Le Monologue moderne

Ollendorf (p. couv.-34).


LE

MONOLOGUE MODERNE












Il a été tiré de cet ouvrage 125 exemplaires de luxe.

 10 sur papier Japon.
 15 sur papier de Chine.
 25 sur papier Whatman.
 25 sur papier vergé de Hollande.
 50 sur papier teinté.


125

Le
Monologue Moderne

par
Coquelin Cadet
de la Comédie-Française

Illustrations de Luigi Loir



Paris
Paul Ollendorff, Éditeur
28 bis, rue de Richelieu

1881
Tous droits réservés

À Philippe Gille


Souvenir amical.
E. C.

Mesdames                                   
et Messieurs,                                                   

e me souviens de l’émotion terrible qui m’écrasait, il y a dix-huit mois, quand j’eus l’honneur de paraître devant vous, pour la première fois, comme conférencier. Ce nom de conférencier me tuait ; la nuit, je ne rêvais plus que conférences ; je voyais d’immenses verres d’eau me poursuivre, de grandes petites cuillers qui dansaient autour de moi, de lourds sucriers qui allaient m’aplatir, et une

carafe gigantesque qui me douchait ; je voulais proférer un son… rien ! Le public me criait : « À la porte ! » C’était épouvantable.

Aujourd’hui, plus d’émotion : j’ai découvert que je n’étais pas du tout conférencier ;

il y a des gens qui sont tellement conférenciers qu’ils ont l’air d’être venus au
monde en habit noir et en cravate blanche ; ce n’est pas moi.


Moi je ne veux être (si je peux) qu’un amuseur (ce n’est pas la même chose qu’un conférencier) ; je ne veux être qu’un bon enfant. Je voudrais avoir le droit de mettre sur ma carte de visite : Coquelin Cadet, bon enfant, car alors je n’aurais pas de phrases à faire, et ce que j’ai à vous dire serait la conversation qu’on a avec un ami qui vous est cher et de qui l’on attend une sincère bienveillance.

(Il boit.) Je ne sais pas pourquoi je bois, je n’ai pas soif ; enfin ! c’est la maison qui veut ça !…

Il faut avouer vraiment que le monologue entre de plus en plus dans nos mœurs. Je parle du monologue dont Charles Cros est la mère, et moi, si j’ose m’exprimer ainsi la sage-femme ; de ce monologue particulier, enfant bizarrement conformé, dont le premier bégaiement a été le Hareng Saur.

Les esprits gais aimaient autrefois la chansonnette qui a pour derniers interprêtes dans les salons Berthelier et Fusier ; les esprits graves aimaient (et aiment encore) les vers délicats ou enflammés ; aujourd’hui, le goût est certainement au monologue.

Le monologue est une des expressions les plus originales de la gaieté moderne ; d’un ragoût extraordinairement parisien, où la farce française fumiste et la scie s’allient à la violente conception américaine, où l’invraisemblable et l’imprévu s’ébattent avec tranquillité sur une idée sérieuse, où la réalité et l’impossible se fondent dans une froide fantaisie ; le monologue, enfin, dont le type, l’incarnation absolue, est l’Obsession, et, dans une note plus profonde et plus philosophique, le Bilboquet.

J’ai raconté à cette même table comment

l’idée de transporter au théâtre cette nouvelle formule littéraire m’était venue en entendant le Hareng Saur l’été, dans un souper aux Batignolles, vers quatre heures du matin.

Était-ce le milieu dans lequel je me trouvais, l’heure matinale, l’or de l’orient entrant par la fenêtre, et l’or du hareng saur, qui se confondaient dans mon esprit ? Je vis là l’aurore du monologue moderne, et jamais impression plus curieuse ne me fut donnée qu’en écoutant Cros dire, avec le sérieux d’un homme qui réciterait du Châteaubriand ou du Lamennais, son impayable Hareng Saur. Je ne me doutais pas, à cette époque, que ce petit poisson deviendrait aussi grand, qu’il serait goûté par les foules qui fréquentent les concerts, et qu’il charmerait cette mer qui s’appelle Paris.

Cros a donc découvert une note nouvelle au théâtre ; des disciples se sont à l’instant rangés sous sa bannière ; la race des monologuistes s’est développée et tente de devenir aujourd’hui plus nombreuse que les fautes de français du journaliste… je ne dirai pas son nom.

Et je comprends que ce genre essentiellement moderne tente les esprits joyeux. Il est très agréable de faire une œuvre qui ne demande pas de théâtre.

