LE


MONDE GRECO-SLAVE.




LES DIETES DE 1844 DANS L'EUROPE ORIENTALE.
Situation des partis, tendances nouvelles, réformes politiques en Hongrie, en Illyrie, en Grèce, en Bohème et en Pologne




Les peuples de l’Europe orientale ont eu souvent à se plaindre de la sévérité avec laquelle on les jugeait parmi nous : on oublie les obstacles qu’ils ont à vaincre, les embarras qui retardent leur marche, et parce qu’ils se développent trop lentement au gré de notre impatience, on se détourne d’eux avec dédain, on se hâte de les déclarer immobiles. C’est là un préjugé déplorable contre lequel nous ne nous lasserons pas de combattre. Est-il étonnant que des sociétés déchues, qui, après un long asservissement, renaissent à la vie politique, ne puissent marcher dans leur voie nouvelle sans hésitation et sans tâtonnemens ? Ces peuples sont aujourd’hui pour eux-mêmes, comme pour les autres nations, l’objet d’une telle défiance, que leur premier mouvement les porte à s’isoler du monde entier, qui leur apparaît comme un ennemi. Leur unique désir serait de se clore dans leur foyer, ou du moins de se concentrer dans leur race. Aussi l’initiation de ces tribus à la vie sociale est-elle une œuvre longue et pénible ; elle ressemble en tous points à l’éducation de l’enfance. Comme la première action d’un nouveau-né est de se saisir en quelque sorte lui-même, d’essayer ses membres, et de chercher instinctivement les limites de son être, pour s’assurer qu’il existe, de même en est-il pour la plupart des peuples nouveaux que nous avons désignés sous le nom général de peuples gréco-slaves.

L’histoire des nationalités gréco-slaves, durant ces dernières années, se résume tout entière dans un double mouvement de concentration et d’épuration. Elles ont voulu, d’un côté, exclure les élémens étrangers, qui ont jusqu’à présent étouffé dans ces contrées l’essor du génie national, de l’autre combiner et fondre en un tout compacte les élémens indigènes encore désunis. Ainsi absorbé dans une double tâche, chacun de ces corps sociaux, qu’a dissous une conquête ou ancienne ou récente, tend à se reconstituer et s’essaie à la résistance. Le moment est venu, nous le croyons, de soumettre à un examen critique ce travail de transformation qui, notamment depuis 1840, agite en tout sens les quatre nations libérales du monde gréco-slave, les Polonais, les Bohêmes, les Hongrois et les Hellènes. On se convaincra qu’elles ont, en dépit de leurs oppresseurs, accompli silencieusement, souvent même à l’insu de l’Europe, des réformes considérables et réalisé d’importans progrès dans la littérature, comme dans les mœurs et dans tout l’ordre social.


I. – LA DIETE HONGROISE

A la tête de ces contrées en voie de régénération se place incontestablement la Hongrie. Les deux grands partis qui divisent les Hongrois, le parti illyrien et le parti maghyar, malgré leur animosité mutuelle, savent s’unir et se confondre chaque fois qu’il s’agit du progrès des institutions. La guerre des langues que ces deux partis viennent de se faire avec tant d’acharnement dans la presse et à la diète peut être considérée comme finie, si les Maghyars savent, comme ils l’ont promis, user de leur victoire avec générosité. Ce qu’ils demandaient, c’était la reconnaissance de leur langue comme langue officielle dans toute l’étendue du royaume, ou plutôt des royaumes-unis de la Hongrie ; et cette demande, repoussée avec obstination depuis quatre ans, le cabinet aulique a dû enfin l’accorder. Jusqu’ici défenseur obstiné des traditions héréditaires et féodales, le gouvernement impérial s’est laissé un moment surprendre et entraîner par les patriotes maghyars, qu’il espérait gagner à ses exigences. On n’en saurait toutefois rien conclure en faveur du cabinet de Vienne. L’histoire impartiale doit constater qu’il n’y a pas eu, durant la dernière session des chambres hongroises, un seul projet de loi libéral auquel ce cabinet n’ait résisté de tout son pouvoir. L’Autriche, qui paralyse tant qu’elle peut les progrès de la Hongrie, est parvenue cependant, à force de protester de ses bonnes intentions, à tromper l’Europe sur le vrai caractère du mouvement national en Hongrie. A l’en croire, les Hongrois seraient dominés par des tendances rétrogrades et des préjugés féodaux. Cette lutte de l’Autriche et de la diète mérite de fixer notre attention. On verra à travers quels obstacles s’opèrent ici le développement de l’esprit public et la transformation des mœurs.

C’est en 1842 que le cabinet autrichien fut pour la première fois poussé par la diète hors du système sacramentel baptisé par lui du nom d'aviticité (culte des aïeux). La diète qui remporta cette victoire était la soixante-quatrième des états confédérés de la Hongrie. Pour ne pas rester en arrière de leurs prédécesseurs, les membres du nouveau congrès assemblé en 1844 avaient une rude tâche à accomplir. Ils devaient terrasser des préjugés formidables, se tenir constamment à une hauteur d’idées et de sentimens qui pouvait les entraîner dans l’utopie. Cependant ils n’ont pas un instant perdu de vue les nécessités de leur situation ; sentant que de toutes les plaies qui dévorent leur pays la plus menaçante est l’antique oppression des classes agricoles, ils ont commencé hardiment la réforme de leurs lois urbariales[1]. La diète de 1844 a élaboré une série d’articles qui doivent avoir pour résultat de faire arriver enfin les plus pauvres paysans au rang du citoyen et du propriétaire. L’avant-dernière session avait déjà décrété la marche à suivre par le paysan qui voudrait racheter sa terre des corvées et des redevances seigneuriales ; mais l’exécution de ce décret rencontre un obstacle. Le rachat des terres suppose de l’argent, et le peu de numéraire que le travail procure au paysan, il est obligé de le verser annuellement en impôts au fisc autrichien. Le seul moyen de réaliser le rachat ou l’affranchissement des terres corvéables serait donc de prêter à leurs possesseurs de quoi les racheter. C’est dans ce but que la Hongrie a réclamé la fondation d’une banque qui prêterait sur hypothèque l’argent nécessaire aux cultivateurs. La question d’émancipation de l’agriculture se transforme ainsi en une question financière que les patriotes hongrois ne peuvent résoudre qu’avec l’appui de capitalistes étrangers. L’émancipation morale des classes agricoles n’entraîne pas les mêmes complications : elle peut s’accomplir sans aucun secours du dehors. Aussi les dernières diètes ont-elles travaillé à cette œuvre patriotique avec une admirable persévérance.

Sans doute la transformation du code urbarial est loin d’être complète. Parmi les abus qui n’ont pu encore être déracinés, le plus criant est celui des justices seigneuriales. Hâtons-nous d’ajouter, pour l’honneur de la diète, qu’elle les repousse et en réclame depuis long-temps l’abolition ; mais le gouvernement autrichien trouve son intérêt à les laisser subsister en dépit du vœu national. Les tribunaux seigneuriaux n’équivalent, il est vrai, qu’à une simple justice de paix. Ils ne sont plus présidés, comme autrefois, par le seigneur ou son intendant, mais par un assesseur du comitat, accompagné de deux légistes, tous étrangers à la localité, et qui doivent à leur arrivée prêter serment de juger selon l’équité. Ces tribunaux ont perdu le droit d’infliger des châtimens corporels ; ils ne peuvent condamner le paysan qu’à une semaine d’emprisonnement au plus, dans un local non humide et bien clos, avec une nourriture saine, que le seigneur doit fournir. En outre le condamné, avant l’exécution de la sentence, peut en appeler au tribunal du comitat. Voilà les seules améliorations apportées dans l’administration de la justice. Quant aux cours judiciaires proprement dites, la réforme n’a encore pu les atteindre.

La publicité des plaidoiries avait été décrétée par la diète dès l’année 1842 ; mais le cabinet autrichien, qui a refusé jusqu’ici cette publicité, même à ses états héréditaires, ne doit pas être très empressé de l’accorder à des étrangers insoumis. Aussi a-t-il protesté et déclaré illégale la décision de la diète, et lorsqu’en dépit de cette défense les tribunaux des comitats ont voulu tenir leur première séance publique, la force armée autrichienne est intervenue pour cerner et clore les salles de justice. Voilà comment l’Autriche se montre libérale en Hongrie. Cependant on a toujours regardé la publicité des débats judiciaires comme une garantie contre la vénalité des juges, même inamovibles. A plus forte raison est-il nécessaire d’imposer le frein et la crainte de l’infamie publique à des juges qui, comme en Hongrie, perdent leur place tous les trois ans, à moins qu’ils ne soient réélus par les comitats.

Pour rendre aux cours judiciaires leur popularité perdue, la majorité des patriotes demande l’introduction du jury à la française. Dès 1842, plusieurs comitats avaient déjà adopté les assises de jurés ; enfin, en 1844, la table des états, admettant cette institution, a déclaré les roturiers aptes, comme les nobles, à siéger dans le jury. Mais le gouvernement autrichien résiste de toutes ses forces ; il prétend qu’avant de réclamer le jury, la Hongrie doit posséder un tiers-état riche et libre, qui puisse intervenir avec indépendance dans ces tribunaux, entre la noblesse et le peuple. « Comment, dit le cabinet aulique, lorsque les villes n’ont point encore une organisation régulière, lorsqu’elles obéissent à une juridiction complètement différente de celle des campagnes, lorsque la bourgeoisie a ses droits tout-à-fait en dehors de la constitution hongroise, et vit en quelque sorte étrangère au pays, comment croire possible l’institution du jury ? » Ces objections de l’Autriche soulèvent naturellement la question de l’émancipation des communes, qui est, selon nous, la plus grave de toutes les questions sociales, mais qui semble ne pouvoir être résolue en Hongrie que par une révolution violente.

Les communes hongroises ne jouissent point encore d’un système uniforme. Immédiatement au-dessus du village, dont les habitans sont encore, pour ainsi dire, serfs de la glèbe, il y a la commune, dont les habitans se sont rachetés, et ont par conséquent le droit de nommer leurs propres magistrats, c’est-à-dire leur notaire, leur juge et ses employés. Toutefois, dans la plupart de ces communes affranchies, le seigneur a conservé une ombre de son droit de justice ; il inspecte les magistrats et se fait rendre compte de leur gestion. Il a en outre le droit de veto absolu dans l’élection des employés municipaux. Si la commune persiste à choisir des candidats qui lui déplaisent, la cause est portée à l’assemblée du comitat, qui décide entre les deux parties. La diète a senti qu’avant d’octroyer aux communes libres des droits politiques, il fallait les délivrer de ce dernier débris de juridiction seigneuriale, qui pèse au seigneur autant qu’au paysan. Si en effet les paysans doivent subir trop souvent encore les caprices du magnat, le seigneur trouve dans l’obligation de diriger la justice locale une charge onéreuse. Aussi, pour se soustraire aux frais que cette police entraîne, beaucoup de propriétaires laissent-ils vacantes les places de juges dans ceux de leurs villages qui se sont rachetés, et qui par conséquent ne donnent plus aux anciens seigneurs aucun revenu. De là vient que dans tant de communes il y a pour ainsi dire absence complète de justice. On conçoit qu’à peine sorties du servage, ces communes libres n’aient pas eu jusqu’ici voix délibérative dans les diétines des comitats. La question des droits à leur octroyer a été agitée par la diète de 1844 : les uns ont voulu qu’elles nommassent un représentant pour trois cents ames ; d’autres, un pour six cents ; d’autres, enfin, ont demandé que toute commune libre, sans égard à sa grandeur, pût avoir deux voix au comitat. La plupart ont objecté que ces communes sont encore trop soumises aux influences soit des seigneurs, soit des corporations, pour ne pas donner, en votant aux diétines, de dangereux exemples de servilité. En conséquence, la table des états ne leur a, dans son vote, accordé qu’une seule voix ; mais par cette résolution l’élément démocratique a du moins pris position dans les diétines.

