Le Monde marche, Lettres à Lamartine/VII

VII

Et cependant vous nous accusez de commencer par avilir l’homme, pour avoir plus tard le droit de le grandir. Nous pourrions vous renvoyer l’accusation et vous reprocher, à notre tour, de commencer par le glorifier outre mesure à la mamelle, en quelque sorte, de la création, pour le précipiter ensuite sur le fumier du dogme de la déchéance. Nous faisons, dites-vous, de la race humaine, à son origine, une poignée de terre échauffée par le soleil. Nous avons trop l’orgueil du signe écrit sur notre front pour avoir jamais hasardé une pareille pensée.

Mais nous aurions un jour, par mégarde, murmuré cette injure à l’homme dans le vent du siècle, que nous n’aurions fait en définitive, que suivre votre exemple ; car vous avez écrit le premier, dans cette magnifique langue dont vous avez seul le secret : Le songe passe et l’homme reste ; son nom est Adam, terre, c’est à dire infirmité.

Au fond, tous ces reproches, de part et d’autre, ne signifient que la différence de nos doctrines. Du moment, en effet, que nous plaçons l’Éden aux deux pôles opposés du temps, vous dans le passé, nous dans l’avenir, nous devons, par l’irrésistible entraînement de la logique, exalter l’homme, vous en arrière, nous en avant.

Pourquoi dès lors nous opposer nos thèses respectives pour nous convaincre réciproquement d’erreur ? Nous pourrions nous les opposer indéfiniment les uns aux autres, sans avancer d’un pas la question. Donnons nos motifs si nous voulons la résoudre. Or, quels sont les vôtres pour mettre le dernier mot de l’homme au commencement de la Genèse ?

« Rêver pour rêver, dites-vous, nous aimerions mieux rêver avec les Brahmanes, ces précurseurs de la philosophie chrétienne… »

Ah ! ici, mon illustre maître, je vous prends sur le fait, et je coupe la phrase en deux, pour vous signaler l’irrésistible domination de la vérité sur notre esprit, lors même que nous essayons de la nier. Vous appelez les Brahmanes précurseurs de l’Évangile. L’Évangile constitue donc un progrès sur le brahmanisme ? Reprenons.

« Rêver pour rêver, disiez-vous, nous aimerions mieux rêver avec les Brahmanes, ces précurseurs de la philosophie chrétienne, que le Créateur, apparemment aussi sage, aussi puissant et aussi bon alors qu’aujourd’hui, a créé dès le premier jour tout être et toute race d’êtres au degré de perfection que comporte la nature de ces êtres ou de cette race d’êtres dans l’économie divine de son plan parfait. Nous aimerions mieux imaginer et croire que l’homme fut plus doué, plus accompli dans sa jeunesse que dans sa caducité. »

Décomposons ce raisonnement, que trouvons-nous à l’analyse ? que Dieu devait être aussi bon et aussi puissant au jour de la création qu’aujourd’hui. Nous admettons volontiers que Dieu, pour rester conséquent avec lui-même, doit être nécessairement aussi bon, aussi puissant la veille que le lendemain. Cependant vous ajoutez aussitôt « que l’homme fut plus doué et plus accompli dans sa jeunesse que dans sa caducité. » Voilà donc Dieu, par ce simple plus, tombé, en inconséquence, malgré la prémisse posée. Il a donc deux poids et deux mesures, selon l’heure, puisqu’il accorde moins à l’homme dans la caducité que dans la jeunesse.

Dans la jeunesse ? mais vous donnez ici un tour de main à l’horloge. Puisque vous teniez absolument à comparer la vie de l’homme à la vie de l’humanité, comparaison forcée, à notre avis, car l’homme meurt et l’humanité ne meurt pas, vous devriez du moins appeler de son vrai nom le jour de la naissance. Or, le nom de ce jour-là n’est pas la jeunesse, c’est l’enfance. Mais l’enfance ne faisait pas antithèse avec la caducité, et, sautant par-dessus le calendrier, vous l’avez changée en jeunesse.

Qu’appelez-vous d’ailleurs caducité ? Si la caducité est précisément la thèse en litige, si nous la nions quand vous l’affirmez, vous n’avez pas le droit, en bonne logique, de nous l’opposer comme argument, car autrement vous répondez à la question par la question.

Vous prétendez ensuite que l’homme, encore tout chaud de la main de Dieu d’où il venait de tomber, et encore tout imprégné du rayon de son aurore, devait vivre, par cette raison même, dans toute la plénitude de beauté, de vertu et de bonheur. Mais quelle conception finie vous faites-vous de l’infini, si vous croyez que Dieu puisse mettre sa main plus près de l’homme un jour que l’autre, et le tenir plus chaud un jour que l’autre au contact de sa céleste essence ?

