Le Monopole de l’alcool

Le Monopole de l’alcool
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 863-888).
LE MONOPOLE DE L'ALCOOL

L’alcool est un mal aussi bien que le tabac. L’humanité a vécu pendant des siècles sans connaître ni l’un ni l’autre et ne s’en est pas plus mal trouvée. Si la perversion des habitudes prises est telle que nos sociétés dites civilisées ne peuvent guère se passer ni de l’un ni de l’autre, tout le monde est à peu près unanime à reconnaître qu’il ne faut en user qu’avec modération, et que l’abus en est toujours dangereux, souvent fatal. Je ne sache pas que la longévité des femmes soit inférieure à celle des hommes : cependant la plupart s’abstiennent de tabac, et un très grand nombre d’entre elles ne consomment pas d’alcool ou en consomment infiniment moins que leurs maris. Ceux-ci croient les excitans nécessaires à cause de la tension nerveuse qu’ils leur procurent passagèrement : ils ne se rendent pas compte qu’ils usent ainsi leur organisme plus vite et abrègent leur existence, sous prétexte de se rendre la vie plus agréable et le travail plus facile. Laissant aujourd’hui de côté le tabac, dont le monopole savamment organisé ne nous froisse plus, parce que ce sont les générations précédentes qui ont directement souffert de son institution, nous examinerons l’alcool.

Faisons d’abord justice d’une opinion vaguement répandue et qui, par suite d’expériences mal dirigées ou mal comprises, menace de fausser encore un peu plus les idées du public, déjà assez confuses et erronées en la matière. On ne saurait distinguer les alcools en deux catégories, celle des bons et celle des méchans. Tout alcool est mauvais, et la différence entre telle liqueur et telle autre n’est pas toujours celle que croit le public. Des procédés de rectification peuvent bien diminuer le danger de certains produits ; mais beaucoup d’industriels, qui n’ont pas d’intérêt à ne pas se conformer aux lois de l’hygiène, emploient les méthodes les plus scientifiques et fournissent aux consommateurs des alcools déjà rectifiés, dont l’effet n’est guère moins funeste que celui des autres. Il a cependant été reconnu que les produits livrés par les distilleries industrielles sont plus purs que les autres[1].

Quoi qu’il en soit, la question prend une place de plus en plus considérable dans les préoccupations du pays. Elle se présente sous une double face : hygiénique et fiscale. Nous venons de dire comment nous envisageons la première. Docteurs et moralistes sont d’accord pour déplorer les ravages de plus en plus profonds de l’alcoolisme : s’il y a discussion entre les médecins et les experts sur le point de savoir comment classer les effets des diverses catégories de spiritueux, personne ne conteste le danger terrible et sans cesse croissant que l’abus en fait courir à la santé publique. Personne par conséquent ne fait d’objections au principe même de la taxe établie sur une consommation de cette nature. Sans croire que les impôts soient un moyen de venir en aide à la morale, il est permis d’encourager une législation dont le résultat devrait ou pourrait être de restreindre l’usage d’un poison, tout en assurant des recettes considérables au Trésor public. En tout cas, il vaut mieux demander des ressources à un excitant qu’à un aliment.

Mais il importe de bien dégager cette question de l’alcool d’un certain nombre d’autres qui ont été mêlées avec elle et qui ont singulièrement contribué à l’obscurcir. D’une part, chaque fois presque qu’un changement de législation sur l’alcool a été à l’ordre du jour, on a voulu remanier en même temps l’assiette de l’impôt sur les boissons. D’autre part, plusieurs réformateurs ont apporté, comme argument suprême dans la défense de leurs projets de taxation nouvelle des spiritueux, le compte des dégrèvemens qui en seraient le corollaire : ils cherchent à persuader par exemple aux agriculteurs que la suppression de l’impôt foncier est inséparable du monopole de l’alcool. Il serait tout aussi aisé de le faire dépendre d’une augmentation de la taxe sur les valeurs mobilières ou des droits de douane. Lorsqu’un député propose d’établir un impôt nouveau ou d’augmenter un impôt ancien, il tâche de se concilier a priori une clientèle, en faisant miroiter à ses yeux des diminutions ou des suppressions dans d’autres chapitres.

Bien qu’il ne soit pas possible, à propos d’un impôt spécial, de passer en revue toute l’organisation financière du pays, une relation trop intime s’est établie entre le problème des boissons on général et celui de l’alcool en particulier pour que nous n’examinions pas l’ensemble de la législation sur les premières. Un historique rapide, un exposé de la situation actuelle, un sommaire des principales législations étrangères, nous conduiront à l’examen des projets qui occupent aujourd’hui l’opinion publique et nous permettront de dégager la conclusion à laquelle il nous paraît sage de s’arrêter.


I

Les droits sur les boissons, sous l’ancien régime, faisaient partie de ce qu’on appelait les aides, c’est-à-dire ces contributions obligatoires qui peu à peu avaient remplacé le secours d’hommes armés ou le subside volontaire en argent. Des droits variés, portant le nom de droit de gros, de quatrième, de huitième, les anciens et nouveaux cinq sols, la subvention, frappaient les boissons inégalement, suivant la division territoriale la plus arbitraire[2]. Il existait vingt-cinq espèces de droits généraux et autant de droits locaux. Aussitôt que le vin ou l’eau-de-vie voyageaient, ils étaient atteints par les douanes intérieures ou traites et les péages que percevait également la ferme générale. L’ordonnance de Louis XIV sur les aides de 1680 établit un droit d’entrée sur les vendanges perçu aux barrières des villes, un droit de détail que doivent les habitans : « Seront tenus les vendans de vins, à la première sommation des commis, d’ouvrir leurs caves, celliers et autres lieux, pour y faire les visites nécessaires, et y être le vin inventorié. » L’ordonnance de 1680 reçut, au cours du XVIIIe siècle, de nombreux perfectionnemens, jusqu’à ce que la suppression des aides eût été prononcée le 2 mars 1791 par l’Assemblée constituante. Cette suppression complète dura jusqu’en 1804. À ce moment, la loi du 5 ventôse an XII créa un droit de 40 centimes par hectolitre de vin et de 16 centimes par hectolitre de cidre, perçu au moyen d’inventaire chez les propriétaires récoltans. En 1806 furent établis le droit de circulation et le droit de détail. Le premier impliquait la formalité de la délivrance d’une expédition à chaque déplacement des boissons, la prise en charge des quantités arrivant chez les marchands en gros et les recensemens périodiques de leurs magasins. Le droit de détail avait pour conséquence l’exercice de tous les débits. La loi de 1808 supprima l’inventaire chez les récoltans, transforma le droit de circulation ad valorem en un droit fixe, inaugura les droits d’entrée dans les villes de 2 000 âmes et au-dessus, suivant un tarif progressant avec la population, divisa la France en quatre régions et créa pour chacune d’elles un taux différent de droits fixes. La même loi de 1808 frappa la bière d’un droit spécial et unique perçu à la fabrication, en laissant sa circulation et sa vente libres, comme elles le sont encore aujourd’hui. Les eaux-de-vie restaient soumises au même régime que les vins et les cidres.

Le décret de 1814 supprima les exercices et les formalités à la circulation à l’intérieur des villes où existaient des droits d’entrée et d’octroi, et y convertit les droits de circulation et de détail en une majoration des droits d’entrée : les trois taxes furent ainsi fondues en une taxe unique. Aujourd’hui la conversion ne s’applique plus qu’au droit de détail. Ces diverses dispositions furent codifiées par la loi de 1816, qui, depuis lors, n’a pas cessé d’être fondamentale pour les boissons.