Cette représentation nationale des communes libres paraîtra sans doute bien incomplète encore. Cependant les suites de cette première concession politique faite aux paysans sont incalculables. On peut dire que cette loi introduit un nouveau pouvoir dans la constitution hongroise, et fait entrevoir le jour où, de concessions en concessions, le peuple sera arrivé à la domination absolue des diétines, aujourd’hui encore exclusivement aristocratiques. Un autre article du plan de réforme des diétines appelle comme électeurs et éligibles dans ces assemblées comitales plusieurs catégories de capacités jusqu’ici oubliées, telles que les scribes ou notaires communaux de tous les villages, même de ceux où règne encore le servage. Il suit de là que, les scribes étant élus par leurs communes, les serfs eux-mêmes obtiendraient leur part d’influence dans l’administration générale du pays. Ainsi l’aristocratie se dépouille librement de ses privilèges en faveur du tiers-état, dont elle provoque l’avènement de tous ses efforts. Le gouvernement de l’Autriche n’en fait pas moins déclarer par ses journaux qu’il s’efforce vainement de faire abolir le servage par la noblesse de Hongrie.

Puisqu’elle est si pleine de sollicitude envers de pauvres villages de paysans, cette noblesse souveraine, dira-t-on, comble sans doute de ses faveurs les grandes cités ? Loin de là, nous voyons la table des états hongrois déclarer que les cités, avec leur système municipal actuel, sont indignes de recevoir une augmentation de droits, qu’avant d’y prétendre, elles et le gouvernement royal doivent réformer leur organisation. D’où vient cette étrange anomalie sociale ? De ce qu’il y a en Hongrie un combat de races, combat implacable, acharné. Ce combat résume, on peut le dire, celui qui existe depuis des siècles, entre l’Orient et l’Occident, entre le monde gréco-slave et le monde germanique, représentés sur le Danube par les populations indigènes et leurs jalouses rivales les colonies allemandes. Les quarante-neuf villes libres et royales de la Hongrie, peuplées en majorité d’Allemands et gardant avec obstination leurs mœurs étrangères, jouissent de privilèges si étendus, qu’elles sont comme de petites républiques. Ces cités forment dans l’état hongrois un élément anti-national : c’est le bras droit du maître, du conquérant germanique ; on conçoit que le patriotisme hongrois cherche à éliminer le plus possible ces quarante-neuf villes de la représentation du royaume. Il ne faut pas oublier que la Hongrie est encore une terre de liberté primitive et orientale ; c’est dire assez qu’elle repousse toute centralisation ; la hiérarchie féodale même n’y existe pas. Une société aussi simple ne pourrait, sans de graves inconvéniens, admettre dans son sein la bureaucratie compacte et minutieusement réglée qui soutient les pouvoirs allemands. Les députés des quarante-neuf villes libres ne seraient au fond dans la diète que les agens du cabinet aulique, les organes passifs de leurs bourguemestres et des corporations que régente la police autrichienne. Il faut que le mouvement d’émancipation ait envahi, comme il commence à le faire, jusqu’à ces cités royales, que les Allemands de la Hongrie soient devenus de bons patriotes, qu’ils ne soient plus dans leurs murs soumis directement à la police de Vienne, qu’ils puissent élire leurs magistrats et leurs représentans en dehors des influences de la chancellerie impériale : alors ces cités vraiment étrangères pourront recevoir l’indigénat ; mais jusqu’à ce que leur administration soit émancipée, elles ne peuvent entrer dans la diète sans péril pour les libertés de leur nouvelle patrie.

Les écrivains hongrois, qui se portent pour champions des villes reconnaissent eux-mêmes la nécessité d’affranchir leur administration intérieure de la tutelle écrasante des chancelleries de Vienne. De son côté, la noblesse acquiert de plus en plus la conviction qu’un pays où sur treize millions d’habitans cinq cent mille hommes seulement sont libres ne peut être regardé comme vraiment affranchi. Aussi tous ses efforts tendent-ils à faire surgir un puissant tiers-état, par l’abolition des monopoles et des abus innombrables que protège la royauté dans les villes. En un mot, si l’on s’oppose à l’admission de ces villes dans la représentation nationale, c’est parce qu’elles veulent s’y introduire sans briser leurs fers. L’Autriche ne doit pas l’oublier, les Hongrois, pour devenir un grand peuple et se régénérer, peuvent se passer du concours de leurs quarante-neuf villes libres. La race allemande veut-elle obtenir en Hongrie une influence légale, il faut d’abord qu’elle obtienne de Vienne la réforme de son système municipal. Alors elle pourra sans danger pour la liberté commune jouir des franchises accordées aux races et aux comitats indigènes. Alors l’établissement du vote universel, qui est le but où tend la noblesse maghyare, deviendra praticable ; alors enfin tous les privilèges sans distinction pourront être abolis. La noblesse hongroise aura fini sa mission, et tout fait espérer qu’à cette époque, qui n’est plus éloignée, elle abdiquera le pouvoir avec joie entre les mains de la nation, devenue majeure et souveraine.

Quelque important que soit en Hongrie le mouvement réformateur, la cour de Vienne s’obstine à feindre à cet égard une profonde indifférence. Le cabinet aulique ne demandait à la dernière diète qu’une seule chose, le vote de l’impôt sur la noblesse : s’il eût obtenu ce vote, il eût volontiers, comme il le déclara dans ses journaux, laissé la diète se prolonger jusqu’en 1845 ; ne l’obtenant pas, il prononça prématurément la clôture. Un gouvernement peut-il témoigner plus ouvertement le peu d’intérêt qu’il attache aux questions sociales ? Cependant la diète hongroise ne s’est point montrée hostile au projet d’imposer les nobles à l’égal des autres sujets du royaume. Cette aristocratie orgueilleuse, qui avait jusqu’à ce jour compté parmi ses plus beaux privilèges celui de ne payer d’impôt à aucun prince de la terre, a accepté volontairement sa part des charges communes. La table des états a voté pour la noblesse un impôt de 25 millions de francs ; mais la table des magnats, en discutant cette question, a demandé que le prélèvement et l’emploi de l’impôt fussent soumis à un contrôle constitutionnel, et que les ministres devinssent responsables pour l’administration de cette partie du budget. Une demande si raisonnable a révolté le cabinet aulique, et l’impôt par conséquent n’a pas été voté. A qui la faute ? Manquant de garanties, la noblesse pouvait-elle sans imprudence abdiquer ses antiques franchises, qu’elle ne doit sacrifier qu’à la patrie ? Aussi, ne doutant plus des intentions despotiques du gouvernement, la diète s’est-elle bornée à répondre aux demandes de son roi par l’offre de 3 millions de florins, et encore à simple titre de subside jusqu’à la diète prochaine. Une pareille offre pour un pays grand comme la Hongrie ressemblait presque à une ironie. N’ayant pas obtenu des représentans la seule chose qui fût dans son intérêt particulier, le cabinet aulique trouva que la diète perdait son temps, et qu’il valait mieux la clore.

Ce fut alors que l’oncle de l’empereur, le vieil archiduc Charles, alla à Presbourg faire un dernier effort en faveur de cette loi sur l’impôt des biens nobles qui est pour l’Autriche une question vitale. Il espérait par les souvenirs glorieux de sa vie, et en leur rappela l’époque napoléonienne, électriser les magnats. Il se flattait d’obtenir pour cette loi tant désirée le même cri libérateur qu’arracha autrefois à la générosité hongroise l’infortune de Marie-Thérèse ; mais les magnats se sont souvenus que le fameux cri de moriamur pro rege nostro n’avait fait que consommer l’asservissement de leurs ancêtres. Aussi, quand le vénérable archiduc eut soulevé de nouveau la question d’impôt, les discours salariés de quelques orateurs ministériels, qui brûlaient de se signaler sous les yeux de leur chef, ne furent accueillis que par des huées universelles, et la diète se contenta de voter dédaigneusement un subside provisoire. Le lendemain l’archiduc prononçait la dissolution de l’assemblée, qui, après avoir écouté un pieux discours et reçu la bénédiction du primat de la Hongrie, se dispersa en mille directions dans les steppes héréditaires. L’Autriche, malgré sa défaite, n’en a pas moins fait annoncer par les principaux journaux de l’Europe que l’archiduc avait reçu des Maghyars les témoignages d’un dévouement enthousiaste.

Cette longue diète, où s’était révélé un si ardent amour pour le progrès et la liberté, avait duré dix-huit mois, pendant lesquels on voyait souvent les magnats, saisis, pour ainsi dire, d’une rage patriotique, s’acharner à débattre des lois de réforme, depuis le matin jusqu’à des heures avancées de la nuit. Plus de cent lois ont été élaborées et votées par la table des états, et quoiqu’elle en ait rejeté un certain nombre, la table des magnats en a admis la plus grande partie ; mais le gouvernement s’est refusé à les ratifier, et treize lois seulement ont été accueillies par l’empereur-roi. On s’afflige en voyant des efforts si gigantesques aboutir à un si mince résultat, et l’on se demande malgré soi jusques à quand le despotisme aura le pouvoir de paralyser ainsi les plus nobles efforts d’un peuple. La principale de ces treize lois signées par le roi de Hongrie est celle qui permet de substituer au latin, comme langue officielle, la langue maghyare dans tout le royaume pour la promulgation des lois, des ordonnances administratives, et même pour les simples sentences des tribunaux, sous la seule condition qu’à chacun de ces actes en maghyar soit jointe une traduction dans la langue populaire du pays où l’acte devra être publié. La résolution royale ajoute que les députés de la diète qui ne savent pas encore le maghyar pourront continuer de prononcer leurs discours en latin pendant six années, au bout desquelles aucun député ne siégera plus à la diète sans être capable d’interroger, de répondre et de voter en maghyar. La Croatie est seule dispensée de l’obligation d’accepter le maghyar comme langue des tribunaux, et, en vertu de ses franchises municipales, ce petit royaume, annexé à la Hongrie, continuera de se servir du latin pour tous ses actes intérieurs.