Songez ! le monologuiste donne son monologue au monologueur, qui l’emporte partout avec lui, qui peut l’exécuter sur une meule de foin, en chemin de fer,

sur un paquebot (j’ai sauvé du mal de mer

une dame en lui récitant un monologue),

dans un grenier, dans un salon, à dos de chameau, s’il le veut.

Pas de comité de lecture, comme au Théâtre-Français, pour recevoir un monologue ; pas les horreurs de la crainte de n’être pas reçu. Le comité ne se compose que d’une personne. Le monologue est mauvais ? On en fait un autre ; cela se confectionne beaucoup plus commodément qu’une tragédie, et, en somme, c’est plus gai. Voilà pour l’auteur.

Pour l’acteur, il monte son monologue tout seul. Pas de truc, pas de mise en scène, pas 200,000 francs de décors comme pour une féerie, pas de régisseur qui vous mette à l’amende, pas de pompiers, — quelle économie ! Pas de discussion, à moins que vous n’ayez un si mauvais caractère que vous ne vous cherchiez noise à vous-même : la troupe ne se compose que d’un seul acteur ; pas de jalousie ! Et vous êtes votre seul directeur.

Le costume ? Un habit noir.

C’est bien grave, me direz-vous, pour venir raconter des aventures de fantoche ; il est clair qu’un habit de clown et un masque bariolé conviendraient mieux au personnage de ce théâtre bizarre ; mais l’habit noir du notaire apporte de la gravité à ces farces de pince-sans-rire, et une tête ahurie, en haut de cet habit noir, achève de leur donner un cachet plus original.

Je crois qu’il serait bien difficile d’ouvrir un conservatoire pour la récitation des monologues ; la façon de les dire est presque inenseignable.

Si l’on veut être classique dans l’exécution de ces œuvres déhanchées qui font un pied de nez aux choses convenues, on se trompe. L’emphase est l’ennemie de ces récits burlesques ; les soulignements sont inutiles, les réticences intempestives ; il faut que le monologue soit envoyé à la volée sur le public, sans maniérisme et sans apprêt ; avec un enthousiasme pour ce qu’on dit qui en impose aux spectateurs, un effarement d’homme étourdi par les choses extraordinaires qu’il raconte, des transports subits succédant au flegme, une émotion sincère qui réchauffe le récit et lui donne les apparences de la parfaite raison et de l’absolue vérité. On pourrait dire à ceux qui se livrent à ce genre de récitation : « Soyez impossibles et convaincus, et vous réussirez. »

(Il boit. À part :) Tant pis !

Je songe qu’il faut vraiment de l’aplomb pour venir dans des salles, comme celle du Trocadéro, par exemple, et vouloir, avec une de ces légères fantaisies, s’emparer d’un public et porter le rire dans tous les coins d’un tel monument ; il faut une foi profonde dans ce qu’on dit, et surtout un excellent monologue ; c’est pourquoi je proclame haut la valeur comique des monologuistes, car ils ont fait rire avec des œuvres d’une gaieté particulière, dont l’intensité ne se révèle qu’à l’audition.

Que de gens m’ont dît : « Ces monologues sont idiots, je les ai lus : comment peut-on faire rire avec cela ? » Ah ! c’est qu’ils sont bien faits au point de vue théâtral : ils ont une idiotie de théâtre, ils ont la vie, le je ne sais quoi qui entre dans la salle et qui fait dire au spectateur : « Qu’est-ce que c’est que ça, donc ? je n’ai jamais rien entendu de pareil ! »

Maintenant, on se tromperait en croyant qu’il ne s’agit que de se mettre à table devant du papier pour écrire un monologue. — Grave erreur ! — Et la preuve, c’est qu’on a ouvert un concours de monologues, et que, sur une centaine de récits qui nous ont été envoyés (j’avais l’honneur d’être Président du Monologue, et j’ai rendu la justice comme sous un chêne), un seul a mérité la palme, et encore ce monologue palmé n’était pas sans défauts.

Il faut une idée d’abord, une idée biscornue si l’on veut, mais présentant un côté humain ; ensuite, il faut traduire cette idée dans une forme rapide où le trait parte et porte le plus souvent possible ; — il faut que le monologue ait un commencement, un milieu et une fin ; on ne l’écoutera pas s’il est autrement ; il faut… Je fais joliment mon président pour des choses en apparence futiles, pour des riens qui ne doivent leur existence qu’à l’actualité et qu’attend peut-être un rapide oubli ; mais j’estime que ce qui a l’honneur de captiver le public, même pendant quelques minutes, vaut la peine d’être analysé.

