l’état de l’hospice au moment de son passage. Voici dans quels termes il en parle : « Cet hospice avait été fondé et richement doté pour subvenir à l’assistance des passagers. Mais il ne reste plus de cette fondation qu’une assez mince prébende qu’on donne à un abbé qui réside dans l’hospice sous le nom de recteur. Il est assez bien logé, reçoit avec plaisir les étrangers qui veulent s’arrêter ou même loger chez lui. Il ne donne pas son mémoire, mais on lui paie honnêtement la dépense qu’on croit avoir faite. Quant à ceux qui ne sont pas en état de payer, ils trouvent dans cette maison une espèce d’hospitalier qui reçoit une somme fixe pour laquelle il s’engage à faire une aumône et à donner quelques secours aux pauvres voyageurs. » De Saussure porta à 2,063 mètres l’altitude du col du Mont-Cenis. Sous l’empire, le Mont-Cenis surexcita l’ardeur des naturalistes piémontais, qui ne se firent pas faute d’y porter leurs pas. Une année ou l’autre, c’étaient Balbis, le fondateur de la Société linnéenne de Lyon, le docteur Lavy, Re, Ponsero, Bertero, Colla, et plus récemment, le professeur Parlatore de Florence. Toujours comblés d’attentions de la part des religieux, ils parcouraient avec tout l’entrain de la jeunesse ces régions luxuriantes, et quand il fallait les quitter, ils gardaient au cœur l’espoir de les retrouver.

Au 12 mars 1805, deux nouveaux voyageurs s’arrêtaient au Mont-Cenis. Partis de Paris pour se rendre à Rome, Gay-Lussac et de Humboldt passèrent toute une journée à l’hospice pour faire l’analyse de l’air atmosphérique.

De 1804 à 1814, Bonjean de Chambéry, nommé receveur de la barrière de la Grand’Croix, se mit avec passion à explorer le Mont-Cenis. Il recueillit une riche moisson de plantes qu’il s’empressa de communiquer aux illustrations de son temps, notamment à de Candolle, Bertoloni et Reichenbach. Huguenin, son compatriote et son élève, marcha sur ses traces, et, de 1830 à 1840, en fouilla toutes les stations. Il n’eut pas d’égal comme collectionneur. Joignant à une constitution vigoureuse une ardeur peu commune, il ne craignait pas de récolter jusqu’à six cents échantillons de la même espèce. Sans s’arrêter jamais, il mettait les mêmes soins à partager ses récoltes avec les botanistes de France, d’Angleterre et d’Allemagne, toujours émerveillés des nouveautés qu’ils en recevaient. Le docteur Belot de Lanslebourg et le chanoine d’Humbert, professeur de physique au collège de Saint-Jean-de-Maurienne, se rencontrèrent plus d’une fois avec Huguenin sur le plateau du Mont-Cenis. Ces deux explorateurs firent du Mont-Cenis l’objet de leurs persévérantes recherches, et, pendant plus de quinze ans, chaque année les y ramenait invariablement avec un zèle que rien ne pouvait refroidir.

Les botanistes français n’ont pas manqué au Mont-Cenis. Nous pouvons citer dans le nombre : en 1828, Seringe, directeur du Jardin botanique de Lyon ; en 1839, Jordan, de Lyon ; en 1845, Lecoq de Clermont. Parmi les Suisses, nous avons à signaler, en 1845 et en 1863, Reuter, directeur du Jardin botanique de Genève ; en 1883, Mortier, professeur à l’académie de Neuchâtel, dont la perte toute récente a causé de grands regrets. Mon ami Charles Beautemps, vice-président du tribunal de la Seine, y fit un voyage de quinze jours en 1847, n’ayant eu qu’à se louer des prévenances et de l’amitié que lui a témoignées le prieur Albrieux. Les plantes de son voyage ont été données au Muséum d’histoire naturelle. Enfin, comme couronnement de cette œuvre de recherches, la Société botanique de France, composée de plus de cinquante membres, s’y montra dans la nuit du 30 juillet 1863, venant y terminer, en compagnie de nombreux botanistes italiens, sa session extraordinaire de Chambéry, présidée par S. E. le cardinal Billiet.


III.