Parmi les autres lois de 1844, on remarque celle qui a pour objet de faciliter les mariages mixtes et le passage d’une religion à une autre, loi d’un esprit très peu oriental, mais qui, dans la situation complexe où se trouve la Hongrie, assurera peut-être la grandeur politique de ce pays. Un article spécial fixe les jours de corvée que chaque paysan doit à l’état pour les travaux publics. Celui qui ne possède qu’une maison et un jardin de onze à treize cents toises carrées est tenu à donner par an six journées de manœuvre, ou trois journées seulement s’il vient avec un attelage ; il en doit plus si la ferme est très grande, et moins si elle est de grandeur médiocre. Ces corvées du reste ne sont exigibles qu’aux époques de l’année où le laboureur a peu de travail dans ses propres champs. En outre, tout paysan peut se faire remplacer à ces corvées. Seulement il ne peut, dans aucun cas, s’en racheter à prix d’argent. On conçoit que le cabinet aulique veuille absolument maintenir le système des corvées, auquel il doit de pouvoir entretenir à très peu de frais ses forteresses ; mais parce qu’il ne peut contribuer pour son propre compte à l’allégement du sort des paysans, il ne s’ensuit pas qu’il doive, comme il le fait, s’opposer obstinément à toute réforme votée en leur faveur par la diète. De toutes les lois discutées et admises en 1844 pour soulager les classes opprimées, le gouvernement n’a ratifié que celles dont il espère tirer profit pour son despotisme.

Parmi ces lois qui ont eu le bonheur de paraître favoriser la politique impériale, on remarque celle qui accorde aux roturiers le droit d’acheter et de posséder des terres nobles, non plus seulement dans la banlieue des villes royales, mais jusque dans l’intérieur des comitats, c’est-à-dire sur le sol national même. Les étrangers sont admis à jouir du même droit. Toutefois, pour protéger les indigènes contre les empiétemens de ces acheteurs d’immeubles venus du dehors, le diète a décidé que la possession d’une terre en Hongrie n’entraîne avec elle le droit d’indigénat qu’après un séjour non interrompu de dix années dans le pays. La mesure prise en faveur du roturier et de l’étranger se complète par une loi qui déclare les simples bourgeois admissibles à tous les emplois de l’état. Ces deux articles, en entrant dans la législation hongroise, y doivent produire avec le temps un changement radical. Aussi, quand ils eurent été adoptés à une énorme majorité par la table des états, un hourra général partit de toutes les galeries, et, les larmes aux yeux, un vieillard, le député de Borsody, fit cette remarque : « Nous avons aujourd’hui le trois cent dix-huitième anniversaire de la bataille de Mohacs, et depuis ce jour lugubre où l’étranger précipita notre patrie toute vivante dans la tombe, nous n’avions pas encore fait un pas aussi décisif pour la tirer de son linceul. » Ce cri de triomphe provoqua le sourire ironique des journaux du gouvernement, qui firent observer que, mutilées à dessein par la volonté royale, les réformes dont s’applaudissait la Hongrie perdaient presque toute leur importance. En effet, la loi même qui déclare les roturiers éligibles à toutes les dignités paraît vraiment un non sens, tant que les congrégations électorales, qui seules peuvent conférer la plupart de ces dignités, seront exclusivement composées de gentilshommes. Un corps électoral nobiliaire ne continuera-t-il pas, sauf quelques rares exceptions, d’élire pour ses représentans des individus tirés de son sein ? Enfin, n’est-il pas à craindre que cette loi ne profite beaucoup moins à la nation qu’à la royauté ? Elle permet en effet au roi de nommer désormais des vice-gespans roturiers, qui, chose étrange, présideront au nom du souverain des congrégations où, comme roturiers, ils n’auront pas même le droit de voter. Cette organisation, restée si incomplète, trahit assez les secrètes pensées du cabinet autrichien. La diète avait voté un système entier de réforme électorale qui accorde même aux simples communes rurales le droit de siéger dans les congrégations ; ce système, admis par les deux tables, a été répudié par la cour de Vienne. C’est ainsi qu’elle encourage le mouvement réformateur en Hongrie.

On le voit, quoi qu’en disent les journaux autrichiens, la noblesse hongroise est animée des intentions les plus libérales. Il n’est pas, on peut le dire, une seule question de réforme que la diète ne discute et n’envisage d’un œil résolu. Aussi l’Autriche, qui depuis quelques années cachait si habilement ses continuelles défaites, et se relevait incessamment d’une nouvelle chute par une nouvelle concession, semble-t-elle avoir épuisé ses moyens de séduction. Il s’agit enfin pour elle ou de réagir tyranniquement, ou de se livrer, pour ainsi dire, les poings liés à la discrétion nationale. Ce dernier parti, le seul qui aurait des chances de succès, n’a jamais souri au cabinet impérial. De là vient que les feuilles officielles sont remplies d’anathèmes contre la dernière diète et de menaces contre la diète prochaine. Ces éclats de colère que l’Autriche ne sait plus cacher ne prouvent qu’une chose : c’est que la nationalité hongroise fait des progrès rapides ; seulement il est un écueil redoutable contre lequel cette société renaissante doit craindre de se heurter. Cet écueil, c’est la lutte des races, c’est la discorde intérieure. D’où vient qu’une partie considérable de la population du royaume regarde avec indifférence les conquêtes morales de la diète ? D’où vient qu’un long cri insultant part des comitats slaves contre les comitats maghyars ? Le Maghyar, dit-on, veut accaparer pour lui seul la moisson qu’il a semée avec l’aide d’autres peuples, et que tous ont travaillé en commun depuis mille ans à faire mûrir ; il prétend sans coup férir s’approprier exclusivement les fruits de la paix, comme si les Slaves n’avaient pas prodigué leur sang avec autant d’intrépidité que les Maghyars dans les guerres contre les Mongols, les Tatars et les Turcs, guerres terribles, auxquelles la Hongrie doit sa tranquillité présente. Heureusement il n’est pas encore bien prouvé que les Maghyars veuillent réellement maghyariser toutes les populations qui leur sont annexées. Ils admettent déjà en partie, et ils seront forcés d’admettre bientôt complètement le principe fédéral. Qu’ont-ils demandé jusqu’ici ? Une langue officielle, une langue politique, qui facilite les communications entre les divers états de l’union hongroise. Ce but, ils viennent de l’atteindre, et c’est leur idiome qui a prévalu. Ils doivent maintenant être satisfaits ; un pas de plus dans cette route pourrait les perdre.


II. – DES TENDANCES NOUVELLES DE L'ILLYRIE

Nous avons vu le mouvement maghyar se poursuivre et s’affermir en dépit de mille obstacles, grace à l’énergie de la diète et au patriotisme de la noblesse. Nous avons regretté que la lutte de deux races vînt ajouter de nouvelles complications à celles qui pèsent sur la société hongroise. Les Maghyars ont déjà assez irrité les Slaves, dont la nationalité est aussi en progrès, et qui pouvaient prétendre à dominer un jour leurs rivaux. Si les Slaves doivent désormais renoncer à cette espérance, il ne s’ensuit nullement que ce sacrifice puisse entraîner la ruine de leur nationalité. On pourra leur imposer la langue maghyare quand ils parleront à la diète générale du royaume ; mais dans leurs diétines particulières ils resteront toujours Slaves. La noblesse maghyare est à la fois trop éclairée et trop généreuse pour se permettre ces violences barbares qui ont signalé la germanisation des Vendes et des Sorabes par les Allemands du moyen-âge, ou les atrocités que commet aujourd’hui le tsar pour détruire la nationalité polonaise. Les excès que l’on reproche aux Maghyars ne sont que l’œuvre d’intrigans subalternes, qui cherchent à se grandir en flattant les mauvaises passions de leurs compatriotes. Pour justifier ses violences, le parti maghyaromane s’est efforcé d’accréditer des accusations absurdes contre les Slaves, qui, à en croire leurs ennemis, seraient dévoués à la Russie et prêts à se déclarer ses sujets. Les Slaves, partout où ils ont agi librement, ont assez prouvé leur antipathie contre le régime russe pour que, là où ils sont asservis, on ne puisse sans injustice les accuser de sympathie pour le tsarisme. Il serait plus habile de les aider d’abord à développer leur nationalité ; on verrait alors quel accueil ils feraient aux agens moscovites. Mais les Maghyars trouvent plus glorieux de s’attribuer à eux seuls le privilège de lutter contre la Russie dans l’orient de l’Europe. De là l’approbation tacite qu’ils donnent aux calomnies de leurs journaux contre les Slaves de Hongrie ; de là toutes leurs démonstrations en faveur de la Pologne, leurs offres de service militaire et leurs adresses pressantes à l’empereur d’Autriche pour qu’on mette enfin un terme aux envahissemens de la Russie.

Les maghyaromanes avouent, du reste, eux-mêmes l’infériorité relative de leur race sous plus d’un rapport : le Maghyar est pâtre et guerrier, politique et dominateur ; mais il ne comprend rien à l’industrie, qu’il abandonne tout entière aux Slovaques. Il en est de même pour les arts, la musique exceptée. Nous remédions à cela, disent les magnats, en envoyant les plus distingués de nos sujets slovaques étudier en Italie. Mais des artistes slovaques, envoyés par de riches Maghyars au-delà des Alpes, peuvent-ils jamais devenir des artistes maghyars ? Heureusement cette prétention se traduit en bienfaits qui porteront leurs fruits. Ceux des Slaves qui devront aux Maghyars leur éducation pourront un jour remplir une mission conciliatrice entre les deux races rivales. La haine qui les sépare ne peut d’ailleurs long-temps subsister. Les chefs qui dirigent les deux camps sont trop éclairés pour ne pas voir qu’en continuant de s’attaquer, ils amèneraient la ruine commune.

Quant aux Allemands qui se préoccupent beaucoup de la question maghyare, et qui se disent aussi opprimés en Hongrie, nous avouons ne rien comprendre à cette oppression des maîtres par les sujets. Il nous semble que les Allemands n’ont, comme peuple, aucun rôle à jouer en Hongrie ; il faut qu’ils s’y fassent Slaves ou Maghyars, s’ils veulent y devenir citoyens. Ils sont aux autres habitans du royaume tout au plus comme un à quinze. S’ils devaient former dans ce pays une nationalité, ils auraient tout autant de droit à en former une aussi en France. La question hongroise est une question toute gréco-slave ; elle s’agite entre deux peuples qui ont reçu des Hellènes leurs plus anciennes institutions. En général, dans cette vaste Illyrie où vivent mêlés tant de peuples orientaux, les Allemands ne se présentent nulle part à l’état de nation, si ce n’est peut-être au fond de la Transylvanie. Là les anciennes colonies saxonnes conservent au milieu des Valaques une attitude encore imposante. Aussi le cabinet autrichien les soutient de tout son pouvoir, et il saisit toutes les occasions de leur témoigner sa sollicitude. Sans refuser un juste hommage à l’énergique patriotisme des Saxons transylvaniens, nous ne pouvons assigner un rôle important à cette colonie teutonne, perdue dans le monde gréco-slave. Il n’en est pas de même des Illyriens de la Croatie. Malgré l’action maghyare qui les tient en échec, les Croates résistent avec succès à toutes les attaques de leurs rivaux. Appuyés sur la population serbe qui les entoure, ils développent leur littérature, et font des efforts de plus en plus heureux pour réduire à une seule langue écrite leurs différens dialectes provinciaux. Une société commerciale s’est formée à Agram dans le but d’ouvrir des débouchés à l’exportation des produits croates. Des travaux de canalisation sont entrepris sur les principales rivières du pays. En octobre dernier, le premier bateau à vapeur serbe et croate, portant au milieu de ces peuples divisés le nom significatif de Sloga (la Concorde), a sillonné la Save, la Draye et le Danube, et est allé montrer sa poupe, ornée d’inscriptions illyriennes, sous les murs de Belgrad, où les Serbes libres l’ont accueilli par des cris d’enthousiasme.