L’alcool au contraire n’avait pas encore trouvé ses règles définitives. Au XVIIIe siècle, il avait donné lieu à la perception de la taxe unique à l’entrée dans Paris. Le tarif spécial établi sous Louis XVI prélevait 38 fr. 50 pour l’hectolitre d’eau-de-vie simple, 66 francs pour l’eau-de-vie double et 96 fr. 20 pour l’esprit de vin. Toutes les eaux-de-vie, déchargées dans un rayon de trois lieues autour de la capitale, payaient la même taxe (octroi de banlieue), mais de nombreux droits de traite et de douane intérieure rendaient le commerce difficile. Déjà à cette époque notre exportation était considérable. Un édit de 1784 supprima toute perception à la sortie du royaume, sauf un léger droit de statistique. On estimait alors la quantité d’eau-de-vie consommée en France à un demi-million d’hectolitres.

Lors de la suppression des droits pendant la Révolution, suppression que ne put empêcher la protestation de Dupont de Nemours, les alcools suivirent le sort des autres boissons, jusqu’à ce qu’ils reçussent leur législation spéciale en 1824. L’alcoomètre centésimal, inventé par Gay-Lussac, permit désormais de reconnaître exactement la quantité d’alcool renfermée dans chaque livraison d’eau-de-vie, et d’imposer par suite les divers mélanges en proportion de leur teneur en alcool pur. Un droit uniforme fut substitué aux droits multiples de détail et de circulation ; une taxe de consommation frappa seule les spiritueux, soit qu’ils fussent vendus dans un débit, soit qu’ils fussent expédiés directement au consommateur. Nous rappelons que les liquides alcooliques, qui ne contiennent que 38 à 61 0/0 d’alcool pur, sont parfois désignés sous le nom d’eaux-de-vie, la qualification d’alcools ou esprits étant alors réservée à ceux qui contiennent plus de 61 0/0 d’alcool pur.

L’impôt sur les boissons était ainsi constitué : les vins et cidres supportaient les droits de circulation et d’entrée, la bière le droit de fabrication, les spiritueux, les droits de consommation et d’entrée ; les débitans, marchands en gros, fabricans, payaient une licence.

C’est ici le lieu de mentionner une catégorie spéciale de producteurs, connue sous le nom de bouilleurs de cru. On nomme ainsi les propriétaires ou fermiers qui distillent exclusivement les vins, cidres ou poirés, marcs et lies, cerises et prunes provenant de leur récolte. Ils sont exempts des déclarations d’appareils et de fabrication ; ils ne sont pas soumis aux exercices des employés de la régie ; et l’alcool qu’ils fabriquent avec les produits de leur récolte est affranchi du droit général de consommation, aussi longtemps qu’il ne sort pas de chez eux. Toutefois les bouilleurs de cru, domiciliés dans une ville sujette aux droits d’entrée, sont tenus de payer les droits d’entrée et d’octroi. Les abus résultant de ce privilège sont aisés à comprendre : ils se résument en ceci que la circulation de petites quantités d’alcool est toujours difficile, souvent impossible à contrôler, et que par suite les propriétaires, distillant plus d’alcool qu’il ne leur en faut pour leur consommation particulière, en vendent secrètement l’excédent, alimentent les débits dans un certain rayon autour d’eux, appliquent au vinage clandestin une partie de leur production. Aussi l’Assemblée nationale de 1872 avait-elle voté l’exercice des bouilleurs de cru : mais, avant de se séparer en 1875, elle revint sur cette décision et rétablit le privilège, qui existe encore aujourd’hui, et qui, à des intervalles rapprochés, donne lieu dans les Chambres à des discussions passionnées entre ses partisans et ses adversaires.

Le tarif actuel du droit général de consommation sur les spiritueux est de 156 fr. 25 par hectolitre d’alcool pur, que le liquide soit logé en fûts ou en bouteilles. Il avait été fixé à 50 francs par la loi du 24 juin 1824, ramené en 1830 à 34 francs, rétabli à 50 francs en 1855, élevé à 75 francs en 1800, à 125 francs en 1871. Par l’addition de deux décimes et demi à ce dernier chiffre, on est arrivé au taux actuel de 156 fr. 25. Les augmentations successives du droit n’ont pas ralenti la consommation : l’alcool rapporte aujourd’hui au Trésor dix fois autant qu’il y a un demi-siècle. La production des alcools d’industrie — c’est-à-dire ceux qui sont fournis par la distillation des mélasses, betteraves, substances farineuses et diverses — est en progression constante, alors que celle des alcools de vin avait énormément diminué à l’époque où le phylloxéra ravageait nos vignobles, et commence seulement à se relever.

La perception des droits est assurée par une série de formalités dont la principale est l’exercice des distilleries. Tous les établissemens qui produisent ou rectifient l’alcool sont ouverts aux employés de la régie. Une exception est faite en faveur des bouilleurs de cru. En dehors d’eux, tout distillateur doit déclarer son industrie et payer une licence annuelle : un poste d’employés, souvent en permanence nuit et jour à l’usine, contrôle toutes les opérations de la distillerie. Le but essentiel est, pour la régie, de connaître exactement les quantités produites. Ce n’est pas le distillateur qui acquitte l’impôt : mais, du moment où les alcools sont pris en charge, comme ils ne peuvent circuler sans permis, il est facile pour le Trésor de suivre la marchandise jusqu’à l’endroit où elle doit payer.

Le marchand en gros reçoit, en suspension de droits, sous le couvert d’un acquit à caution, les boissons qu’il revendra. Chez le débitant, l’alcool arrive de même sous le couvert d’un acquit à caution. Mais le débitant a la faculté, soit de maintenir cet alcool sous le régime de l’exercice, et de n’acquitter le droit de consommation qu’au fur et à mesure de ses ventes, soit de s’affranchir de tout contrôle, de se rédimer en payant le droit dès l’arrivée. Dans les villes de 4 000 habitans et au-dessus, un droit d’entrée est perçu au profit de l’Etat. Ces mêmes villes peuvent se placer sous le régime de la taxe unique : en ce cas, le droit de consommation et le droit d’entrée sur l’alcool sont perçus à l’arrivée, de façon à supprimer l’exercice chez les débitans. Ce régime est obligatoire pour les villes de plus de 10 000 habitans.

Les alcools destinés à être bus sont les seuls qui soient en principe soumis au droit général de consommation et au droit d’entrée. Une loi de 1843 a décidé en conséquence que les eaux-de-vie, dénaturées de manière à ne plus être propres à la boisson, ne seraient passibles que d’un droit spécial de 37 fr. 50. Des règlemens minutieux prescrivent une série de formalités destinées à empêcher l’emploi comme boisson des alcools dénaturés. Quant au vinage, le principe même du dégrèvement de l’alcool employé à arroser le vin est contesté et à juste titre, sauf en cas d’exportation. Car il est bien certain qu’il sert à la boisson : et l’objet de la loi étant précisément de frapper l’alcool ainsi consommé, il ne semble pas qu’il y ait lieu de faire aucune différence en sa faveur.

Tel est l’état présent de notre législation. Si nous ajoutons que le produit des droits sur les boissons, c’est-à-dire vins, cidres bières, poirés et hydromels, est porté au budget de 1897 pour 198 millions environ, et que ce total a une tendance à progresser, alors que le chiffre des produits de l’alcool, inscrit au même budget pour 202 millions, est plutôt en diminution sur les années antérieures, nous aurons achevé de mettre sous les yeux du lecteur les élémens de la question en France.


II

Jetons maintenant un coup d’œil rapide sur quelques pays étrangers, et voyons comment l’alcool y est traité. Commençons par celui qui, tout en présentant une organisation sociale et économique bien différente de la nôtre, nous intéressera le plus, comme étant occupé à faire l’essai partiel d’une solution qu’il est de mode en certains milieux de demander pour nous.

La Russie, à travers des alternatives diverses[3], a poursuivi deux buts contradictoires en apparence : augmenter les revenus provenant de l’alcool et combattre l’ivrognerie. Depuis 1767, elle a essayé la plupart des systèmes connus : vente directe ; adjudication périodique à des fermiers du droit exclusif de vente en gros et au détail ; monopole de la vente en gros exploité par les agens de l’Etat : abonnement ; accise, c’est-à-dire droit proportionnel sur le produit fabriqué, combiné avec la taxation des locaux affectés aux distilleries, aux magasins de gros et aux débits.