En mai 1850, j’avais accompli un délicieux voyage sur le littoral méditerranéen, de Marseille à Nice, au milieu de toutes les splendeurs qu’enfante le climat des régions méridionales. Après avoir franchi le col de Tende, il me fallut compter avec les rigueurs du ciel ; assailli par des pluies torrentielles qui avaient transformé les chemins en véritables lacs, j’arrivai à Turin dans un état lamentable. L’hospitalité exceptionnelle qui m’attendait dans cette ville, chez un vieil ami, M. Bonafous, me fit bien vite oublier les fatigues de mon voyage. Le célèbre agronome piémontais me traita comme un fils, ne se lassant jamais de chercher tous les moyens de rendre mon séjour agréable. Chaque jour, il réunissait à sa table quelques-uns de ses amis parmi les notabilités de la science, et me faisait assister à la conversation la plus variée et la plus attrayante. Au bout de quinze jours de cette charmante vie, reprenant mon attirail de voyageur, je pris congé du plus aimable des hommes, et m’acheminai par la route de Suze, où je vins passer la nuit. Le lendemain, j’étais à quatre heures du matin sur la route du Mont-Cenis, et, à dix heures, je saluai la Grand’Croix, le col oriental du versant italien. Ici, plus aucune trace de bois ni de taillis, mais devant moi un plateau verdoyant, couvert d’une végétation dans tout l’éclat d’une floraison éblouissante. Après une demi-heure de marche sous un soleil splendide, je m’arrête au-devant de l’hospice, dont la longue et blanche façade se détache sur la route. Le frontispice de l’établissement porte l’inscription suivante :


VIATORI SUCCURERE

ALPIUM PENNINARUM
DOMITOR JUSSIT
ANNO REIPUBLICÆ — IX (1804)
V. D.

BENEFICIORUM MEMOR
— MONT-BLANC.


En portant mes regards un peu plus haut, je trouve sur un cadran solaire une autre inscription, consolante et gracieuse, à l’adresse des voyageurs fatigués ou menacés par la tempête :


TEMPORE NIMBOSO SISTITE GRADUM
UT MIHI SIC VOBIS HORA QUIETIS ERIT.


J’entre et je demande le prieur, qui m’accueille avec la plus grande affabilité. Son ami aussi, M. Bonafous, l’avait prévenu de mon arrivée par une lettre qu’il venait de recevoir. Après le dîner, je me décide à grimper à Ronche, malgré les observations du prieur, qui voulait me retenir, jugeant bien suffisante pour la journée la marche que je venais de faire. Mon enthousiasme parlait plus fort que toutes les considérations ; je voulais avant tout connaître la perle du Mont-Cenis. Résister m’était impossible, je l’avais sous la main !

Pour l’atteindre, on suit la grande route, et, à quelques pas de l’hospice, on traverse le pont de la Ronche, et de là, sur la gauche du torrent, on avise un petit sentier qui aboutit aux graviers de Ronche, vaste plaine couverte de cailloux schisteux et circonscrite de tous côtés par des sommets élevés. En gravissant sur sa droite une pente herbeuse, on rencontre d’abord le pâturage de Ronche, auquel succède bientôt un grand plateau connu sous le nom de Plan des jumens. Plus haut viennent des arêtes sans fin, au milieu desquelles s’étalent quelques vallons d’une maigre végétation, et, en dernier ressort, le glacier de Ronche, dominé par la cime pyramidale de Roche-Michel. De cette sommité, on ne découvre aucun point de la plaine du Mont-Cenis, mais, en revanche, on jouit du magnifique relief de la chaîne des Alpes joint à une vue féerique des plaines de la Lombardie. L’ascension de la Roche-Michel exige cinq heures de marche à partir de l’hospice.

Sur les pentes rocailleuses de la montagne apparaissent d’intéressantes espèces qui n’ont pas échappé aux recherches des botanistes italiens. La petite potentille, l’anthyllide d’Allioni, l’espèce la plus rare de cette région, qui revêt une physionomie toute spéciale par la densité de sa pubescence, le séneçon blanc, l’épervière glandulifère, la véronique d’Allioni, la pédiculaire du Mont-Cenis, la fétuque variée, forment une colonie exceptionnelle. D’autres espèces occupent les parties les plus élevées et complètent les richesses de la flore de Ronche. Je cite comme se prélassant dans ces sommités : l’armoise des glaciers, l’armoise en épi, la potentille neigeuse, la campanule du Mont-Cenis et surtout la campanule d’Allioni, si remarquable par la grandeur de sa corolle, la potentille des glaciers, toutes plantes rares qui recommandent à un haut degré le territoire de Ronche.