Tout à l’heure vous nous reprochiez de faire Dieu progressif, et voici que vous le faites rétrograde. Ni l’un ni l’autre. Écartons d’ici toute idée de quantité et de contingence. Dieu est l’être universel, absolu, omniprésent, immanent dans la création, également universel à toute heure, également absolu à toute heure, également omniprésent aujourd’hui qu’hier, également immanent dans l’humanité demain qu’aujourd’hui, pour l’inspirer et la réchauffer au fur et à mesure et à chaque minute de l’évolution de sa perpétuelle palingénésie. Il n’a pas créé l’homme une seule fois ; il le crée autant de fois qu’il jette une génération de plus, une vie de plus au soleil. Et quand un enfant naît, n’importe à quelle date, il apporte dans son berceau une âme aussi neuve que l’âme du premier aïeul.

Si l’homme, comme vous le croyez, possédait véritablement, dès son entrée en scène, toute la perfection comparative de sa nature, toute sa plénitude de destinée, si, arrivé au terme avant le départ, si, trouvant le but au début, il n’avait plus rien à désirer, rien à faire ici-bas qu’à jouir et à savourer compendieusement la même coupe sans une goutte de plus ou de moins d’ambroisie, quelle raison avait-il de vivre et, de passer du jour au lendemain, puisque le lendemain ne devait rien lui apporter, absolument rien, ni une œuvre nouvelle, ni une nouvelle connaissance ?

Le puissant Demiourgos donnait indéfiniment le temps à l’homme, et de ce temps accumulé en vain sur sa tête, l’homme ne pouvait tirer d’autre parti que de recommencer le même rôle de félicité avec le même geste et dans la même attitude. Intelligent, mais sans application possible de son intelligence ; actif, mais sans occupation possible pour son activité ; libre, mais sans occasion possible d’exercice pour sa liberté, il allait invariablement, méthodiquement d’une heure à l’autre comme l’aiguille sur le cadran. Le jour suivant répétait le jour évanoui avec une implacable exactitude, et au second soleil levé sur son horizon, il avait vécu toute son existence.

Il répugne à la logique, répondez-vous, qu’un Dieu parfait crée un être imparfait. Nous partageons votre opinion. Dieu sans doute a versé à l’homme, en le créant, toute la somme de perfection relative afférente à l’humanité. Entendons-nous seulement sur le sens à donner à l’idée de perfection.

La perfection consiste-t-elle, comme vous semblez le croire, dans une plénitude de bonheur inconciliable avec l’ordre fini ? À Dieu ne plaise. Elle consiste uniquement, pour l’être borné, dans l’harmonie parfaite de la fin et du moyen. Avons-nous une fin à poursuivre et une organisation en équilibre avec cette fin ? alors Dieu a satisfait à la loi de sa bonté et marqué son œuvre de son cachet. À ce compte, il a créé l’homme parfait dès Adam, puisque Adam portait en germe toute l’humanité à l’état virtuel, comme le gland porte le chêne dessiné d’avance dans son écorce.

Pour trouver le mot suprême de l’humanité, il ne faut pas regarder au regard trouble de la légende une seule minute, la première minute de son existence, car un moment ne saurait donner la raison du temps ni une fraction de l’unité. Il faut prendre en quelque sorte le regard de Dieu, et embrasser comme lui l’humanité tout entière, depuis l’alpha jusqu’à l’oméga, dans la magnifique ampleur de son développement.

L’humanité a commencé, cela est vrai ; tout commencement est infime, cela est encore vrai ; autrement il ne serait pas un commencement. Cette infimité est-elle, comme vous l’affirmez, une indignité pour l’espèce ? Elle en serait une assurément si elle avait duré ; mais comme le progrès la rachète de jour en jour et l’emporte dans son apothéose, elle tourne à la gloire de l’homme au lieu de tourner à son humiliation. Plus bas est le départ, plus haut le sommet, et plus aussi l’immensité de l’ascension proclame l’immensité de la destinée. Pour être sorti d’une cabane de chevrier, l’empire romain en a-t-il eu moins de mérite à vaincre l’univers, et le christianisme à le convertir à l’Évangile pour être né dans la crèche d’une étable ?

Si je vous conteste la légende de l’Eden, c’est uniquement pour l’acquit de ma conscience, car je vous accorderais ce fait de mythologie, que vous n’auriez pas gagné un argument de plus contre la théorie du progrès.

Tenez-vous absolument à ce premier moment de béatitude ? J’abandonne la partie pour abréger entre nous le chapitre des incidents.