La Dalmatie elle-même, province tellement pénétrée de l’influence italienne qu’on pouvait la regarder comme tout-à-fait perdue pour le slavisme, s’est enfin ressouvenue de sa vraie nationalité. Son principal écrivain, le célèbre Tomasco, qui avait jusqu’à ce moment écrit tous ses ouvrages en italien, s’est mis à étudier l’idiome de ses pères, et dent de publier dans cet idiome, sous le titre d'Iskritse (les Étincelles), une brochure patriotique. Les armateurs à demi Vénitiens de l’ancienne Raguse sont de plus en plus remplacés dans Raguse même par des négocians serbes de Bosnie et d’Hertsegovine. Inondées de Morlaques, c’est-à-dire de montagnards slaves, les cités du littoral, cessent de se regarder comme vénitiennes, et on n’y rougit plus de parler illyrien. A côté des journaux, jusqu’ici tous italiens, de ces villes, se publie depuis bientôt un an une feuille slave intitulée l’Aurore de Dalmatie (Zona Dalmatinska), et dirigée par un professeur de Zara, Antoni Kuzmanitj. Cette feuille hebdomadaire est destinée principalement au peuple des campagnes ; elle prétend se borner strictement à l’examen des intérêts indigènes, en les rattachant toutefois aux intérêts généraux de l’Illyrie.

Unie à la Hongrie par des liens qui paraissent devoir être éternels, la nationalité illyrienne n’est pas moins fortement rattachée à la Turquie par les plus orientales d’entre ses provinces, telles que la Bosnie et la Serbie. La principauté serbe est le seul des anciens royaumes illyriens qui forme en ce moment un état à peu près indépendant. Vaincu, mais jamais dompté par les Turcs, le peuple serbe s’était insurgé dès l’année 1800. Il a fait sa révolution constitutionnelle en 1835 et 39, avant la Grèce elle-même, révolution imparfaite il est vrai, mais pourtant glorieuse ; et la Serbie, depuis qu’elle est régie par une charte, n’a pas cessé un moment de marcher dans la voie du progrès. Cette race de pâtres, qui, il y a dix ans, vivait encore sans écoles, sans loi écrites, sans industrie, a maintenant des recueils scientifiques et littéraires, des journaux politiques, une académie à Belgrad ; enfin, en 1844, elle a publié son code, où les législateurs ont eu pour but principal de concilier les anciennes traditions judiciaires du pays avec les besoins de l’époque et les règles du droit français.

Le cabinet moscovite avait espéré pouvoir maintenir en exil les deux chefs de la révolution anti-russe qui a placé sur le trône le prince Alexandre ; mais il a fallu céder aux demandes réitérées et aux démonstrations de plus en plus inquiétantes du peuple serbe. La Russie a donc permis au sultan, de laisser reparaître en Serbie les deux agitateurs. Voutchitj et Petronievitj sont rentrés dans leur pays sous des arcs-de-triomphe. Le retour de ces deux hommes renforce sur le Danube le parti hostile à la Russie, et fait espérer que l’état de choses actuel jettera des racines de plus en plus profondes. Parmi les mesures récentes dues à l’énergie de Voutchitj, il faut citer celle qui interdit désormais toute fonction publique aux étrangers. Cette mesure pourra paraître inhospitalière, et rappeler jusqu’à un certain point la loi du congrès grec sur l’autochtonisme ; elle est cependant indispensable pour garantir à la Serbie le développement paisible de sa nationalité. Jusqu’à ce jour, la plupart de ses fonctionnaires étaient sujets de l’Autriche, c’est-à-dire d’une puissance essentiellement hostile à l’émancipation politique des Slaves. A l’aide de ces employés élevés par elle et la plupart très corrompus, l’Autriche maintenait depuis trente ans son influence sur la principauté, et tâchait d’y entretenir la discorde en y soutenant les rares partisans du cruel Miloch et de la dynastie déchue. Pour délivrer leur pays de ce fléau, le prince et le sénat de la Serbie ont enfin décrété que tous les sujets d’une puissance étrangère investis d’un emploi dans la principauté devraient, dans un court délai, donner leur démission ou renoncer à leur première patrie pour recevoir l’indigénat. Cette mesure est le dernier pas fait par les Serbes vers l’affermissement de leur nationalité.

On peut dire sans aucune exagération que l’attitude plus fière qu’a prise le divan depuis deux ans vis-à-vis du nord est due en partie à l’entente fraternelle où il vit en ce moment avec les Serbes. Se sentant ainsi appuyés sur le Danube par une nation amie, convaincus que cette nation ne prêterait plus comme autrefois son appui à une tentative d’invasion dans les Balkans, les Turcs peuvent présenter avec plus de hardiesse le front à leurs ennemis. Malheureusement il n’en est pas de même pour les principautés moldo-valaques. A Bukarest et à Iassy, toute vie politique semble près d’expirer sous la pression russe. Toutefois, les boïards résistent autant que le leur permet leur désorganisation morale, et beaucoup d’entre eux aspirent à se coaliser avec les Serbes pour relever leur pays de cet état d’humiliante prostration. Ne pouvant réagir au dehors, ils tachent au moins de réaliser des améliorations intérieures, en accordant aux bourgeois et aux paysans des privilèges qui rendent moins précaire la position de ces classes, jusqu’ici indignement opprimées par la noblesse. On ne se contente pas d’adoucir le sort des paysans indigènes ; la sollicitude nationale s’est étendue en Valachie jusque sur les Tsiganes, qui ont été appelés à jouir des mêmes droits que les autres paysans. Entraînée par l’exemple des états valaques, la diète moldave a aboli dernièrement l’esclavage des Tsiganes et a assigné sur le budget un fonds spécial pour racheter ceux d’entre ces infortunés qui sont la propriété particulière des seigneurs. Tels sont les derniers progrès accomplis par les différens peuples de la Grande-Illyrie.

Nous ne prétendrons pas ajouter comme preuve du développement des nations gréco-slaves leur essor industriel et les immenses travaux de chemins de fer entrepris dans les provinces tchèques, illyriennes et polonaises. Ces travaux néanmoins ne tourneront-ils pas tôt ou tard au profit des peuples asservis ? Comment supposer, par exemple, que le railway de Vienne à Trieste ne verse pas aux Slaves dont il traversera les provinces une nouvelle vie ? Ce railway ne fonctionne encore que jusqu’à Grats, et déjà la Styrie se remplit d’une activité jusqu’à ce jour inconnue. Trieste est, dira-t-on, le seul débouché de l’Allemagne sur la Méditerranée ; comment supposer que jamais l’Allemagne laisse envahir cette place par une influence étrangère, surtout lorsque les progrès industriels de la Hongrie auront enlevé le Danube et la mer Noire au monopole allemand ? Plutôt que de laisser couper ses communications avec Trieste, le cabinet de Vienne ne préférera-t-il pas appeler à son secours l’Allemagne entière ? Nous répondrons qu’il est peu probable que la guerre s’engage pour cette cause. Le cabinet aulique, avec son esprit de longanimité, se résignera à partager à l’amiable avec les Slaves ce qu’il ne pourra leur arracher, et dans l’impossibilité d’expulser les Illyriens de l’Illyrie, il accordera à ceux des peuples non allemands qui occupent les contrées situées entre Trieste et Vienne des franchises nationales capables de les satisfaire.

Étouffée il y a quelques mois, la conjuration triestine des frères Bandiera a dû prouver à l’Autriche que les révolutionnaires italiens ont enfin étendu leur propagande, et que l’Italie ne veut plus agir seule, mais de concert avec tous ses voisins orientaux. On s’est trompé en ne voyant dans cette conspiration qu’une tentative italienne : les trois races qui dominent l’Adriatique, les Italiens, les Illyriens et les Grecs, y avaient également pris part, et les barbares d’Albanie avaient été, comme on l’a découvert depuis, attirés eux-mêmes dans le complot. Les patriotes de Trieste, capitale de l’Illyrie, ne peuvent obéir à une tendance purement italienne. Depuis Napoléon, les destinées de la péninsule italique sont devenues inséparables de celles des Slaves illyriens. Les uns ne triompheront pas sans les autres. Ceux qui verraient dans l’état arriéré des provinces illyriennes un obstacle à leur coalition passagère avec l’Italie ne réfléchissent pas que ces provinces ont l’énergie guerrière qui manque aux Italiens, et que la rudesse même de leurs habitans les rend merveilleusement aptes à défendre les avant-postes dans une guerre d’indépendance. De plus, communiquant sans cesse avec les deux royaumes constitutionnels de Grèce et de Hongrie, les Illyriens du sud se sentent de toutes parts provoqués à la lutte, et les têtes ardentes de ce pays sont entraînées à des complots que l’on pourra bien étouffer dans le sang une fois, dix fois peut-être, mais auxquels il faudra nécessairement céder un jour.

En présence de ces nationalités qui renaissent, de ces peuples qui s’agitent, nous avons déjà montré quelle est l’attitude de l’Autriche. Son inertie, son indécision, forment un étrange contraste avec la fermentation profonde de la Hongrie, de la Pologne, de la Bohême, de l’Illyrie. Le gouvernement impérial, constamment absorbé par de mesquines intrigues, partagé entre les prétentions diverses qui se disputent ses bonnes graces, laisse tous les intérêts également en souffrance. On trouverait difficilement à cette heure, dans toute l’Europe, un gouvernement plus faible que celui de l’Autriche. Comment le cabinet de Vienne ne sent-il pas qu’il est de son intérêt bien entendu de faire cesser un pareil état de choses, de renoncer à ses idées allemandes, et de reconnaître enfin des nationalités dont le progrès continu triomphe de tous les obstacles ?


III. – LA DIETE HELLENIQUE

Les symptômes de régénération que nous avons remarqués sur les bords du Danube se produisent plus éclatans encore vers les côtes de la Méditerranée. Le royaume grec est de tous les états du monde gréco-slave celui qui renferme le moins d’habitans, et cependant c’est celui qui a marché le plus rapidement dans la voie du progrès. Deux tendances différentes dirigent la Grèce dans son travail de régénération : l’une la porte à exclure les dominateurs du dehors et toutes les influences étrangères, l’autre à relier fortement ensemble tous les élémens intérieurs auparavant désunis. Grace à ces deux tendances, les intrigues étrangères se trouvent pour quelque temps du moins frappées d’impuissance sur le sol de la Grèce, et toutes les classes, tous les rangs, se confondent dans une même opinion, sous une loi égale pour tous. Ce résultat est dû tout entier à l’assemblée nationale de 1844.