Je rentrai à l’hospice à sept heures du soir, enchanté d’une course à laquelle je devais toutes les joies promises à l’investigateur d’un pays nouveau. Le prieur me félicita de ma campagne ; il voulut voir et toucher ces plantes qui m’avaient procuré tant de satisfaction. Leur histoire devint en grande partie l’objet de la conversation de toute notre soirée. Nous n’étions que trois à la table de la salle à manger, et l’heure avancée de la nuit ne pouvait mettre un terme à notre causerie.

Le lendemain, course au col du Mont-Cenis par la grande route. Avant d’y arriver, je passe devant quatre ou cinq habitations connues sous le nom de hameau des Tavernettes, qui fréquemment disparaissent sous la neige pendant l’hiver. On y trouve la vieille Auberge de la Poste, qui fut, en 1787, pendant cinq jours, le refuge de Saussure et de son fils. Le col est la frontière actuelle de la France ; son altitude est à 2,000 mètres. De Lanslebourg on y monte par la grande route en deux heures. On peut aussi passer par la vieille route dite la Ramasse, qui rachète l’inconvénient d’une pente plus rapide par des bois et des prairies qu’elle traverse. Du col, la vue s’étend sur la plaine de la Madeleine, dont la longueur est de 7 kilomètres sur 1 de largeur. Ouverte du nord-ouest au sud-est, protégée au nord par l’énorme massif de Ronche, cette admirable plaine jouit d’une température beaucoup plus douce qu’on ne saurait l’attendre de son élévation. Souvent, après avoir rencontré au passage du col des brouillards glacés ou subi des tourbillons de neige et de vent, le voyageur est agréablement surpris de trouver plus loin un beau soleil et une température printanière, qui permet aux plus séduisantes fleurs de s’épanouir sur sa route. — En descendant du col, on gagne les bords du lac, le plus grand des Alpes. Il a plus d’une heure et demie de tour ; son altitude est à 1,913 mètres, à 152 mètres au-dessous du point le plus élevé du col. Il se divise en deux réservoirs d’inégale grandeur ; le plus petit donne naissance à la Cenise, qui va près de Suze rejoindre la Petite-Doire, dont les eaux se jettent dans le Pô au-dessous de Turin. On pêche dans ses eaux, d’une merveilleuse limpidité, d’excellentes truites saumonées, qui s’expédient en majeure partie sur cette ville. Graminées et cypéracées abondaient dans ces lieux ; je leur donnai toute l’attention possible, et je rentrai à l’hospice vers midi, pour reprendre bientôt ma course sur la rive méridionale du lac, où se confondent bois, coteaux et prairies marécageuses. Quand on a dépassé la Cenise, on pénètre dans un petit bois de bouleaux, refuge de bon nombre de plantes alpines, telles que l’ancolie des Alpes, la plus grande fleur des hautes régions, la sisymbrée à feuilles de tanaisie, la fétuque jaunâtre, espèce méridionale dont le Mont-Cenis est la dernière limite. En sortant du bois, j’avise sur un plateau sec des épervières au jaune ardent (hiéracium sabinum, h. aurantiacum), la centaurée uniflore au duvet blanchâtre, la campanule barbue. Au bas du plateau s’étendent de vastes parties marécageuses dans lesquelles je distingue cinq à six espèces de saules alpins, et par-dessus tout, la fameuse saussurée des Alpes, qui est ici en grande abondance. L’arabette d’Allioni, la luzule pédiforme, viennent couronner mes investigations dans ces marécages, qui touchent à de magnifiques prairies parsemées de nombreux chalets, où se fabriquent les fromages du Mont-Cenis, très recherchés à Turin. La floraison de ces prairies en plein soleil de juillet dépasse tout ce que l’on peut imaginer. Et qui n’a pas été témoin d’un pareil spectacle ne peut rien comprendre aux merveilles de la végétation des Alpes. Les diamans de cet admirable tapis renferment la violette éperonnée, bleue et jaune, la renoncule des Pyrénées, le trèfle des Alpes, la gentiane ponctuée, et bien d’autres que je passe sous silence.

