Le Monde marche, Lettres à Lamartine/XIX

XIX

Vous faites enfin une dernière conjuration contre le progrès, vade retro, cette vieille hallucination de l’orgueil, comme vous dites, et, pour chasser cette nouvelle folie du cerveau humain, vous invoquez la preuve des peuples évanouis à l’horizon de l’histoire. Vous attachez sans doute une irrésistible vertu à ce dernier argument, car vous le reproduisez plusieurs fois sous différentes formules. En voici une entre autres :

« Où est, demandez-vous, la perfectibilité visible dans les races qui ont pullulé en tribus, en nations, et dominations sur ce globe depuis les temps historiques ? Quelle est donc la race qui n’ait pas suivi le cours régulier de naissance, de croissance, de décadence et de mort, conditions de ces collections d’hommes, comme de l’homme lui-même soumis à ces quatre phénomènes de la vie, naître, croître, vieillir et mourir ? Ce globe n’est partout qu’un ossuaire de civilisations ensevelies. L’histoire, qui est le registre de naissance et de mort de ces civilisations, nous les montre partout naissant, croissant, dépérissant, mourant avec les dieux, les cultes, les lois, les mœurs, les langues, les empires qu’elles ont fondés pour un moment ici ou là dans leur passage sur le globe. Pas une, pas une seule n’a échappé jusqu’ici à cette vicissitude organique de l’humanité. »

Toutes les civilisations sont mortes, dites-vous. Le fait est vrai, j’en conviens. Mais la civilisation elle-même a survécu, et elle a survécu précisément parce qu’elle était la raison commune de toutes les métamorphoses de l’histoire.

L’Inde sans doute a tenu la place d’honneur à l’origine ; de l’Inde la suprématie a passé à l’Égypte, de l’Égypte à la Phénicie, de la Phénicie à la Grèce, de la Grèce à l’Italie, et de l’Italie au reste de l’Europe. Toutefois dans toutes ces migrations du flambeau de la perfectibilité d’une main à l’autre, l’humanité a-t-elle perdu en route le blé, la charrue, la forge, la truelle, la hache, la scie, la navette, la lampe, la vigne, l’amphore, le mouton, le bœuf, l’âne, le cheval, le navire, le char, le moulin, la grue, la vis d’Archimède, la monnaie, l’écriture, la science, l’horloge, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, toute la richesse acquise en un mot, et toute la force motrice du progrès ?

Si chaque civilisation effectivement, en disparaissant de la scène, a emporté avec elle dans son tombeau toutes ses découvertes, comme ce roi d’Orient emporta un jour dans les flammes de son bûcher tous les trésors de son palais, vous avez raison, le progrès devant l’histoire a perdu son procès ; mais loin de là, chaque civilisation, au moment de son abdication, a reversé religieusement son contingent d’idées dans la civilisation suivante, qui a amplifié de son travail le patrimoine reçu, et l’a transmis à son tour, avec l’accroissement nouveau, à une nouvelle héritière, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’enfin, de soleil en soleil, et de l’est à l’ouest, le viatique sacré de l’humanité, toujours grossissant sur son chemin, ait afflué un jour tout entier de l’orient à l’occident de l’Europe, à tel point que la France, aujourd’hui, expression suprême pour sa part de la civilisation, n’a pas une industrie, une science, depuis la pioche jusqu’à l’alphabet, depuis le compas jusqu’au chiffre, qu’elle n’ait reçue en germe ou en totalité par une longue circonvolution, de l’Inde ou de l’Égypte, de la Grèce ou de l’Italie.

Ainsi donc, pour frapper d’anathème la doctrine du progrès, il ne suffit pas de montrer que le progrès a changé de place dans le monde, il faudrait encore montrer qu’il a perdu, à chaque mutation, l’intégrité ou une partie de ses conquêtes. Mais il a sans cesse reculé, au contraire, ses frontières de toute la largeur de ses victoires sur la nature. En voulez-vous la preuve ? Regardez l’état de la civilisation en Europe. Quel est le peuple, en effet, dont le passé a jamais atteint le niveau actuel de la vie humaine en science et en sympathie, en industrie et en richesse ?

Nous pourrions borner là notre réponse. Nous aurions satisfait au devoir de la réfutation. Mais nous portons plus loin la sévérité de notre principe. Nous avons encore à prouver pour l’apaisement de notre conscience que chaque civilisation partielle avait sa raison logique de paraître à son heure et en son lieu, de faire ce qu’elle a fait, là où elle l’a fait et pas ailleurs, et de disparaître ensuite ou de rentrer dans l’ombre pour laisser à d’autres peuples, placés dans d’autres circonstances de géographie, la possibilité de tirer de ces circonstances mêmes de nouveaux développements pour l’humanité.