La révolution du 3 septembre avait rendu d’un seul coup au pays toutes ses libertés perdues. De même qu’après neuf ans de luttes militaires contre les Turcs, la Grèce avait vu son indépendance ratifiée par l’Europe entière, de même aussi, après neuf ans de luttes civiles contre le despotisme bavarois, elle voyait enfin ses droits reconnus, et se plaçait, aux applaudissemens de toute l’Europe libérale, parmi les états représentatifs. Vainement la Gazette d’Augsbourg appelait le général Kalergis un rebelle, et la révolution de septembre un déplorable malheur. Au nom d’Othon lui-même, le premier ministère constitutionnel de la Grèce félicitait Kalergis, et, dans une proclamation, il remerciait ses troupes courageuses de s’être souvenues que le soldat d’un pays libre est avant tout citoyen. La Grèce en effet, comme le prouvent sans réplique les lettres de Capodistrias aux délégués des grandes puissances, n’avait jamais imaginé, ni voulu autre chose qu’un roi constitutionnel. Durant les neuf années qu’ils combattirent le croissant, les Grecs eurent constamment leurs assemblées dé1ib~rentes et législatives ; cet état n’a donc rien de nouveau pour eux. Cependant, afin de mieux constater encore la victoire du pays, le congrès, en 1844, rédigea lui-même la constitution, sans donner à la couronne aucune part dans ses travaux. Othon proposa un certain nombre d’amendemens qui furent rejetés pour la plupart. La charte ainsi faite sans son concours n’en fut pas moins acceptée et jurée par le monarque, qui, en rendant ce noble et éclatant hommage à la souveraineté nationale, se montra vraiment digne d’être adopté par la Grèce.

Les Hellènes venaient de se délivrer de l’oppression bavaroise ; il s’agissait pour eux de se constituer dans un état social qui rendît à jamais impossible sur leur sol le retour d’une domination étrangère. Pour cela, il fallait donner à la race, au sang, au génie helléniques, de telles garanties de prépondérance dans le royaume, que l’étranger y fût toujours en état d’infériorité. L’exagération de ce principe a produit le système appelé l'autochtonisme. Une des clauses de la charte décide que les seuls autochtones (Grecs nés dans le royaume) sont admissibles aux fonctions publiques, que tout étranger, quel qu’il soit, sans excepter même les Grecs de la Turquie, demeure exclu des emplois. Le droit électoral n’est accordé aux réfugiés grecs qu’à la condition de se faire inscrire dans une commune du royaume ; quant à l’éligibilité, ils ne peuvent y prétendre, habitassent-ils l’Hellade depuis six ans, à moins qu’ils n’aient servi comme soldats ou comme citoyens dans la lutte nationale de 1820 à 1829. Par cette loi, les derniers réfugiés de Crète, de Thessalie et de Macédoine, qui avaient fait à la patrie de si grands sacrifices, se trouvèrent impitoyablement exclus de leurs droits naturels. Aussi vit-on ces infortunés, durant les réjouissances qui eurent lieu pour l’inauguration de la charte, traverser d’un air lugubre la foule joyeuse et les chœurs des danses nationales, pour aller planter au pied des colonnes de Jupiter, parmi les bannières enrubannées des autres éparchies, les drapeaux noirs de leurs provinces, revêtus d’emblèmes de mort.

La mesure qui avait exclu ces nobles victimes est vraiment trop inhospitalière, trop dure, pour qu’on puisse y voir autre chose qu’une disposition transitoire. Le peuple, si long-temps exploité, veut que désormais aucun étranger ne puisse devenir citoyen avant d’avoir donné de fortes garanties de sa conversion sincère à l’hellénisme : c’est là un vœu légitime ; mais ce qui ne l’est plus, c’est d’assimiler à l’étranger tout étérochtone ou Grec né hors de la Grèce. Pour expliquer dette loi cruelle chez un peuple que sa modération et son humanité distinguèrent dans tous les temps, il ne suffirait pas d’y voir le fruit amer des défiances causées par l’occupation bavaroise ; nous lui assignerons une cause plus profonde. Indifférens pour leur pays, tant qu’il languissait dans les chaînes, les riches marchands grecs des échelles d’Orient émigrent maintenant en foule à Athènes pour y réclamer leur part des honneurs du combat, dont ils n’ont pas couru les chances. Comme ces étérochtones arrivent avec de l’or, ils sont mieux vus de la cour et des ministres que les autochtones appauvris par de longues guerres. De là l’irritation des indigènes.

Cette irritation est surtout dirigée contre les soi-disant princes du Fanar, dont l’invasion corruptrice menace réellement la moralité de la Grèce. Pour bien comprendre la furie d’autochtonisme qui anime les hellènes, il faut voir les Fanariotes à l’œuvre en Moldo-Valachie et sur le Bosphore. Ces hommes à double visage, qui viennent faire de la démocratie à Athènes, sont sur le Danube des propriétaires d’esclaves plus impitoyables que les planteurs d’Amérique. A Constantinople, leur incurable servilité auprès du divan et des légations européennes, leur besoin de tromper alternativement les uns au profit des autres, empêchent toute harmonie entre les puissances dans les affaires d’Orient. C’est le Fanar qui prolonge l’asservissement de la majorité des Grecs par sa complicité avec le divan. Combien, par exemple, le Talleyrand grec, le prince de Samos, n’a-t-il pas étouffé à leur naissance d’insurrections helléniques ? Son beau-fils, Constantin Moussouros, ambassadeur de la Porte à Athènes, n’a-t-il pas déjà mainte fois servi les vengeances ottomanes ? Les cosmopolites du Fanar sont en Grèce l’unique soutien des diplomaties étrangères. Tour à tour voltairiens et superstitieux, ils semblent n’avoir qu’un culte, celui du tsarisme, culte que nourrissent en eux leurs souvenirs byzantins et leur prétention de fonder un nouveau bas-empire. Les Fanariotes enfin sont le fléau social de la race grecque ; quoi d’étonnant qu’elle veuille s’en délivrer ? Restreint à ces limites, l’autochtonisme trouve des excuses, il faut seulement regretter que la proscription se soit étendue jusqu’aux victimes que l’avidité ou le caprice des pachas force à fuir la Turquie. Espérons que l’humanité du peuple grec rétractera bientôt l’arrêt cruel porté contre ces infortunés.

Quant aux Bavarois, l’opinion a irrévocablement prononcé sur leur sort. Ayant perdu tout espoir de conquérir militairement la Grèce, ces étrangers comptaient pouvoir s’y maintenir encore par la colonisation et l’agriculture. En effet, ils avaient jusqu’à présent laissé en friche, et sans les répartir entre les habitans, toutes les anciennes propriétés des Turcs dans le royaume. Pendant que les plantes parasites envahissaient et détérioraient ces magnifiques domaines, les plus riches de la Grèce, on voyait et on voit encore la plupart des paysans sans propriété. Exploitant indignement cet état de choses, la Bavière comptait inféoder tous les terrains libres à des colons allemands : introduits dans le pays par bandes successives, ces colons auraient, disait-on, formé plus tard des masses assez considérables pour tenir en échec le parti autochtone. L’exemple du succès des colonisations allemandes dans tant d’autres pays gréco-slaves était séduisant pour la Bavière et effrayant pour la Grèce. Aussi la visite à Athènes de l’héritier du trône bavarois n’ayant point eu de but ostensible, les Hellènes ne manquèrent pas d’en chercher le motif dans les projets de colonies attribués à la cour. La nouvelle glissée dans les journaux fut aussitôt répandue et commentée ; on ne douta plus que le roi de Bavière ne fût prêt à envoyer comme colons vingt mille paysans pour défricher les terres encore sans maîtres du royaume de son fils. Ces craintes, ces bruits alarmans ne firent que fortifier la réaction autochtone. Après avoir expulsé les derniers officiers allemands, la proscription populaire atteignit les simples soldats, et des soldats elle descendit aux ouvriers employés dans les magasins, les forteresses et les fabriques de l’état. Chaque bâtiment qui mettait à la voile au Pyrée emportait à son bord une cargaison de Bavarois. Beaucoup d’entre ces malheureux bannis, arrivés à Trieste, étaient déjà dans un état affreux de dénuement, quoiqu’ils eussent encore, pour regagner leurs foyers, un long voyage à faire à travers l’Autriche. On voyait des pères de famille chargés d’enfans implorer le long des routes la charité publique. Des savans, de braves officiers, des hommes de haute naissance, revinrent ainsi en mendians dans leur patrie, qu’ils avaient quittée autrefois avec l’espérance d’un brillant avenir.

Si, tel que nous venons de le retracer, l’état actuel de la Grèce peut encore autoriser quelques inquiétudes, il témoigne au moins d’un progrès immense sur les tristes années comprises entre 1833 et 1843. Les deux années qui viennent de s’écouler depuis la révolution grecque ont eu pour principal résultat de fonder l’unité morale et politique du pays. Le congrès qui vient de se clore est parvenu enfin, on peut l’espérer, à grouper dans un même faisceau les intérêts des capitaines et ceux des primats ; il a rallié les marchands aux palicars, les Péloponésiens aux insulaires, les pâtres inquiets de la montagne aux paisibles laboureurs de la plaine. Ayant opéré dans son sein cette fusion morale, la société grecque se sent enfin capable de marcher seule et sans protectorat. De toutes les influences qui lui venaient du dehors, la Grèce n’en recherche plus qu’une seule, l’influence française, parce qu’elle sent que celle-ci ne saurait être nuisible à son indépendance et ne deviendra jamais assez impérieuse pour paralyser l’essor du génie et des forces nationales. A peine enfantée, l’unité morale des Hellènes a déjà été mise à de rudes épreuves. Si elle n’avait pas des bases solides, eût-elle pu tenir contre les mille intrigues que l’or de l’Angleterre et l’ascendant de la Russie ont provoquées dans toutes les provinces, pour corrompre les élections du premier congrès, appelé à être une véritable assemblée constituante. Quoique remué de fond en comble par les menées européennes, le petit pays de Grèce est pourtant sorti vainqueur de ces violentes agitations où tous les vents de la diplomatie semblaient conjurés pour l’engloutir.

Il serait curieux de comparer dans leur état actuel les deux peuples les plus libres du monde gréco-slave, les Hellènes et les Hongrois. En effet, quoique si différens par leur génie et leurs mœurs, qui rendent les uns diplomates, marins, industriels, les autres guerriers, pâtres et laboureurs, il y a néanmoins entre eux parité de situation. L’état grec tend de toutes ses forces à mettre un terme à l’indigne exploitation des raïas par la Turquie ; de même l’état hongrois est engagé, on peut le dire, dans une lutte de vie ou de mort contre le monopole de domination revendiqué par l’Autriche. Récemment émancipés, les Grecs n’ont pu encore acquérir qu’une faible expérience de la vie politique ; au contraire, beaucoup plus anciens dans le maniement des affaires législatives, les Hongrois montrent à leurs diètes une telle sagesse, une telle largeur de vues, leurs orateurs planent tellement au-dessus des intérêts de parti, ils creusent si profondément toutes les questions sociales, qu’aucun autre pays de l’Europe gréco-slave ne saurait, il faut l’avouer, rivaliser sous ce rapport avec la Hongrie. Toutefois, si on considère les institutions qui le régissent actuellement, on reconnaîtra que ce pays, encore féodal, est beaucoup plus arriéré que la Grèce. Quant aux libertés administratives, la Hongrie, entravée dans ses efforts, reste en arrière non-seulement de l’Hellade, mais encore de la Serbie et des principautés moldo-valaques. Cependant, comme l’Hellade, la Hongrie exerce sur les pays qui lui sont annexés une sorte de prestige moral. Enfin, la position même de ces deux pays les appelle également à devenir le centre fédéral de plusieurs états secondaires, de plusieurs peuples parlant des langues différentes.