La ferme subsista une première fois pendant plus d’un demi-siècle, de 1767 à 1819. Le monopole, appliqué de 1819 à 1826, souleva les réclamations des agriculteurs, qui n’avaient plus assez de débouchés pour leurs grains, el fut promptement supprimé : le système de l’affermage reparut, en vertu duquel l’Etat concédait le droit exclusif de vente en gros et au détail pour chaque ville, district, province ou région, au plus offrant et dernier enchérisseur. Le fermage fut de nouveau en vigueur de 1827 à 1862. Il laissait la fabrication de l’alcool à l’industrie privée, qui vendait ses produits au fisc, lequel à son tour le cédait aux compagnies fermières. Celles-ci s’engageaient à prendre, à des prix stipulés d’avance et qui étaient fort élevés, une certaine quantité d’alcool. Une fois cette quantité dépassée, le reste leur était livré avec un rabais de moitié. Elles avaient ainsi le plus grand intérêt à activer la consommation, que dans certaines provinces elles étaient parvenues à doubler. Leur suppression à la fin de 1862 n’eut pas lieu sans de vives protestations, mais elles n’en firent pas moins place à l’accise.

Sous ce régime, la distillation est libre, c’est-à-dire que des distilleries peuvent s’établir où bon leur semble et en quantité illimitée, à la seule condition d’avoir des cuves de fermentation d’une capacité totale d’au moins 270 vedros, d’être contrôlées, exercées par le fisc, et d’acquitter un droit annuel, une patente proportionnelle à la capacité des cuves de fermentation, et un droit sur le produit fabriqué. Dès le début de ce système, le rendement de l’impôt progressa par suite d’un accroissement énorme de la consommation. Le montant du droit lui-même fut porté par des augmentations successives de 4 roubles par vedro d’alcool pur en 1866, à 10 roubles en 1892. Au change actuel, cette dernière somme représente 20 fr. 67 par 12 lit. 3, soit environ 217 francs par hectolitre.

Ce n’est que sous le règne d’Alexandre III que les préoccupations fiscales passèrent au second plan dans la législation des spiritueux. La loi de 1885 s’attaqua aux cabarets, en proscrivant les débits qui ne vendent que des spiritueux à consommer sur place, et en n’autorisant la vente au détail de l’eau-de-vie que dans les établissemens où on sert à manger : cette mesure détermina une diminution notable du nombre des débitans et de la consommation individuelle. Une loi de 1888 tendait à encourager la rectification des alcools, et une autre de 1890 à protéger les distilleries agricoles contre la concurrence des distilleries industrielles. Mais la guerre déclarée au cabaretier devait conduire au monopole, qui parut à l’empereur Alexandre III le moyen le plus efficace de combattre les ravages de l’alcoolisme. Une loi du 6 juin 1894 substitua au régime de l’accise la vente directe des spiritueux par les agens du fisc et ordonna d’appliquer le monopole d’abord aux provinces de Perm, d’Oufa, d’Orenbourg, de Samara, puis à vingt-cinq provinces du sud, du sud-ouest, du nord-ouest et de la Pologne. Ce système de la vente directe, tant en gros qu’en détail, des boissons alcooliques devait donner, espérait-on, des armes efficaces au gouvernement pour sauvegarder les bonnes mœurs, empêcher la ruine des populations et protéger la santé publique. Tout l’esprit de la législation nouvelle est contenu dans la phrase suivante de l’exposé des motifs de la loi de 1894 : « Si l’on s’en tenait uniquement au point de vue industriel ou fiscal, il n’y aurait qu’à maintenir le principe du régime antérieur. »

Au 1er janvier 1898, 1e monopole de l’État sera institué dans la moitié de la Russie d’Europe. Il porte exclusivement sur les produits distillés et est limité à la rectification, à la vente en gros et en détail : il exproprie sans indemnité les marchands en gros et les débitans. L’industrie privée, soumise à l’exercice comme sous le régime de l’accise, continue à produire l’alcool ; mais la production de chaque distillerie est limitée à un maximum égal à la plus forte des trois dernières années. Aucun établissement nouveau ne peut être créé sans autorisation. L’Etat évalue le total des eaux-de-vie à consommer dans chaque région, et achète les deux tiers de ce chiffre à l’amiable, au prorata de la production des distilleries, le dernier tiers aux enchères. Les alcools produits et non absorbés. par les achats de la régie restent sous la surveillance des agens.

Les bureaux de vente sont tenus par des préposés, qui reçoivent un traitement fixe sans aucune allocation proportionnelle à leur chiffre d’affaires ; ils ne livrent l’eau-de-vie que dans des bouteilles bouchées, cachetées au sceau de l’État et revêtues d’une étiquette indiquant la capacité, le titrage et le prix : le plus petit de ces récipiens contient f » centilitres et le plus grand 3 litres. Les restaurans de campagne ne peuvent vendre à leurs cliens que des bouteilles bouchées et au prix marqué. Seuls les buffets de chemins de fer et restaurans des villes peuvent débiter au verre. D’après le Contrôle de l’empire, le monopole aurait amené une augmentation de recettes dans les provinces où il fonctionne. Il sera intéressant de voir quels résultats il donnera d’ici à quelques années, lorsqu’il aura été étendu à l’empire tout entier, si jamais il doit l’être.

Ce monopole russe est né d’une idée paternelle. L’autocrate de l’immense empire a cherché, dans cette institution, le moyen de préserver une partie de ses sujets des excès de boisson auxquels la rigueur du climat ne les porte que trop aisément. Il a rejeté au second plan les considérations fiscales. D’autre part, il avait à sa disposition les moyens énergiques qu’une hiérarchie puissante de fonctionnaires peut mettre en mouvement. Et même avec tout cet arsenal, il n’est pas encore prouvé que le résultat désiré doive être atteint. Quant aux augmentations de recettes que le nouveau régime pourra procurer au budget, il ne faut pas oublier, si elles se produisent, qu’elles sont dues au fait que le gouvernement a exproprié sans indemnité préalable tout le commerce des boissons et a créé au contraire une situation privilégiée en faveur des distilleries existantes. Quels que doivent être les effets du monopole en Russie, cet immense pays diffère du nôtre à tant de points de vue, qu’aucune conclusion ne saurait être tirée de ce qui se serait produit là-bas pour nous décider à nous organiser sur le même modèle. L’eau-de-vie russe est d’ailleurs un produit toujours identique à lui-même, de l’alcool étendu d’eau. Cette matière se prête mieux à l’exercice d’un monopole que l’infinie variété de spiritueux fabriqués en France.

Le pays dont il convient de parler aussitôt après la Russie est la Suisse[4], non par amour de l’antithèse, et pour opposer à la plus vaste partie du monde réunie sous une même loi, l’une des plus petites républiques du globe, mais parce qu’ici également la législation de l’alcool vient de recevoir une modification profonde, et que le monopole fédéral, institué en 1886, nous est cité à tout instant comme un exemple à imiter. Pour le juger, nous nous appuierons sur l’opinion d’un des hommes le plus justement considérés chez nos voisins, M. Numa Droz, ancien président de la Confédération, qui a exposé à diverses reprises, d’une façon lucide, l’historique de ce monopole et ses effets.