Donc, ce n’est pas si commode de faire un bon monologue plein de heurts et de soubresauts inattendus, qui paraisse le plus naturel du monde. Il faut y mettre (étant donnée l’idée première prise dans la nature) toute la fantaisie dont on se sent capable ; toute la fantaisie, entendez-vous ? Et à propos de fantaisie, je demande la permission d’ouvrir ici une parenthèse.

Je connais beaucoup d’esprits sérieux qui s’insurgent quand on préconise avec ardeur la fantaisie : « Mais non, disent-ils, rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable ! »

— Chers Boileaux de mon cœur ! oui, le vrai est aimable, mais la fantaisie me paraît l’être plus encore, car elle est plus rare. C’est une des pages les plus délicieuses du Livre de l’Art que la Fantaisie ! Elle nous console de toutes les bosses, de toutes les verrues qui nous assassinent les yeux ; elle nous emmène loin du monde des pianistes ;

elle nous fait oublier le naturalisme, qui veut
engloutir l’univers ; elle nous ouvre un

idéal chimérique où les choses s’appellent d’un autre nom, où leurs formes et leurs couleurs sont changées, où la belle-mère

devient papillon, où l’orgueil des comédiens a la violette pour symbole ; dans un monde qui nous donne l’oubli de toutes les vulgarités stupides dans lesquelles nous pataugeons tous les jours, dans ce monde pseudo-japonais où le rêve est frère d’une réalité
charmante, et où les délicats se croient en paradis ! Le monologue moderne sera donc fantaisiste ou il ne sera pas… avec des finesses qui révèlent le poète, parce qu’on pourrait croire que les monologuistes sont des gens dont la seule profession est de faire des monologues ; non pas ! Ce sont des artistes,
des peintres, des lettrés, qui les fabriquent ; et, de temps en temps, à l’expression coloriste, à la délicatesse du procédé, on sent, comme disait Sainte-Beuve de Charles Monselet, qu’ils ont touché à la rose. Oui, les poètes s’amusent à ces babioles en se délassant, et plus d’un, qui a fait des monologues, est l’auteur de volumes de vers qui ont été vendus… oui, vendus !
Victor Hugo a dit quelque part que le monologue est le propre de l’homme, et c’est positif ; toute la vie on se récite des monologues à soi-même. Les ivrognes, les amoureux, les diplomates, les dévotes, les quémandeurs, les cochers, les avocats, les
cuisinières, ne font que cela. Vous causez avec un ami : vous croyez qu’il vous écoute ? Pas du tout ! Il pense à ce qu’il va vous dire ; vous faites chacun votre monologue.

Le monologue est partout. Il remonte à la création du monde, car on peut affirmer, qu’Adam (avant la côte) devait se parler à lui-même et se dire des monologues bien curieux dans le Paradis Terrestre.

En Angleterre, Shakespeare est surtout connu par le monologue d’Hamlet : To be or not to be.

En France, Sganarelle, Sosie, Figaro, Charles Quint, Chatterton, ont merveilleusement soliloqué, et tous les comiques monologuants de Duvert et Lauzanne et de Labiche ont fait la fortune des Arnal, des Numa, des Ravel et des Saint-Germain.

Malheureusement, il y a le monologue tragique, et, l’autre soir, dans un salon, j’eus grand’peur en voyant s’avancer sur le devant de la cheminée un monsieur en habit noir, cravate blanche, cheveux ébouriffés, air fatal, souffrant même.
Je me dis en tremblant : « C’est un comique : c’est un rival ! » Le monsieur ouvre la bouche et laisse tomber, d’une voix profonde, ce titre : Les Catacombes de Rome. J’étais

sauvé !… Ça a ennuyé tout le monde ; et en songeant aux Catacombes de Rome, à la Dernière Nuit d’André Chénier, à Gilbert sur son grabat, à toutes ces machines pompeuses et somnifères du vieux jeu, je me suis épris plus que jamais du récit drolatique qui est l’amusement des enfants avec le Hareng Saur et la tranquillité des parents avec le Bilboquet, car il n’y a pas l’ombre d’amour ni dans le Hareng ni dans le Bilboquet.

Et pour prouver que le monologue est partout, je terminerai cette esquisse en l’appelant, si vous le permettez, monologue, car c’est bien un monologue, puisque j’ai parlé tout le temps et que vous ne m’avez pas répondu !