IV. – LES DERNIERES DIETES POLONAIRES ET BOHEMES

Parmi les sociétés gréco-slaves, celle dont la vitalité paraît aujourd’hui la plus compromise est la malheureuse Pologne. Nous croyons cependant que tout œil qui sondera ses plaies y découvrira les fermens d’une guérison, les symptômes d’une renaissance que nulle force humaine ne pourra détruire. Le grand malheur des Polonais est d’avoir eu depuis près d’un siècle à lutter à la fois contre la Russie, l’Autriche et la Prusse : sans la coalition permanente de ces trois états, la Pologne serait encore debout. Toutefois ce qui a causé sa chute est aussi, par une destinée providentielle, ce qui l’empêche de périr. Démembrée et partagée entre ses trois voisins, et les ayant par conséquent tous également pour ennemis, la Pologne ne peut se fier à aucun d’eux. En même temps chacune de ces trois puissances, jalouse de ses rivales, cherche à leur créer des embarras, en excitant, en réveillant au besoin les sentimens de nationalité en Pologne. La Prusse et l’Autriche, quand la Russie se montre trop menaçante, font mine de vouloir déchaîner contre elle les fureurs polonaises ; à son tour, le tsar prétend que sa qualité de Slave lui permet de protéger et de comprendre la vie polonaise bien mieux que ne sauront jamais le faire les niemtsi[2], et il provoque tant qu’il peut, chez les Polonais d’Autriche et de Prusse, la haine du nom allemand. Il est donc avéré que les ennemis même les plus acharnés de la Pologne ont besoin d’elle, et ne peuvent consentir à sa destruction. Quant aux Polonais, voyant trop bien le motif qui fait agir leurs prétendus protecteurs, ils ne peuvent se fier ni à l’Allemagne, ni à la Russie. Dans le monde entier, ils n’aperçoivent d’autre appui qu’eux-mêmes, et quoi qu’ils fassent, ils sont constamment ramenés au sentiment de leur propre force, comme à leur unique espoir de salut. Cette étude qu’ils font d’eux-mêmes leur est salutaire : refoulés, pour ainsi dire, au fond de leur conscience, ils apprennent chaque jour à se mieux connaître, chaque jour ils discernent plus clairement leurs qualités et leurs vices. De vieux préjugés se dissipent, les causes qui ont amené la ruine de la Pologne se dévoilent avec une évidence croissante. Or les causes d’un mal, une fois bien connues, révèlent aussi les moyens de le guérir. L’engouement pour les mœurs étrangères avait été dans l’ancienne Pologne la cause la plus active de désorganisation ; cet engouement ne se retrouve plus aujourd’hui que parmi les vieillards. La jeunesse actuelle serait plutôt dans l’excès contraire. Les enfans des martyrs polonais, obligés de suivre les cours des universités russes et allemandes, s’y voient soumis à une surveillance odieuse : la crainte du knout et du Spielberg, l’obligation de se taire constamment sur leurs sentimens les plus chers, développent en eux de bonne heure une force de dissimulation effrayante, et leur inspirent en même temps pour tout ce qui est de leur pays une sorte d’aveugle fanatisme. La Pologne trouve ainsi dans les violences dirigées contre elle la plus sûre garantie de sa nationalité.

Quoique moins opprimée matériellement, la portion de l’ancienne Pologne que régit l’Autriche subit un système de désorganisation analogue en tout à celui qui pèse sur la tsarie polonaise. Ce système, qui consiste à opposer les intérêts de la noblesse aux intérêts des paysans et à combattre ainsi les uns par les autres, est, on peut le dire, encore plus familier aux ministres des Habsbourg qu’au cabinet des Romanof ; mais les principaux chefs de la Pologne autrichienne ont enfin reconnu que le seul moyen de sauver leur pays était de reconquérir l’amour des paysans. Aussi voit-on aujourd’hui dans toute la Gallicie la noblesse, et surtout les petits gentilshommes, tendre la main aux paysans, s’habiller comme eux, et provoquer de toutes leurs forces l’avènement d’un tiers-état agricole qui puisse servir de base à une nouvelle société. Les magnats eux-mêmes sacrifient de plus en plus aux idées démocratiques, qui se font jour jusque dans la diète. Méprisée jusqu’ici à cause de son peu d’importance politique, cette diète gallicienne n’était guère visitée annuellement que par trois ou quatre de ses membres, courtisans de M. de Metternich, qui s’y rendaient pour la forme, assistaient à la lecture des propositions ou ordres de l’empereur, et signaient. Le reste des représentans du royaume de Gallicie et Lodomérie se bornait à envoyer ses équipages vides à l’hôtel des états ; mais, depuis que le nouveau roi de Prusse a cru devoir donner aux diétines provinciales une importance encore inconnue, depuis qu’on voit la diète polonaise de Posen lutter pour prendre rang parmi les parlemens européens, l’esprit d’émulation a saisi les Galliciens. La diète de Léopol est devenue, par l’affluence empressée de la noblesse, une véritable solennité nationale, et là aussi la Pologne s’est réveillée. Au silence des anciennes diètes a succédé l’animation ; des discours en langue polonaise y répondent aux harangues du commissaire royal. On entasse les demandes de pétition, que la cour refuse pour la plupart ; mais le peuple de Gallicie le sait, et les paysans, qui avaient vu jusqu’à présent dans les bureaucrates de Vienne leur seul appui contre la noblesse, peuvent reconnaître aujourd’hui que cette bureaucratie allemande est au contraire le principal obstacle à leur bien-être et au progrès social de leur pays. Depuis six ans, la diète de Léopol s’obstine à demander la faveur d’adresser au monarque une pétition pour qu’on permette aux paysans de payer en argent l’équivalent de leurs corvées, et même de libérer tout-à-fait leurs terres, de manière à en devenir les vrais possesseurs. Le cabinet aulique n’a consenti qu’il y a quelques mois à recevoir cette pétition ; mais, avec son habileté ordinaire, il a aussitôt outrepassé la demande : il se montre décidé à laisser enfin les nobles affranchir à leur gré, et dans la mesure où ils le voudront, tous leurs serfs, en les rendant soit fermiers, soit propriétaires, avec ou sans redevances. Convaincue que très peu de seigneurs pousseront le patriotisme jusqu’à se dépouiller ainsi spontanément d’une partie de leur fortune, l’Autriche compte reprendre par là l’initiative des idées libérales aux yeux du peuple ignorant de la Gallicie. Cependant les nobles de ce malheureux pays commencent à faire à la cause publique les plus grands sacrifices. Partout, ils fondent des écoles, des hôpitaux, des salles d’asile. Quelle plus belle chose, par exemple, que l’établissement de cette maison d’orphelins de Léopol, pour laquelle le comte Stanislas Skarbek a légué tous ses biens, 3,750,000 francs, et où seront élevés, instruits et nourris, mille enfans pauvres, dont quatre cents pourront habiter la maison même !

C’est surtout parmi les deux millions de Polonais soumis au sceptre de la Prusse que l’esprit de réforme se développe avec une ardeur digne d’exciter toutes les sympathies de l’Europe. La diétine de Posen s’élève peu à peu à l’importance d’une diète nationale ; dans son enceinte mûrissent des talens oratoires de la plus haute portée, et les débats de cette assemblée, livrés du moins en partie au peuple par la presse, retentissent dans tout le grand-duché. Pendant les trente jours que dure cette diète, Posen a tout l’imposant aspect d’une grande capitale ; elle éclipse même Berlin par la magnificence des équipages des nonces et le luxe véritablement oriental de la noblesse polonaise. On conçoit que de telles démonstrations inquiètent le cabinet prussien. De là ses efforts pour ramener le grand-duché au système général d’administration qui régit la monarchie ; de là l’espèce d’affectation que met le roi grand-duc à appeler du nom de Prussiens ses sujets du grand-duché, nom contre lequel la diète a protesté en 1842, en envoyant au monarque une adresse qui lui rappelle ses promesses de maintenir dans le grand-duché une nationalité distincte de celle de la Prusse. Frédéric-Guillaume n’a répondu à cet avis que par une désapprobation formelle ; son idée fixe est que tout en Prusse doit devenir prussien, comme en France tout est français. Aussi quand, pour justifier à la cour les plaintes, ou, comme disait le ministère, les pétulances de la diète, le comte Raczynski démontra que l’administration du grand-duché, au lieu d’être polonaise, était toute prussienne, il fut poliment éconduit, et les efforts tentés par l’administration pour germaniser les terres polonaises reçurent une pleine approbation.

Ces témoignages étaient plus que suffisans pour faire revenir les Polonais de leurs illusions sur le nouveau roi de Prusse : ils ont dû se détourner de lui, et ne plus rien espérer que d’eux-mêmes. Forcé de renoncer aux sympathies polonaises, le cabinet prussien est retourné à son alliance avec la Russie, et l’horrible cartel d’extradition a été renouvelé. D’après l’ancien traité, pour chaque déserteur polonais remis aux gardes-frontières de Russie, le gendarme prussien recevait une récompense de 10 thalers. Ce prix du sang excitant la cupidité prussienne, les gendarmes s’étaient mis à faire de véritables chasses aux hommes. Cependant les victimes ainsi livrées expiraient le plus souvent sous le knout ; cinq cents coups leur étaient appliqués dès qu’ils touchaient le sol russe, et avant même leur jugement légal. Si cet infâme prix du sang a été interdit par les clauses du nouveau cartel, le sort des fugitifs n’est pas devenu plus doux. Désormais les Polonais seront forcés de confondre dans une malédiction commune leurs oppresseurs allemands et leurs ennemis russes ; mais, nous le répétons, ils n’en reviendront que d’un pas plus ferme à l’unité. C’est dans le duché de Posen surtout que ce mouvement unitaire devient fécond, et imprime aux études un essor vraiment remarquable. Aussi la population a-t-elle prié unanimement le roi de compléter l’institution des gymnases nationaux par la fondation d’une université polonaise à Posen, prière que le cabinet a déclarée intempestive. Il en a été de même pour les demandes de la diète de 1844. Parmi ces pétitions, on en remarquait deux qui prouvent combien la noblesse actuelle de Pologne se préoccupe, quoi qu’en disent ses ennemis, du sort des paysans. L’une réclame des mesures restrictives contre la vente de l’eau-de-vie et les cabaretiers juifs, qui, répandus par myriades dans les campagnes, entretiennent pour ainsi dire dans une ivresse continuelle le bas peuple, objet de leurs rapines. L’autre demande concerne la fondation d’une caisse d’amortissement pour le rachat des corvées. Le roi a répondu qu’il fallait abandonner cette dernière question à son cours naturel, et laisser seigneurs et paysans traiter à l’amiable du rachat de leurs obligations réciproques, c’est-à-dire que le roi grand-duc craint, comme l’empereur d’Autriche, de voir en Pologne la noblesse se fondre avec le peuple, et sous l’empire de cette crainte il préfère continuer de tenir les paysans du grand-duché dans une affreuse misère et dans l’impuissance de s’affranchir de leurs corvées.

A la diète de 1845, les nonces ont donné de nouvelles preuves de leur patriotisme éclairé. L’adresse en réponse au souverain demandait pour le pays une organisation totalement constitutionnelle, avec la publicité des débats et l’abolition de la censure. Contre ce vote presque unanime des représentans polonais, les députés allemands des villes ont seuls protesté, ajoutant ainsi à tant de preuves anciennes une preuve nouvelle du peu de penchant de la race allemande pour les institutions libérales. Un paragraphe spécial de cette adresse renouvelle au roi la prière de vouloir bien reconnaître la nationalité polonaise comme légalement constituée dans ses états ; mais il a fallu, par ordre suprême, retirer de cette demande une phrase jugée trop incisive, où les nonces exprimaient le vœu que leur patrie fût respectée par l’état protecteur, comme l’ancienne république polonaise avait su respecter la Prusse du moyen-âge, lorsqu’elle la tenait sous son vasselage.