Une race, quel que soit son génie, a toujours, dans le sol tombé en son lot d’héritage, un collaborateur forcé de destinée. Si l’Angleterre, par exemple, pour prendre une démonstration sous la main, au lieu de siéger sur son profond soubassement de houille, trône du monde industriel par l’invention de la vapeur, avait campé sur le sable du Sahara, elle aurait évidemment traîné, par l’ingratitude de son territoire, malgré toute son activité innée, à l’arrière-garde de l’industrie. Appliquons ce principe à l’histoire de la civilisation, pour écrire en courant le sommaire d’un livre encore à faire : la géographie du progrès.

Voici l’homme au début de sa carrière, dans la vie sociale, face à face avec la nature, sans autre arme que sa bonne volonté et aussi la pointe de l’aiguillon de la nécessité. Il a donc en quelque sorte l’alphabet de l’industrie à inventer ; mais, pour inventer, il a sans doute à penser ; mais, avant de penser, il a d’abord à vivre. Comment vivre et penser ? Comment trouver sur le temps consacré au corps assez de marge pour développer l’intelligence, si la nature ne vient d’elle-même au secours de l’indigence primitive de l’homme en l’enveloppant d’un climat chaud à défaut d’autre manteau, et en lui mettant en quelque sorte la nourriture dans la main au bout de chaque branche de la forêt ?

Eh bien ! étalez la carte du globe, et cherchez du doigt quelle contrée satisfait à cette double condition de chaleur et d’abondance, et vous trouverez l’Inde, naturellement vêtue de son soleil, et tellement approvisionnée de fruits de toute espèce, que la banane du sage, — du sage ? l’expression est significative — suffirait seule à nourrir une population. L’Inde a donc pu penser, grâce aux premières avances de la nature. Humboldt a remarqué que partout où la banane croissait en Amérique, l’intelligence de la race montait dans la même proportion.

Grâce à ce don gratuit du sol et au droit de loisir conféré par la caste, l’Inde a pu penser à un assez grand nombre de têtes pour donner le dernier mot de cette vie contemplative, de cette prodigieuse métaphysique en action, qui a enfanté sous le palmier, dans la nuit brûlante du tropique, le nombre, la grammaire, la poésie, la philosophie.

Mais, pour passer, cependant, à une civilisation supérieure, l’humanité avait besoin de créer auparavant un des éléments indispensables de la constitution de l’humanité. Je veux parler de l’architecture. L’Inde pouvait-elle inventer la truelle et l’équerre ? Non, assurément ; car, pour aller chercher aux entrailles de la terre, en l’absence de moyens mécaniques, ces énormes blocs de pierre si lourds à remuer, si durs à tailler, l’homme doit nécessairement recevoir de la nature l’injonction d’un semblable travail, et de cette même nature en même temps un coup de main au moment de l’exécution. L’Inde n’avait ni cette condition à subir, ni cette assistance à chercher. Une cabane y suffisait à l’homme pour abriter sa famille. Le bois plus ou moins ouvragé, comme en Chine aujourd’hui, faisait tous les frais de son architecture. Car ses pagodes, comme nous l’avons déjà vu, n’étaient que des cavernes creusées à l’infini dans le flanc des montagnes et arrosées d’étangs souterrains pour abreuver les troupeaux sacrés.

Cherchons donc encore sur la carte une race soumise à une condition tellement exceptionnelle de géographie, qu’elle subisse, du fait de cette individualité en quelque sorte de territoire, l’obligation rigoureuse d’étager la pierre sur la pierre pour construire sa demeure. Cette race aura en partage une vallée complétement submergée une partie de l’année, de sorte que, pour dominer l’inondation, elle devra de toute nécessité asseoir chaque cité sur un piédestal de granit. Voilà la consigne de la nature. Maintenant voici l’assistance. Cette vallée étroite, en forme de couloir, fuira indéfiniment, du midi au nord, entre deux chaînes de montagnes de marbre et de porphyre, de calcaire et de granit. Le jour où l’homme saura bâtir, il trouvera partout la pierre à fleur de terre, au lieu de la puiser dans des gouffres de catacombes. De plus, un fleuve navigable circulera sur toute la vallée, comme une sorte de roulier naturel, pour distribuer de droite et de gauche l’assise taillée dans la carrière.

Toutefois, le travail de construction, à cette époque d’enfance de l’art et d’ignorance, aurait prélevé encore une trop lourde somme de temps sur le temps disponible de la société, si, par un miracle encore inexpliqué, le même fleuve tout à l’heure roulier n’avait fait encore l’office de laboureur, n’avait répandu chaque année, à échéance fixe, son limon sur la vallée. L’habitant semait dans la vase, et le blé poussait sans autre préparation. Le régime de la caste faisait ensuite l’appoint du temps nécessaire à la pensée. Voilà l’œuvre de l’Égypte ; elle inventa l’architecture, et avec l’architecture la géométrie.