Deux ordres de considérations ont conduit la Suisse à légiférer sur l’industrie et le commerce de l’alcool : les unes morales, les autres politiques ; les premières tirées du souci de la santé publique, et de la volonté de dégrever les boissons hygiéniques en surchargeant l’alcool, les secondes du désir de modifier la législation spéciale des cantons. Le 25 octobre 1885, le vote populaire sanctionna des modifications à la Constitution, qui permirent au département de l’intérieur de soumettre au Conseil fédéral trois projets de loi : s’inspirant tous trois d’un esprit de protectionnisme agricole, ils tendaient à créer une situation privilégiée aux agriculteurs et subsidiairement aux producteurs d’alcool indigène. La loi fut votée le 23 décembre 1886. Elle décide que le droit de fabriquer et d’importer les spiritueux, dont la fabrication est soumise à la législation fédérale, appartient exclusivement à la Confédération, et que celle-ci est tenue de pourvoir à ce que les spiritueux, destinés à être transformés en boissons, soient suffisamment rectifiés. Les spiritueux provenant de la distillation du vin, des fruits indigènes et de leurs déchets sont exceptés par la Constitution des prescriptions qui concernent la fabrication du produit et l’assiette de l’impôt, et le monopole ne s’applique qu’aux spiritueux obtenus par la distillation d’autres matières, principalement par celle des substances amylacées. Pour autant que les besoins doivent être couverts par la production indigène, la Confédération abandonne à l’industrie privée les fournitures nécessaires. Les livraisons sont mises au concours par lots de cent cinquante hectolitres au moins, et mille hectolitres au plus, d’alcool absolu. Une même distillerie ne peut obtenir qu’un seul lot. L’importation de spiritueux de qualité supérieure est permise aux particuliers, moyennant une finance de monopole fixe de 80 francs par quintal, en sus du droit d’entrée. La Confédération livre les spiritueux contre paiement au comptant. Le prix de vente ne peut être moindre de 120 francs ni supérieur à 150 francs par hectolitre d’alcool absolu. Le colportage des spiritueux de tout genre, ainsi que leur commerce en détail dans les établissemens où ce débit n’est pas en connexité naturelle avec la vente des autres articles de commerce est interdit. La vente des spiritueux, en quantité de quarante litres au moins, est une industrie libre (commerce en gros). Le commerce en quantités inférieures à ce chiffre (commerce de détail) se subdivise comme suit : 1° le débit ; 2° la vente en détail à pot renversé. Les autorisations sont accordées par les cantons, qui perçoivent des taxes d’auberge.

La moyenne du rendement net s’est élevée à environ 5 200 000 francs par an, avec une tendance constante à décroître. M. Droz condamne le monopole, introduit dans une intention de protectionnisme agricole ; il ne croit même pas que le maintien de la distillerie indigène ait été une bonne chose. Les frais d’administration sont élevés. Le monopole institue un prix fixe de vente, malgré les fluctuations de la marchandise ; il engendre la « pomme de terre électorale » que les paysans veulent vendre le plus cher, et les distillateurs acheter le meilleur marché possible. La diminution de consommation qu’on observe en Suisse a été obtenue grâce au développement des sociétés de tempérance, que le gouvernement aurait pu soutenir mieux encore s’il n’était pas intéressé au monopole. Il aurait tout avantage à le remplacer par l’imposition. Comme la distillerie indigène, privée de toute autre protection que le droit d’entrée fédéral, disparaîtrait à peu près complètement, le contrôle serait aisé. Aujourd’hui déjà la confédération importe les trois quarts de l’alcool qu’elle revend : ce serait à la frontière que l’impôt de consommation se percevrait en grande partie. En admettant même que la consommation tombât à 70 000 hectolitres, un droit de 120 francs donnerait près de 9 millions, et les frais de l’administration centrale, ainsi que les remboursemens à l’exportation, ne dépasseraient pas 300 000 francs. Il resterait une somme à répartir aux cantons presque double de la recette actuelle.

Si ce monopole subsiste, M. Droz n’y voit qu’un avantage : il servira à dégoûter la Suisse d’en introduire d’autres. Il est d’ailleurs mitigé, puisqu’il se borne à l’achat et à la vente d’une seule espèce d’alcool, celui qui provient de la distillation de matières féculentes. En résumé, le système a rallié la majorité des suffrages populaires parce qu’il promettait au peuple d’amener une diminution de la consommation ; parce qu’il laisse les vignerons libres de brûler leurs vins ; parce qu’enfin les distillateurs aiment mieux de beaucoup avoir la régie comme acheteur que comme surveillant ». On s’est proposé à la fois d’obtenir des recettes budgétaires et de favoriser les distilleries agricoles, buts contradictoires entre eux. Le revenu est de 5 millions de francs : si on multiplie ce chiffre par treize, puisque la population de la Suisse est à peu près le treizième de la nôtre, on trouve qu’un système identique rapporterait à la France 65 millions, le quart de ce que lui fournit aujourd’hui l’alcool. Au point de vue fiscal, la comparaison est donc insoutenable. Au point de vue hygiénique, l’administration de la régie suisse n’atteint pas les bouilleurs de cru, soumis aux seules lois cantonales, et laisse ainsi toute une catégorie de produits échapper entièrement à son action. Il n’y a donc lieu de tirer aucune conclusion, pour nous, de l’organisation adoptée par nos voisins.

L’Angleterre est le pays où l’alcool est le plus imposé ; il n’y paie pas moins de 477 francs par hectolitre. Pour assurer la rentrée d’un droit aussi élevé et lutter contre la fraude qu’il ne peut manquer de provoquer, la loi anglaise a institué une série de mesures très sévères. Les spiritueux acquittent le droit avant d’être expédiés aux marchands en gros et aux débitans, chez qui ils continuent néanmoins à être soumis aux vérifications de l’excise ; ils ne peuvent circuler par quantités supérieures à un gallon, soit quatre litres et demi, que sous le couvert d’un certificat. Les marchands en gros et débitans acquittent un fort droit de licence. La caractéristique de la législation anglaise, outre l’élévation du droit, est la sévérité des pénalités contre les fraudeurs, qu’elle frappe d’amendes allant parfois jusqu’à 12 500 francs. L’alcool rapporte encore un demi-milliard au budget anglais, malgré une certaine diminution de la consommation, dont les ministres de Sa Majesté ont pu dans les dernières années se féliciter.

Aux États-Unis, le tarif est de 245 francs par hectolitre et le système de perception repose, comme en Angleterre, sur l’étroite surveillance des distilleries : le produit de l’impôt est d’environ 300 millions de francs. Joint à celui de l’impôt sur le tabac, il suffirait à équilibrer les dépenses du budget fédéral si celui-ci n’était chargé de 800 millions de pensions militaires.

En Allemagne, l’impôt sur l’alcool est établi d’une façon uniforme depuis la constitution du Zollverein (union douanière) en 1834. Les distilleries sont divisées en deux catégories : celles qui traitent des substances farineuses et celles qui travaillent d’autres matières. Les premières sont imposées d’après la capacité des cuves de fermentation ; les secondes, d’après la quantité de substances employées. Le droit est fixé de façon à donner au Trésor à peu près 75 francs par hectolitre d’alcool pur et fournit au budget impérial 145 millions de francs pour une production d’environ 2 millions d’hectolitres.

En Hollande, l’impôt sur l’alcool fournit une cinquantaine de millions, le quart du budget. La prise en charge des matières premières et la déclaration de leur rendement avec un minimum légal servent de base à la perception. Le gouvernement s’y est réservé le monopole de la fourniture des substances dénaturantes, susceptibles de conférer à l’alcool le bénéfice d’une réduction de droits.

En résumé, dans la plupart des pays modernes, l’alcool est imposé et fortement imposé. Aucun gouvernement n’hésite à le frapper de droits énormes et à prendre les mesures de surveillance rigoureuse qui sont indispensables pour recouvrer l’impôt et déjouer la fraude. En dépit de cette charge écrasante, la consommation augmente presque partout. On cite les pays privilégiés où elle reste stationnaire, ou diminue légèrement. A défaut du raisonnement qui nous convainc de la légitimité de cet impôt, nous trouvons en sa faveur un argument de fait irrésistible dans cette unanimité des législations.