Parmi les pétitions, c’est-à-dire les conclusions de la diète, on remarque principalement celles contre l’abus de la loterie, contre les majorats, et celles relatives à une réforme électorale. Le roi est prié de ne plus établir de majorats nouveaux, ou du moins, s’il en fonde encore, de ne plus leur accorder de voix ipso facto à la diète ; en outre, on lui démontre la nécessité d’élargir la représentation nationale, et de faire concourir le peuple entier à l’élection des nonces. On s’apercevait, du reste, que la fin déplorable d’un des plus brillans orateurs de la diète, le comte Édouard Raczynski[3], était encore présente à l’esprit des nonces. Tout entiers à leurs regrets, ils se disaient que, si un tel homme avait pu désespérer de lui-même et chercher dans la mort un refuge contre les douleurs de son patriotisme brisé, c’est parce que la cause publique avait dû lui apparaître comme perdue sans retour. Un découragement profond se reflétait donc dans l’assemblée. Exagérant les suites de cet accablement passager, les journaux prussiens en concluaient que la Pologne achevait son agonie, et sur ses ruines ils croyaient déjà voir s’implanter irrésistiblement la puissance germanique ; mais à la clôture de cette diète, qui a été la septième du grand-duché, une agitation inattendue s’est manifestée parmi les nonces. N’ayant pu encore obtenir la liberté de la presse, ils avaient espéré que le roi permettrait au moins de publier les débats parlementaires. Lorsqu’ils ont vu que cette publicité se bornait à un simple compte-rendu, qui même, avant de paraître, devait être révisé par le commissaire royal, ils n’ont pu s’empêcher de protester, et l’assemblée s’est séparée au milieu d’une irritation générale.

Il est une autre diète où les turbulences slaves commencent également à se faire sentir ; cette diète est celle de la Silésie. Dans cet ancien duché polonais, quoique la bourgeoisie soit tout entière devenue allemande, la majorité de la population est encore slave de langue et de mœurs, et consacre par là même aux évènemens de Pologne une~grande attention. Excitée par l’exemple des nonces de Posen, la diète de Breslau, en 1844, s’est montrée presque révolutionnaire. Elle s’est prononcée unanimement dans le sens d’une réforme électorale qui permettrait aux paysans de prendre une part active à la chose publique. En effet, les deux millions et demi de paysans de la Silésie n’ont à la diète que seize représentans, tandis qu’il y en a trente-neuf pour la noblesse, qui compte à peine six mille personnes, et les villes, qui toutes ensemble ne renferment pas un demi-million d’habitans, élisent vingt-huit députés. Outre l’oppression aristocratique, les indigènes de Silésie ont encore à supporter un autre fléau, celui qu’ils appellent la slavophagie allemande. Il n’y a point dans ce pays, comme dans le duché de Posen, de hautes écoles polonaises ; l’allemand est la langue adoptée pour l’enseignement et le commerce. La diète elle-même délibère et vote en allemand. Un état de choses à peu près analogue régit la Silésie autrichienne, et pourtant jusque dans ces provinces on sent la réaction slave. C’est que ces populations s’appuient sur la Pologne, et, malgré les efforts de l’Allemagne pour les absorber, les Polonais savent, partout où ils habitent, se maintenir comme nation à part, sans jamais perdre de vue leur avenir.

De tous les résultats obtenus par les différentes diètes et par les écrivains libéraux, en Pologne comme dans les autres pays slaves, le plus digne d’attention est le rapprochement fraternel qui commence à s’opérer entre les nobles et les paysans. Cet heureux rapprochement est de plus en plus facilité par les progrès que fait l’instruction dans les classes inférieures du peuple. Pour relever ces classes dégradées par un si long esclavage, les patriotes ont pensé à réagir d’abord contre le vice qui s’est le plus enraciné parmi elles, contre l’ivrognerie. Une société de tempérance s’est fondée, et les curés des campagnes sont chargés d’en seconder le développement. Il y avait apparence de folie à se flatter d’introduire la tempérance en Pologne, où, de temps immémorial, le paysan trouve dans les liqueurs fortes le seul adoucissement à ses maux. Cependant la société n’a pas tardé à faire de tels progrès, que la police russe a cru devoir l’interdire ; mais en même temps, saisissant avec son habileté ordinaire l’occasion d’enrichir son fisc, le tsar a chargé d’énormes impôts la fabrication et la vente de toutes les liqueurs : il en a, par oukase, interdit le débit aux juifs et à toutes les auberges situées hors des villages. Le privilège d’avoir un cabaret à eau-de-vie n’est plus concédé qu’aux localités qui comptent au moins vingt maisons, et dans les villes il n’en est accordé qu’un pour cinq cents habitans. En outre, aucune dette pour eau-de-vie n’est plus reconnue comme valide devant les tribunaux. Le fisc impérial pourra bien gagner quelque chose à ces mesures répressives, mais la moralité du peuple polonais y gagnera aussi, et les effets de cette réhabilitation morale ne seront pas à l’avantage du tsarisme. Vainement dans son dépit le cabinet russe est allé jusqu’à faire défendre aux curés de prêcher en chaire contre l’ivrognerie, vainement il a tâché de s’attribuer à lui seul tout le mérite de l’œuvre commencée à son insu : l’œuvre de la société de tempérance, même appuyée par des oukases moscovites, n’en est pas moins restée une œuvre nationale. Pour la propager il n’y a point eu besoin d’un apôtre spécial, d’un homme extraordinaire, comme l’a été en Irlande le père Mathieu. Dans la Pologne autrichienne, il est vrai, le clergé a dû demander, mais il a eu le bonheur d’obtenir de la police viennoise l’autorisation nécessaire pour combattre le vice national avec les armes spirituelles. Depuis lors l’ivrognerie décroît rapidement en Gallicie ; ce progrès moral a même été si sensible, que la noblesse, pour laquelle le loyer des cabarets établis sur ses terres forme le revenu le plus net et le plus certain, a vu s’opérer dans sa fortune une réduction considérable. Elle n’en favorise pas moins le développement de ces associations, au risque d’être obligée plus tard de restreindre son luxe, et de s’imposer elle-même à son tour des lois somptuaires.

Les sociétés de tempérance fondées dans les trois Polognes ont donc eu pour effet de rapprocher des classes jusqu’ici divisées par mille préjugés. Le prêtre, qui dans ces contrées est presque toujours né de parens nobles, a dû, pour prêcher le vœu de tempérance, visiter les chaumières plus assidument qu’autrefois ; il a servi d’intermédiaire entre les paysans et leurs anciens maîtres. De vieux ressentimens, entretenus par l’Autriche et la Russie, élevaient comme une insurmontable barrière entre les classes inférieures et les magnats. On sait que ces fiers châtelains, tout en maudissant le knout russe, aimaient le fouet polonais et s’en servirent long-temps contre leurs serfs. Les fils affranchis de ces esclaves se souvenaient encore des injures faites à leurs pères ; les conquérans savaient d’ailleurs les leur rappeler au besoin. Le but de la politique russe et allemande en Pologne est de séparer par tous les moyens les paysans des nobles[4]. En paraissant protéger les paysans contre d’anciens oppresseurs, le tsar était même parvenu à les gagner et à rompre les derniers liens qui les attachaient aux nobles, avec lesquels la Russie voudrait identifier la cause nationale. Les sociétés de tempérance, en mêlant ensemble les différentes classes, ont fait heureusement cesser leur désaccord. Le laboureur a compris que ses intérêts étaient au fond les mêmes que ceux de la noblesse, et le zèle inaccoutumé du clergé pour leur cause a porté les villageois à choisir dans leurs différends avec les seigneurs leurs curés comme arbitres, de préférence aux officiers russes. Les seigneurs ont accepté de bonne grace cette médiation ecclésiastique, qui, tout en humiliant leur ancien orgueil voltairien, leur paraît encore préférable à la médiation russe. De là le pouvoir extraordinaire que gagne le prêtre polonais depuis quelques années, pouvoir comparable sous certains égards à la puissance temporelle qui, décernée par le peuple grec à son clergé, après la conquête ottomane, assura la conservation de la nationalité hellénique. Malgré les mille artifices mis en œuvre depuis dix ans pour tourner les paysans de la Pologne contre la noblesse, la franche réconciliation qui s’opère entre toutes les classes du pays est de plus en plus le résultat de l’oppression commune. Les paysans, jusqu’ici étrangers aux complots politiques des seigneurs, entrent maintenant par milliers dans les conspirations. Leur vœu de tempérance les a relevés de l’abjection où les plongeait l’ivresse ; ils se sentent citoyens. Bientôt ce ne sera plus contre les seuls serviteurs de l’aristocratie, mais contre la nation tout entière, unie comme elle ne le fut encore jamais, que le tsarisme devra combattre.

La Russie semble elle-même regarder comme impossible que la Pologne ne se lève pas de nouveau pour tenter encore le sort des armes. De là toutes ces mesures d’une cruauté atroce qui indiquent le désespoir bien plus que l’assurance des vainqueurs. La police n’espère plus que dans la terreur qu’elle inspire ; on multiplie les arrestations. L’aspect de la Pologne est celui d’un pays en état de guerre. Des détachemens de Kosaques parcourent en éclaireurs les campagnes et fouillent les moindres villages. La route de Varsovie à Pétersbourg, toute bordée de blockhaus, devient une chaussée indestructible. Partout de nouvelles forteresses s’élèvent. Celle qui commande Varsovie est vraiment formidable, et tellement disposée que ses batteries pourraient en quelques heures faire de la capitale un monceau de cendres ; mais convaincu que la ruine de leurs villes n’arrêtera point les patriotes polonais, le tsar ne peut se rassurer, et imagine chaque jour de nouveaux plans de défense. C’est ainsi qu’il vient de créer une flottille de barques canonnières en fer, destinées à approvisionner et à faire communiquer entre elles toutes les forteresses des côtes maritimes et fluviales de la Pologne. Il resterait ainsi maître des eaux, même lorsque tout le pays serait couvert d’insurgés.