Eh bien ! oui, l’homme a commencé par vivre comme nous rêvons, mieux que nous rêvons, au milieu d’une nature attendrie, amoureuse, attentive, souriante, uniquement empressée à le bercer du matin au soir et du soir au matin, de caresses et de voluptés, d’extases et de rêveries.

Il passait, et la terre lui ouvrait d’elle-même un chemin ; il foulait l’aspic du pied, et l’aspic lui baisait le talon ; il avait faim, et la branche secouait le fruit sur l’herbe ; il avait soif, et la naïade inclinait vers lui l’urne de cristal ; il reposait, et la fleur parfumait son sommeil ; il mettait la main sur son cœur, et tout un monde de beauté flottait dans son imagination ; il pensait, et la science laissait tomber son voile devant son regard ; il parlait, et l’hymne flottait sur sa lèvre ; il tombait, et la gravitation suspendait pour lui la rigueur de sa loi de pondération ; il dormait, et une brise inconnue l’enveloppant d’une moelleuse atmosphère comme d’une tente invisible, écartait soigneusement de cette tête précieuse pleine d’une joie divine la foudre et la pluie, la neige et la rafale.

En un mot, Dieu acheminait l’homme de bonheur en bonheur à travers un perpétuel miracle, par un perpétuel coup d’État contre ses propres lois, pour épargner au favori de la terre jusqu’à l’apparence d’une douleur et l’insolence d’un pli de rose sur son épiderme.

J’accepte tout cela, je crois tout cela ; j’ai vu moi aussi en songe cette porte fermée où l’ange monte la garde une épée de feu à la main. C’est bien, nous sommes d’accord : l’homme de l’Eden sait tout d’un seul coup sans avoir rien appris ; il connaît tout sans avoir rien vu ; il possède la plénitude de la sagesse, et le premier usage qu’il en fait c’est de la perdre aussitôt ; il possède la plénitude de la vertu, et le premier emploi qu’il en trouve c’est de commettre un crime si gros d’abomination que Dieu, pour égaler la punition au forfait, va punir au-dessous du coupable déjà châtié dans l’éternité de sa vie future, l’innocence du fils et du fils du fils encore à naître, jusqu’à la dernière génération.

Singulière perfection, en vérité, que cette perfection de l’homme modèle qui ne résiste pas à l’épreuve et ne réussit qu’à crouler au premier choc de l’événement. Ce n’est plus à l’usage que nous constatons la bonté de l’instrument, c’est à je ne sais quel autre criterium inventé par la théogonie. Ce vaisseau est irréprochablement construit ; en voulez-vous la preuve ? C’est qu’au moindre coup de vent, il a sombré. N’importe la contradiction du fait et de la théorie, j’accepte l’Éden sur parole, sans vouloir en presser davantage ou en marchander la légende.

Et après ? nous voilà retombés, vous et moi, au même point de départ, c’est-à-dire à l’homme sauvage, à l’homme indigent, à l’homme ignorant, affamé, faible, souffrant, livré sans défense à l’inimitié de la nature.

Avec cette différence pourtant que vous arrivez au rendez-vous par le détour de la doctrine de la chute, et que j’y arrive directement par la doctrine du progrès ; que vous interjetez entre la création primitive et l’humanité actuelle le hors-d’œuvre d’une tentative malheureuse de perfection sans raison d’être relativement au présent, puisque le présent en est le démenti vivant, et que je procède comme la nature procède elle-même, par voie de continuité, en commençant par poser un germe et en tirant de ce germe toute la vie enveloppée en lui évolution par évolution ; que vous orientez votre esprit vers un passé sans retour possible, et marchez en sens inverse du temps vers le fantôme d’un monde à jamais évanoui, tandis que je tourne la face du côté de l’avenir, que je marche dans la direction de la vie, et que, si la vie a une logique, j’ai chance d’arriver avec elle au but mystérieux marqué par la Providence.

Nous n’avons aucune action sur ce qui a été, mais nous pouvons en avoir sur ce qui sera. Mettons donc notre idéal de ce côté si nous voulons échapper à l’illusion, car de toutes les chimères, la plus chimérique, à coup sûr, est de recommencer l’expérience d’Orphée, et de faire volte-face à la mort pour essayer, comme lui, d’embrasser et de retenir une fumée.

Nous avons donc désormais entre nous un point commun, un consensus établi : l’homme sauvage ou pour mieux dire l’homme réduit au minimum d’existence. Qu’importe, après cela, que, sauvage un peu plus tôt ou un peu plus tard, il naisse, ou il tombe dans la sauvagerie ? Il est sauvage, voilà le fait, à sa première ou sa seconde origine. Partons de ce fait, l’un et l’autre pour argumenter pour ou contre le progrès.