Au-dessus de la plaine, du côté de l’est, s’élève la montagne du Crin, que je m’empresse de gravir. Ici, nouveau monde et nouvelles richesses. Les parties rocailleuses recèlent toute une série de charmantes petites plantes, gracieuse miniature des herbes folles des Hautes-Alpes. L’arénaire retournée, l’arénaire à grandes fleurs, la kélérie du Valais, la fétuque violette, la luzule jaune, l’alsine de Villars, éveillent tout mon intérêt, et, sans me lasser, je vais des unes aux autres.

La nuit s’approchait et m’invitait forcément à la retraite. Rentré à l’hospice, je rencontre, à ma grande surprise, un aimable vieillard qui m’avait précédé dans la salle à manger, le général Muletti, dont j’avais fait la connaissance à Turin, chez M. Bonafous. Membre de la commission topographique du ministère de la guerre, chargée de dresser la carte des Alpes, le général avait vécu de longues années dans les montagnes ; il en connaissait mieux que personne toutes les sommités. Il venait passer quelques jours de repos au Mont-Cenis, dans l’intérêt de sa santé. S’intéressant à toutes mes recherches, il me fournit des indications précieuses et fut pour moi, dans ce moment, l’occasion d’une bonne fortune.

Dans la matinée du 17 juillet, le général voulut bien me servir de guide dans une course à la Grand’Croix, point par lequel j’avais pénétré dans la plaine du Mont-Cenis et qu’il connaissait parfaitement. Nous prîmes plaisir à scruter les rochers du voisinage, et c’est avec toute la vivacité d’une première jeunesse que le bon général me faisait reconnaître les raretés qui s’offraient sous nos pas. Je vois encore tout son bonheur en mettant le premier la main sur le saponaria lutea, espèce des plus rares qu’il avait vue jadis dans la vallée de Cogne et qu’il s’empressa de me recommander. Vinrent en même temps anémone Halleri, potentilla multifida, astragalus aristatus, avena versicolor, toutes plantes qui lui étaient familières et qui piquaient son intérêt. C’étaient pour lui autant de vieilles connaissances qu’il retrouvait avec plaisir. En somme, matinée charmante et bien employée, grâce à la vieille expérience de mon excellent guide.

Dans l’après-midi, nous prîmes pour objectif la vallée du Petit-Mont-Cenis, qui s’ouvre sur la rive méridionale du lac. Première station à Savalin, à l’entrée d’une gorge donnant passage à un petit cours d’eau qui se jette dans le lac : c’est la localité classique du cortusa Matthioli, qu’on croit avoir été transportée en cet endroit par les botanistes italiens du val de Tignes, où elle croît en abondance. Cette belle primulacée était en pleine floraison et nous permit d’en apprécier l’élégance et la ravissante couleur. À l’extrémité de la vallée, auprès des chalets du couloir, nous notons phaca astragalina, gentiana punctata, erigeron Villarsii, poa cenisia, et surtout alopecurus Gerardi. Cette région déserte, couverte d’éboulis de rochers au milieu desquels se balancent les nombreuses panicules de l’avena sempervirens et du carex ferruginea, aboutit au col du Petit-Mont-Cenis, par lequel on pénètre dans la vallée de la Villette et de là sur les bords de l’Arc, au village de Bramant. Son extrémité supérieure, profondément encaissée, touche à la combe d’Ambin, patrie du brassica Richeri, autre rareté des Hautes-Alpes. Nous aurions voulu pousser jusque-là ; mais le jour baissait et rendait irréalisable une conquête qui nous était chère. Sur les bords d’un sentier rocailleux, nous récoltons primula pedemontana et lychnis flos Jovis, les dernières trouvailles de la journée.

Notre rentrée à l’hospice, quoique un peu tardive, combla de joie notre excellent prieur, qui commençait à concevoir des craintes à notre sujet. La soirée se passa gaîment ; les impressions de la journée et les projets du lendemain firent tous les frais de la conversation. Je tenais beaucoup à faire l’ascension du Lac blanc et à profiter du beau temps que nous avions. J’expose mon projet ; le général, malgré son bon vouloir, décline toute participation à cette course. L’arrivée dans la soirée du docteur Bellot, qui veut bien consentir à diriger l’expédition, tranche la question. Le prieur est entraîné ; il est des nôtres.