L’Égypte a donc donné à la civilisation tout ce qu’elle pouvait donner, et donner seule par la disposition particulière de son territoire. Mais si la constitution exceptionnelle de sa géographie l’avait servie à point nommé pour un progrès, la même originalité de sol la desservait en revanche dans la réalisation des autres desiderata de la civilisation.

Ainsi, après l’invention de l’architecture, venait, par ordre d’importance, la découverte de la navigation. L’Égypte pouvait-elle faire cette découverte ? Non, puisqu’elle manquait de bois de construction. Cette gloire devait appartenir à une race campée à l’étroit, entre la mer et la montagne, et, faute d’espace suffisant pour la charrue, contrainte d’aller demander au commerce un supplément de nourriture. Cette race prédestinée devait trouver en outre sur les pentes de la montagne d’immenses forêts d’arbres gigantesques, siècles de végétation accumulés depuis la Genèse, de sorte qu’elle n’avait qu’à étendre la main pour puiser sans cesse des flottes sous ces ombres éternelles de verdure.

Est-ce tout ? Pas encore. L’homme n’amène pas à volonté le commerce sur un point donné, il le prend au passage lorsqu’il sait le trouver. Il fallait donc que la race appelée à naviguer un jour, c’est-à-dire commercer avec le monde connu, occupât une station intermédiaire entre les deux grandes nations du moment, l’Assyrie et l’Égypte, sur le parcours de toutes les caravanes de l’Inde ou en face d’îles et de cyclades, afin qu’à cette première heure d’inexpérience, le marin pût toujours suivre la côte et trouver partout un port de relâche. La Phénicie alla donc, poussée par le vent de la spéculation, essaimer çà et là des comptoirs sur le périple de la Méditerranée. Mais la presqu’île de Tyr, car, à l’origine, toute capitale de la navigation était une presqu’île par raison de sécurité, était évidemment trop étroite pour enfermer entre ses murs tous les secrets de la civilisation. C’était un détail du progrès, ce ne pouvait être le progrès dans sa merveilleuse variété.

L’art avait à dire son mot à son tour. L’humanité, grâce au génie des civilisations antérieures, avait déjà conquis assez d’instruments d’existence pour avoir le droit de consacrer une partie de ses forces aux divines satisfactions de l’esprit. La Grèce parut à l’horizon de l’histoire. Race et terre, tout ici est merveilleusement combiné d’avance pour résumer les progrès accomplis de l’humanité et les porter, par l’art, à leur suprême degré de perfection.

Déployée en éventail sur la Méditerranée, entourée d’îles de tous côtés, comme Amphitrite de ses syrènes ; fermée au nord contre les invasions étrangères par les défilés de la Thessalie, découpée de toutes parts de montagnes, semée de prairies et de forêts, de carrières de marbre et de mines de métaux, la Grèce, géographiquement considérée, portait dans son territoire tous les matériaux de toutes les civilisations, et faisait face en même temps à tous les points déjà civilisés. Elle représentait aussi les divers états de l’homme par les diverses aptitudes de ses populations : pastorale en Arcadie, agricole en Messénie, commerçante à Corinthe ; commerçante, fabricante, artiste et philosophe à la fois à l’ombre de l’Acropole d’Athènes. Mais si admirablement privilégiée que paraisse la Grèce en territoire et en génie, au regard de l’historien, elle ne devait être et n’a été, en définitive, qu’un atelier de perfectionnement. Postée au carrefour du premier monde antique, elle devait recevoir à la hâte les diverses civilisations de l’Afrique ou de l’Asie, leur donner la dernière main, et déléguer le progrès accompli à un autre peuple plus à portée de le répandre sur l’Europe. Elle n’avait pas assez de champ autour d’elle pour déborder sur le monde, et de génie politique pour le soumettre à sa domination.

La Providence du progrès réservait cette œuvre au peuple romain. L’Italie est, géographiquement parlant, une variante de la Grèce, une péninsule comme la Grèce, couverte, par conséquent, sur ses flancs du danger des invasions, mais mieux encadrée qu’elle pour déblayer le sol de l’Europe. Le peuple romain eut au plus haut degré le génie de sa mission : il sut conquérir, organiser, administrer, coloniser, assimiler et percer de routes l’univers. Pervius orbis, ce fut sa devise. Par l’unité de son administration et de sa langue, il prépara l’unité intellectuelle, l’unité morale de l’Europe. Athènes avait donné l’art à l’humanité ; Rome lui donna la législation. Or, précisément à ce moment-là de l’histoire une idée partait du fond de la Judée, terre isolée et fermée comme une cellule jusqu’alors, pour verser au monde mieux que l’art, mieux que la législation : une âme commune et une sympathie commune, au nom du principe de charité et de fraternité. L’empire romain disparut à son tour pour céder la scène à un nouvel acteur sorti de la veille des forêts de la Germanie, et l’Europe centrale, régénérée dans le christianisme, hébreu par sa tradition, grec par sa philosophie, romain par sa discipline, prit à son tour la tête de la colonne.