III

Nous devons maintenant aborder l’examen d’une idée avec laquelle on a beaucoup agité l’opinion publique en France et qui, présentée avec adresse, a séduit au premier abord les théoriciens simplistes, si nombreux chez nous. Par elle-même, elle n’offre pas un intérêt bien considérable. Constituer un monopole, quel qu’il soit, est le rêve favori de beaucoup de socialistes, qui y voient le moyen de détruire l’industrie privée et l’initiative individuelle. Nous résumerons cependant les argumens de tout genre qui ont été répétés à satiété dans la presse et ailleurs par les partisans du monopole de rectification et de vente ; nous essaierons ensuite de mettre en lumière l’erreur de leurs conceptions. Au mois d’août 1896, l’un de nos grands journaux a publié en quatre pages in-folio l’exposé complet du système ; la commission extra-parlementaire du monopole de l’alcool, instituée au ministère des finances par décret du 27 octobre 1896, s’en occupe. Nous en connaissons les grandes lignes et les détails :


Le monopole, nous affirme-t-on, n’augmenterait pas le prix des liqueurs bues par la masse des contribuables, permettrait de supprimer tous les droits sur les boissons hygiéniques et les octrois, maintiendrait la liberté de l’industrie et lui assurerait même une augmentation de bénéfices, protégerait les eaux-de-vie naturelles et les liqueurs fines contre les falsifications et contrefaçons, conserverait la liberté des cabaretiers, réglerait la question des bouilleurs de cru.

Il donne une garantie à la santé publique, puisqu’aucun alcool n’entrera dans la circulation sans avoir été analysé et reconnu pur. L’État paiera l’alcool aux producteurs beaucoup plus cher que les cours actuels, et cependant le prix de dix centimes le petit verre sera maintenu. Seules, les liqueurs fines acquitteront une surtaxe. Une foule d’impôts seront supprimés. Le paysan ne paiera plus que deux impôts volontaires : alcool et tabac.

Ces préliminaires posés, on nous rappelle avec éloquence les effrayans progrès du mal ; on nous explique la différence entre l’alcool éthylique qui s’évapore et disparaît de l’organisme, et l’alcool amylique qui y séjourne. D’ailleurs le commerce ne veut pas rectifier l’alcool, parce que le goût dépravé du consommateur réclame l’alcool dangereux. Il faut donc charger l’État de veiller sur la santé publique ; il faut que tous les esprits passent par ses usines de rectification ; il faut organiser le monopole. A cet effet, l’État achèterait aux industriels l’alcool dont il aurait besoin. La régie répartirait ses commandes entre tous les producteurs, proportionnellement à leur production constatée de l’année précédente. Une quotité déterminée des achats porterait sur les eaux-de-vie de vin ou de fruits, et une autre quotité serait attribuée aux distilleries agricoles.

Après avoir reçu les alcools, l’Etat les rectifierait dans deux ou trois usines ne devant pas coûter plus de trois millions chacune. C’est la seule dépense de mise en train du système, qui n’exige aucune expropriation. Une fois rectifié, l’alcool serait aromatisé avec des bouquets spéciaux, mais inoffensifs, puis mis dans des bouteilles fiscales qui seules pourront circuler. La fraude ne pourrait donc plus s’exercer que sur de faibles quantités à la fois.

L’État se servirait des négocians en gros actuels comme entreposeurs et les choisirait par voie d’adjudication au rabais pour chaque commune ou chaque groupe de communes. Les cabaretiers restent libres, peuvent tenir des liqueurs fines qu’ils vendent le prix qu’ils veulent, mais ils doivent aussi vendre les eaux-de-vie du monopole, à 10 centimes le petit verre, soit 4 francs le litre à 40 degrés. Ils reçoivent une remise de 20 pour 100, soit 80 centimes par litre. Les liqueurs fines, cognacs, et autres, continuent à être librement fabriquées, mais ne peuvent être vendues que dans la bouteille fiscale, cédée par l’État aux producteurs, vide, pour la somme de 4 francs, c’est-à-dire le même prix que pleine.

Le monopole maintiendrait uniquement l’exercice de la fabrique, au sortir de laquelle l’alcool ne pourrait prendre que quatre directions :

1° L’usine de rectification de l’État qui l’aurait acheté, auquel cas aucune fraude n’est possible, la régie présidant elle-même au transport.

2° L’exportation : l’alcool franchit la frontière en tonneaux plombés. Il n’y a lieu à aucun drawback, puisqu’aucune taxe n’a été payée.

3° Le magasin d’un fabricant de liqueurs ou d’un marchand en gros. Le fabricant est exercé comme le distillateur. La régie a plombé le tonneau au départ et le vérifie à l’arrivée.

4° La consommation chez le particulier ou le débitant : à l’arrivée chez le négociant entreposeur qui doit fournir le particulier et le débitant, l’État impose la bouteille fiscale d’un litre au maximum, qui représente la quittance de l’impôt.

Les bouilleurs de cru resteraient libres chez eux : mais dès que l’alcool franchirait leur porte, ils rentreraient dans le droit commun. Il ne circulerait de tonneaux d’alcool que ceux que la régie aurait plombés et qui seraient revêtus de marques extérieures très visibles, qui les feraient reconnaître immédiatement par tout le monde. La circulation de tonneaux frauduleux deviendrait donc impossible et n’aurait même pas de but, puisque les cabaretiers ne pourraient avoir en cave que des bouteilles d’un litre.

La surveillance des cabaretiers est un point très délicat. L’employé de la régie leur demandera 4 francs par bouteille, moins la remise de 20 p. 100, pour toutes celles qu’ils ne représenteraient pas. On en connaît le nombre, puisque le négociant entreposeur a déclaré ce qu’il a expédié à chacun. La fraude de celui qui aurait dissimulé des bouteilles vides et les remplirait d’alcool non acheté à la régie se découvrirait aussi par l’analyse de cet alcool.

On essaie de nous démontrer ensuite comment le monopole produirait un milliard au lieu de 250 millions que l’alcool donne aujourd’hui. La consommation actuelle taxée par la Régie dépasse un million et demi d’hectolitres d’alcool absolu. Or, à 4 francs le litre à 40 degrés, cela fait 10 francs le litre pur, soit un milliard et demi de francs brut, dont il faut déduire le prix d’achat et de manipulation de l’alcool et les remises à faire aux débitants. Achat 40 francs, rectification 6 francs, mise en bouteilles 54 francs, total 100 francs, soit pour quinze cent mille hectolitres, 150 millions de francs. En évaluant à 300 millions les remises de toute nature, on est également très large ; il faudrait aussi tenir compte du fait que l’État vendra des bouteilles vides aux fabricans de liqueurs supérieures. Il n’y aurait donc que 450 millions au maximum à déduire des 1 500, d’où un produit net de plus d’un milliard.

Quant aux liqueurs et eaux-de-vie, le monopole serait pour cette industrie l’origine d’un accroissement de prospérité par les garanties toutes nouvelles qu’il lui donnerait. Il exigerait une analyse à la fabrique de toutes ces boissons pour constater qu’elles ne sont pas toxiques. L’État n’en permettrait la circulation qu’en bouteilles fiscales, qu’il céderait vides au prix de 4 francs, laissant toute liberté d’ailleurs au producteur de les vendre le prix qu’il voudrait. Pour l’exportation, l’État donnerait la bouteille au prix coûtant, c’est-à-dire quelques centimes. On pourrait également exporter les liqueurs en fûts plombés ; mais dans ce cas l’expéditeur français ne pourrait pas, comme avec la bouteille, mettre sous les yeux du consommateur étranger, le certificat de pureté délivré par le gouvernement français. Les fabricans qui tiennent à conserver une certaine forme de bouteilles n’auraient qu’à y adapter le col métallique fourni par le gouvernement.