Ce n’est pas seulement le cabinet russe qui s’attend à voir éclater en Pologne de nouvelles révoltes. La frayeur a saisi également les cabinets d’Allemagne. Pour eux, la propagande slave est devenue un spectre non moins formidable que la propagande française ; il ne se passe pas d’années que les gouvernemens germaniques n’éprouvent pour la sûreté de leurs possessions usurpées des terreurs et des alertes plus ou moins vives[5]. Pour décréditer les plans des patriotes, la police s’efforce de les présenter comme des complots communistes, formés dans le but d’assassiner tous les propriétaires. Ces calomnies effraient, il est vrai, les ames crédules, et permettent aux oppresseurs d’exercer les plus grandes violences. Tel est l’effet de ce régime de terreur, que des voyageurs qui ne font que traverser Varsovie peuvent croire la nationalité polonaise anéantie. Dans cette capitale, en effet, on ose à peine parler haut, tant la masse des espions secrets épouvante les habitans ; le Varsovien se concentre dans son foyer à tel point qu’il ne sait pas même ce qui arrive à quelques pas de sa demeure. Cependant, si l’on pénètre dans les familles, on n’y trouvera pas un Russe. Varsovie ressemble toujours à une capitale occupée par l’ennemi. Des détachemens de cavalerie y stationnent nuit et jour sur les places, prêts à s’élancer au premier signal. De la place de Saxe, qui est le centre stratégique de la ville, des patrouilles à cheval partent incessamment pour parcourir les différens quartiers. Malgré le respect général que lui attire l’impartialité bienveillante de son administration, le vieux maréchal Paskevitch ne sort jamais qu’entouré d’un nombreux état-major et suivi de sa garde circassienne. Les employés du tsar n’ont pas plus de rapports avec les Polonais qu’ils n’en auraient avec une population musulmane. Les salons russes et les salons polonais demeurent entièrement distincts. C’est surtout au fond des campagnes que les habitans, protégés par la solitude contre l’espionnage politique, se communiquent sans crainte leur indignation et leurs espérances. Là, tous, nobles et paysans, appellent le martyre ; là, tout indique un pays qui se prépare lentement, mais avec une résolution inébranlable, à de nouvelles luttes pour son indépendance.

Si nous passons de la Pologne à la Bohème, nous trouverons cet autre royaume slave travaillé par les mêmes idées de réforme sociale et de renaissance politique. Quoique l’Autriche ne lui ait point encore concédé les franchises de langage que le cabinet prussien croit ne plus pouvoir refuser aux diétines de Posen et de Silésie, l’assemblée des états de Prague n’en marche pas moins tête levée dans la voie patriotique qu’elle a su s’ouvrir. Le petit budget dont elle dispose est consacré exclusivement à des travaux qui ont pour objet de réveiller l’esprit national. Malgré les chaînes qui pèsent sur elle, cette diète montre depuis 1840 une énergie inaccoutumée. Elle a forcé le burgrave (gouverneur civil) de Prague à se démettre de sa charge, parce qu’il avait fait des dépenses contraires aux intentions des états. La diète bohème exige maintenant que les fonctionnaires autrichiens lui rendent compte de la gestion de ceux des revenus du royaume qui n’entrent pas dans le fisc impérial, et elle veut qu’ils soient employés dans un but patriotique. Enfin, en 1844, cette diète a obtenu, pour la première fois depuis quatre-vingt-dix ans, la faveur d’envoyer à Vienne une députation officielle pour porter au trône de son roi les désirs du pays. Ces désirs (desideria) et projets de réforme ont été solennellement reçus par l’empereur et roi entouré de sa cour. Aussitôt une commission où figuraient le ministre et prince bohème Kolovrat, et l’archiduc Stephane, gouverneur de Prague, a été nommée pour examiner ces demandes, parmi lesquelles on remarque le projet de réintégration de la langue bohème dans les actes du gouvernement, la création d’une banque d’hypothèques, l’abolition de la loterie, la nomination d’un président spécial des états, qui ne pourrait plus être le gouverneur du royaume. Au nombre des articles qu’a ratifiés le cabinet aulique, on trouve une concession importante : le burgrave de Prague, président de la diète, devra désormais être choisi parmi les magnats du royaume. En encourageant la nationalité tchèque, l’Autriche espère sans doute l’opposer un jour à la Hongrie maghyare, qui opprime les Tchèquo-Slovaques. Attiser le feu de la jalousie entre ces deux nationalités qui renaissent, de manière à les faire au besoin lutter l’une contre l’autre, est pour l’habile gouvernement qui siège à Vienne le plus sûr moyen de se maintenir et de rester finalement l’arbitre du combat. Ainsi là comme partout les peuples déchus ne pourront se relever qu’en opposant aux intrigues machiavéliques des cours des doctrines de fraternité et de pardon.

Malheureusement l’impatience du joug ne se manifeste encore en Bohême, comme en Silésie, que par cette fougue dévastatrice des classes ouvrières, qui le plus souvent présage de grands bouleverse mens sociaux. En 1844, après avoir détruit à Prague et à Reichenberg les machines des manufactures, les ouvriers ameutés ont marché par milliers contre la troupe de ligne, et des charges meurtrières ont pu seules les repousser. Le développement que prend dans ce pays le prolétariat est d’autant plus effrayant, qu’il vient des juifs, classe de spéculateurs dénuée des moyens dont dispose la bourgeoisie chrétienne pour se défendre ou pour se faire pardonner. Aussi les familles juives commencent-elles à émigrer en grand nombre de la Bohème, dans la crainte d’y subir de nouvelles persécutions. Il est certain que les riches israélites de ce pays y exercent un monopole odieux. Néanmoins le gouvernement les favorise au point de les laisser, contrairement aux lois de l’empire, acheter des châteaux, et avec ces châteaux le droit de forcer aux plus pénibles corvées les paysans chrétiens ; ceux-ci, indignés de se voir devenus les serfs d’une race que dans leur fanatisme ils méprisent, s’insurgent plutôt que de la servir. C’est ainsi que l’Autriche, pour semer la discorde chez les peuples qui lui sont soumis, a recours à tous les moyens. Là où elle ne peut employer comme instrumens d’oppression les seigneurs indigènes, elle se sert des juifs ; mais cet expédient extrême prouve combien l’embarras est grand, c’est-à-dire combien l’absolutisme autrichien chancelle, même dans cette Bohême, qui est pourtant de tous les royaumes non allemands des Habsbourg celui où l’esprit germanique a jeté les plus profondes racines.

Au temps de Napoléon, personne n’aurait imaginé de regarder la Bohème comme un pays non allemand ; aujourd’hui les journaux et les recueils les plus dévoués à la cause allemande, comme le Vierteljahrschrift, se bornent à demander que dans ce royaume slave les Allemands continuent d’être traités en concitoyens, et que le rappel de l’union ne soit jamais prononcé. Il faut bien avouer que les Tchèques nous paraissent avoir perdu plus d’une des qualités propres à leur race. On pourrait dire qu’ils sont Slaves à peu près comme la Belgique ou la Savoie sont françaises. Les populations tchèques, même le moins mélangées, portent sur leur physionomie morale mille empreintes des coups que leur a portés l’Allemagne. Toutefois on reconnaît aisément que ces coups sont anciens, que les cicatrices tendent à s’effacer, qu’en un mot ce qu’on appelle en Autriche la germanisation du peuple bohème a cessé. Voilà sans doute le seul progrès vraiment incontestable de la nationalité tchèque ; mais avoir forcé les vainqueurs allemands à s’arrêter dans leur marche, n’est-ce pas déjà pour les vaincus un triomphe ?

Il est d’ailleurs difficile d’assigner aux Bohèmes dans l’organisation future du monde gréco-slave un rôle politique bien tranché. Ils sont les confédérés naturels de la Pologne, et suivront probablement en tout les destinées de leur alliée. Voilà pourquoi la fraction du peuple bohème qui a le moins de rapports avec les Polonais est aussi celle où se manifeste le moins d’énergie nationale. Cette fraction, qui, sous le nom de Slovaques, se trouve rejetée en Hongrie, garde vis-à-vis des Maghyars, adversaires déclarés de sa nationalité, une attitude passive. Isolés de leur mère-patrie, la Bohème, et privés d’ailleurs des franchises municipales qui permettent aux autres peuples slaves de la Hongrie de résister à l’influence maghyare, les Slovaques paraissent sur le point d’abdiquer leur nationalité. Leur langue et leurs mœurs sont l’unique trésor qu’ils s’efforcent de sauver du naufrage. La réforme morale fait seule parmi eux des progrès. Ainsi, reconnaissant que chez eux, comme chez tous les Slaves, le vice principal est l’ivrognerie, ils courent par centaines aux églises, pour y renoncer, par un vœu solennel, à l’usage des liqueurs fortes. Quant à l’agitation politique, il n’y en a pas trace parmi les Slovaques. C’est au peuple maghyar qu’il est réservé de donner en Hongrie le spectacle imposant d’une agitation vraiment nationale.

La conclusion à tirer du mouvement politique et sociales états gréco-slaves tel qu’il s’accomplit depuis quelques années, c’est qu’il se forme, à côté de l’Europe occidentale, une Europe orientale à la fois antique et nouvelle, conciliant avec le culte de ses institutions primitives tous les besoins, tous les progrès de la civilisation moderne. A la vérité, cette Europe gréco-slave s’est jusqu’ici montrée à l’Occident plutôt comme un fantôme formidable que comme une force amie et libérale. On s’est obstiné jusqu’à présent à confondre avec les sujets du tsar ces Gréco-Slaves dont cinquante millions sont les ennemis nés de la Russie. Il n’est plus permis de conserver aujourd’hui ces vieux préjugés ; le moment est venu d’examiner sérieusement les questions qui s’agitent sur les bords du Danube et sur les côtes de la Méditerranée. Qu’on s’obstine à ne voir dans les Gréco-Slaves que les peuples les plus arriérés de l’Europe, il n’en faudra pas moins reconnaître qu’aucune société ne se montre aujourd’hui plus dévouée au progrès, qu’aucune n’est restée plus fidèle à l’amour exalté de la patrie. La centralisation ayant, dans le reste de l’Europe, fait descendre presque à l’état de questions locales les questions de nationalité, nous ne pouvons plus comprendre cette passion de liberté, ce culte pour la langue, le costume, les institutions indigènes, qui caractérise les Slaves opprimés de la Turquie, de la Russie et de l’Autriche. S’il y a plus d’une illusion dans les espérances de ces ames jeunes, de ces races primitives, il y a aussi dans leurs passions, dans leurs efforts, les signes irrécusables d’une puissante vitalité. Qui sait même si, dans cette Europe nouvelle, dont le génie à la fois chevaleresque et démocratique se réveille avec tant de fougue et une si fière audace, la vieille Europe ne trouvera pas un jour de salutaires exemples, une impulsion féconde, peut-être même un contrepoids nécessaire contre les fléaux qu’entraînent à leur suite l’industrialisme et le prolétariat ?


CYPRIEN ROBERT.

  1. Ce nom désigne les lois destinées à régler les rapports entre les citoyens ou seigneurs et leurs serfs.
  2. Peuples étrangers au monde gréco-slave.
  3. Le 22 janvier 1845, le comte Édouard Raczynski, après avoir mis ordre à ses affaires, se retira dans une petite île qui fait partie de ses domaines, et là mit fin à ses jours par l’explosion d’une arme à feu. On doit au comte Raczynski d’importans ouvrages littéraires ; sa fortune considérable a été consacrée presque entière à des travaux d’utilité publique.
  4. C’est ainsi que Paskevitch a soustrait aux tribunaux ordinaires tous les procès intentés par des paysans contre des gentilshommes. Dans ces causes, les gouverneurs russes ont le droit de juger sommairement, et ils décident presque toujours en faveur du paysan. A Varsovie, Paskevitch lui-même, tous les jeudis, sort de son palais pour accorder sur la place de Sigismond audience aux villageois qui se disent lésés par leurs seigneurs.
  5. C’est ainsi qu’il y a trois mois, dans le grand-duché de Posen, les autorités, trompées par des informations inexactes, crurent qu’à un jour donné la population entière se lèverait en armes ; elles firent sortir ce jour-là toutes les troupes des casernes, avec cartouches et canons.