Je presse le pas parce que j’ai hâte d’arriver. Mais, par cette revue rapide du passé de l’humanité, nous pouvons comprendre et toucher du doigt que chaque peuple initiateur du progrès a eu, en raison même de la nature spéciale de sa constitution climatérique, une œuvre spéciale à exécuter, et que, cette œuvre restreinte une fois accomplie, il devait immobiliser la civilisation à sa propre nature, par conséquent fermer l’ère du progrès ou déposer son rôle d’initiateur, jeter au vent le rameau d’or de la sibylle, et dire : Au tour d’un autre maintenant.

Mais, pour succéder à l’Inde, l’Égypte renonçait-elle aux choses que l’Inde lui avait enseignées ? et pour succéder à l’Égypte, la Phénicie renonçait-elle aux notions que Memphis lui avait apportées ? et pour succéder à la Phénicie, la Grèce renonçait-elle aux découvertes que Tyr lui avait communiquées ? et pour succéder à la Grèce, Rome renonçait-elle aux connaissances qu’Athènes lui avait inspirées ? et pour succéder à la civilisation romaine, la France a-t-elle renoncé aux leçons de cette civilisation ? Non, puisque nous retrouvons aujourd’hui dans le bilan de l’Europe civilisée, œuvre par œuvre, industrie par industrie, l’apport complet de tous les peuples conducteurs à tour de rôle de l’humanité.

La disparition des États formés par les peuples à un jour donné, pour un travail donné, loin d’infirmer la doctrine du progrès, la confirme, au contraire ; car tous ces États, en définitive, n’étaient que les cadres restreints d’une civilisation toujours grandissant, qui devait précisément briser ces cadres au fur et à mesure de son agrandissement. Quoi ! je vous dis que le papillon est un progrès sur la chenille, et quand je vous montre la splendeur de son aile dans un rayon de soleil, vous dites à votre tour, pour nier la gloire de la transformation : Où donc est la chrysalide ? Eh ! mon Dieu, le papillon est précisément un progrès, parce qu’il a laissé derrière lui la chrysalide, haillon déchiré de sa première existence.

Oui, nous avons émigré de la civilisation, mais comme les tribus d’Israël sortirent de l’Égypte, en emportant avec elles les vases égyptiens. Et, en vérité, plus je médite ce mystère d’histoire, plus j’admire d’un cœur religieux l’harmonie préétablie entre l’aménagement de la planète et le mouvement du progrès.

Partie de l’extrême Orient, la civilisation devait marcher à l’Occident pour ramasser l’homme sur son passage. Elle arrive en Syrie ; elle y établit la navigation. Quelle raison, toutefois, a-t-elle de naviguer à l’ouest dans le sens de la barbarie, pour ne trouver à la proue de son navire que des peuples sauvages et des forêts incultes ?

Aucune en apparence. Mais une main prévoyante avait placé l’or en Espagne ; et la Phénicie vogue vers l’Hespéride mystérieuse pour en cueillir le fruit doré, et colonise en passant Carthage et Cadix. Plus tard, la civilisation invente la boussole ; Colomb traverse l’Océan et heurte l’Amérique en croyant aborder l’Asie à revers. Aussitôt l’Hespéride prend son vol à travers l’Atlantique, et l’Europe envahit le nouveau continent de toutes parts, pour ramasser l’or, ce produit immédiat, le seul capable d’indemniser de suite les frais de déplacement, et, en cherchant l’or, elle dépose sur la grève du Nouveau-Monde sa propre civilisation. Restait enfin une dernière part immense de la Mappemonde à coloniser à l’ouest de l’Amérique, et voici que l’Hespéride reparaît tout à coup d’abord sur le San-Francisco, et ensuite en Australie.

Sachons donc comprendre, à la persévérance des signes, la volonté préméditée des pas de l’histoire. Le doigt de quelqu’un est là. Au nombre des bornes déjà dépassées, nous pouvons prophétiser les routes encore à parcourir. Le ciel est lourd, le temps est immobile en ce moment. Ne nous inquiétons pas de cette halte de l’histoire. C’est le quart d’heure de grâce accordé à tout ce qui va mourir. Quelque chose de grand couve au fond des cœurs. Déjà nous sentons passer dans l’air je ne sais quels mystérieux courants de l’esprit. Ouvrons nos fenêtres et aspirons l’air de vie à pleine poitrine.