Les cabaretiers trouveront divers avantages au monopole. Si celui-ci limite leur bénéfice sur les eaux-de-vie ordinaires, il leur donne des compensations ; il leur laisse la liberté des prix pour les liqueurs fines et supprime tous impôts grevant le vin, la bière ou le cidre. Enfin il leur fournit un crédit complet et les délivre de la tyrannie des marchands en gros qui leur font payer ce crédit très cher. Le nouveau régime assure un bénéfice de 300 millions aux débitans sur les eaux-de-vie ordinaires, ce qui fait environ 750 francs pour chacun des 400 000 débits qui existent aujourd’hui. Pour Paris, on porterait le prix du petit verre de 10 à 15 centimes, ce qui fournirait environ 75 millions, permettrait de supprimer l’octroi et d’accorder, sur le sou additionnel, 40 pour 100 de remise aux débitans, soit 2 centimes de plus par petit verre : les deux centimes ajoutés aux deux centimes normaux feraient environ 60 millions pour les débitans de Paris. Ceux-ci d’ailleurs doivent, en envisageant le monopole, considérer comment ils sont traités par des autres projets. Celui de la réforme des boissons, voté par le Sénat, double les licences, c’est-à-dire un droit fixe qui pèse beaucoup plus lourdement sur les petits débitans que sur les gros.

Si les socialistes votent le monopole, c’est simplement parce qu’ils y voient un moyen de défendre la santé publique. Beaucoup d’entre eux d’ailleurs ne le trouvent pas suffisant et proposent un monopole de fabrication qui mettrait l’industrie dans les mains de l’État.


Tel est le résumé aussi fidèle que possible de tous les argumens entassés par les partisans du monopole de rectification et de vente des eaux-de-vie par l’Etat. Nous les avons reproduits sans discuter aucun raisonnement ni aucun chiffre, afin d’exposer dans son ensemble un système aussi spécieux en apparence qu’il serait impraticable en réalité. Le caractère de ce plan est avant tout un dédain superbe de l’expérience acquise : il fait table rase d’une organisation fiscale consacrée par une expérience séculaire et à laquelle le public est habitué, prétend lui substituer une série d’innovations hasardeuses, téméraires, dont l’effet le plus sûr serait le bouleversement d’une partie de l’industrie et de l’administration : la seule évaluation du coût d’établissement des usines de rectification est d’une insuffisance manifeste. Nous avons dit, au début de ce travail, ce qu’il faut penser de l’argument hygiénique. Nous avons montré aussi qu’il n’y a pas lieu de mêler à la question de l’alcool celle de dégrèvemens devant résulter d’une plus-value de recettes à lui demander. La division de la fraude n’empêche pas les bouilleurs de cru de faire des bénéfices illicites par petites quantités : quand une bouteille se vendra 4 francs, le moindre panier pourra contenir de quoi tenter la cupidité des délinquans. A propos de bouteille, nous devons rappeler que, lors de la première apparition du projet de monopole, la pierre angulaire du système était une bouteille magique qui, une fois vidée, ne pouvait plus se remplir. On nous déclarait que rien ne serait plus aisé que de construire ce récipient admirable, qui garantirait l’Etat contre toute malversation. Le génie des inventeurs ne paraît pas avoir répondu à ce qu’on attendait d’eux : il n’est plus question aujourd’hui du vase féerique. Nous ne connaissons pas non plus l’architecture du col métallique dont on prétend revêtir les bouteilles des fabricans de liqueurs, désireux de conserver une forme à laquelle leur clientèle est accoutumée. L’idée de vendre au même prix la bouteille pleine aux acheteurs ordinaires et la bouteille vide aux fabricans de liqueurs fines suppose chez ces derniers une naïveté ou une abnégation invraisemblables, à moins qu’il ne leur soit interdit de débiter leurs produits dans des bouteilles semblables à celles du fisc. A prix égal, ils ne refuseraient pas le litre d’alcool gouvernemental qui s’ajoutera à la bouteille. Il y aurait de ce chef dans le pays une consommation supplémentaire de quantités importantes d’alcool, qui ne viendrait précisément pas en aide à l’hygiène publique. Combien de fois d’ailleurs la bouteille sera-t-elle vidée et remplie tout en ne payant qu’une fois l’impôt !

D’autre part, quand on allègue que les nouvelles combinaisons affranchiraient les intermédiaires de la nécessité de faire des avances pour l’impôt, on feint d’oublier que l’impôt sur l’alcool en France est un droit de consommation. Bien que la prise en charge ait lieu chez le producteur, la perception du droit est différée jusqu’à la consommation. Il est fait crédit de l’impôt aux producteurs et aux intermédiaires. C’est ce crédit qui a rendu nécessaires la plupart des formalités de notre système : producteurs et marchands en gros peuvent garder indéfiniment toutes quantités d’alcool en leur possession ; les débitans eux-mêmes obtiennent dans certains cas la faculté d’entrepôt. Dans les villes où il n’y a pas d’entrepôt public, les particuliers peuvent réclamer l’entrepôt à domicile lorsqu’ils font entrer en une seule fois quatre hectolitres d’alcool.

Affirmer que le monopole n’est pas attentatoire à la liberté équivaut à dire que l’Etat pourrait s’emparer de toutes les indus-trios, de tous les commerces, sans gêner la libre expansion de chacun de nous. Les fonctionnaires du gouvernement, érigés en acheteurs de trois-six, répartissant les commandes entre les milliers de distillateurs sur toute la surface du territoire, réunissant et rectifiant ensuite les produits dans les trois usines qu’on prétend suffisantes, concentreraient dans leurs mains un commerce et une industrie qui occupent aujourd’hui toute une classe de Français. A-t-on fait le compte de ce qu’il faudrait dépenser pour amener, de tous les points du pays où les achats seraient effectués, l’alcool à ces usines et le réexpédier ensuite sur tous les points du territoire ? Et après la rectification, on nous avoue qu’il faudra, pour flatter le goût du consommateur, additionner le liquide de bouquets aromatiques et d’essences. Or c’est le mélange de ces dernières que les hygiénistes attaquent le plus violemment. Pourquoi donc nous dire que les produits de l’Etat seront plus sains que ceux qui se consomment aujourd’hui ? Des analyses faites sur des alcools pris dans les Docks de Paris ont constaté qu’ils contiennent moins d’un millième d’impuretés.

Avoir la prétention de découvrir par l’analyse si l’alcool que détient un cabaretier vient des usines de rectification de l’Etat ou non, est encore une de ces chimères que ne peuvent énoncer froidement que des théoriciens rebelles à toute notion pratique des choses. Alors même que le fisc aurait à ses ordres l’armée de vérificateurs nécessaire pour des millions d’analyses, celles-ci seraient à coup sûr impuissantes à discerner la source des liquides.

Les calculs financiers sont la partie la plus amusante du système. Personne ne souffrira, nous dit-on. Le consommateur ne paiera pas un centime de plus ; les débitans auront une bonne moyenne de sept cent cinquante francs de bénéfice annuel assurée ; et l’Etat encaissera un milliard. Mais quelle est la poche magique d’où ce trésor sortira ? Voilà un problème plus malaisé encore à résoudre que celui de la bouteille irremplissable. Si vraiment les buveurs d’alcool ne sont pas appelés à augmenter leurs dépenses de ce chef et que le milliard doive entrer dans les coffres du fisc, ce sont donc les intermédiaires qui seront ruinés. Débitans, distillateurs, courtiers, toute une série d’individus et de sociétés, qui consacrent leur activité à cette industrie et à ce commerce seraient condamnés à disparaître ou à ne plus gagner leur vie.

Admettons un instant que les revenus du monopole atteignent, sinon le milliard prédit par M. Alglave, du moins les 694 millions que M. Guillemet, plus modeste, nous annonce dans l’exposé des motifs du projet de loi déposé à la Chambre le 19 janvier 1897. Nous devrons mettre en regard la disparition des recettes suivantes dont l’institution du monopole entraîne la suppression :

Droits sur les boissons (d’après le budget de 1898).


Vins, cidres, poirés, hydromels 170 millions
Bières 24 —
Alcool 269 —
Licences 14 —
Droits sur alcool et licences en Algérie. 6 —
Octrois (produit brut en 1894).