Le lendemain, par un ciel propice, la caravane, composée de sept personnes, se mit en marche à quatre heures du matin, et prit sa direction par la vallée du Petit-Mont-Cenis. L’ascension se fit sans aucunes difficultés, tantôt au milieu des bois, tantôt sur des pentes gazonnées ou rocailleuses. Sur les dix heures, nous étions au sommet de rochers nus, sur les bords d’une espèce d’entonnoir au fond duquel apparaît un petit lac remarquable par la blancheur de ses eaux, qui lui a valu le nom d’Eau blanche ou de Lac blanc. L’effet de cette coloration est des plus saisissans et contraste d’une manière frappante avec cette région âpre et sauvage. Du milieu de cette scène désolée surgit une roche de nature talqueuse, sur laquelle repose un glacier. Les eaux de fusion qui s’en échappent la détrempent et la réduisent en une poudre impalpable blanchâtre. Elles alimentent le petit lac, dans lequel elles viennent se jeter, et lui communiquent cette couleur dont elles sont imprégnées.

De petites plantes alpines sont le seul attrait de ces solitudes perdues. Par leur fraîcheur, la vivacité de leurs couleurs, elles ont le don de vous captiver et de vous retenir par le charme irrésistible qui leur est propre. Je citerai simplement parmi celles qui m’ont le plus frappé : lychnis alpina, agrostis alpina aux épillets dorés, arabis pumila et cærulea, pedicularis rosea et rostrata, sisymbrium pinnatifidum, eritrichium nanum, dont les fleurs d’un brillant d’azur sont autant de miroirs, saxifraga retusa, achillea nana, androsace glacialis. Sur les bords du petit lac croît en abondance la gracieuse et svelte valeriana celtica, espèce des plus rares, au-dessus de laquelle s’élèvent les têtes blanches de l’eriophorum Scheuchzeri. À l’altitude la plus extrême de ces régions s’étend un large tapis verdoyant, formé d’une superbe mousse aux coiffes d’un jaune orangé, le conostomum boreale, apanage exclusif des hauteurs glaciales. Sur ce tapis rampe arenaria biflora, avec ses longues tiges chargées de délicates fleurs blanches.

Tout ce petit monde nous ravit ; c’est notre unique préoccupation pendant quelques heures, au bout desquelles il faut cependant lui dire adieu. Le retour s’opère par un sentier détestable, pratiqué sur une pente atroce, à travers des éboulis de rochers qui forment un véritable chaos. À mesure que nous avançons, la gorge dans laquelle nous sommes engagés s’élargit et nous découvre un horizon plus vaste. L’hospice se montre à l’improviste dans le bas, avec la plaine qui l’entoure, et que nous retrouvons bientôt avec délices. À quatre heures, tous les membres de la caravane rentrent à l’établissement avec le bonheur des difficultés vaincues, qui fait oublier toutes les fatigues de notre ascension.

Le terme de mon séjour au Mont-Cenis était venu, et avec lui l’heure du départ. Il fallait m’arracher aux joies du touriste, à la sérénité de ces pittoresques régions semées des surprises les plus inattendues. Toutes mes espérances étaient dépassées. La végétation alpine dans tout son éclat avait répondu aux exigences de mon enthousiasme et de ma soif d’explorateur, sans aucun de ces mécomptes qu’on rencontre le plus souvent. Et comme bénéfice qui avait son prix, après ma course de la journée venaient, sous le toit hospitalier de l’hospice, des soirées délicieuses, qui empruntaient à la conversation animée, piquante et spirituelle de deux excellens amis un charme inestimable. Je pouvais donc boucler ma valise en toute satisfaction, emportant avec ma moisson de plantes un nouveau monde d’idées et de sentimens. Heureux de rentrer dans cette Savoie, que je n’avais pas vue depuis près de deux ans, je fis mes adieux à ces deux vaillans amis qui m’avaient comblé d’attentions, et si je ne les ai plus revus depuis, j’ai gardé au cœur le profond souvenir de nos belles et bonnes soirées du Mont-Cenis.

L. Bouvier.