Vin 81 —
Cidre 4 —
Alcool 30 —
Bière 17 —
Autres liquides 2 —
TOTAL 617 —

Le bénéfice, de l’aveu même de l’auteur du projet, n’atteindrait donc pas 80 millions (694 moins 617). Et encore est-il probable que les évaluations devraient être notablement réduites, à cause de la fraude et de la diminution de consommation qu’amènerait l’élévation énorme de prix. M. Guillemet propose en effet de le porter à 500 francs par hectolitre d’alcool industriel et à 400 francs par hectolitre d’alcool de vin.


IV

En vérité, devons-nous nous résigner à reconnaître, avec certains philosophes chagrins, que l’histoire est un éternel recommencement ? N’avons-nous pas assez de l’expérience d’autrui et de la nôtre propre pour savoir ce que donnent les monopoles ? Nous avons cependant sous les yeux les résultats qu’a produits chez nous celui des allumettes. Or il s’agissait, lorsqu’on a établi ce dernier, d’exproprier une industrie dont l’importance ne représentait pas la vingtième partie de celle des spiritueux. Faut-il rappeler la lamentable série de tâtonnemens, d’expériences mal dirigées, de dépenses imprévues, qui nous a conduits au régime actuel, c’est-à-dire à une fabrication déplorable, dont les produits inférieurs nous sont vendus plus cher qu’en aucun autre pays civilisé ? Ce monopole détesté n’a d’ailleurs été institué que par une sorte de fatalité et par une conséquence que n’avaient nullement prévue ceux qui établirent d’abord la taxe des allumettes. Celle-ci fut créée en 1871 par l’Assemblée nationale, occupée à chercher de tous côtés de nouvelles sources d’impôt. Le recouvrement du droit sur les allumettes fabriquées en France était assuré au moyen de l’exercice des fabriques et des débits par les employés des contributions indirectes. La fabrication et la vente restaient entièrement libres : toute boîte, tout paquet, devaient être revêtus d’un timbre ou d’une vignette de la régie. L’importation était autorisée moyennant le paiement des droits de douane et de consommation. Les allumettes exportées par les fabricans et les marchands en gros étaient affranchies de l’impôt.

Mais celui-ci fut loin de rendre les sommes prévues : au lieu de quinze millions, on en perçut cinq. La surveillance sur les établissemens producteurs, très nombreux et très disséminés, était difficile ; les fabrications clandestines se multipliaient. On crut ne pouvoir remédier à cet état de choses qu’en instituant le monopole de la fabrication et de la vente. La loi du 2 août 1872 attribua exclusivement à l’Etat l’achat, la fabrication et la vente des allumettes dans toute l’étendue du territoire. Le ministre des finances expropria toutes les fabriques existantes, au nombre de plus de six cents, ce qui coûta trente-deux millions, et concéda le monopole à une compagnie particulière moyennant une redevance annuelle de seize millions de francs, plus une redevance proportionnelle sur les quantités consommées au-delà de quarante milliards d’allumettes. Ce ne fut qu’au bout de trois ans de litiges, de complications et de difficultés de toute nature que la compagnie put, le 2 janvier 1875, commencer à exploiter effectivement son monopole. De telles plaintes s’élevèrent contre la rigueur des perquisitions ordonnées à sa requête, qu’en 1890, le gouvernement dut dénoncer le contrat et reprendre lui-même l’exploitation du monopole. Dressons-en maintenant le bilan moral et le bilan matériel. Le premier est à lui seul la condamnation du système. Que l’on songe à la perturbation jetée dans l’industrie privée, au nombre d’entreprises arrêtées du jour au lendemain, à la quantité d’ouvriers privés de travail, et qu’on oppose à cette libre industrie, ainsi détruite par un vote du Parlement, la pesante organisation administrative qui y a été substituée, avec son cortège de fonctionnaires et sa complication de formalités. Est-ce là le progrès ? N’y a-t-il pas quelque chose d’absurde à penser que l’Etat, c’est-à-dire l’expression suprême de la volonté populaire, la synthèse de toutes les énergies morales et matérielles du pays, se met en mouvement pour fabriquer ces petites brindilles de bois, qui nous servent à allumer notre cigare ou le feu de notre cheminée ? Pourquoi dès lors ne nous approvisionnerait-il pas de mille autres objets, qu’il est aussi apte à mal fabriquer ? Un inconvénient des plus graves, qui est résulté de l’installation de ce monopole, a été la destruction complète de notre commerce d’exportation d’allumettes, qui s’élevait déjà à huit millions de francs sous le régime de la liberté. Ce chiffre aurait pu croître considérablement et représenter aujourd’hui une valeur supérieure même à celle de la consommation intérieure.

Quant au résultat matériel, il est plus difficile à analyser, à cause de la façon dont nos budgets sont établis. A celui de 1897, par exemple, nous voyons figurer, aux évaluations des recettes du chapitre des produits de monopoles et exploitations industrielles de l’Etat, vingt-sept millions du chef des allumettes. Mais il est malaisé de retrouver au compte des dépenses toutes celles qu’il faut additionner pour en faire le total. Si nous ouvrions, comme en Prusse, des comptes spéciaux à chaque exploitation domaniale, nous serions promptement renseignés ; la simple lecture du bilan et d’un compte de profits et pertes nous édifierait. Nous ne savons quelle part il est juste d’imputer au compte allumettes dans les dépenses générales du ministère des finances, où certains fonctionnaires consacrent une partie de leur temps à la gestion de ce monopole. Nous ignorons ce qu’il faut prélever dans les dépenses du personnel de l’administration des contributions indirectes, chargé de la surveillance des entrepositaires et de la répression de la fraude en général. Un industriel déduit chaque année de ses bénéfices une somme qu’il applique à la dépréciation de ses immeubles et de ses machines, si bien qu’au jour où une dépense extraordinaire devient nécessaire, il a des ressources cachées qui lui permettent d’y faire face. Une somme semblable devrait être déduite des bénéfices apparens du monopole des allumettes pour en faire éclater les résultats vrais aux yeux des contribuables. Le compte en matières et en deniers de l’exploitation pour 1893 (achat, fabrication et vente) fait ressortir un bénéfice de vingt millions, qui, pour les raisons que nous venons d’expliquer, ne peut être accepté que sous bénéfice d’inventaire. Fût-il exact, il n’en est pas moins cruellement acheté par la lourde charge imposée aux contribuables, par la déplorable qualité de la marchandise, par la suppression de l’exportation, par la mort d’une industrie libre.

Mais la disparition d’une industrie relativement peu importante ne nous donne qu’une faible idée de ce que serait celle du commerce et de l’industrie des spiritueux, que le monopole de l’alcool arriverait forcément à supprimer. Au bout de bien peu de temps, l’Etat s’apercevrait que ses bouteilles fiscales se remplissent d’autre alcool que celui qui aurait été acheté et rectifié par lui, et aussi qu’il s’en consomme dans d’autres récipiens que ceux qui ont acquitté le droit de quatre francs. Le ministre des finances déclarerait alors à la Chambre qu’il ne peut assurer la rentrée de l’impôt que si on lui donne, non seulement le monopole de la rectification et de la vente, mais celui de la fabrication. Se représente-t-on le rachat des fabriques et distilleries qui couvrent une partie du territoire et occupent directement ou indirectement des centaines de milliers de Français ? Imagine-t-on la suppression du commerce des spiritueux, qui joue un si grand rôle dans notre économie nationale, dont les traités de commerce et les législations douanières n’ont cessé de se préoccuper ?

Le monopole se présente au public sous deux aspects opposés, que toute l’éloquence de ses apôtres ne pourra parvenir à concilier. Il prétend maintenir le chiffre de la consommation actuelle et servir en même temps les intérêts de l’hygiène. Or toutes les rectifications du monde n’empêcheront pas l’alcool pris en quantité excessive de détruire plus ou moins rapidement l’organisme humain : il est donc certain que la consommation, en se maintenant, ne cessera pas d’avoir les mêmes effets. Si, au contraire, elle diminue, le budget en souffrira. Il ne faut donc pas, en l’occurrence, invoquer la santé publique, si on veut faire les affaires du Trésor. D’autre part, comment soutenir qu’on peut quadrupler le produit net d’un impôt, le porter de deux cent cinquante millions à un milliard, sans faire souffrir le pays de cette charge nouvelle ? Il est absurde de prétendre que les intermédiaires actuels sortiraient indemnes de cette révolution. En admettant que le consommateur paie son alcool le même prix qu’auparavant, c’est trois quarts de milliard que le commerce des spiritueux perdrait au profit de l’État. Mais des études attentives ont démontré que le petit verre à dix centimes ferait payer par les acheteurs la moitié de ces sept cent cinquante millions. Lavoisier nous a appris que rien ne sortait de rien et que, si rien ne se perd dans la nature, rien ne s’y crée. Il en est de même en finances. Ce qui tombe dans les caisses du Trésor est pris dans nos poches. Il est des nécessités d’ordre public et patriotique devant lesquelles chacun s’incline : mais il est monstrueux de vouloir bouleverser de gaieté de cœur une organisation qui fournit au budget le cinquième de ses recettes et substituer aux impôts auxquels nous sommes habitués, dont les effets sont amortis par le temps et l’usage, un régime nouveau, inconnu.

Ce régime ne tarderait pas à porter toutes les conséquences déplorables d’une industrie d’Etat. Dans un pays comme la France, où toutes les parties du territoire fournissent des céréales et des fruits susceptibles d’être distillés, la production d’alcool ne tarderait pas à dépasser les demandes des usines de rectification ; les fabricans de spiritueux se plaindraient à juste titre de ne pas savoir ce que deviendra leur industrie et d’être exposés à une mévente qui équivaudrait souvent à la ruine. L’Etat serait bien vite conduit à limiter et à réglementer la production de chacun ; il transformerait une industrie libre et énergique, occupée de chercher aujourd’hui ses débouchés au dehors, aussi bien qu’à l’intérieur du pays, en une corporation de fournisseurs, avec lesquels les contestations et les difficultés seraient innombrables.

L’étape suivante et inévitable serait la mainmise par l’Etat sur la fabrication même de l’alcool. Un monopole de rectification et de vente, tel qu’on nous le propose, se heurterait à une fraude si colossale, que les adversaires les plus résolus du système seraient obligés, pour des raisons fiscales, de consentir à l’expérience complète. Et voilà donc l’Etat distillateur ! Les socialistes s’en réjouiraient : car s’ils ont voté en faveur du demi-monopole que seul on ose nous proposer jusqu’ici, ils ont eu la franchise de déclarer que c’était avec l’espoir bien arrêté de voir les conséquences logiques de la situation nouvelle se dérouler, et non pas dans l’intérêt hygiénique que, d’après les apôtres du système, ils auraient eu seul en vue. Une nouvelle armée de fonctionnaires, nombreuse comme on en aura vu rarement, même dans notre pays béni de tchinovnik et de mandarins, va donc s’abattre sur la France. Nous finirons par avoir besoin d’une autorisation du ministre des finances pour planter un prunier ou un cerisier dans notre jardin, exactement comme il nous faut aujourd’hui un firman pour y faire pousser un plant de tabac. Nos citadins ignorent sans doute qu’il est interdit de cultiver le tabac dans les trois quarts de nos départemens ; que, dans le quatrième quart, les permissions sont accordées, en tenant compte des demandes des planteurs et du contingent fixé dans chaque arrondissement, par une commission de cinq membres, composée du préfet, du directeur des tabacs, du directeur des contributions indirectes, d’un membre du conseil général et d’un membre du conseil d’arrondissement. Comme les Suisses ont la pomme de terre électorale, nous avons le tabac électoral, sous forme du permis de culture. M. Yves Guyot, dans l’une de ses conférences, rappelait à ce propos le mot d’un homme politique lui disant que pas un seul de ses adversaires ne ferait jamais pousser un pied de tabac dans sa circonscription !

Et comment comparer le tabac, plante exotique, dont la culture n’est possible que dans certaines régions de notre pays, avec les nombreux produits agricoles indigènes qui sont propres à la distillation ? L’arbitraire n’a-t-il pas eu déjà sa part dans la désignation des vingt-deux départemens auxquels est limitée l’autorisation ? Personne n’a cherché à faire le compte de ce que ces entraves à la liberté ont, par voie indirecte, coûté au pays. Qui nous prouvera que cette culture du tabac n’eût pas rapporté des bénéfices considérables là où elle est interdite ? qu’elle n’eût pas constitué un assolement précieux pour certaines terres ? De ce qu’un peuple est habitué à un mal, il ne faut pas conclure que le mal n’existe pas. Il ne faut pas croire surtout, parce qu’un monopole règne, que d’autres s’établiront sans dommage matériel et moral pour le pays. Enfin le rendement élevé que fournit le tabac pourrait être obtenu sans monopole : l’impôt simple rapporte à l’Angleterre presque autant que le monopole à la France.

Nous entrons malheureusement de plus en plus dans une voie néfaste de socialisme, c’est-à-dire d’intervention de plus en plus complète de l’Etat dans les affaires et la vie des particuliers. La discussion récente de la loi sur les sucres à la Chambre a été à cet égard tristement instructive. Peu s’en faut que bientôt le Parlement ne fasse apporter à sa barre les livres de comptes des négocians ou des industriels, afin d’examiner s’ils réalisent trop ou trop peu de bénéfices. Persuadé qu’il peut tout, excepté, comme disait un Anglais en parlant de la Chambre des communes, changer un homme en femme, le Palais-Bourbon veut faire régner la justice et l’égalité en France en réglementant l’activité de chaque citoyen. Sous ce rapport, le monopole de l’alcool flatte les instincts secrets de plus d’un député, qui y voit un moyen de transformer les fabricans et les marchands d’aujourd’hui en employés et vérificateurs de la régie, pourvus d’un traitement modeste, mais fixe, et assurés d’une retraite pour leurs vieux jours. N’est-ce pas là en effet la Salente économique, la terre promise, que nos réformateurs nous montrent comme but et prix de nos efforts ? Malheureusement nous ne sommes pas seuls dans le monde ; et si nous voulons y garder notre rang, ce n’est pas avec des industries et des commerces d’État que nous y réussirons. Le monopole est de sa nature destructeur de toute initiative, ennemi de tout progrès ; il porte en lui des germes de mort : les exemples cités par nous et empruntés à notre propre pays l’ont prouvé. Instituer celui de l’alcool serait porter un coup fatal à notre vie économique. Si notre insatiable budget a besoin de nouveaux millions, qu’on augmente le droit actuel sur les spiritueux. Que, par des mesures énergiques, on réprime la fraude, mais qu’on n’ajoute pas une oppression de plus à celles dont nous souffrons déjà. Qu’on n’étende pas à un domaine nouveau la tyrannie fiscale qui pèse déjà si lourdement sur nous. Nous invoquons sans cesse le progrès, la liberté : ne travaillons pas à retarder l’un en détruisant l’autre.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. Bull. russe de statistique financière et de législation, nov.-déc. 1896, p. 687.
  2. Nous avons particulièrement mis à contribution, dans les pages qui suivent, les travaux de notre éminent collègue à l’Ecole des sciences politiques, M. René Stourm, membre de l’Institut.
  3. Voir Bulletin russe de statistique, nov.-déc. 1896, et aussi le rapport de M. de Meaux, inspecteur des finances, sur sa mission en Russie (annexe au procès-verbal de la Chambre des députés du 19 janvier 1897).
  4. Voir le rapport de M. Delamotte, inspecteur des finances (annexe un procès-verbal de la séance de la Chambre des députés du 19 janvier 1897).